La Religion en Russie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 821-862).
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LA
RELIGION EN RUSSIE

III.[1]
LES DEUX CLERGÉS ET LE CLÉRICALISME ORTHODOXE.

Nous avons, il y a une douzaine d’années, étudié ici l’église et le clergé russes[2]. Bien des choses ont, depuis lors, changé en Russie, jusque dans le domaine qui semble le moins accessible à l’humaine loi du changement, dans l’église. Elle a été l’objet constant de l’attention, sinon des faveurs de l’état. Le « nihilisme » a indirectement relevé son crédit. Le gouvernement de l’empereur Alexandre III, anxieux de barrer aux propagandistes révolutionnaires l’accès du peuple, s’est adressé au clergé. Les deux publicistes qui, durant ces dernières années, se sont partagé la direction de l’opinion dominante, feu Katkof et feu Aksakof, étaient tous deux d’accord pour renforcer l’action de l’église au profit de l’état; et, dans les conseils du tsar, les deux hommes les plus influons du nouveau règne, le comte Dmitri Tolstoï et M. Pobédonostsef, professent presque également que l’église orthodoxe est le meilleur support du pouvoir autocratique. En cela, ils sont dans la tradition ; l’autocratie tsarienne, comme nous le disions récemment, est d’essence religieuse : c’est une sorte de théocratie patriarcale. En reprenant la triple devise : orthodoxie, nationalité, autocratie, les Aksakof et les Katkof ne faisaient que ramener la Russie aux beaux temps du règne de Nicolas. Ce qui est nouveau, c’est l’appel fait au clergé, c’est la confiance témoignée aux ministres de l’église, spécialement pour le grand problème de tous nos gouvernemens modernes, pour l’éducation et l’enseignement populaire. A l’église orthodoxe, toujours peu ambitieuse d’initiative, au clergé russe, hier encore universellement dédaigné, il a été assigné un rôle qui peut sembler au-dessus de leurs forces, et qu’ils n’ont point eu la présomption de convoiter.

On sait qu’à la tête de l’église nationale, Pierre le Grand a placé une assemblée de dignitaires ecclésiastiques nommés par le tsar. Près de ce « très saint synode » est un délégué de l’empereur portant le titre de procureur-général ou haut-procureur (ober-procouror). Ce fonctionnaire, qui personnifie le pouvoir civil, est toujours un laïque. Il doit, selon les instructions de Pierre le Grand, être l’œil du tsar. Sa fonction est de veiller à ce que toutes les affaires ecclésiastiques soient traitées conformément aux ukases impériaux. En Russie, il n’y a point de ministre des cultes. Le haut-procureur en tient lieu ; il a sa place au comité des ministres et ne relève que du maître. Les religions dissidentes dépendent du ministère de l’intérieur; l’église orthodoxe s’administre par le synode, sous le contrôle de son procureur. Ce dernier étant le fondé de pouvoir de l’empereur, c’est par lui que s’exercent tous les droits attribués au souverain. C’est lui qui propose et expédie les affaires, lui qui fait exécuter les mesures prises. Aucun acte synodal n’est valable sans sa confirmation ; il a un droit de veto dans le cas où les décisions de l’assemblée seraient contraires aux lois. Chaque année, il présente à l’empereur un rapport sur la situation générale de l’église, sur l’état du clergé et de l’orthodoxie dans l’empire et parfois au dehors.

Cette importante fonction, Pierre le Grand, désireux de faire marcher le clergé comme une armée, conseillait de la confier à un militaire, homme hardi et décidé. Sous Nicolas, le haut-procureur fut pendant longtemps un officier de cavalerie, aide-de-camp de l’empereur, le comte Protassof. De pareils choix pour un pareil poste n’avaient rien de très surprenant dans un pays alors habitué à voir les plus hautes fonctions civiles occupées par des généraux. L’impression était autre en Occident, où l’on se représentait un hussard rouge présidant en bottes éperonnées une assemblée d’évêques. Le haut-procureur a, depuis longtemps, cessé d’être un hussard ; de ce côté, il n’y a plus de motifs de susceptibilité pour la dignité de l’église, de raillerie ou de scandale pour l’étranger. Sous Nicolas, du reste, lorsque l’église était régie par le sabre de Protassof, ce que le tsar demandait avant tout à son haut-procureur, c’était de fourbir les armes rouillées de l’orthodoxie pour la mener à l’assaut des régions hétérodoxes de la frontière. La réforme du clergé, la situation matérielle et morale des popes, la justice ecclésiastique, l’enseignement des séminaires, n’avaient, pour le suprême curateur de l’église et pour son vicaire près du synode, qu’un intérêt secondaire. La propagande au profit de l’église d’état semblait leur grand souci.

Avec Protassof, l’apôtre bureaucratique de l’orthodoxie en Lithuanie et dans les provinces baltiques, le haut-procureur était devenu le ministre du prosélytisme. Il l’est resté avec ses successeurs, les Tolstoï et les Pobédonostsef. Si la propagande n’a plus été leur unique préoccupation, elle est demeurée la principale. Au lieu de calmer les passions religieuses et d’inculquer autour d’eux l’esprit de tolérance, ces tuteurs laïques de la hiérarchie se sont donné pour mission de secouer l’apathie de l’église et de stimuler le zèle convertisseur d’un clergé à leur gré trop indifférent ou trop tiède. Au lieu de maintenir l’église dans le cercle de sa mission purement religieuse, ils se sont efforcés d’élargir la sphère de l’activité ecclésiastique, cherchant à transformer l’église en moyen de gouvernement et le clergé en agent politique.

Les passions nationales et l’agitation révolutionnaire ont également contribué à cette sorte de cléricalisme orthodoxe, parfois secondé à la cour par les penchans personnels du souverain ou par la dévotion de la souveraine, car, à Pétersbourg de même qu’à Byzance, l’influence des femmes n’a pas toujours été étrangère au gouvernement de l’église[3]. Inévitable sous un pareil régime, ce piétisme officiel s’est particulièrement manifesté aux époques d’inquiétudes révolutionnaires, sous Nicolas, sous Alexandre II, sous Alexandre III. Il s’était déjà fait jour sous la gestion du comte Dmitri Tolstoï, qu’Alexandre II avait appelé simultanément aux lourdes fonctions de ministre de l’instruction publique et de haut-procureur du saint-synode[4]. Il a éclaté bruyamment sous l’administration de M. Pobédonostsef, ancien précepteur de l’empereur Alexandre III, dont il est demeuré le confident. Sorte de moine laïque, nourri des Écritures et des mystiques, traducteur de l’Imitation, défiant, par principe comme par tempérament, de toutes les libertés politiques et religieuses, M. Pobédonostsef semble moins appartenir à la Russie contemporaine qu’à l’Espagne du XVIe siècle. On l’a appelé un Philippe II orthodoxe. Sa droiture, son austérité, son manque d’ambition personnelle, le mettent assurément fort au-dessus du roi catholique. De Philippe II ou des grands inquisiteurs espagnols, le haut-procureur a la foi, le fanatisme froid et patient, la haine de l’hétérodoxie, la passion de l’unité, l’habitude d’identifier les intérêts de l’état et les intérêts de l’église, le peu de scrupules quand il s’agit des uns ou des autres. On comprend qu’à tous les ministères qu’ait pu lui offrir la confiance du maître, un pareil homme ait préféré un pareil poste. Du saint-synode, il peut veiller à la fois sur l’église et sur l’état, faire la police spirituelle de l’empire, et, sans avoir la responsabilité du pouvoir, inspirer la politique de son impérial élève.


I.

En Russie, le clergé n’est pas seulement un corps, c’est une classe. Jusqu’à une époque toute récente, ce n’était pas seulement, comme en France avant la révolution, un des ordres de l’état, c’était une caste. Cette caste, longtemps fermée, se subdivise elle-même en deux classes différentes et parfois rivales : les popes et les moines, le clergé séculier paroissial et le clergé régulier monastique, ou, selon l’expression vulgaire, clergé blanc et le clergé noir. Entre ces deux clergés, la distinction fondamentale est le mariage. Le clergé noir est voué au célibat ; le clergé blanc, celui qui forme proprement la caste, est marié. Comme la tradition impose aux évêques le célibat, l’épiscopat est demeuré le monopole des moines.

Les Russes et les Grecs n’ont connu que les premières phases du monachisme, celles du moyen âge antérieur à saint Bernard, ou au moins à saint Dominique et à saint François. Des deux grandes directions de la vie religieuse, la vie active et militante, la vie contemplative et ascétique, les moines d’Orient ont toujours préféré la seconde, sans doute la mieux adaptée à l’esprit oriental. Chez eux, Marthe a toujours été sacrifiée à Marie. C’est pour la pénitence et l’ascétisme, pour la prière et la méditation que se sont fondés la plupart des couvens orthodoxes. Ce n’est ni le besoin de se grouper pour la lutte, ni le zèle du bien des âmes, c’est l’amour de la retraite, c’est le renoncement au monde et à ses combats qui ont jadis peuplé les couvens de la Russie. Les ennemis auxquels on y venait livrer bataille, c’était, à l’exemple des rudes athlètes de la Thébaïde, la chair rebelle et le dragon tentateur, sans autres armes que la prière et le jeûne. N’est-ce pas ainsi, à force de macérations, que les ermites de Petchersk ont mérité d’être appelés « des anges terrestres et des hommes célestes ? » Le moine russe n’avait en vue ni l’activité intellectuelle, ni le travail manuel, ni la charité, ni la propagande ; mais son salut personnel et l’expiation des péchés du siècle.

« La mission des moines, disaient encore sous Nicolas, au théologien Palmer, les religieux de Troïtsa, n’est ni l’étude ni le travail d’aucune sorte; leur mission est de chanter les offices, de vivre pour le bien de leurs âmes et de faire pénitence pour le monde[5]. » Et ils ajoutaient que l’ascétisme était le nerf du christianisme, se vantant d’y être demeurés plus fidèles que les Latins, y voyant une marque de la supériorité de leur église. A certains de ces moines de Saint-Serge, les deux vices séculaires des monastères orientaux : l’ignorance de l’esprit, la saleté du corps, semblaient presque une vertu de leur état. Quand Palmer, après avoir passé quelques jours dans leurs cellules, se plaignait des insectes et de la vermine, ses hôtes lui répondaient, d’accord à leur insu avec notre Benoît Labre, que, dans un couvent, ces créatures avaient leur utilité comme instrument de mortification et exercice de patience. Pour le moine du peuple, l’idéal du religieux est toujours l’anachorète du désert ; c’est le stylite sur sa colonne ce sont les saints ensevelis vivans dans les catacombes de Kief. Les noms des monastères rappellent la Thébaïde ; les plus grands portent celui de laure (lavra), les petits ceux de skyte ou de désert (poustynia). Leurs cryptes et leurs catacombes sont moins la tombe des morts que la demeure des anciens anachorètes retirés dans les grottes à l’exemple des pères du désert. Les cavernes, telles que le sacrospeco de saint Benoît à Subiaco, ou la cueva de saint Ignace à Manresa, semblent avoir conservé sur l’imagination religieuse du peuple leur antique attrait. Dans le voisinage du skyte de Gethsémani, près de Troïtsa, l’on peut visiter les catacombes où de modernes émules des saints de Kief se sont enfouis des années, dans des cellules souterraines, loin des hommes et de la lumière du jour. En Crimée, au monastère de l’Assomption, près de Bachtchi-Saraï, des moines se sont établis, entre le ciel et la terre, dans des grottes aériennes pratiquées aux flancs du rocher et reliées entre elles par de frêles galeries de bois. Ce couvent de troglodytes n’a pas un siècle d’existence. Le goût de la vie d’ermite n’est pas éteint dans le peuple; si l’état n’en autorise plus la fondation, les sectaires dissidens s’érigent encore des ermitages dans les contrées écartées.

Pour la vie religieuse, comme pour la foi, la Russie n’a rien ajouté à ce que lui apportèrent les Grecs : elle n’eut aucun ordre qui lui fût propre. Les couvens russes eurent beau subir, à différentes époques, diverses réformes, il n’en sortit rien d’original. Leur idéal demeura toujours en arrière ; leurs modèles furent toujours au dehors. C’est ainsi qu’au XIe siècle, un moine du nom de Théodore introduisit aux Grottes de Kief, d’où ils se répandirent au loin, les statuts du monastère constantinopolitain de Stoudion, avec la pratique de la vie commune. Les milices religieuses de la Russie n’ont jamais offert cette prodigieuse variété de troupes, d’armes, d’uniformes de toute couleur, qui a donné tant d’éclat et de puissance aux armées monastiques de l’Occident. Par suite, les monastères russes n’ont rien connu de comparable aux grandes figures de moines pacifiques ou batailleurs, hommes d’action, hommes de plume, au besoin hommes d’état, qui ont tant remué le monde latin. La Russie a eu des moines; elle n’a pas eu d’ordres religieux. De même que chez nos bénédictins, les monastères russes ont quelquefois été des colonies, partant des dépendances les uns des autres, mais de ce groupement n’est sortie aucune puissante congrégation. La vie monastique a ainsi manqué à la fois de variété et de cohésion, de diversité et d’unité.

Sauf les grandes laures, la population des cloîtres n’est plus aujourd’hui ce qu’elle fut autrefois. Le peuple y afflue en pèlerinage, les moines qui s’y enferment sont relativement en petit nombre ; souvent ils semblent n’être plus que les gardiens de ces forteresses religieuses, jadis habitées par des milliers d’hommes. La décadence graduelle du monachisme est déjà indiquée par la répartition géographique des monastères. La plupart se groupent à l’entour des vieilles capitales ou des vieilles républiques, de Kief, de Moscou, des deux Novgorod, de Pskof, de Tver, de Vladimir. Dans les régions de colonisation récente, dans la terre noire ou les steppes du sud, les couvens sont rares. Les Russes en établissent cependant toujours quelques-uns dans les contrées nouvellement colonisées, ainsi en Crimée, ainsi dans le Caucase, où les moines russes ont repeuplé des cloîtres abandonnés depuis des siècles ; ainsi en Sibérie et en Asie centrale. Dans ces régions écartées, les couvens sont d’ordinaire fondés et dotés par l’état, comme des établissemens d’intérêt public, servant de point d’appui à la colonisation et à la russification.

