La Rencontre merveilleuse de Piedaigrette avec maître Guillaume revenant des Champs-Elysées


La Rencontre merveilleuse de Piedaigrette avec Maistre Guillaume revenant des champs Elizée, avec la Genealogique des Coquilberts.
Noël Mauraisin

1606



La Rencontre merveilleuse de Piedaigrette avec Maistre Guillaume revenant des champs Elizée, avec la Genealogique des Coquilberts, traduit de chaldeam en françois.
M. VIc. VI. In-8.

L’année mil je sçay combien après le deluge de Noé, et aprez le joieux advenement du grand Jubilé d’Orléans1, le Père aux pieds, autrement dit Piedaigrette, s’estant remplumé des naufrages de milles et milles taverniers qu’il avoit envoyez avec monsieur de Mouts2 en Canadas querir du safran3 ; se resouvenant de noz mal-heurs derniers, et du voyage qu’il avoit fait avec le père Gascart à Damery, et des bons tours qu’ils avoyent faict ensemble, faisant enterrer avec une magnificque solemnité et pompe funèbre la fressure d’un porceau plus gros et gras que vous, lecteur benevolle, au lieu des parties nobles d’un gras chanoine de la Saincte-Chapelle, qui estoit son amy, me raconta un jour, comme à son Acathée, tous les hazards, crainctes, voyages et inconveniens qui luy estoyent advenus depuis que les Coquilberts avoyent fait leur entrée en France, et le grand voyage qu’il avoit fait ès champs Elizée, où il avoit veu et beu avec plusieurs de ses amis ; le sejour qu’il y fit, les plaisirs qu’il y avoit eus avec ses bons amis qui estoyent partis de ce monde tout à bon ; et comme, ayans rencontré M. Guillaume, qui fait tant parler de luy, qui revenoit de paradis parler à son oncle Noé pour les affaires d’Estat, ils allèrent boire ensemble. Mais, me dit-il, mon frère, mon amy, à nostre rencontre il y eut bien du hasart : car, M. Guillaume ayans laissé le bon homme Noé planter sa vigne, et passans par les champs Elizée, il avoit fait une remonstrance aux vieux loups à un soldat affamé qui demandoit la guerre, et n’estant asseuré en son ame quel parti il devoit prendre, ou la paix, ou la guerre (encores qu’il ne se soucie ny de l’un ny de l’autre), voyans venir à soy Piedaigrette avec ses jambes de fuzeaux et son ventre creux comme une aulge à porceaulx, et sa grosse teste de veau sur ses espaules voutées, l’un devant l’autre, à la portée du canon, ce demandoient : Qui va là ? qui va là ? par plusieurs fois. M. Guillaume, qui pensoit que ce fust quelque diable de soldat, parle le premier fort honnestement, disant ces mots : C’est moy ! Monsieur. — Qui es-tu ? dit Piedaigrette. — C’est moy ! Monsieur. — D’où viens-tu ? où vas-tu ? Es-tu chrestien ou mahometiste ? Ventre sainct Quenet4 ! dis-le moy, ou tu es mort ! — C’est moy ! Monsieur, dit maistre Guillaume. Piedaigrette s’aprochant de plus près, encore qu’il ne fust pas trop asseuré, maistre Guillaume le recogneut, et, criant comme un veau, luy dit : C’est moy ! c’est moy ! de par le diable, mon amy, tes fortes fiebvres quartaines ! c’est moy, Piedaigrette, mon amy. Luy, estonné de ceste rencontre, luy dit : Eh ! c’est donc toy, maistre Guillaume ? Çà, cà, que je t’acolle ! Hé, hé, mon bon amy ! qui t’ameine en ces quartiers ? — C’est moy-mesme, dit maistre Guillaume. Mais toy, de quel quartier viens-tu ? je te prie de me le dire. Après les acolades et bien venues faictes l’un à l’autre, Piedaigrette luy dit : En bonne foy, mon amy, je viens des champs Elizée. — Et quoy faire ? dist