Il y a aujourd’hui dans l’empire environ 550 couvens, abritant près de 11,000 moines et de 18,000 religieuses, soit moins de 29,000 personnes pour le clergé noir des deux sexes[6]. Un pareil chiffre, pour un tel empire, n’a de quoi alarmer personne, d’autant que, si le nombre des religieuses tend à croître, le nombre des moines reste stationnaire. Il n’y a là rien de comparable au spectacle offert naguère par l’Espagne ou l’Italie. En dépit des obstacles de tout genre apportés chez nous au recrutement des congrégations, la Russie orthodoxe, avec une population de fidèles presque double, compte cinq ou six fois moins de religieux, de frères ou de sœurs de toute sorte que la France catholique; peut-être en a-t-elle moins que la minuscule Belgique. Ce qui ne se retrouve guère qu’en Russie, ce sont les vastes cités monastiques, telles que Troïtsa ou Petchersk, encore peuplées de centaines de moines. Elles font revivre à nos yeux les légendaires colonies d’ascètes de l’Orient ou des îles de Lérins. La laure des catacombes de Kief contient 600 moines ou novices. Dans la même province, un couvent de femmes, dit de Florovo, renferme près de 500 religieuses. Une remarque encore à faire, c’est qu’en Russie, comme dans la France de l’ancien régime, il y a plus de couvens d’hommes que de couvens de femmes, ce qui, du reste, n’empêche pas les religieuses de l’emporter aujourd’hui par le nombre.

Aux moines officiellement enrégimentés dans les monastères de l’empire, il faut ajouter les irréguliers du monachisme, les Russes enrôlés dans les couvens du dehors, au Mont-Athos notamment. Un des vingt « couvens chefs » de la Sainte-Montagne, le Pantalemon ou Rossicon, en abrite 400 ou 500. D’autres occupent les ermitages de Saint-André et du prophète Élie, ou mènent isolément la vie de solitaires. Anachorètes ou cénobites, ces moines russes de l’Athos sont, pour la plupart, venus à l’Agion-Oros en simples pèlerins, quelques-uns encore enfans. La beauté du site, la douceur du climat, la facilité de l’existence, la contagion d’une pieuse oisiveté, les ont retenus. Ils vivent là en liberté, dans une molle contemplation, entre l’azur du ciel et la nappe bleue de la mer Egée, loin des règlemens et du contrôle du saint-synode impérial. Le gouvernement de Pétersbourg, tout en les soutenant dans leurs démêlés avec les caloyers grecs, ne daigne pas leur reconnaître le titre de moines, car les lois interdisent de prendre le voile sans autorisation. Il se défie de ces libres colons de la vieille république monacale. Loin d’en encourager l’émigration, il les traite à l’occasion en déserteurs ; il leur a plus d’une fois interdit le voyage et les quêtes dans la mère patrie. Les moines russes de l’Athos, au besoin déguisés en laïques, n’en continuent guère moins à faire en Russie de fructueuses collectes. Quêter pour les ermites de l’Athos est une ressource des aventuriers avides d’exploiter la crédulité populaire.

Malgré la faveur que lui témoigne encore le peuple, le monachisme, en Russie comme dans tout l’Orient, est en déclin, moins cependant qu’en Grèce et dans les autres états orthodoxes, où les couvens, déjà bien réduits de nombre, semblent menacés d’une prochaine disparition. Ce n’est pas seulement que notre civilisation est mortelle à l’ascétisme oriental ; que l’activité ou la sécurité de la vie moderne éloigne du cloître beaucoup des âmes qui venaient y chercher un asile ; c’est que, en Orient, la vie religieuse ne s’est point, comme chez nous, successivement adaptée à toutes les évolutions de la société pour les seconder ou les arrêter ; c’est qu’elle ne s’y est point renouvelée par le travail ou par la charité.

La vie formaliste du moine russe, presque tout entière absorbée en pratiques machinales, a peu d’attraits pour les natures cultivées. Il se cache cependant, sous la robe noire du religieux, quelques hommes du monde, d’anciens officiers par exemple. J’ai entendu citer des hégoumènes qui avaient commandé des régimens avant de commander des couvens. Pareils au P. Zosime des Frères Karamazof de Dostoïevsky, ils avaient demandé à la cellule d’un monastère la paix ou l’oubli. Les anciens soldats ne sont pas rares parmi les moines ; sous le régime du long service militaire, beaucoup de vieux troupiers échangeaient l’uniforme contre le froc, et la caserne contre le cloître. Parmi les religieux sortis du peuple, plus d’un pourrait faire la même réponse que le moine de Vologda à l’Anglais Fletcher : « Pourquoi es-tu entré au couvent ? lui demandait l’envoyé de la reine Élisabeth. — Pour manger en paix. »

L’entretien de leurs couvens, le service de leurs églises, le chant des longs offices du rite grec, voilà la principale occupation des moines russes ; le travail des bras ou de la tête ne tient dans leur vie qu’une place secondaire. Selon l’usage des couvens grecs, le noviciat, pour la plupart, ne consiste guère qu’à servir les moines plus âgés. Le novice, comme l’indique son nom russe (poslouchnik), est une sorte de serviteur, on pourrait presque dire de domestique. Aussi, novice et frère lui ou frère convers sont-ils en russe synonvmes. Rien qui rappelle, dans ces couvens, la lente et scrupuleuse initiation donnée aux futurs religieux dans les noviciats des ordres catholiques. Le novice russe n’apprend guère de la vie monastique que la routine ; c’est elle qui le forme à l’existence toute mécanique de la plupart des moines.

On entend encore en Russie parler des richesses des couvens : il faut savoir ce que sont ces richesses. Les monastères russes ont perdu la plupart de leurs terres, ils ont conservé les objets mobiliers, les présens, les ex-voto amoncelés dans leur sein depuis des siècles. Rien en Italie ou en Espagne ne peut plus donner une idée de ces splendeurs ; l’or et l’argent revêtent les châsses des saints et l’iconostase de l’autel ; les perles et les pierreries couvrent les ornemens sacrés et les images. Ces trésors appartiennent aux icônes et aux saints : les moines n’en sont que les gardiens ; ils peuvent vivre pauvres au milieu d’eux.

Jadis les couvens possédaient de vastes domaines : les terres et les villages s’étaient accumulés dans leurs mains, aussi bien que les pierres et les métaux précieux. Dans la sainte Russie comme partout, l’état dut de bonne heure chercher à contenir l’extension des biens de l’église. Les propriétés des monastères s’étaient démesurément agrandies à la faveur de la domination tatare ; l’autocratie moscovite s’en inquiéta dès le XVe et le XVIe siècles. En dépit de leur piété souvent bigote, les derniers princes de la maison de Rurik n’hésitèrent pas à mettre une borne à la mainmorte monastique. Ivan III avait déjà confisqué les biens des églises et des couvens du territoire de Novgorod. Ivan IV, au milieu de ses opritchniks et de son harem de la Slobode-Alexandra, avait beau mettre sa dévotion à parodier la vie religieuse, le Terrible se plaisait à réprimander les moines, les poursuivant de ses pédantesques sarcasmes, leur reprochant leur paresse, leur vie molle et déréglée, attribuant leurs vices à l’excès de leurs richesses. Sous son règne, le concile de 1573 fit défense aux monastères les plus opulens d’acquérir des terres nouvelles ; le concile de 1580 étendit cette interdiction à tous les couvens. Le clergé régulier et séculier, menacé dans sa fortune, recourut naturellement à ses armes spirituelles. A la liturgie furent ajoutés des anathèmes contre les spoliateurs de l’église. Dans un missel du diocèse de Rostof de 1642 se trouve, en marge de ces anathèmes, cette annotation à l’usage du protodiacre : « chante fort[7]. »

Ces solennelles imprécations lancées par la voix de tonnerre des diacres ne réussirent pas à conjurer la sécularisation. Le tsar Alexis retira aux moines l’administration de leurs terres ; Pierre le Grand s’adjugea le meilleur de leurs revenus ; Pierre III entreprit de séculariser tous les biens de l’église ; Catherine II ne les rendit au clergé que pour s’en faire concéder l’abandon par les autorités ecclésiastiques. Les biens incamérés par l’amie de Voltaire, en 1764, comprenaient 1 million d’âmes, les femmes non comprises, selon le système de dénombrement des serfs. Les deux tiers appartenaient aux moines : Troïtsa seul avait 120,000 paysans mâles. Solovetsk possédait presque toute la côte occidentale de la Mer-Blanche, avec des salines, des pêcheries et une flotte de cinquante voiliers. Aux couvens de tout ordre, la tsarine ne laissa que quelques terres sans serfs, des moulins, des prairies ou pâturages, des étangs pour la pêche, des bois pour le chauffage. En s’emparant de la plus grande partie des biens des monastères, l’état s’était engagé à contribuer à l’entretien des moines. De là l’allocation « aux laures et monastères » qui figure encore au budget impérial. Cette subvention montait, en 1875, à 440,000 roubles ; en 1887, elle était réduite à 402,000. Cette somme était inégalement répartie entre plus de trois cents monastères, habités par 5,500 moines ou frères lais et par au moins autant de religieuses. Chacun des couvens subventionnés ne recevait guère en moyenne qu’un millier de roubles, c’est-à-dire à peine de quoi entretenir une de ses églises. En fait, pour une trentaine de ces couvens, l’allocation gouvernementale ne dépassait pas 500 roubles, tombant pour quelques-uns à 20 roubles. Calculés par tête de religieux, les subsides annuels du gouvernement n’atteignaient pas en moyenne 40 roubles, soit, au cours du change, moins d’une centaine de francs. Si sobre que soit leur table, ce n’est pas avec une pareille dotation que peuvent vivre les monastères et les moines. Aussi entend-on souvent réclamer la suppression de ces subventions de l’état, d’autant que les monastères subventionnés sont parfois les plus riches. Les défenseurs des couvens répondent que ces allocations du trésor ne sont qu’une maigre indemnité des biens qui leur ont été enlevés.

Ces biens confisqués au XVIIIe siècle, les monastères russes sont parvenus à les reconstituer, en partie, au XIXe siècle. C’est là un phénomène qui n’a rien d’étrange ; il s’est reproduit partout sous nos yeux ; la générosité de la foi et l’avare économie de la vie religieuse suffisent à l’expliquer. En enlevant leurs biens aux couvens, le gouvernement russe leur a laissé ou leur a rendu la faculté d’en acquérir de nouveaux. L’état a opposé d’autant moins d’obstacles à la reconstitution de la fortune monastique que, grâce à l’organisation de l’église, l’emploi de cette fortune n’échappe pas entièrement au contrôle du gouvernement.

Comme institution de l’état, les monastères jouissent de la personnalité civile ; pour chaque acquisition de terre, à titre onéreux ou gratuit, il leur faut toutefois une autorisation. Non content de leur permettre d’accepter les libéralités des particuliers, l’état a parfois lui-même concédé aux moines des domaines pris sur les biens de la couronne. On calcule que, de 1836 à 1861, le gouvernement impérial a ainsi distribué, entre 180 couvens, 9,000 désiatines (le terres ou de prairies et 16,000 désiatines de forêts[8]. Vers la fin du règne d’Alexandre II, les propriétés territoriales du clergé noir étaient évaluées à près de 156,000 désiatines; et, depuis, elles ont dû grandir encore. Les monastères du gouvernement de Novgorod possédaient ensemble environ 10,000 désiatines ; Saint-Serge seul en possédait 7,000. Pour apprécier cette fortune immobilière, il ne faut pas oublier qu’en Russie, dans le nord surtout, où sont situés la plupart des couvens, il y a nombre de terres de 50,000, voire de 100,000 hectares et plus, et que souvent les revenus de ces immenses domaines sont inférieurs au revenu d’une ferme vingt fois moindre en Occident. Il n’en est pas moins vrai que certains couvens sont redevenus de grands propriétaires, à telle enseigne que l’on a pu se demander s’ils n’avaient pas le droit d’être représentés aux assemblées territoriales (zemstros).

Les terres ne forment, en tout cas, que la moindre partie de la fortune ou des revenus des monastères. Beaucoup possèdent en outre des capitaux que leurs supérieurs font valoir au mieux de leurs intérêts. On disait, il y a quelques années, que Solovetsk, cette ultima Thulé du monde monastique, Solovetsk de la Mer-Blanche, cet asile classique de la vie ascétique, avait perdu 600,000 roubles dans la banqueroute de Skopine. Plusieurs couvens des deux sexes ont été victimes du même sinistre financier. Abbés et abbesses, avec une avide ingénuité fréquente chez les gens d’église, avaient confié leurs économies à cette banque municipale qui servait aux déposans un intérêt de 6 1/2. Les affaires d’argent, les placemens de capitaux sont, dans la sainte Russie comme ailleurs, un des soucis des chefs de maisons religieuses. Quoique, à cet égard, les abus et les plaintes même soient rares, certains faits, tels que le procès de l’abbesse Métrophanie, sous Alexandre II, ont montré que le soin d’enrichir leur communauté entraînait parfois les saintes âmes à de profanes habiletés. D’une famille aristocratique fort bien en cour, elle-même ancienne freiline ou demoiselle d’honneur de l’impératrice, l’abbesse Métrophanie fut traduite en cour d’assises pour avoir employé, au profit de son couvent et de ses bonnes œuvres, des moyens peu réguliers, tels que captations, dois, faux. Le jury était composé de marchands, de petits bourgeois (mechtchanes), de paysans, c’est-à-dire des classes les plus respectueuses de la foi et de l’habit religieux : on eût pu craindre que la robe de l’accusée en imposât aux jurés de Moscou. L’ancienne freiline n’en fut pas moins condamnée. Quelques années plus tard, sous Alexandre III et sous l’administration de M. Pobédonostsef, il est fort douteux que la même abbesse eût été traduite devant le jury; en tout cas, d’après les nouveaux règlemens, l’affaire eût été jugée à huis-clos. Pour avoir été reconnue coupable par les tribunaux laïques, l’abbesse Métrophanie n’en a pas moins gardé la vénération de dévots admirateurs; pour quelques-uns, sa charité était tout son crime, et sa condamnation n’a été qu’un martyre.

A certains couvens russes, comme aux jésuites du XVIIIe siècle. et à certaines maisons religieuses de nos jours, on a reproché de se livrer à des opérations industrielles ou commerciales sans même payer patente. L’Anglais Fletcher disait, au XVIe siècle, que les moines étaient les plus grands marchands de la Russie. Aujourd’hui, on ne saurait dire que les monastères d’hommes ou de femmes s’adonnent au commerce; ils se contentent de vendre les produits de leurs terres ou de leur travail. Ce qui est vrai, c’est que plusieurs possèdent, dans les villes, des maisons et des magasins qu’ils louent aux commerçans, et d’où ils tirent un revenu élevé. Saint-Serge, par exemple, touche annuellement une centaine de milliers de roubles pour ses maisons et magasins de Moscou et de Pétersbourg. En outre, certains marchands moscovites lui abandonnent une part du revenu de leurs immeubles ou du produit de leurs affaires.

Les couvens ont beau posséder des terres ou des maisons au soleil, il est malaisé d’évaluer leur richesse. Les sources en sont trop multiples et trop cachées. On a évalué l’ensemble de leurs revenus à une dizaine de millions de roubles, ce qui, pour plus de cinq cents couvens, ne ferait pas 20,000 roubles par maison. On a de même estimé leurs valeurs mobilières à 20 ou 25 millions (de roubles), sans compter les objets précieux de toute sorte : or, argent, pierreries, vases, reliquaires, en possession des moines. En Russie, comme ailleurs, il s’est trouvé des barbares pour conseiller de mettre en vente ces vénérables trésors de l’art national, afin de mieux doter la bienfaisance publique ou l’enseignement populaire. D’autres amis du progrès, faisant valoir que les richesses ne conviennent point à l’institution monastique, se contenteraient de mettre la main sur les terres et sur les revenus des moines pour grossir le budget de l’instruction publique. C’est là une question qu’on a plus d’une fois agitée. Quelques réformateurs iraient jusqu’à supprimer entièrement les couvens, dans l’intérêt même de la religion, afin d’attribuer leurs revenus au clergé séculier. Les projets de ce genre sont rarement exempts d’une part d’illusion. On oublie que les grandes laures historiques de la Russie ne sauraient vivre sans revenus ; que le peuple n’est pas préparé à les voir fermer ou à voir de simples popes y remplacer les moines. On oublie surtout que la plus grande partie des ressources des monastères leur vient toujours de l’aumône, et que supprimer les couvens, ce serait, le plus souvent, supprimer leurs revenus.

Les moines ont conservé la principale source des revenus monastiques, les offrandes, source ancienne, profonde, qui, depuis des siècles, jaillit de toutes les couches de la terre russe; loin de tarir, elle va sans cesse grossissant. Aux couvens appartiennent la plupart des reliques et des images en renom ; aux couvens vont la plupart des pèlerins et des aumônes. Les chemins de fer et l’émancipation des serfs, les facilités morales et matérielles laissées au moujik ont prodigieusement développé les pèlerinages. Il y a une vingtaine d’années, Kief s’enorgueillissait de la visite de deux cent mille pèlerins. Les savans s’effrayaient, pour la santé publique, de ces agglomérations d’hommes à certaines fêtes. Comme dans les grands pèlerinages de l’Inde, de la Perse, de l’Arabie, on faisait remarquer que, en Europe, le choléra semblait parfois avoir pris son point de départ, à Kief, parmi les pèlerins. Aujourd’hui, le nombre des pieux visiteurs des catacombes de Petchersk a quadruplé et quintuplé. Kief est devenu le premier pèlerinage du monde chrétien, si ce n’est du globe. En certaines années, en 1886 notamment, la ville sainte de Dniepr a compté, assure-t-on, près de 1 million de pèlerins, qui tous ont acheté un cierge et laissé une obole.

A Saint-Serge, de même qu’à Petchersk, l’affluence est telle qu’à certaines solennités les cierges finissent par manquer. Il arrive aux moines de Troïtsa de revendre cinq fois de suite le même cierge aux pèlerins qui viennent prier sur la tombe de saint Serge. La vente des croix et des saintes images, fabriquées à la laure, est une autre source de revenu. Ces pieux souvenirs ne sont cédés aux fidèles qu’avec un bénéfice de 100 ou 200 pour 100. Les aumônes perçues pour la remise du pain bénit (prosfora) rapportent à Troïtsa de 80,000 à 100,000 roubles par an. Vers 1870, le même monastère ne tirait de ses prosfory qu’une trentaine de mille roubles, et, vers 1830, qu’un millier. On voit la progression. Il y a, en outre, le produit des messes dites à la fois, à toute heure, dans les douze églises de la laure, et des Te Deum ou des Requiem chantés devant la châsse de saint Serge. Un tiers est prélevé par le métropolite ; le surplus revient au couvent. Les moines ont le produit des Te Deum chantés par eux devant d’autres reliques ou d’autres images, et la piété des marchands de Moscou ne les laisse pas chômer.

Les grands monastères ont encore une autre source de revenus : ce sont les auberges et les buffets établis à leurs portes et loués par les moines aux industriels qui les exploitent. A Troïtsa, les hôtelleries de la laure hébergent ainsi des milliers de personnes. Il est vrai qu’à Troïtsa même, à Petchersk et dans nombre de couvens, les pèlerins pauvres reçoivent une hospitalité gratuite, ou bien, comme à notre Grande-Chartreuse, les voyageurs laissent en partant une aumône à leur convenance. Dans quelques monastères, les pèlerins ne se contentent pas d’une courte visite. Il en est qui, pour accomplir un vœu, y font une longue station. A Solovetsk notamment, sur les dix ou quinze mille passagers qui profitent du court été d’Arkhangel pour atteindre en bateau la citadelle monastique de la Mer-Blanche, plus d’un reste des mois et parfois des années en servage volontaire au profit des moines.

De ces revenus monastiques de provenances si diverses, une partie, nous l’avons vu, va aux métropolites ou aux archevêques, à ce que nous pourrions appeler la mense épiscopale des grands sièges. Le reste n’est pas toujours perdu pour le pays: la bienfaisance publique ou l’instruction populaire en ont déjà leur part. Comprenant que le meilleur moyen de défendre leurs revenus était d’en user noblement, le clergé noir et les monastères ont commencé à faire d’eux-mêmes ce que leurs adversaires prétendaient leur imposer. Beaucoup ont fondé des écoles, des asiles, des hôpitaux. Ce n’était pas toujours chez eux une innovation. Plusieurs avaient, dès le moyen âge, ouvert des refuges pour les pauvres et les mendians. Aujourd’hui, une bonne partie des sommes léguées aux couvens est affectée, par les donateurs mêmes, à la création d’établissemens d’enseignement ou de charité. Outre des écoles et des orphelinats pour les enfans des deux sexes, saint Serge a fondé naguère un hôpital de femmes. D’autres ont construit des asiles pour les infirmes ou les vieillards. Il y a aujourd’hui plus de soixante hôpitaux attachés à des couvens ou entretenus à leurs frais.

Une chose distingue ces fondations monastiques des fondations analogues de l’Occident, c’est que toutes ces œuvres sont plutôt entreprises avec l’argent des monastères que par les mains des religieux. Les écoles, les refuges, les hospices établis par les moines sont souvent tenus par d’autres. Parfois même (ainsi pour l’hôpital de femmes élevé par saint Serge), les monastères abandonnent au clergé diocésain l’administration, et jusqu’au service religieux, des établissemens fondés par eux. C’est que le caractère séculaire du monachisme russe persiste, et que ni l’église ni l’état ne semblent désireux de l’en voir changer. Ils craindraient de laisser les moines s’écarter du vieil esprit de leur institut, et prendre, comme leurs frères d’Occident, une part trop indépendante aux luttes de la vie et aux affaires du siècle. Veut-il réclamer le concours du clergé, pour l’enseignement, par exemple, le gouvernement préfère s’adresser au clergé séculier ; il est peu disposé à laisser s’établir des congrégations pouvant apporter dans l’éducation du peuple un esprit particulier. Les Russes qui reprochent le plus aux moines leur oisiveté ne se soucieraient pas toujours de les en voir sortir ; ils aimeraient mieux les ramener aux solitudes de la Thébaïde. Aux ordres militans, aux actives et remuantes congrégations de l’église romaine, la plupart préfèrent encore des ascètes voués à la contemplation ou à la routine des rites traditionnels. S’il n’y a pas plus de Russes à demander l’entière suppression des monastères, c’est, comme je l’entendais dire à l’un d’eux, que l’esprit ascétique est encore trop vivant dans les couches populaire. pour que le peuple se passe entièrement de moines. « En fermant nos monastères, nous risquerions, me disait-il. de faire ouvrir des skytes clandestins. Or mieux vaut des couvens de l’état que des moines occultes. »


II.

Moins nombreux que les couvens d’hommes, les couvens de femmes sont d’ordinaire plus peuplés. Au premier abord, les statistiques officielles semblent indiquer moins de religieuses que de religieux : à y bien regarder, on voit que, dans les cloîtres, le nombre des femmes dépasse celui des hommes. La loi ne les admettant aux vœux monastiques qu’à quarante ans, la statistique ne compte comme religieuses que les filles ayant dépassé cet âge. Les règlemens, qui, depuis Pierre le Grand, interdisent aux jeunes filles la profession monastique, ne leur défendent pas l’entrée du cloître. Elles y vivent comme novices, et restent libres de rentrer dans le monde et de se marier. Beaucoup, préférant cette liberté, vieillissent au couvent sans faire de vœux.

Le nombre des femmes qui prennent le voile est, depuis un siècle, en progression sensible. En 1815, il n’y avait, dans l’empire, que 91 couvens. avec moins de 1.700 religieuses professes. Vers 1870, la Russie ne comptait encore que 11,000 nonnes ou novices, réparties en 148 monastères. Une quinzaines d’années plus tard, en 1886, le chiffre des femmes vouées à la vie religieuse était monté à près de 18,000 et le nombre de leurs couvens à 171. Quoiqu’il y ait encore loin de là aux 120,000 ou 130,000 sœurs de toute robe possédées par la France, on voit qu’en Russie, comme partout de nos jours, c’est sur la femme que le cloître exerce le plus d’attraction.

En dehors des notices ou des nonnes qui portent la robe à traîne de la religieuse orthodoxe, la Russie compte quelques milliers de béguines ou tchernitsy. C’est-à-dire femmes vêtues de noir. Ces tchernitsy. sorte de chanoinesses plébéiennes, vivent en commun, dans le célibat et dans le jeune, sans faire de vœux, gardant chacune son pécule et sa liberté. Elles sont, d’habitude, fort respectées du peuple : on prétend que beaucoup d’entre elles ne revêtent la robe sombre de tchernitsa que pour vivre indépendantes de leurs familles. Pour ces filles du peuple, chez lequel la femme est encore tenue dans un servage oriental, cette profession de piété est un procédé d’émancipation. Quand une fille d’artisan ou de paysan veut se faire tchernitsa, il est d’usage de lui abandonner la art de l'avoir commun qui doit lui revenir à la mort de ses parens. Ce sont ces béguines que l’on rencontre quêtant dans les rues ou à la porte des églises, coiffées d’un épais bonnet rond avec de grandes oreilles. La religieuse demeure enfermée dans son couvent ; si elle n’est pas strictement cloîtrée, il lui faut pour sortir une permission de l’abbesse[9].

La noblesse et les professions libérales apportent aux couvens de femmes un contingent presque aussi élevé que celui des familles sacerdotales. La raison en est simple : pour les filles du clergé comme pour les autres, le monastère n’est qu’une retraite; pour les fils de popes, c’est une carrière. La plupart des nonnes orthodoxes sortent de la classe des marchands ou des petits bourgeois (mechtchané). Pour y être moins nombreuses qu’en Occident, les femmes du monde ne sont pas rares au couvent. Plus d’une y vient chercher un abri contre le chagrin ou la passion, telle que la pâle religieuse rencontrée par Théophile Gautier à Troïtsa, telle que la Lise de Tourguénef, qui, entre elle et l’homme qu’elle aime, met l’infranchissable barrière du voile. Pour la femme plus encore que pour l’homme, le cloître reste l’hospice des douleurs morales. Tant que son âme aura des générosités que la vie ne sait employer, tant que son cœur aura des blessures dont il ne voudra guérir, les couvens sont assurés de ne pas demeurer vides.

Les monastères de femmes vivent généralement du travail des religieuses ou d’aumônes. Des sœurs quêteuses voyagent pour recueillir les offrandes des bonnes âmes. Les nonnes n’ayant pas d’églises à desservir, les exercices de piété leur laissent, pour le travail, plus de temps qu’aux religieux de l’autre sexe. Aussi leur vie est-elle moins oisive. Elles se livrent à des travaux manuels de toute sorte, et le produit en est parfois mis en vente. Certains couvens sont renommés pour la confection de riches étoffes, de broderies d’or et d’argent et de vêtemens d’églises. D’autres s’adonnent à diverses fabrications industrielles. Ainsi, par exemple, à Arsamas, dans le gouvernement de Nijni-Novgorod, le monastère d’Alexéievsk, dont les ateliers, autrefois décrits par Haxthausen, ont conservé leur vieille réputation.

S’ils emploient utilement leurs loisirs et leurs revenus, la plupart de ces couvens russes manquent d’un des principaux attraits des nôtres, l’esprit de sacrifice, le dévoûment au prochain. Communautés de femmes ou d’hommes, la Russie compte peu de maisons entièrement consacrées au soin des pauvres, des malades, des vieillards, des enfans. Cet admirable génie de la charité, qui, dans l’église catholique, en France particulièrement, a rajeuni la profession religieuse, l’adaptant merveilleusement à toutes les misères humaines, n’a encore qu’effleuré l’église orthodoxe de Russie. Déjà cependant se manifeste chez elle une sorte de pieuse contagion. Les religieuses se sont toujours, dans leur intérieur, occupées d’œuvres de charité. Elles tendent à leur faire une place plus large. Quelques abbesses ont fondé des hôpitaux où les malades sont soignés par la main des épouses du Christ. Il s’est même formé quelques congrégations spécialement vouées au soin des infirmes et des pauvres. La Russie est fière d’avoir, elle aussi, ses sœurs de charité ; à l’inverse de ce qui se fait à Paris, Pétersbourg et Moscou cherchent à les substituer dans les hôpitaux aux infirmières mercenaires. On ne leur fait guère qu’un reproche, leur trop petit nombre.