maistre Guillaume. — De veoir le bon père Anchises. — Qui t’y a conduict ? — La Sibille. — Laquelle ? — D’un pressouer5. — Ha, ha ! et je te prie, conte-moy des nouvelles du pays, et par quelles contrées tu as passé. — Par ma foy ! je te le dirai volontiers, pourveu que tu me veuille escouter. — Je t’escouteray aussi volontiers comme je fais l’evangile, maistre Guillaume. — Après que je fus lavé de tous mes pechez, dit Piedaigrette, par le moyen du grand jubilé d’Orléans, je ne sçay quels esprits m’aportoient en ces lieux, où j’ay esté et vescu l’espace de longtemps de la manne celeste des enfants d’Israël, durant lequel temps j’ay veu une partie du pays, qui est fort bon, Dieu merci. En premier lieu, je me trouvay en un pays de contracts, duquel pays j’eus grand peine à me desbrouiller, car je fus lié et garotté à coups de plume comme un pauvre forçaire6 ; et, n’eust esté Pajot et Bobie, qui venoient deparier à Matthieu Aubour pour retirer une minutte, j’estois en grand hazart. Eschapé de ce danger, j’entrai au pays de consultation, où il y a force gens d’honneur et gens de bien qui gouvernent le pays assez modestement, comme Messieurs Versoris, Canaye, Dulac7, et autres gens de palais dont la renommée vit encores ; mais là on n’y boit point, qui est un grand malheur, et, n’eust esté le pays de consignation où j’entray, j’estois mort de la mort de Roland. Ô mon amy, quel meschant pays ! Tout le monde y a bon droit, mais il y a toujours quelqu’un qui perd. L’on me demande : Quoy ! Piedaigrette, as-tu affaire de quelque chose ? Veux-tu consigner ? Quel chemin veux-tu aller ? — Messieurs, je cherche le pays de Sapience, je vous prie me l’enseigner. — Ha, ha ! mon amy, vous aurez bien de la peine à le trouver, car il vous faut passer par la comté de Folie, où il y a tant de peuple que rien plus : car tous les sages de vostre monde et ceux qui le pensent estre y sont habituez. — Encores, Messieurs, s’il ce peut faire, il faut trouver moyen d’y parvenir. Ayans pris congé d’eux, je passé une petite contrée qui estoit fort belle et plaisante à voir de loing, où il y a plusieurs belles maisons, vaste en grosses fermes et bien accommodées ; mais je vous asseure qu’il y faut avoir bon nez : car, tant plus j’approchois, tant plus je sentois une odeur qui estoit plus forte que musc. Je trouvay un jeune homme, auquel je demanday : Mon amy, quel pays est-ce icy ? — Monsieur, me dit-il, couvrez-vous, c’est le pays de Medicination. Vous voiez tous ces beaux lieux-là : croyez, Monsieur mon amy, que toutes les etoffes et materiaux ont eté pris chez les apoticaires de Paris, et des plus fines rubarbes qu’ils ayent en leurs boutiques, et soyez asseuré que, si ce n’estoit un remedium contra pestem8 que l’on vend au palais, il y auroit bien du danger à passer par icy. Ayans prins congé de cestui-là, je passe dans une grande forest bruslée, où on ne voyoit goute, à l’issue de laquelle je trouvay deux venerables vieillards, qui me demandèrent où j’allois ; je leur responds : Messieurs, je cherche le pays de Sapience. L’un commence à rire comme un fol, l’autre à pleurer comme un veau ; je fus tout estonné de cette façon de faire. Ils me demandèrent neanmoins tous deux qui j’etois, et moy je leur fais la mesme demande. L’un me dit : Je m’appelle Democrite. — Et moy Heraclite. — Et moy Piedaigrette, leur dis-je. — Or, puis que tu as dit ton nom, passe maintenant, te voilà entré