Elles ont beau porter le nom de sœurs de charité, ces sœurs russes ne sont pas, en général, regardées comme des religieuses. Elles ne font pas de vœux ; elles n’ont pas de règles ou de constitutions spécialement approuvées par l’autorité ecclésiastique. Ce ne sont, pour la plupart, que de pieuses femmes associées pour le soin des malades. Comme tout, en Russie, doit commencer avec un but patriotique et sous la protection du pouvoir, ces sœurs, placées sous le patronage de l’impératrice Marie Alexandrovna, ont été instituées pour soigner les blessés militaires. La guerre turco-russe de 1877-1878 ouvrit subitement à leur activité un champ immense. Des femmes du monde s’enrôlèrent parmi elles; les salons des deux capitales fournirent aux ambulances des infirmières aux mains délicates. Beaucoup avaient trop présumé de leurs forces ; elles ont rejoint leurs blessés dans les cimetières improvisés de Bulgarie. A une époque où la femme russe était tourmentée d’un vague besoin de dévoûment, pouvait-elle rester sourde à l’appel fait à sa générosité par la patrie et la pitié? Comme aux plus nobles élans se mêlent les bouffées des passions et les fumées de la vanité, la vogue mondaine, le goût des aventures, l’amour-propre même, ne furent pas étrangers à cette levée de la charité. Aussi, à dire vrai, tout ne fut pas sujet d’édification parmi ces sœurs laïques. La guerre terminée, les femmes qui avaient servi sous le brassard de la croix rouge ne furent pas toutes licenciées. A défaut des blessés de l’armée, elles se mirent à veiller les malades des hôpitaux. Leur œuvre s’est ainsi perpétuée.

La religion a beau sembler seule capable de provoquer ou de soutenir de semblables renoncemens, ces volontaires de la charité ne se sont pas toutes inspirées des exemples du Christ. Il en est qui, en partant soigner les blessés ou les malades, n’ont guère vu là qu’une manière « d’aller au peuple, » un peu moins décevante que l’apostolat révolutionnaire. Parmi les jeunes filles aux cheveux courts accourues au chevet des blessés de Plevna, plus d’une s’honorait d’avoir ! substitué l’amour de l’homme à l’amour de Dieu, faisant fi de l’antique charité chrétienne au profit des viriles doctrines de la solidarité et de l’altruisme. L’âme russe a une sincérité de foi qui la rend plus capable de pareils exploits. La religion que prêchaient aux mourans ces modernes sœurs n’était pas toujours celle de l’Évangile. Il s’est trouvé, sous cet habit de la charité, de jeunes socialistes pour faire de la propagande jusque dans les ambulances ou les hôpitaux. Quelques-unes de ces sœurs (je le tiens d’un témoin oculaire) s’étaient donné pour mission, dans les camps de Bulgarie, d’écarter des blessés l’ombre de Dieu. Disputant les âmes aux superstitions des popes, elles poursuivaient de leurs sarcasmes la pusillanimité des moribonds assez faibles pour accepter les consolations d’une foi surannée. On voit que, pour porter le nom de sœurs de charité, ces infirmières n’étaient pas toutes des religieuses.

Ce ne sont point celles-là qu’on cherche à enrôler pour les hôpitaux. Elles n’ont, du reste, jamais été qu’en minorité parmi les libres servantes des malades. Si ce n’est pas la religion qui les a toutes amenées au pied du lit des pauvres, c’est d’ordinaire la religion qui les y fait rester. Une institution comme celle des sœurs de charité ne saurait guère s’étendre et ne saurait guère durer qu’en se soumettant à l’austère discipline de nos filles de Saint-Vincent-de-Paul ou de nos Petites-Sœurs des pauvres. Quelque vivaces qu’en soient les racines au cœur de la femme, la charité a besoin, pour donner tous ses fruits, de l’égale chaleur de la foi et du couvert de la vie religieuse. Il y faut la continence, la pauvreté volontaire, l’obéissance filiale. Cela est si vrai qu’en Angleterre on a vu des protestans fonder, pour le soin des infirmités humaines, de véritables communautés de femmes.


III.

A côté ou au-dessous du clergé noir vient le clergé blanc, le clergé séculier et marié. Ce clergé a été longtemps érigé en corporation héréditaire : alors même que les murailles de la caste ont été officiellement renversées, il continue à former une sorte de tribu de Lévi. Aujourd’hui encore, dans les séminaires, l’on ne rencontre guère que des fils de popes.

Recteurs, professeurs, élèves, les hôtes des écoles ecclésiastiques de tout ordre se recrutent presque uniquement parmi les fils et les filles de prêtres, car il y a des établissemens pour leurs filles, aussi bien que pour leurs fils. Académies de théologie ou séminaires sont moins faits pour les jeunes gens qui veulent entrer dans le clergé que pour les jeunes gens issus du clergé. En dépit des lois qui en ouvrent l’accès à toutes les classes, les fils de popes sont encore presque seuls à solliciter d’y être admis. Beaucoup, il est vrai, ne font que traverser le séminaire pour passer dans les carrières civiles. Les séminaires n’en ont pas moins gardé un caractère de caste ; à certains égards, ils sont la propriété et la forteresse de la caste. Ils l’entretiennent dans son isolement, eu donnant aux enfans du clergé une éducation à part, dans des maisons pratiquement fermées aux autres familles. Aussi, pour supprimer la caste, a-t-on parfois proposé de supprimer le séminaire. Ce serait peut-être le seul moyen d’avoir un clergé vraiment séculier. Par malheur, l’église entend nourrir ses prêtres d’autres alimens que des sciences profanes. La vocation sacerdotale exige un long dressage, difficile dans des collèges publics, au milieu de jeunes gens voués à de tout autres soucis. Si rien ne l’oblige à conserver des écoles primaires spéciales pour ses filles et ses fils, le clergé ne saurait guère fermer ses séminaires pour donner aux futurs prêtres un enseignement tout laïque.

Ce n’est point qu’en Russie les séminaires et les écoles ecclésiastiques de tout rang se distinguent beaucoup, par les idées ou les sentimens, des établissemens laïques. L’esprit n’en est pas toujours meilleur. La religion même est loin d’y posséder toujours sur les âmes l’ascendant que semblerait lui devoir assurer l’éducation cléricale. De ces maisons ecclésiastiques sont, de tout temps, sortis nombre d’incrédules. Si le fait n’est nullement particulier à la Russie, il n’est nulle part plus fréquent. Cette anomalie apparente s’explique, en partie, par le régime longtemps suivi dans les séminaires, par les rigueurs morales et les privations matérielles infligées aux séminaristes. En dépit des lois et des privilèges officiels du clergé, on n’y a longtemps connu d’autre discipline que les verges et les châtimens corporels. Les supérieurs, dit-on, n’y ont même pas toujours renoncé aujourd’hui. Mal nourris, insuffisamment vêtus, aigris par de précoces souffrances, ne connaissant guère de la religion que de fastidieuses pratiques, les séminaristes prenaient en aversion et leurs maîtres et leur vocation, et la société et l’église. Les académies ecclésiastiques ne valaient pas beaucoup mieux ; les étudians en théologie ne se faisaient pas scrupule de fréquenter le traktir ou le kabak. Jusque parmi cette élite de la jeunesse sacerdotale, la débauche et les orgies de toute sorte n’étaient pas rares. Il arrivait à ces élèves en théologie d’être rapportés du cabaret ivres-morts; dans leur argot de séminaire, cela s’appelait, naguère encore, la translation des reliques. Un fils de prêtre, mort à vingt-trois ans de misère et d’excès, Pomialovsky, s’était fait un nom en dépeignant, dans ses Nouvelles, la vie des « vieilles bourses » (ainsi nommait-on dans le peuple les séminaires) ; Pomialovsky y avait lui-même été élevé comme boursier. À une certaine époque, ces maisons avaient si mauvaise réputation que, pour les peupler, la police était obligée de recourir à une sorte de presse parmi les enfans du clergé. Les professeurs, mal payés, mal traités par les supérieurs monastiques, étaient aussi misérables et aussi mécontens que leurs élèves. Comment, après cela, s’étonner que les séminaires russes aient longtemps été une pépinière du radicalisme ?

Aujourd’hui même, malgré les réformes accomplies par le comte Tolstoï et par M. Pobédonostsef, l’esprit des séminaires orthodoxes n’est pas toujours beaucoup plus religieux. Le séminariste libre penseur est un type qui n’a pas encore disparu. Sous Alexandre III, les écoles du clergé se sont parfois montrées non moins indisciplinées que les gymnases civils ou les universités. Les révoltes n’y sont pas sans exemple. on a vu, à Moscou, en 1885, le métropolite contraint de recourir aux bons offices de la police pour dompter une rébellion de son séminaire. Comme correction, les mutins furent, dit-on, fustigés jusqu’au sang, manu militari, en présence du métropolite, qui les excitait au repentir, après avoir, selon les mauvaises langues, béni de sa main les verges. Deux ou trois ans plus tôt, toujours sous Alexandre III, les séminaristes de Voronèje, mécontens de leur recteur, s’étaient appropriés, contre lui, les procédés des conspirateurs politiques contre le tsar. Ils avaient tout simplement tenté de faire sauter leur supérieur au moyen de matières explosibles placées dans un calorifère donnant sur son cabinet. Et ce n’était pas, chez ces futurs ecclésiastiques, une invention nouvelle ; deux ans auparavant, en 1879, ils avaient, de la même manière, essayé de se débarrasser de leur inspecteur. Il n’y a que des séminaristes russes pour se permettre de pareils expédiens. Cette année même, parmi les conspirateurs qui, en mars 1887, avaient fabriqué, pour l’empereur Alexandre III, des bombes strychninées, il se rencontrait « un candidat (bachelier) en théologie » de l’académie ecclésiastique. On sait, du reste, qu’il n’est pas de procès politique où ne figurent des fils de popes.

Jusque vers la fin du règne d’Alexandre II, les élèves diplômés des séminaires étaient admis à l’université, au même titre que les élèves des collèges classiques. Cette faculté leur a été brusquement retirée, durant la crise du nihilisme. Est-ce l’appréhension de leurs tendances radicales, est-ce la défiance de leur pauvreté et des mauvais conseils de l’indigence, qui a fait fermer aux séminaristes les portes du haut enseignement ? Était-ce uniquement le désir de restreindre le nombre des étudians et d’arrêter le recrutement des groupes révolutionnaires en diminuant le prolétariat lettré ? Était-ce simplement, comme l’affirmaient les rapports officiels, l’infériorité des séminaires vis-à-vis des gymnases classiques ? Toujours est-il qu’en coupant aux séminaristes l’entrée de l’université, en rejetant sur les académies de théologie les fils de popes sans vocation ecclésiastique, le gouvernement a renforcé l’isolement de la caste sacerdotale. L’état a dressé une barrière de plus entre les enfans du clergé et les classes instruites.

Si les jeunes gens issus du clergé continuent à être élevés dans des écoles spéciales, l’enseignement donné dans ces écoles se rapproche singulièrement de celui des établissemens laïques. Les séminaires russes ont à peu près les mêmes programmes que les gymnases, avec cette différence que, durant les dernières années, les études théologiques se superposent aux études classiques. Ce qu’on appelle en France le grand et le petit séminaire se trouvent ainsi réunis. L’enseignement des séminaires russes n’est point ce qu’on se figure à l’étranger. En peu de pays, les connaissances demandées au clergé sont aussi variées : c’est le slavon liturgique, puis le latin, puis un peu de grec, quoique le grec tienne peu de place pour un pays de rite grec. L’élève n’est point borné aux langues anciennes et aux lettres sacrées : une langue vivante, le français ou l’allemand, à son choix, doit lui ouvrir l’accès du monde moderne et les sources des cultes dissidens. Les programmes sont pleins de promesses ; les lettres n’y font pas tort aux sciences. A la géométrie, à l’algèbre, à la physique, s’ajoute, pour le futur curé, un peu de botanique, d’économie rurale et parfois même de médecine. Le tout est couronné par l’histoire, la philosophie, la théologie, dont chaque branche a son enseignement spécial. Il serait difficile de concevoir, pour des ecclésiastiques, un plus large système d’enseignement. L’inconvénient est, comme dans toutes nos écoles modernes, que les matières enseignées se pressent dans un temps trop limité, en sorte que l’ampleur des études prend sur leur profondeur.

L’ignorance n’est point la principale plaie du clergé russe ; c’est la pauvreté, ou plutôt le manque de moyens d’existence indépendans. Le clergé paroissial n’est point salarié ou ne l’est que d’une façon insuffisante. Un tiers seulement des popes touche une allocation de l’état, et ces privilégiés ne sauraient vivre de ce que l’état leur donne. Les provinces où les cultes étrangers ont de nombreux adhérens sont les seules où les prêtres orthodoxes reçoivent un traitement sérieux. Dans ces régions, la politique unit l’intérêt de l’orthodoxie à l’intérêt national; elle empêche l’état de laisser le pope à la charge de son troupeau. Alors même, le curé russe ne reçoit guère plus de 300 roubles; avec cela, le pope, père de famille, se trouve encore souvent dans une situation inférieure à celle des ministres des confessions rivales, qui d’ordinaire sont, eux aussi, salariés par l’état. Les défiances mêmes du gouvernement contre les hétérodoxes l’engagent à en payer le clergé pour le mieux tenir sous sa main. Avec le clergé orthodoxe, il n’est pas besoin de tels moyens ; l’état le tient sous sa tutelle par assez d’autres liens. Cet exemple montre l’erreur de ceux qui font consister la séparation de l’église et de l’état dans la suppression du budget des cultes. Peu d’églises ont été aussi étroitement unies à l’état que l’église russe, et, jusqu’à une époque toute récente, il n’y avait pas en Russie de budget des cultes. Aucun clergé n’a été plus dépendant du gouvernement, et, aujourd’hui encore, la plus grande partie de ce clergé ne reçoit rien du trésor.

Alors que, chez nous, l’on en discute la suppression, la Russie incline au salariat des cultes. Chez un peuple, en effet, où l’église est liée à l’état, le salariat du clergé offre à tous deux plus d’avantages que d’inconvéniens. Pour que le prêtre ait profit à se passer des subventions du gouvernement, il faut qu’il soit libre de sa tutelle. Dépendre à la fois de l’état par l’administration ecclésiastique, et des fidèles par les besoins pécuniaires, c’est pour un clergé une trop lourde servitude. Pour qu’il n’en soit pas écrasé, il faut que l’une de ces deux dépendances l’affranchisse de l’autre. Dans un pays encore pauvre, comme la Russie, subventionner le prêtre serait le meilleur moyen de le relever aux yeux du peuple. L’obstacle est dans les finances. Le chapitre du culte orthodoxe est déjà un de ceux qui ont le plus grossi, dans un budget dont tous les chapitres se sont singulièrement enflés. L’allocation du saint-synode a plus que décuplé depuis une cinquantaine d’années : en 1833, elle n’atteignait pas 1 million de roubles; en 1887, elle montait à près de 11 millions. Il est vrai que le clergé urbain ou rural ne touchait guère que la moitié de ces 11 millions[10]. Sur 33,000 paroisses, 18,000 environ avaient seules part aux libéralités de l’état. Heureusement pour l’église que la piété privée est plus généreuse envers elle que le trésor. Le budget que lui octroie l’état est au moins doublé par les libres dons des particuliers. Le clergé recueille des quêtes, des troncs des églises, des offrandes de toute sorte, une douzaine de millions de roubles. En outre, le saint-synode possède des capitaux, une sorte de fonds de réserve amassé peu à peu et montant à une trentaine de millions (de roubles), dont le revenu s’ajoute au budget du culte orthodoxe.

En Russie, de même qu’en France, le budget du culte dominant pourrait être regardé comme une dette nationale. Là aussi, la subvention accordée à l’église n’est qu’une mince indemnité des biens qui lui ont été enlevés. Dans l’ancienne Moscovie, l’église possédait d’énormes propriétés territoriales. La terre et les paysans étaient la monnaie du pays; les princes et les boyars, pauvres de numéraire, payaient en terres les prières du clergé. C’est ainsi que l’église était devenue le plus grand propriétaire de la Russie. Ses biens, déjà limités par les vieux tsars, l’église les a, pour la plupart, perdus au XVIIIe siècle. La sécularisation, effectuée en 1764, atteignit le clergé blanc en même temps que les couvens. En s’emparant des biens ecclésiastiques, Catherine II, comme une trentaine d’années plus tard notre assemblée constituante, prétendait n’y porter la main qu’afin d’en faire un meilleur usage « pour la gloire de Dieu et le bien du pays. » Plus heureuse ou plus habile que la révolution française, la tsarine eut l’art de faire ratifier par le clergé la dépossession de l’église. Un seul prélat, Arsène Matséiévitch, archevêque de Rostof, protesta au nom des canons de l’église. On lui répondit en le dépouillant de l’épiscopat. Comme plus d’un des récalcitrans aux volontés autocratiques, il fut déclaré fou ou radoteur (vrai), et à ce titre enfermé pour la vie dans une prison de Revel. Il y mourut après vingt ans de captivité, et sa mort fut tenue secrète, de peur que les dévots n’eussent l’idée de l’honorer comme confesseur de la foi.

Le clergé séculier, de même que les couvens, a conservé ou recouvré une partie de ses terres. Dans chaque paroisse, le pope a d’ordinaire la jouissance d’un champ; la plupart des communes lui attribuent une trentaine de désiatines[11]. Les prêtres qui reçoivent un traitement du trésor sont parfois les mieux dotés de terres. C’est que, dans les provinces de religion mixte, là où il est en concurrence avec le curé catholique, le pasteur protestant ou le mollah musulman, le pope est soutenu par l’état, comme un agent de russification. D’après les statistiques du Zemstro de Podolie, les 1,350 paroisses orthodoxes de ce seul diocèse se partageaient 80,000 désiatines de champs labourés, rapportant environ 600,000 roubles, et à ces champs venaient s’ajouter des potagers, des prairies, quelques bois.

Les diocèses de la Russie centrale sont souvent moins favorisés. Dans un village du gouvernement de Voronèje où j’ai séjourné, à Kourlak.[12], sur le Bituk, l’église possédait 12 désiatines ; la moitié, c’est-à-dire 6 désiatines, revenait au prêtre; le quart, autrement dit 3 désiatines, revenait au diacre; et le reste, soit 1 désiatine 1/2 par tête, formait le lot des deux chantres ou sacristains. Comme point de comparaison, il est bon de dire que, dans toute cette région, la part de terre attribuée à chaque paysan par le statut d’émancipation dépassait les 6 désiatines du pope. Quant au pomechtchik, à l’ancien seigneur qui me donnait l’hospitalité, son domaine n’avait pas moins de 40,000 hectares; il lui fallait des relais pour aller d’une extrémité à l’autre de ses champs.

Prêtres et diacres ont beau jouir de tant et tant de désiatines, ce leur est souvent une mince ressource dans un pays peu peuplé, où parfois la terre n’a de valeur qu’autant qu’on la peut cultiver soi-même. Les paysans prêtent d’ordinaire au pope un travail gratuit, mais insuffisant. Souvent le prêtre est réduit à mettre lui-même la main à l’ouvrage. A Kourlak, par exemple, le pope cultivait la moitié de ses 6 désiatines et louait l’autre. La principale ressource du clergé n’est pas là, elle est dans les cérémonies religieuses, dans le casuel. Il y a, dans chaque paroisse, deux, trois, quatre familles, souvent vingt ou vingt-cinq personnes, à vivre de l’autel. Tout ce monde pourrait encore trouver là un revenu suffisant, si le produit de chaque église était abandonné à son clergé. Or il n’en est point ainsi : certaines aumônes, certaines taxes ecclésiastiques sont réservées aux caisses du diocèse ou du synode.

Dans les églises orthodoxes, chez les Grecs comme chez les Russes, une des branches de revenus les plus régulières est la vente des cierges : cette vente se peut comparer à la location des bancs ou pews en Angleterre et des chaises en France. Les orthodoxes, qui ne s’assoient point pendant les offices et prient d’ordinaire debout, n’entrent guère dans la maison de Dieu sans acheter à la porte un petit cierge qu’ils laissent à l’église ou qu’ils brûlent devant une image. Les dévots en allument à la fois devant plusieurs saints. La pâle lueur des cierges remplace devant les icônes la prière qu’elle symbolise. L’église tient à la pureté de la cire, dont l’odeur ambrée doit se mêler au parfum de l’encens ; on veut qu’elle soit fabriquée par les ouvrières ailées auxquelles le Seigneur en a confié le soin. Dans cette Russie où le peuple boit encore de l’hydromel, et où tant de terres n’ont jamais porté que des fleurs sauvages, les ruchers sont nombreux. En certaines régions, vers l’extrême nord, vers l’Oural ou le Caucase, l’on se contente souvent de recueillir les rayons des essaims en liberté. Sauvages ou domestiques, les innombrables abeilles de l’immense empire travaillent avant tout pour le Christ et pour ses saints. Des 50 millions de kilogrammes de cire qu’elle récolte annuellement, la Russie consomme la plus grande partie dans ses églises. Autrefois, la confection des cierges était abandonnée à l’industrie privée. Aujourd’hui, l’église, en bonne ménagère, s’en charge souvent elle-même. Nombre d’évêques ont leur fabrique diocésaine; plus d’un couvent a également la sienne. De cette façon, tout le produit de cette pieuse industrie revient à Dieu et à ses ministres. Je ne sais exactement combien de millions rapportent au clergé la vente et la fabrication des cierges. Toujours est-il que c’est un de ses principaux revenus. Aussi, l’une des questions les plus agitées dans le monde de l’église a-t-elle été celle de la répartition du produit de cette vente. Le plus net de ce saint trafic va encore, croyons-nous, au saint-synode et aux écoles ecclésiastiques.

A l’inverse du prêtre catholique, le pope ne peut guère compter parmi ses ressources les honoraires de ses messes. On dit bien la messe pour les morts, surtout aux anniversaires funèbres, mais l’usage n’est point d’en multiplier la répétition. Les dispenses de jeûne et de carême ne sont non plus d’aucun secours pécuniaire pour le diocèse ou les paroisses. L’orthodoxie orientale, pour ses quatre carêmes, ne donne pas de dispenses, chacun les observe suivant sa conscience; au jeûne, elle ne substitue point l’aumône. L’église gréco-russe a dû chercher d’autres sources de revenus. Obligée de faire vivre de l’autel un clergé pourvu de famille, on comprend qu’elle en soit arrivée à faire argent de tout, et qu’aucune de ses cérémonies, aucun de ses sacremens ne soit gratuit. Les inconvéniens d’une pareille pratique, pour la dignité du clergé, n’échappent pas aux autorités ecclésiastiques. Elles voudraient en affranchir au moins les deux sacremens demeurés entièrement gratuits dans l’église latine : la confession et la communion. En 1887, le saint-synode a résolu d’interdire aux pénitens de remettre de l’argent dans la main du prêtre, ou de lui en laisser sur une table après la confession. Il a de même décidé de supprimer l’usage, pour nous assez bizarre, de déposer une offrande sur un plat en buvant du vin chaud après la communion. Pour remplacer cette branche de revenus, le saint-synode a ordonné de placer dans les églises des troncs spécialement destinés à recueillir les dons des fidèles qui viennent faire leurs dévotions. Cette mesure a été appliquée à Moscou, dès 1887, durant la semaine sainte. Comme il fallait s’y attendre, la recette a été en notable déficit sur les années précédentes. Il s’est rencontré des orthodoxes qui ont jeté dans les troncs des boutons et des chiffons de papier, au lieu de pièces d’argent ou de billets de banque. Si le nouveau système est plus conforme à la dignité du prêtre, il est assurément moins favorable à ses intérêts. Aussi est-il douteux qu’il puisse être maintenu ou étendu à toutes les paroisses. À plus forte raison ne saurait-on supprimer la rétribution perçue par le prêtre pour les autres sacremens.

Si le Russe du peuple recourt souvent aux services du pope, il les rémunère chichement : pour les principales cérémonies, à peine donne-t-il un ou deux roubles ; pour les plus petites et les plus fréquentes, quelques kopeks (centimes du rouble). La multiplicité de ces redevances peut seule dédommager le clergé de leur modicité ; aussi n’en néglige-t-il aucune. Il tend à se transformer en agent financier, en collecteur de taxes. Tout se paie, et le plus souvent rien n’a de tarif. La misère besogneuse du pope doit le disputer à l’avare pauvreté du moujik. Pour une cérémonie, pour un mariage ou un enterrement, on négocie, on marchande, comme on ne marchande plus qu’en Russie. De là toute sorte d’anecdotes, de contes, de légendes. Une fois, c’est un pope qui, pour se venger de la ladrerie du père, donne à l’enfant qu’il baptise un nom ridicule. Une autrefois, c’est un paysan qui demande à son curé l’autorisation de se marier dans une autre paroisse. « c’est fort bien, répond le ministre de Dieu, mais as-tu calculé ce que me coûte ton départ ? D’abord je t’aurais marié ; soit tant de roubles. Puis, tu auras des enfans ; mettons sept : cela me ferait sept baptêmes. Puis, plusieurs de tes enfans viendront à mourir ; mettons trois : cela me ferait trois enterremens. Puis tu auras des fils ou des filles à marier ; mettons quatre : cela me ferait quatre mariages. — Mais, batiouchka, réplique le paysan, tu es déjà vieux, tu pourrais mourir avant tout cela. — C’est vrai, mon ami, riposte le pope, nous sommes tous mortels ; aussi je ne le demanderai que dix roubles. »

La rapacité du clergé a fourni la matière de plusieurs contes populaires. Ces skazki montrent quelle opinion l’impitoyable levée du casuel a donné du pope au moujik. Pour juger des sentimens d’un peuple à l’égard de ses prêtres, on ne saurait, il est vrai, s’en fier à ses contes ou à ses proverbes. Monastique ou séculier, le clergé a partout été en butte aux traits de la satire populaire. Ce qui distingue la raillerie russe, c’est son âpreté. En voici un exemple d’après un conte recueilli par Afanasief. Un pope, c’est là chose commune, a refusé de célébrer les funérailles d’une femme pauvre. Le mari, en creusant lui-même la tombe, découvre un trésor ; il porte une pièce d’or au prêtre. Aussitôt les prières sont dites ; le pasteur, tout changé, assiste au repas mortuaire ; il y mange et boit comme trois personnes. La richesse du festin servi par le pauvre homme étonne le curé; il l’interroge, il l’adjure de confesser son péché. « As-tu tué quelque marchand? lui dit-il. — J’ai découvert un trésor, » répond le moujik. Le pope décide de s’emparer de la trouvaille de son paroissien en lui faisant peur. D’accord avec sa popesse, il imagine de se déguiser en diable. Pour cela, il s’affuble de la peau d’une chèvre. Le stratagème réussit, le moujik livre son trésor; mais, en le rapportant, le pope s’aperçoit que la peau de chèvre s’est attachée à ses membres. Cette naïve légende pourrait servir d’allégorie. Comme la peau de chèvre, le renom de cupidité s’est attaché au prêtre ; il s’est collé à son front, il le défigure, il fait prendre le ministre de Dieu pour un suppôt du diable. Avoir des yeux de pope est une expression proverbiale pour désigner des regards avides.

Les évêques cherchent à modérer la cupidité de leurs prêtres ; ils savent au besoin leur donner d’édifiantes leçons. Voici à cet égard un trait que j’ai tout lieu de croire exact. Une pauvre femme était venue trouver Mgr Dmitri, alors archevêque de Toula, le suppliant de lui avancer deux roubles. Le prélat, dont la charité était légendaire, ne put les trouver sur lui. « Que voulez-vous faire de ces deux roubles? demanda-t-il à la femme. — Mon mari est mort, répondit-elle, je voudrais foire dire pour lui les prières de l’église, et le prêtre exige deux roubles pour l’enterrement. — Je ne puis vous les prêter aujourd’hui, répliqua Mgr Dmitri: mais je présiderai moi-même demain aux funérailles de votre défunt. » Et il tint parole, à la consternation du pope, ainsi mis en cause. Le service funèbre terminé, l’évêque, au lieu d’adresser un reproche au prêtre, lui tendit un billet de deux roubles, en disant : « Prenez, vous n’êtes pas comme moi. Vous n’avez pas d’appointements, vous n’avez que votre casuel pour vivre. » Cela, en effet, est d’ordinaire exact et explique l’apparente rapacité des malheureux popes.