au pays de Folie, par lequel il te faut passer avant que d’entrer en Sapience. Je ne fus pas une demi-lieue dans le pays, Monsieur Guillaume, mon ami, que je rencontrai un grand vieillard, qui, avec une torche ardente, cherchoit le jour en plein midi. Un peu plus avant, je vis un petit noirault qui aprenoit à nager sur une rivière avec deux pierres à son col, comme deux vessies de charcutier, et tant d’autres fols de ce monde que rien plus, qui briguoient en court pour estre enregistrez pour aller faire la guerre aux Turqs9. Ayans passé tout ce pays du monde, de ce pays-là j’approchois d’une grande ville pour y entrer, pour me reposer et loger ; mais, à l’entrée d’icelle, je rencontray, comme en sentinelle perdue, un grand vieillard, qui s’appeloit O Sapientia, lequel, avec cinq ou six autres grands O, alloient chercher Noël10. Je m’adresse à luy, et luy demande assez doucement : Seigneurs, pourray-je bien loger en vostre cité ? Il me respond : Qui es-tu ? mon ami. — Helas ! Monsieur, luy dis-je, je suis le pauvre Piedaigrette, qui, ayans passé la plus grande part de ma vie au pays de Folie, sur mes vieux jours je desirerois me retirer avec la Sapience. Ha ! maistre Guillaume, si tu sçavois quelle responce il me fist, tu serois estonné. Il commence à me dire : Vas-t’en d’icy, affronteur ! charlatan ! trompeur de marchands ! effronté ! coquilbardier ! mangeur de morue de Flessingue ! Vas-t’en à tous les diables ! vas-t’en d’icy ! Il n’entre en ce pays que gens de biens et d’honneur ! Moy, estonné comme un fondeur de cloches, au petit pas je me retire de là, et estois assez faché de n’entrer en ce pays-là, veu la peine que j’avois eue à le chercher ; mais je vis bien qu’il n’y va pas qui veut. Ayans quitté le père Sapientia avec ma courte honte, j’aperceu neantmoins sur les limites du pays le bon père et homme de bonne memoire, Monsieur de Chavignac11, qui composoit un livre, De reconciliatione successori suo cum vicario suo antiquo, avec la glose de Belin et Sageret ; il estoit prest à l’envoyer à Patisson12, mais Monsieur de Bonport estoit engrené le premier. Il y avoit trois jours que j’en estois party quand je t’ay trouvé. — Vrayment, dit maistre Guillaume, je ne m’estonne pas de t’ouïr parler, tu as bien veu du pays. Mais quoy ! Piedaigrette, se resouvenant encores de tous les bons tours, tant bons que mauvais, qu’il avoit faits, ne pouvoit bonnement faire l’accolade à maistre Guillaume, lequel, d’un visage à demy fasché, luy dit : Il semble, à te voir, Piedaigrette, que tu aye le cœur failli ; tien une tranche de ce jambon, que m’a fait bailler Monsieur de Saint-Paul13, passant par son cartier. Piedaigrette, revenant comme d’un profond sommeil, et ses yeux plains de chassie à demi-ouverts, luy dit : Par ma foy ! maistre Guillaume, mon amy, je songeois au bon temps que j’avois lors que les coquilberts firent leurs entrées en France, la guerre cruelle qu’ils eurent contre les mousches14, leurs batailles, le nombre des bons capitaines coquilbardiers, et comme du temps et du règne du bon père Louvet ils vivoyent ; et comme aussi, d’autre part, nostre bon maistre, depuis peu de temps en çà, a descouvert toutes sortes de coquilberts, soit ceux de messieurs les petits dieux du monde, soit sur leurs saincts, et qu’à present il n’y a qu’un general en matière de coquilbarderie, qui est cause que les pauvres mousches ne tirent plus de miel de leurs ruches.