Le premier souci d’un prêtre, en prenant possession d’une paroisse, est de s’enquérir de la valeur du casuel. Il y a deux ans, un jeune pope du diocèse de Volhynie avait été nommé à une cure du district de Rovno. Ayant appris que c’était une paroisse pauvre, il écrivit à l’archevêché pour en solliciter une plus lucrative. L’archevêque, Mgr Palladius, fit droit à la demande du jeune ecclésiastique, mais en même temps il écrivit en marge de la requête : « Le pétitionnaire sollicite une paroisse de rapport. Pour l’obtenir, il faut travailler et s’en montrer digne. Les préoccupations matérielles cadrent mal avec la mission ecclésiastique. Le pétitionnaire ferait peut-être bien de chercher son avantage en dehors du sacerdoce, qui ne paraît pas être sa vocation[13]. » Je doute que le prêtre en question ait suivi le conseil épiscopal. Pour la plupart des popes, la prêtrise n’est qu’une carrière qu’ils ne se font pas scrupule d’exploiter de leur mieux.

Les exigences pécuniaires du clergé sont si connues que, en mainte contrée, elles constituent un obstacle au progrès de l’orthodoxie. « La toi russe est trop chère, » répondent aux convertisseurs certains indigènes de Sibérie. « Le pope est trop avide, disent de leur côté les raskolniks ; les sacremens sont trop dispendieux. » Cette considération toute matérielle n’a pas été étrangère au succès de quelques-unes des sectes les plus récentes, les stundistes, par exemple. Plus d’un moujik en est venu à se persuader de l’inutilité des sacremens, à la suite d’une dispute avec le prêtre sur le prix d’une cérémonie. L’un des sectaires les plus en vue de cette fin de siècle, Soutaïef, n’avait pas débuté autrement.

Les fléaux physiques, la sécheresse, les épidémies, sont, pour le pope rural, autant d’occasions de profits. J’ai ainsi vu, dans le Midi, le clergé bénir successivement les melons de chaque paysan. Parfois, quand elles n’obtiennent pas le résultat désiré, les prières de l’église se retournent contre ses ministres. Le moujik les accuse de lui avoir fourni de mauvaises oraisons ou d’avoir mal accompli les rites. Dans une commune du gouvernement de Voronèje, comme la sécheresse ne finissait point, les paysans imaginèrent d’immerger le prêtre dans la rivière. D’ordinaire, c’est pour les sorcières qu’ils réservent ce suprême argument; mais, entre le magicien et le prêtre, entre les incantations de l’un et les invocations de l’autre, l’obscure intelligence du moujik ne fait pas toujours grande différence, d’autant que prêtre et sorcier lui offrent à peu près le même genre de secours, à des conditions analogues. La pauvreté du clergé l’oblige à se prêter à des pratiques peu dignes de l’église; elle fait quelquefois de lui le complice des superstitions populaires. C’est ainsi que s’est perpétué longtemps l’usage d’emporter des prières dans un bonnet pour les femmes en couches. Le paysan tendait son bonnet fourré (chapka) pour que le prêtre pût y réciter ses oremus. La prière dite, il fermait avec soin le bonnet pour ne pas la laisser échapper, et la transmettre intacte à l’accouchée, sur la tête de laquelle il la répandait en agitant sa chapka. Cette coutume, condamnée par le Règlement spirituel de Pierre le Grand, a, dans certaines contrées, persisté jusqu’à nos jours. On comprend la faiblesse du pope vis-à-vis de superstitions dont il vit.

Il faut se garder de croire que ces faiblesses enlèvent à l’humble clergé rural tout sentiment de sa haute mission. Les fonctions du prêtre se ravalent trop souvent pour lui à l’accomplissement mécanique des rites et de la liturgie ; mais ces rites, il les célèbre avec la conscience de leur valeur religieuse et morale. Le pope est d’ordinaire fidèle à ce qu’on pourrait appeler le devoir professionnel. Cet homme aux manières vulgaires, à l’horizon borné, sait, à l’occasion, trouver des consolations pour les malades et des exhortations pour les mourans. Il a le secret du langage qu’il faut parler aux simples et aux ignorans. Plus il est près du peuple, par les mœurs, par les défauts mêmes, mieux peut-être il sait s’en faire comprendre. Les prêtres de la nouvelle génération, plus instruits, plus réservés, plus sobres, ne sont pas toujours ceux qui inspirent le plus de confiance au moujik. Il préfère parfois le pope de l’ancien type, avec sa bonhomie, sa grossièreté et ses vices qui sont les siens. « Je sais qu’il se soûle, disait de son curé un paysan, mais c’est un bon chrétien, et il n’est gris ni le samedi soir ni le dimanche matin. » A demi paysan durant la semaine, le pauvre pope redevient prêtre en revêtant la chasuble et l’épitrachelion. La mystérieuse vertu de la religion le porte au-dessus de ses chétives préoccupations et l’élève, pour une heure, au niveau de ses sublimes fonctions. Elles sont particulièrement rudes, ces fonctions du prêtre, sous un tel ciel, avec un tel hiver et les énormes distances des paroisses russes. Pour aller, sur ces plaines sans abri, porter l’extrême-onction à un malade ou confesser un mourant, il ne faut guère moins, en certaines saisons et en certaines régions, qu’une sorte d’héroïsme. Or, si le pope veut en être payé, il est inouï qu’il refuse les sacremens. Plus d’un a été surpris par l’ouragan en portant le viatique par une nuit d’hiver. Pour se donner des forces, il avait, avant de partir, bu d’un seul coup un large verre de vodka; et le lendemain sa femme ou ses enfans ont retrouvé son cadavre sous la neige. J’ai entendu raconter plus d’un trait de ce genre. Ce qui est peut-être plus rare, c’est un prêtre en réputation de sainteté, attirant à son église la piété populaire. Il s’en rencontre cependant quelques-uns. Ainsi, dans ces dernières années, le P. Ivan Iliitch Serguief, archiprêtre de Saint-André de Cronstadt. C’est, pour le peuple des environs, une sorte de curé d’Ars ou de dom Bosco. On lui attribue des guérisons miraculeuses, on a foi dans la vertu de ses prières ; aussi vient-on de tous côtés lui en demander ou se confesser à lui, si bien que son église présente en tout temps l’aspect encombré des églises orthodoxes un vendredi du grand carême.


IV.

La situation du pope explique le peu de considération et le peu d’influence du clergé. Le respect que le Russe, le moujik ou le marchand porte à la religion, rejaillit peu sur ses ministres. Il ne se fait pas faute de se moquer du prêtre, qu’il salue du nom de père et dont il baise dévotement la main. Dans son exagération même, cette distinction entre l’église et le prêtre fait honneur au sens spirituel du peuple : sa religion n’est point si grossière qu’elle lui fasse confondre l’église avec le pope. Pour le paysan, le pope est une sorte de tchinovnik spirituel, qui, de même que les autres fonctionnaires, prélève des redevances sur le pauvre monde. Il se reproduit, chez le peuple, le même phénomène dans l’ordre religieux que dans l’ordre politique. Les ministres de Dieu ne lui inspirent guère plus de sympathie que les employés du tsar. Sa dévotion filiale au maître ne s’étend pas à ses représentans. Sur le paysan, le prêtre a peut-être moins d’empire qu’il n’en possède dans nos campagnes de France où, d’ordinaire, il en a si peu. Rien cependant ne lui interdit d’en acquérir un jour, car, par la religion, le pope est encore le seul qui ait prise sur le moujik.

Sur les hautes classes, le clergé n’a pas l’influence que lui donnent ailleurs l’éducation, les femmes, ou la politique. Nulle part l’église et ses ministres n’occupent moins de place dans ce qu’on appelle le monde. Le pope est tenu à distance de la maison seigneuriale et exclu de la société cultivée. Ce n’est pas dans les maisons russes qu’on aurait l’idée de réserver la place d’honneur aux ecclésiastiques. Le respect pour la religion s’y allie fort bien avec le dédain de la soutane. « Le prêtre, disait J. de Maistre, est employé comme une machine. On dirait que ses paroles sont une espèce d’opération mécanique qui efface les péchés comme le savon fait disparaître les souillures matérielles. » Même dans les familles qui se croient religieuses, il en est encore souvent ainsi. On requiert le pope à jour fixe, à peu près comme le blanchisseur, a dit M. E.-M. de Vogüé; ses offices payés, on se croit quitte envers lui.

Tenu à l’écart par les classes civilisées, qui diffèrent de lui par leur éducation, leurs manières, leurs idées; plus voisin du peuple par son genre de vie, mais déjà trop supérieur aux moujiks pour se rabaisser sans souffrances à leur niveau, le pope russe, le pope rural surtout, est isolé entre deux mondes, l’un au-dessus, l’autre au-dessous de lui, et se sent presque également étranger à l’un et à l’autre. Cet isolement social borne son horizon intellectuel. Retranché de la société cultivée, le pope ne peut rien apprendre que par les livres, et il n’a guère à sa portée que des traités de théologie ou des ouvrages surannés. La science, la connaissance du monde moderne, ne lui sont guère plus accessibles que la société.

L’une des causes et, en même temps, l’un des effets de cet isolement social, c’est qu’entre le clergé et les autres classes, il n’y a d’ordinaire ni liens de famille ni communauté d’origine. Sous ce rapport, aucun clergé célibataire n’est plus séparé de la société civile que ce clergé marié. Comme, depuis des siècles, il se recrute presque entièrement lui-même, le mariage, au lieu de le mêler aux autres classes, l’en a tenu à l’écart. Le pope n’est pas seulement séparé du monde par son éducation de séminaire et ses fonctions, mais aussi par son origine et ses relations de parenté. Le plus souvent, le prêtre est un fils de pope qui a épousé une fille de pope, et tous deux ont été élevés dans les écoles spéciales aux enfans des ecclésiastiques. Se perpétuant lui-même par ses propres rejetons, le clergé n’est rattaché, par les liens du sang, ni au bas peuple ni aux classes instruites. Les laïques, les hommes cultivés surtout, entrent fort rarement dans les ordres, et moins encore parmi les popes que parmi les moines. À cette abstention séculaire, il n’y a guère d’exceptions que depuis peu d’années. J’ai entendu citer, sous Alexandre III, quelques propriétaires ou quelques étudians appartenant à la noblesse qui s’étaient fait ordonner simples popes ; ainsi par exemple, dans le diocèse de Kharkof. Pour ces hardis novateurs, ce n’était peut-être encore là qu’une manière « d’aller au peuple, » de servir le peuple et le moujik, à une époque où tant de dévoûmens cherchent en vain leur voie.

L’émancipation des serfs et l’abolition des châtimens corporels ont indirectement relevé le clergé rural, que ses chefs s’étaient longtemps habitués à considérer comme une sorte de serf. L’on ne saurait se figurer, en Occident, de quelle manière les pauvres popes étaient, à une époque encore peu reculée, traités par leurs supérieurs. Les cours ecclésiastiques ne recouraient pas moins que les tribunaux séculiers aux punitions corporelles, et les consistoires diocésains en usaient largement vis-à-vis des clercs de tout ordre. Les mandemens épiscopaux se plaisaient à faire siffler le fouet aux oreilles du clergé. Après même que Catherine II eut adouci la législation, lorsque la caste ecclésiastique fut officiellement rangée au nombre des classes privilégiées exemptes des châtimens corporels, les verges continuèrent à cingler les épaules des prêtres de campagne. Le souvenir s’en est conservé dans les familles sacerdotales ; on s’y raconte de père en fils des traits de la manière dont certains prélats respectaient les prérogatives officielles de leur clergé. En voici un exemple emprunté aux mémoires d’un professeur d’académie, qui le tenait de son grand-père[14]. C’était, vers la fin du XVIIIe siècle, un évêque de Vladimir, non point un de ces tyrans mitres dont maint diocèse a gardé la légende, mais un évêque réputé bon enfant, recevant ses prêtres et ses clercs paternellement et les corrigeant de même à l’occasion. « Ah ! polisson ! leur disait le vladyka, du divan où il restait étendu, je vais te donner une leçon. Qu’on apporte les verges; déshabille-toi ! » Et, séance tenante, le prêtre ou le diacre, ainsi apostrophé, devait enlever sa soutane. On l’étendait à terre à demi nu : quatre hommes tenaient le patient par les quatre membres aux pieds de Monseigneur, de façon que l’œil épiscopal pût mesurer les coups. Des prêtres étaient parfois, sur l’ordre de l’évêque, contraints de tenir leur confrère, pendant que les verges lui étaient administrées par les gens du prélat, et cela devant tout le monde. Le châtiment était cruel, le sang coulait. La loi qui exemptait le clergé du service militaire n’était guère mieux respectée des chefs ecclésiastiques ; pour faire d’un prêtre un soldat, ils n’avaient qu’à le déposer. Encore sous Nicolas, un certain Mgr Eugène, évêque de Tambof, avait ainsi fait raser et incorporer dans l’armée nombre de ses popes. En une seule fois, il avait envoyé au régiment toute une fournée de prêtres et de séminaristes. S’ils ne sont plus fouettés pour une peccadille ou enrégimentés sur un caprice épiscopal, les popes peuvent toujours être emprisonnés sur une sentence de leur évêque et de son consistoire. Ils peuvent aussi (et, avec eux, parfois les laïques) être condamnés à « la pénitence ecclésiastique. «Dans ce cas, c’est un couvent qui sert de geôle ; les clercs ainsi punis sont d’ordinaire internés dans un monastère. L’église a ses prisons aussi bien que ses tribunaux. La forteresse de Souzdal a ainsi été transformée en maison de détention pour les membres du clergé; elle avait encore pour commandant, il y a quelques mois, un moine, l’archimandrite Dosithée.

L’état et l’église ont un intérêt manifeste à relever la situation du clergé. D’Alexandre Ier à Alexandre III, il n’est pas un souverain qui ne s’en soit occupé. C’est une de ces questions qui, à chaque règne, reviennent à l’ordre du jour. L’empereur Alexandre II avait montré le prix qu’il attachait à cette œuvre, en suivant pour elle une marche analogue à celle qu’il avait adoptée pour l’affranchissement des paysans. C’était une autre émancipation qui avait tenté le libérateur des serfs. Dès 1862, il avait formé, dans ce dessein, une commission composée de membres du saint-synode et de hauts fonctionnaires. Ces études, poursuivies durant tout le règne du tsar libérateur et reprises sous son successeur, n’ont pas produit tout ce qu’on en avait espéré ; elles n’ont pas cependant été sans résultats.

Pour accroître les ressources des ministres de l’autel sans augmenter les charges de l’état ou des fidèles, on avait mis en avant un procédé en apparence fort simple : c’était d’élever les revenus du clergé en en réduisant le personnel. Jusqu’aux premières années du règne d’Alexandre III, le saint-synode s’est appliqué à diminuer le nombre des paroisses et en même temps le nombre des hommes d’église. Il ne faisait, à son insu peut-être, qu’imiter les luthériens des pays scandinaves, où, pour des raisons analogues, on avait considérablement réduit le nombre des paroisses et des pasteurs. Ce n’était pas là une réforme appropriée au culte orthodoxe et à l’empire russe. L’immensité du territoire lui opposait un obstacle presque insurmontable. Au commencement du règne d’Alexandre III, on avait supprimé plus de trois mille églises. Quoiqu’un certain nombre aient été reconstruites ou rouvertes depuis, on ne saurait dire que le chiffre en soit trop considérable pour un tel empire. En 1887, la Russie ne compte pas en tout 33,000 paroisses, desservies par moins de 35,000 prêtres. Certaines de ces paroisses russes dépassent en étendue nombre de diocèses d’Italie ou d’Orient. Elles sont, en général, formées de plusieurs villages, parfois d’une dizaine de hameaux, souvent fort éloignés les uns des autres. Leurs dimensions mettent déjà le culte officiel hors de la portée d’une partie du peuple. Aussi ne saurait-on s’étonner que le gouvernement et le saint-synode aient renoncé à poursuivre la diminution du nombre des paroisses et des prêtres. Nous l’avions prévu à l’époque où ce système était en vogue[15]. Les fidèles s’en sont montrés mécontens. Le clergé n’en a même pas retiré les avantages matériels qu’on s’en était promis. L’église, étant trop loin, a été moins fréquentée et les offrandes ont baissé d’autant. On s’est aperçu qu’éloigner le prêtre de ses paroissiens, c’était éloigner le peuple de la religion.

Comme on ne peut améliorer la situation des membres du clergé en en diminuant le nombre, on a imaginé d’autres expédiens. On s’est demandé si, à défaut de l’état, les prêtres ne pourraient pas être rétribués par les assemblées provinciales (zemstvos) ou par les communes. La commune ou le zemstvo assurerait au pope un traitement fixe, et l’on pourrait affranchir les fidèles de toutes les redevances actuellement perçues pour les cérémonies de l’église. La gratuité des sacremens satisferait le peuple, en même temps qu’elle relèverait le prestige du clergé. Malheureusement les finances des zemstvos ou des communes ne leur permettent guère de prendre à leur compte l’entretien des popes. La plupart ne sauraient s’en charger sans établir de nouveaux impôts, ce qui rendrait la réforme singulièrement moins populaire.

On cite quelques communes qui ont voté des appointemens à leur prêtre, mais c’est là une exception, et de pareilles résolutions sont révocables. Pour encourager les assemblées rurales à rétribuer leur clergé, des laïques ont conseillé d’abandonner aux paroisses le choix de leur curé. Cette idée a trouvé faveur dans certains cercles, à Moscou surtout. Des écrivains à tendances slavophiles se sont attachés à démontrer que l’élection des curés était conforme aux coutumes nationales et aux canons de l’église. Loin d’être une innovation, le choix des pasteurs par leurs ouailles ne serait en Russie qu’un retour aux anciens usages. Il est vrai que l’élection des membres du clergé donnait souvent lieu à des scandales dont témoignent les conciles moscovites du XVIe et du XVIIe siècle. Les candidats aux postes ecclésiastiques achetaient parfois les voix des électeurs. La coutume d’élire le curé se serait maintenue plus longtemps dans la Petite-Russie que dans la Grande. On en trouverait des traces, dans le diocèse de Kief, jusque vers 1840. Au cœur même de la Grande-Russie, le célèbre métropolite Platon aurait encore, sous Alexandre Ier, reconnu aux paroisses le droit de lui présenter un candidat aux cures vacantes.

Le zemstvo de Moscou avait demandé, en 1880 et 1884, que le droit d’élection, ou au moins de présentation, fût rendu aux paroisses. D’autres assemblées provinciales s’étaient prononcées dans le même sens. Cette intervention des zemstvos, le saint-synode l’a blâmée par la bouche du haut-procureur, comme un empiétement des autorités laïques sur le domaine de l’église. D’après la vénérable assemblée, si l’église laissait autrefois les paroisses désigner leur pasteur, cela tenait à l’insuffisance du nombre d’hommes instruits connus des évêques. Il n’en est plus de même aujourd’hui que les séminaires forment la pépinière naturelle du clergé; l’élection des curés ne serait, à en croire le saint-synode, qu’un retour aux temps d’ignorance[16]. Cette objection n’a pas convaincu les partisans de l’élection ; ils répondent aux chefs de la hiérarchie que le choix des paroisses pourrait être limité aux candidats ayant achevé leurs études théologiques. En fait, les assemblées de villages ou de volost, qui se croient en droit de donner leur avis sur tout ce qui intéresse la commune, se permettent parfois de demander la nomination ou le renvoi d’un prêtre. Le ministère de l’intérieur, d’accord avec le haut-procureur, a, en 1887, interdit aux assemblées de paysans de s’immiscer dans de pareilles questions.

L’avantage de l’élection des prêtres, ce serait, en intéressant le peuple au choix de ses pasteurs, de le rapprocher du clergé. Ce rapprochement, on l’a poursuivi par d’autres moyens; ainsi, notamment, par la création des curatelles paroissiales (prikhodskiia popetchitelstva). L’un des appas des sectes pour l’homme du peuple, c’est que les adhérons du raskol sont membres d’une communauté solidaire, qu’ils participent à son administration comme à ses dépenses, que son oratoire leur appartient, qu’ils s’y sentent chez eux. Les curatelles de paroisses, instituées en 1864, devaient donner aux laïques orthodoxes une part dans la gestion des affaires de leur église. C’étaient une sorte de conseil de fabrique et en même temps un bureau de bienfaisance, parfois même un conseil scolaire. A l’aide de ces curatelles laïques, on comptait relever à la fois la situation matérielle et l’autorité morale du clergé. Nous ne voyons pas qu’elles aient beaucoup servi à l’une ou à l’autre. Créés d’en haut, par voie administrative, ces conseils de paroisse ont manqué de spontanéité et d’indépendance. Un grand nombre d’églises n’en sont pas encore pourvues ; là où elles existent, elles n’ont souvent qu’une existence nominale. La curatelle doit être nommée par l’assemblée de paroisse (prikhodskaia skhodka), et cette assemblée, composée de tous les habitans orthodoxes, il est souvent malaisé de la réunir. Lorsqu’on la convoque, c’est d’ordinaire pour une demande d’argent; cela seul explique le peu d’empressement du peuple. Les offrandes volontaires devaient former la principale ressource de ces conseils de fabrique; mais ces offrandes faisant défaut, on est souvent contraint d’astreindre les paroissiens à une sorte de taxe que la curatelle a grand’peine à percevoir, même pour les dépenses les plus urgentes.

Le gouvernement impérial a cherché dans l’école un autre moyen de rapprocher le peuple du clergé et de rehausser la situation du pope. Une nouvelle sphère d’activité a été ainsi ouverte à l’église. Les écoles paroissiales, confiées à ses soins, ont pris sous Alexandre III un rapide développement. Pendant que, en France, on cherchait à exclure la religion et le clergé de l’enseignement populaire, en Russie, le gouvernement appelait l’église et ses ministres à diriger l’instruction du peuple. Le comte Dmitri Tolstoï, à l’époque où il cumulait les fonctions de haut-procureur et celles de ministre de l’instruction publique, s’était déjà attaché à multiplier les écoles de paroisses, placées sous la direction du clergé local. Un moment, vers le milieu du règne d’Alexandre II, ces écoles étaient, au moins sur le papier, montées au chiffre d’une vingtaine de mille. Mais, comme il arrive souvent en Russie, où la fatigue et la négligence suivent de près l’engouement, la décadence des écoles paroissiales avait été aussi prompte que leur faveur. La plupart avaient disparu devant les écoles laïques inaugurées par les états provinciaux (zemstvos)[17]. M. Pobédonostsef s’est donné pour mission de les relever. Sous son impulsion, les écoles de paroisses ont, de nouveau, surgi de tous côtés. Aucun ministre de l’instruction publique n’a autant fait, à cet égard, que ce procureur du saint-synode. À cette collaboration de l’église dans l’œuvre de l’enseignement populaire, le gouvernement impérial a découvert un avantage moral et un avantage matériel. Il se flatte d’instruire le peuple à moins de frais et à moins de risques. Le prêtre, le diacre, le clerc ordonné par l’église et placé sous l’autorité de l’évêque, lui paraît encore l’instituteur le plus sûr comme le moins cher. Les premiers résultats de l’instruction primaire en Russie n’ont pas, on doit l’avouer, été fort satisfaisans. Là aussi, on a éprouvé la vanité du préjugé banal, qui voit dans la diffusion de l’enseignement primaire un gage de moralité. Il s’en faut que la science de la lecture ou l’art de l’écriture aient toujours moralisé le moujik assez heureux pour avoir une école dans son village. On s’est, en même temps, aperçu que les paysans lettrés devenaient moins sourds aux revendications révolutionnaires. Le gouvernement russe a tenté ce que, à d’autres époques, ont fait d’autres gouvernemens, eux aussi consciens de l’utilité de l’instruction primaire et défians de ses résultats; Alexandre III et M. Pobédonostsef ont demandé la solution du problème à la religion et à l’église.

D’après le règlement de juin 1884, règlement élaboré par le saint-synode, les écoles paroissiales, ouvertes par le clergé orthodoxe, ont expressément pour but d’affermir dans le peuple les principes de la foi et de la morale chrétiennes, en même temps que de lui donner les premiers élémens des connaissances utiles. L’on ne saurait nier qu’un enseignement, ainsi fondé sur la religion, soit le plus conforme aux goûts et aux mœurs du paysan. M. Pobédonostsef n’exprime qu’une vérité d’expérience en constatant dans ses rapports que, pour inspirer confiance au peuple, l’instruction doit s’appuyer sur l’enseignement religieux. Le paysan russe désire entendre son fils chanter à l’église, et lui lire, durant les longues veillées de l’hiver, quelque livre de dévotion. C’est pour cela qu’il l’enverra le plus volontiers à l’école. En lui faisant apprendre à lire, il a peut-être moins en vue la vie et les avantages temporels que le bien de l’âme et le salut. Pour lui, comme pour notre moyen âge, la science ne doit être que la servante de la foi ; il ne l’estime qu’autant qu’elle se plie à cet humble office. Avec une pareille conception, avec les superstitions qui pèsent sur les campagnes, l’école religieuse est peut-être bien la plus capable d’arracher le moujik à « la puissance des ténèbres. »

Les difficultés (en laissant de côté la question financière) ne viennent pas du peuple, mais plutôt du clergé. L’église orthodoxe n’a jamais refusé ses ministres pour une pareille œuvre ; mais le prêtre russe en a-t-il la force? le prêtre russe en a-t-il le loisir? C’est ce que mettait en doute plus d’un esprit impartial. L’ignorance d’une partie du clergé semblait le mal préparer au rôle d’instituteur. Cette objection, il est vrai, ne saurait s’étendre à un enseignement tout à fait élémentaire ; il dépend du clergé et des écoles ecclésiastiques de l’écarter entièrement. Pour cela, on a déjà fait à la pédagogie une place dans certains séminaires; on a institué près de quelques-uns des écoles primaires modèles. Ailleurs, dans le diocèse de Nijni, par exemple, on a récemment (1887) créé des écoles normales ecclésiastiques. Quant au temps enlevé à l’église par l’école, le prêtre est moins l’instituteur que le directeur des nouvelles écoles paroissiales. L’évêque peut, en cas de besoin, lui substituer une autre personne. Le pope peut se faire aider ou suppléer dans son école par le diacre, ou par les clercs inférieurs, les serviteurs de l’église (taerkovno-sloujitéli). L’on a proposé d’y employer spécialement les diacres ou les psalmistes, qui professeraient la semaine à l’école pour chanter le dimanche à l’église. Dans la pratique, ce serait à peu près la situation de nos anciens instituteurs qui échangeaient leur chaire pour le lutrin, avec cette différence que ces maîtres russes seraient eux-mêmes investis d’un caractère ecclésiastique. A défaut de diacre ou de psalmiste, le prêtre peut se faire aider par sa famille, par sa femme, par ses fils ou ses filles. Il y trouve une modeste rémunération.

L’enseignement, dit le règlement de 1884, est à la charge des prêtres ou autres membres du clergé. Il peut aussi être confié à d’autres maîtres ou maîtresses, mais toujours sous la surveillance du prêtre et avec l’autorisation de l’autorité diocésaine. Les maîtres doivent être pris de préférence parmi les anciens élèves des écoles ecclésiastiques. Le principe de la subordination de l’école à l’église a été ainsi poussé à ses dernières conséquences. On chercherait en vain, dans aucun pays de l’Europe, un système scolaire aussi délibérément « clérical. » Ces écoles paroissiales relèvent directement de l’autorité épiscopale; elles ne peuvent être fondées, ni fermées, ni transférées à une administration civile qu’avec l’autorisation de l’évêque. Chaque diocèse a son conseil scolaire, en majorité composé d’ecclésiastiques. Chaque évêque a ses inspecteurs diocésains nommés par lui, ses prêtres inspecteurs; il est vrai que ses écoles restent en outre soumises à l’inspection scolaire laïque.