Ha ! ha ! Piedaigrette, mon amy, je te prie me declarer quelles bestes sont-ce que coquilberts ; j’ay veu beaucoup de bestes après toy, mais je n’ay encore point veu de coquilberts. Sont-ils plus grands que les chameaux de M. de Nevers ? Sont-ils de la race de Bucefal ou du cheval Pegasus ? Je te prie de me le dire ou m’en figurer un comme tu sçais bien qu’ils sont, et je te bailleray à boire dans ma gourde de ce bon vin que l’on m’a baillé chez M. Asdrubal. Piedaigrette, ayant fait un pet, un rot et un siflet, commença à faire un long discours, en disant en langage commun : Au temps des bons pères Rouselay15, Sardini16, Bonnisi, Cenami et autres pères anciens sortis du fin fond de la Lombardie, les coquilberts commencèrent à naistre en nostre France, et, faisant des petites legions, s’escartèrent par tout nostre royaume. Douane commença à gouverner à Lyon : traites foraines, partout nouvelles impositions à Paris ; enfin le père Louvet fut deputé pour empescher les coquilberts de vivre, et fit une armée de mousches pour faire le degast des vivres des coquilberts, desquelles il fit Benard capitaine, Molart lieutenant, Honoré enseigne, Poupart sergent, et pour le moins deux cens apointez qui faisoient garde jour et nuit, tellement que tous les pauvres coquilberts estoient en danger de mourir de faim, sans l’invention de Greffier de Saint-Lubin, bon soldat coquilbardier, lequel, voyant les vivres faillir en l’armée, trouva moien et inventa nouvelles inventions pour vivre, sçavoit lier les moutons par les pieds, et cacher derrière les pierres de taille pour passer avec le gros qui avoit acquitté ; fit les metamorphoses de bœufs en vaches, de porcs gras en truyes maigres, et les bahus pleins de cochenille17 pour du vieux linge pour vendre au bout du pont Saint-Michel ; et, tant que dura ceste invention, les mouches mouroient de malle rage de faim, tellement qu’elles ne pouvoient plus voller, et messieurs les coquilberts vivoient à discretion. — Mais, Piedaigrette, tu m’as promis de me figurer un coquilbert, je te prie, fais-le. — Aga, mon amy, je ne te mentirai d’un seul mot : les coquilberts ont la teste faite comme un gros bœuf ou une vache ; le corps, par les parties de devant, comme un porc gras ; depuis les espaules jusques au train de derrière, comme un veau ; la cuisse droite comme un mouton et la gauche comme un chevreau. Il a la queue fort grosse et d’une estrange façon, car elle est faite de mille et mille martres sublimes, de renardeaux, de fouines, de loutres et de toutes autres sortes de fourrures pour l’hiver. Au temps passé ils avoient de grandes cornes, sur lesquelles vous eussiez trouvé en toute saison mille hotées de beure, paniers pleins de poulets, perdris, agneaux, oisons, fésants, et de toutes autres sortes de volalilles ; quand ils sont bastez comme chameaux, leurs bats sont fort creux : car il y tiendroit bien cent pièces de velours, autant de satin, damars, que taffetas, toilles fines, rubarbes, cochenille, et de mille sortes de marchandises sujetes à l’imposition. Ils sont à part soi plus forts que cent bœufs attelez ; ils vont jour et nuict, et aussi asseurement sur eaüe que sur terre ; il n’y a mousches, mouschars ni mouscherons qui les puissent empescher d’aller où bon leur semble ; ils sont quelquefois comme les cameleons, ils changent de toutes couleurs ; ils font faire plusieurs passages invisibles ; ils font passer la douzaine de bœufs aussi gaillardement sans acquiter comme moi ; ils font les uns de pauvres riches et de riches pauvres ; quand ils dorment, tirez-leur un poil de dessus eux, il vous servira à vous faire un manteau, un pourpoint, un chapeau, voire, quand il est bien tiré et choisi, il vous servira à faire un habit complet ; ils font porter à madame la controleuse, à madame la garde, la petite cotte de taffetas, de camelot, de soye ou de telles estoffes qu’elles desirent, le petit demi-ceint d’argent, la bague mignardelette au doigt, le petit bas de soye, etc. ; tellement, mon bon ami Me Guil., les coquilberts ont de terribles perfections, et, si je l’osois dire, leur eaüe est meilleure que le vin de Vaugirard : car il y a plus d’un mois que j’en boy, je vous en parle comme sçavant, et si j’en bois encore quelquefois quand je suis au monde. De la nourriture de tels animaux, je ne t’en veux rien dire : car tu peux assez juger, estant juge comme tu es, que, sortant telles eaux de telles chapelles alambiques, que le dedans n’est que rosée et fleurs d’estrange vertu ; les bons coquilberts sont recherchez de toutes sortes de gens de bien, et qui n’ont point l’âme de travers comme toi.

Je te veux conter, puisque nous sommes à loisir, comme deux honnestes dames de nostre cartier, s’estant accostées de petis coquilbardeaux, et coquilbardant avec eux, jouans à frape main, faisoient et engendroient de gros coquilberts, les envoyans loger à Paris à la place aux Veaux, chez leurs bons amis.

Un gros, voulans faire son entrée à Paris, advertit cinq ou six de ses amis pour le recevoir à la porte de Bussy le lendemain de Noel M. Vc. Lxxxxv. C’estoit la bonne année des coquilberts ; ils estoient en aoust18 en ce temps-là. Le capitaine la Rue, gouverneur de la porte de Bussy, fut prié d’assister à sa reception, et moi je le vis entrer ; tu ne croiras l’estrange façon qu’il entra : premierement, marchoit le père aux bœufs en bel ordre et piteux estat, accompagné de deux cens moutons, tous couverts de laine blanche et noire jusques aux yeux ; après cette bande passa quatre-vingt ou cent bœufs conduits par le jeune Fontaine, qui estoient nouvellement venus de Poissy, et qui s’estoient reposez en son chasteau de la Bouverie ; en après, comme un entremets, entrèrent deux cens autres moutons, tout ainsi que les autres precedés ; après ceux-ci passèrent six autres gras bœufs malheureux, car ils avoient laissé la peau chez le père Audouart, et s’en allèrent cacher à Beauvais. Cela fait, monsieur le coquilbert entra aussi secretement comme une souris, et le receut le capitaine la Rue avec tant d’amitié que rien plus ; et après les acolades et bienvenues faites, allèrent boire chez le père Valenson ; mais partout il y a du malheur et du peril, comme dit le saint apôtre : car une meschante mousche, qui estoit en sentinelle, fut presque cause de ruiner les coquilberts, et en fut le père Louvet19 adverti ; tellement que la paix qui avoit esté si longtemps entre les coquilberts et les mouches fut rompue.

Louvet lève une compagnie nouvelle de mousches bovynes, picquantes et ardentes ; il envoie commissions de tous costez, Poupart de çà, Poupart de là, Benard à pied, Benard à cheval, les gardes renforcées à toutes les portes, tellement que jamais la guerre des Guelphes et Gibelins ni fit œuvre pareille. On avoit desjà le pied dans l’estrier pour donner le combat, les petites collations estoient cordées, et les coquilberts, estonnez comme fondeurs de cloches, ne savoient à quel sainct se vouer ; l’on fait plusieurs assemblées, le conseil se tient par plusieurs fois ; enfin monsieur du Pied-Fourché20 envoye à madame de la Douane la republique de la nouvelle imposition ; envoya ambassadeur à messieurs de la Marée et de la Draperie ; monsieur du Port Saint-Paul à monsieur du Port Saint-Nicolas, anges de grève21 à la Tournelle, et le rendez-vous à Malaquest22, où la paix fut traictée, Maistre Guillaume, mon amy, et les coquilberts, mouches et moulcherons s’allièrent ensemble par un lien indissoluble d’amitié, et firent comme les Romains et les Sabins, s’espousans les uns les autres ; tellement que par le moyen de cette alliance le pauvre père Louvet fut metamorphosé comme Acteon, qui fut mangé de ses chiens propres : car toute son armée de mousches, tant capitaines que soldats, devindrent coquilberts, et fut traicté à la Turque ; et, n’eust esté Maubuisson où il se sauva, il eust esté mangé tout en vie. Ce neantmoins il luy demeura encore quelques mousches qui estoyent des vieilles bandes, qui ne se voulurent acorder, comme le capitaine Boucher, le sergent Poupart et autres capitaines reformez, qui vivent encore en esperance de remonter au dessus de leurs affaires avec le temps. Comme de fait le capitaine Boucher surprint un coquilbert qui s’estoit venu loger à la Nostre-Dame de Mars aux faulxbourgs Saint-Germain, qui fut plumé comme un canart ; il s’estoit caché dans les chausses de Gerbault, et s’estoit rendu invisible à plusieurs mouches durant la guerre ; il s’estoit formé en bottes de soye et avoit passé sous cette forme par plusieurs fois, mais il y vint à la malheure.

Quand il est grand’année de coquilberts, tu ne vis jamais tant de fermiers devenir marchands de safran. Il n’est pas les chambrières de cuisine et filles de chambre qui ne coquilbardent ; l’on ne parle plus de ferrer la mule, il n’y a plus que les coquilberts en campagne : voilà, M. Guil., comme le monde vivoit de ce temps-là et vit encore au monde. — Escoute, escoute, Piedaigrette, dit M. Guil. : nostre maistre y prend bien garde, et de près ; allons-nous-en d’icy ; as-tu le rameau d’or d’Æneus ? Allons, allons, voilà le père Caron qui nous attend sur le bord du Stix pour passer ; aussi bien ay-je la teste rompue des cris et urlements de ces usuriers de l’autre monde et de ces avaricieux qui sont là-bas dans ces paluz infernaux jugés par Minos et Radamanthe ; il me tarde que je ne sois chez M. Jamet23. — Allons, dit Piedaigrette, quand tu voudras, et sortons hors d’ici. Ayant donc passé Stix, nous beusmes ensemble avec le père Caron, qui est vrayement bon vieillard, et, estant sorti des Champs-Élisées, Piedaigrette dit : Allons par quelque chemin écarté, de peur des mousches de monsieur Largentier de Troyes24, qui est venu de nouveau faire la guerre aux coquilberts de Paris. — Et quelle guerre est-ce ? dit monsieur Guil : C’est pis que celle de Louvet ; il s’est emparé du château des quatre fils Aymon ; il a pris pour maistre mousche le père Adam ; il l’envoye sous terre et fait plus de trouble au royaume avec son escritoire. Estant doncques le Père aux pieds et M. Guil. prests à se separer, Piedaigrette luy recommanda toutes ses affaires, atendu la faveur qu’il avoit en court, le pria d’avoir souvenance en son memento des folles enchères d’un pauvre coquillebardier ; et, s’estant dit l’un à l’autre un long vale, et adieu ! M. Guil., adieu ! Piedaigrette, adieu ! adieu ! M. Guil. s’en va au Louvre, et Piedaigrette à la taverne chez le père Charpin, où il rencontra le père Gauderon qui beuvoit demi-setier du muscat de Vitry, auquel ayant compté plusieurs choses, recommencèrent à succer le tampon, et de là en sa maison, ou à grand’peine ses jambes de fuzeaux peurent reporter sa teste de veau, et atend au coing de son feu le paquet pour porter aux Champs-Élisées.

Et quant à maistre Guillaume, estant près du Louvre, il s’en va chez M. de Montauban25, auquel il donna advis de la descente des coquilberts, qui se preparoient à luy faire la guerre, et qu’il se tint bien sur ses gardes, qu’il acheptast un resveil-matin26 à messieurs ses commis pour n’estre endormis en ses affaires ; et que pour luy il achetast des lunettes pour y voir plus clair, et qu’il advertist en passant M. de Soisy pour les trente sols ; que Marquenat n’oubliast ses galoches quand il iroit aux portes, à cause des boues, et que, quand il iroit voir messieurs les receveurs à cause du temps, il les advertist de ne se point battre et esgratigner, et puis boire à cline-musette, et qu’il print bien garde que ses mousches ne devinssent coquilberts comme du temps du père Louvet, et beaucoup d’autres bons advertissemens touchant la coquillebarderie, et de là en sa maison, atendant nouvelles du temps.

Ne faut-il point parler de rire quelquefois
Ou dire verité en paroles couvertes,
Estre toujours caché comme un sauvage aux bois ?
La porte d’un bon cœur à tout bien est ouverte ;
Mais que pourroit-on dire d’avoir ceste arrogance,
Avoir tracé la voye à mille inventions,
Voire tousjours avoir une vaine esperance,
Retrouver le chemin de mes conceptions.
Après que mon destin aura repris son cours,
J’espère que j’auray quelque contentement,
S’il y a de l’espoir en tous mes vains discours
Je ne manqueray point à mon avancement :
Nul ne peut parvenir sans avoir du tourment.




1. Le jubilé d’Orléans est de 1600. Henri IV y vint en personne. L’argent qu’il produisit servit à la reconstruction de la cathédrale, à moitié renversée par les calvinistes. Un an après, le roi put venir en poser la première pierre, réparant, comme roi catholique, le dommage que les huguenots avoient fait lorsqu’il étoit l’un de leurs chefs. V. notre histoire d’Orléans dans l’Histoire des villes de France, t. 2, p. 598.

2. L’un des compagnons du commandeur de Chaste et de Champlain qui allèrent en 1603 fonder les premiers établissements françois sur les bords du fleuve Saint-Laurent. — De Mouts eut grande part à la découverte des côtes de l’Acadie en 1604, puis, en 1605, à l’expédition du cap Malebarre.

3. La nouvelle colonie ne s’étoit formée que de gens sans aveu, et entre autres de marchands ayant fait banqueroute, ou safraniers, comme ou disoit alors, le jaune étant la couleur infamante aussi bien pour les banqueroutiers que pour les traîtres.

4. Ce juron se trouve souvent dans Rabelais. Nous ne savons pourquoi le patron breton saint Quenet ou saint Kent y est invoqué de préférence. On juroit aussi par la dive oye Guenet.

5. Jeu de mot sur la sebille de bois dans laquelle s’égoutte le pressoir.

6. On avoit d’abord dit forcé, comme on lit dans les premières éditions de Rabelais, puis on dit indifféremment forsaires et forsats. « Nous appelons ces pauvres gens attachez à la rame forsats, parcequ’ils rament par force. » (Vincent de La Loupe, Origine des dignitez et magistrats de France, Paris, 1573.)

7. Il étoit conseiller au Châtelet. « Le dimanche 29 (septembre 1596), dit L’Estoille, Du Lac, conseiller en Chastelet, mourut à Paris de la maladie qu’on disoit qu’une garce avec qui il avoit couché lui avoit donnée. »

8. Il régnoit alors à Paris une dangereuse contagion que Malherbe appelle peste à la gorge. (V. lettre à Peiresc du 10 octobre 1606.) C’étoit une maladie semblable à celle qui ravagea Barcelone en 1822. V. Journal de l’Estoille, édit. Lenglet, t. 3, p. 378, 385.

9. Un grand nombre de François s’étoient enrôlés sous M. de Mercœur pour combattre les Turcs en Hongrie. V. Journal de l’Estoille, 3 mars 1601.

10. Le O Sapientia étoit, avec O Adonaï, O Radix, un des O de Noël, c’est-à-dire l’une des antiennes ou prières ainsi nommées à cause de l’interjection qui en étoit le commencement. — Il y a ici une équivoque évidente sur le nom du marquis d’O, qui, de 1578 à 1594, c’est-à-dire jusqu’à sa mort, fut surintendant des finances. Il fut fameux par ses exactions. Piedaigrette devoit donc rechercher un enrôlement chez lui.

11. C’est le docteur en théologie Chevignard ou Chevigny, le même au sujet duquel s’est trompé Du Verdier quand il en a fait deux personnes, Jean de Chavigny et Jean-Aimé de Chavigny. Il semble qu’il est fait allusion ici au livre qu’il fit sur l’avénement de Henri IV, Henrici IV fata, Lyon, 1594. Il mourut en 1604, âgé de plus de 80 ans.

12. Mamert Patisson l’imprimeur.

13. Sans doute le capitaine Saint-Paul, qui commandoit à Reims, et fut tué par M. de Guise pour quelques paroles trop hautaines. V. L’Estoille, 28 avril 1594.

14. Ce mot, d’où est venu celui de mouchard, s’employoit depuis long-temps déja, et même bien avant l’entrée en fonctions de l’inquisiteur de Mouchy (Democharès), pour lequel, selon Ménage et le président Hénault, on l’auroit d’abord créé en équivoquant sur son nom. Il se trouve déjà dans le poème d’Antoine du Saix, l’Esperon de discipline pour inciter les humains aux bonnes lettres…, Paris, 1539, in-16. — Selon le Martyrologe des protestants (1619, in-8, p. 530), les espions de l’inquisition d’Espagne s’étoient d’abord appelés mouches. « Plusieurs de ces mousches, y est-il dit, volent si haut et si loin que, passant la mer, ils iront en estranges et loingtains pays espier ceux qui, se bannissants eux-mesmes d’Espagne, se seront à seureté retirez en quelque part. »

15. Il faut lire Ruccellaï. C’est un de ces Italiens qui faisoient alors les grosses affaires de finances. V. notre édition des Caquets de l’Accouchée, p. 40–41.

16. Scipion Sardin fut le plus fameux de ces Italiens enrichis. V., sur lui, le Journal de l’Estoille, édit. Lenglet-Dufresnoy, t. 1er, p. 102, 485, et t. 2, p. 5. — Il possédoit une fort belle maison au faubourg Saint-Marcel, dans une rue qui s’appelle encore, à cause de lui, rue Scipion. Sa maison, devenue la manutention des hospices de Paris, porte aussi ce nom.

17. La cochenille du Mexique étoit alors l’objet d’un très grand trafic.

18. C’est-à-dire en temps de moisson.

19. C’est « ce grand fermier Louvet » dont il est parlé dans la première journée des Caquets de l’Accouchée. (V. notre édition, p. 40–41.) Il n’en est nulle part ailleurs parlé aussi longuement qu’ici.

20. Le pied fourché étoit la ferme d’un impôt établi aux portes de quelques villes sur les animaux ayant, comme le bœuf, le mouton, le porc, la chèvre, le pied fourché.

21. Les crocheteurs de la place de Grève. Le nom qu’on leur donne ici leur venoit de leurs crochets, simulant des ailes sur leur dos. On lit à la scène 3 de l’acte 3 de l’Eugène de Jodelle :

Laquais, trouFlorimond.
Laquais, trouve des crocheteurs.

J’y vais, monsiPierre.
J’y vais, monsieur ; et, quant à eux,
Ils voleront bien tost icy :
N’ont-ils pas des aisles aussy ?

22. Le quai ou plutôt le port Malaquest, ainsi qu’on l’appeloit alors. (Registres de l’Hôtel de Ville pendant la Fronde, t. 1er, p. 107.) Ce nom de Malaquest, qui n’a jamais été expliqué d’une façon satisfaisante, pourroit bien trouver son origine dans les assemblées de contrebandiers qui se tenoient, comme on le voit ici, sur ce port alors désert, et d’autant plus propice à cacher ces bandes et à recéler leurs vols qu’il étoit couvert de piles de bois de chauffage. (Registres de l’Hôtel de Ville..., t. 1er, p. 184.)

23. Le financier Sébastien Zamet, seigneur de trois cent mille écus de rente, comme il s’appeloit lui-même.

24. G. L’Argentier, administ. du bail des fermes sous Henri IV. V. Grosley, Œuvres posthumes, 1, p. 14–19.

25. Moysset, dit Montauban, du nom de sa ville natale, étoit trésorier de l’épargne. V., sur lui et sur ses manœuvres financières faites de connivence avec M. de Luynes, notre édition des Caquets de l’Accouchée, p. 182, 241. — V. sur sa querelle avec l’Argentier, qu’il fit arrêter en 1609, Grosley, ibid.

26. C’étoit une invention qui commençoit à être en usage. Quand Henri III, la veille de l’assassinat du duc de Guise, eut commandé à du Halde de le réveiller à quatre heures, celui-ci régla son réveil pour cette heure, et fut exact.