L’école paroissiale étant une succursale de l’église, la direction générale de l’enseignement est réservée au saint-synode. C’est le saint-synode qui rédige les programmes, et ce que ces programmes mettent en première ligne, c’est l’histoire sainte, le catéchisme, les prières, le chant d’église. La lecture, l’écriture, les élémens de l’arithmétique (telle est d’ordinaire toute la sphère de cet humble enseignement) ne viennent qu’au second rang. Dans les écoles à deux classes, ce qui est l’exception, on ajoute des notions élémentaires sur l’histoire nationale et sur l’histoire ecclésiastique. L’assistance aux offices, les dimanches, est obligatoire. A l’école pour les enfans on peut joindre, toujours avec l’autorisation épiscopale, des cours d’adultes, des sections techniques pour l’enseignement professionnel, des cours du dimanche. On y peut aussi annexer des bibliothèques populaires ; le choix des livres appartient au saint-synode. Ces écoles paroissiales sont encore trop récentes pour qu’on en puisse apprécier l’influence sur le peuple et sur le clergé. Quoiqu’elles n’aient que des moyens d’existence précaires, étant à la charge des paroisses ou des particuliers, elles ont pris un rapide développement. En quelques années, il en a surgi des milliers. Des confréries mi-religieuses, mi-patriotiques, telles que la confrérie orthodoxe de la Vierge à Saint-Pétersbourg ou la confrérie de Saint-Cyrille et de Saint-Méthode à Moscou, se sont donné pour mission d’en répandre les bienfaits. On les a vantées comme un préservatif contre l’esprit de secte. Katkof les célébrait comme un agent de russification dans les pays de nationalités ou de confessions mêlées. Ainsi, aux bords du Volga, chez les Tchouvaches ou les Tchérémisses ; et cela non-seulement dans les régions à demi asiatiques, près des « allogènes » aux trois quarts païens, mais aussi sur les frontières européennes, dans les provinces occidentales, en Lithuanie, en Russie-Blanche, en Petite-Russie. Il est des localités où, dans recelé du pope, les catholiques sont plus nombreux que les orthodoxes. On ne permettrait pas au clergé catholique romain d’ouvrir école contre école.

Au moment de la promulgation de l’ukase de juin 1884, il ne restait, dans tout l’empire, que 3,000 écoles de paroisses; six mois plus tard, le clergé avait fondé près de 2,000 écoles nouvelles, et ce mouvement n’a fait que grandir. A la voix des évêques, sur le signe du haut-procureur du synode, les écoles ont surgi par centaines dans chacun des cinquante-quatre diocèses orthodoxes de l’empire. A en juger par les dernières années, il y aura bientôt peu de paroisses qui n’en soient pourvues. Les sceptiques, il est vrai, se demandent si toutes ces écoles fonctionnent, si nombre d’entre elles n’existent pas uniquement sur les registres des consistoires. L’on est encore en Russie exposé à de pareilles mystifications. Il suffit d’un ordre ou d’un vœu des gouvernans du jour pour que les institutions encouragées en haut lieu sortent tout à coup du sol, sauf à ne jamais fonctionner que dans les rapports officiels ou à bientôt retomber dans le silence du néant. L’âge des villages improvisés de Potemkine n’est pas encore entièrement évanoui. Il se peut que, parmi ces milliers d’écoles improvisées à grand bruit, il y en ait des centaines sans maîtres ou sans élèves. Cela s’est déjà vu en Russie, pour ces mêmes écoles de paroisses, sous Alexandre II, à une époque où l’on avait déjà songé à mettre l’enseignement populaire aux mains du clergé. Vers 1865, par exemple, les statistiques officielles inscrivaient jusqu’à 18,000 écoles ecclésiastiques paroissiales; et, quand on descendait à examiner le nombre des élèves de ces 18,000 écoles, on trouvait, non sans surprise, qu’il ne dépassait pas 100,000. Chacune de ces écoles de paroisses ne comptait ainsi en moyenne que cinq ou six élèves, ce qui revient à dire que beaucoup n’avaient qu’une existence nominale.

Il semble, il est vrai, n’en plus être de même aujourd’hui. A en croire les comptes-rendus officiels, les nouvelles écoles paroissiales auraient, en maint diocèse, une moyenne de vingt à trente élèves. Des centaines de milliers d’enfans des deux sexes apprendraient, sous la direction du pope, à déchiffrer les trente-six lettres de l’alphabet russe. Il s’est trouvé des localités si satisfaites de ce mode d’enseignement qu’elles voulaient transférer au clergé les écoles laïques. Un moment, il a été question de lui confier les libres écoles fondées par les zemstvos. Quoique la Russie ne soit pas encore en proie aux luttes du « laïcisme » et du « cléricalisme, » une pareille absorption de l’enseignement primaire par le clergé répugnerait à la plupart des Russes. Les avantages de la variété et de la concurrence ne leur échappent point. Parmi les amis attitrés de l’église, il s’en est rencontré d’assez clairvoyans pour ne pas lui souhaiter un monopole si manifestement au-dessus de ses forces. Le dernier des slavophiles, feu Aksakof, appréhendait de voir l’exclusion de l’élément laïque provoquer un antagonisme entre la société civile représentée par les zemstvos et les influences ecclésiastiques. L’idée d’abandonner à l’église l’enseignement populaire n’en a pas moins été agitée jusqu’au sein des assemblées provinciales. Un quelques districts, les zemstvos ont eu assez de confiance dans le clergé pour lui remettre spontanément leurs écoles en continuant à les subventionner de leurs deniers. Le plus souvent, le zemstvo, en conservant ses propres écoles, y a fait une plus grande place aux matières religieuses, spécialement au slavon ecclésiastique ; c’était le meilleur moyen de gagner la confiance du peuple à l’enseignement laïque.

Si les écoles du zemstvo sont généralement demeurées indépendantes du clergé, il n’en est pas de même des petites écoles villageoises, dites écoles de lecture et d’écriture (gramotnost), où l’enseignement était donné par des paysans, d’anciens soldats ou des employés en retraite, dont le plus clair du traitement était d’être nourris par les parens de leurs élèves. Toutes ces chétives écoles « paysannes, » l’empereur Alexandre III les a placées sous la direction des autorités ecclésiastiques. Comment s’en étonner alors qu’en France, au lendemain de la révolution de 1848, M. Thiers voulait abandonner tout l’enseignement primaire aux frères et aux curés ? Il est vrai que l’église russe est loin d’avoir pour l’enseignement la même passion et les mêmes ressources que l’église catholique. Pour que le récent essor des écoles paroissiales se soutienne et que le règne d’Alexandre III ne revoie pas les déceptions du règne d’Alexandre II, il faut que les habitudes du clergé changent singulièrement. Naguère encore, il montrait si peu de souci de l’instruction du peuple qu’il ne se donnait même pas toujours la peine de lui apprendre le catéchisme. Les zemstvos avaient beau rétribuer le prêtre pour enseigner à l’école « la loi de Dieu, » ainsi que disent les Russes, nombre de popes oubliaient ce premier devoir de leurs fonctions. Après cela, on comprend que plus d’un sceptique doute encore de l’aptitude du clergé à l’enseignement.

Ce n’est pas seulement dans l’école que le clergé doit aujourd’hui contribuer à l’instruction du peuple, c’est aussi dans l’église. La prédication, le mode d’enseignement propre au clergé, avait, jusqu’à une époque toute récente, presque entièrement disparu de la Russie. La parole vivante était d’ordinaire bannie de l’église. On lui avait substitué des lectures des pères ou de traités approuvés par le synode ; mais ces livres, émaillés de locutions slavonnes et mal lus par le pope, restaient souvent inintelligibles aux masses. Jusqu’à cette fin de siècle, leur piété n’a guère eu d’autre aliment. En fait, le Russe orthodoxe s’est, durant des centaines d’années, passé de toute instruction religieuse. On se demande comment pouvait se transmettre la foi; il est vrai qu’aujourd’hui encore nombre de moujiks en ignorent les dogmes essentiels; beaucoup ne savent même pas leurs prières. Quand la vigne du Seigneur était ainsi laissée en friche par les mains chargées de la cultiver, comment s’étonner d’y voir partout lever l’ivraie de l’hérésie et les folles herbes des sectes?

De Pierre le Grand jusque vers l’avènement d’Alexandre III, la prédication était restée presque entièrement confinée dans les hautes régions ecclésiastiques. Chez le clergé noir, parmi les archimandrites et les évêques, l’éloquence était un moyen de distinction et un titre à l’avancement. Aussi, les principaux orateurs sacrés de la Russie ont-ils été des prélats. Cette éloquence épiscopale excellait surtout dans le panégyrique ; c’est encore le genre national. La raison en est aux institutions. La chaire chrétienne semblait autant s’inspirer de Pline le Jeune vis-à-vis de Trajan que de saint Ambroise ou de saint Chrysostome en face des empereurs. L’éloge du prince et du pouvoir y tenait une grande place. La flatterie y mêlait les hyperboles orientales et les raffinemens byzantins au ton patriarcal et biblique cher aux Russes. L’adulation s’y montrait parfois tellement outrée qu’Alexandre Ier se crut obligé d’interdire par ukase « qu’on appliquât, dans les sermons, à Sa Majesté Impériale, des louanges qui n’appartiennent qu’à Dieu. »

Évêques et archevêques ont, vis-à-vis des prédicateurs du bas clergé, un immense avantage; ils n’ont pas à compter avec la censure. Naguère encore, d’après les règlemens édictés sous Nicolas, les sermons, composés par de simples prêtres, devaient être soumis à l’approbation de leurs supérieurs ou à la censure ecclésiastique. On conçoit ce qu’une pareille obligation avait de peu encourageant pour de pauvres popes, d’ordinaire peu versés dans l’art d’écrire. La censure ecclésiastique s’est aujourd’hui relâchée de ses prétentions; la langue du pope a été déliée. Les pessimistes disent qu’on n’a pas toujours à s’en féliciter. Il est des prêtres qui ne savent pas peser leurs paroles. C’est ainsi que, en 1884, un curé du diocèse de Tver (village de Vernovo) s’était fait accuser d’avoir, dans un sermon, excité les paysans contre les propriétaires.

La prédication a-t-elle pris, dans les dernières années, un essor inattendu, la cause en est toute profane. Ici encore, le clergé a cédé à l’impulsion du dehors. L’église (on pourrait presque aussi bien dire l’état) s’est-elle efforcée de rendre au peuple le sermon évangélique ; c’est dans un intérêt politique presque autant que dans un intérêt religieux. La chaire, de même que l’école, a paru un moyen d’agir sur le peuple. Pour la guerre contre les doctrines subversives, on a enrôlé l’éloquence chrétienne. Le pope a été appelé à l’aide du gendarme. Au sourd apostolat des propagandistes révolutionnaires, on a tenté d’opposer la parole de Dieu. Les conspirations ont remis en honneur la prédication.

Le principal souci des pasteurs russes, de ceux, notamment, qui portent la houlette épiscopale, est de prémunir leur troupeau contre les pièges du loup « nihiliste. » Cette préoccupation est d’autant plus naturelle qu’en combattant les ennemis de l’état, ils ont conscience de combattre les adversaires de l’église. Le gouvernement ne saurait reprocher au clergé, au haut clergé du moins, son inaction. Le haut-procureur a tout lieu d’être satisfait du zèle des évêques. La plupart ont en personne conduit leurs prêtres à la défense de l’autocratie. Les prélats orthodoxes ont, comme l’évêque de Viatka, invité le clergé à inculquer à ses ouailles de « bons principes religieux et politiques. » Les mandemens et les discours épiscopaux ont été remplis de dissertations politico-sociales, et les simples prêtres se sont efforcés d’imiter leurs chefs. La fidélité au tsar et au trône a été le thème d’une multitude d’homélies. Les fêtes impériales reviennent plusieurs fois, chaque année, fournir l’occasion de solennels panégyriques. C’est ainsi que l’un des plus renommés prédicateurs de l’empire, Mgr Ambroise, archevêque de Kharkof, célébrait, en 1 887, l’anniversaire du couronnement d’Alexandre III par un discours sur les « devoirs des sujets. » Ce n’était assurément pas là un sujet neuf pour un auditoire russe. Pierre le Grand, tout en montrant peu de confiance dans les talens oratoires de son clergé, lui faisait déjà recommander, par son règlement spirituel, de prêcher sur le respect dû aux autorités, et spécialement à la « suprême autorité du tsar. »

La chaire russe a beau regarder souvent la terre en parlant du ciel, la religion et le clergé ont tout profit au renouvellement de la prédication dans l’église. Pour avoir été longtemps sevré de sermons, le peuple russe, avec sa gravité naïve, n’en a pas moins le goût de ce genre solennel. Aucun clergé ne s’adresse à un public aussi avide ou aussi respectueux de la parole de Dieu. Les prédicateurs en renom y trouvent des lecteurs non moins que des auditeurs. Aussi les recueils de sermons ne font-ils plus défaut. A Pétersbourg, une collection de discours prononcés à Saint-Isaac était, en quelques semaines, répandue à des centaines de milliers d’exemplaires. Aux sermons le clergé a ajouté, dans les grandes villes, des lectures, des conférences, voire des colloques contradictoires qui attirent nombre de curieux. Le clergé, sorti de sa torpeur séculaire, commence à prendre part aux luttes de la vie nationale. Avec le glaive de la parole, il a retrouvé l’arme propre du prêtre ; elle peut l’aider à reconquérir l’autorité qui lui manque. Si jamais le pope recouvre quelque ascendant sur le peuple, ce sera par là. Malheureusement, le caractère officiel du clergé, la constitution bureaucratique de la hiérarchie, les liens étroits qui la rattachent à l’état, l’espèce de monopole religieux dont l’église est investie, sont peu faits pour en rehausser l’autorité morale ou gagner à ses ministres la confiance des peuples.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 avril et du 15 août 1887.
  2. Voyez la Revue du 15 juin 1874.
  3. Ainsi, par exemple, l’empereur Alexandre II cédait souvent, dans les questions religieuses, aux inspirations de sa femme, l’impératrice Marie Alexandrovna.
  4. On sait qu’Alexandre III lui a depuis confié le ministère de l’intérieur.
  5. W. Palmer : Notes of a visit to the Russian Church., p. 200-201.
  6. D’après les comptes-rendus du procureur du saint-synode (déc. 1886), la Russie possédait 380 couvens d’hommes, comptant une population de 6,772 moines et de 4,107 novices, soit en tout, 10,879 religieux, — et 171 couvens de femmes, renfermant 4,941 nonnes et 12,966 novices ou sœurs converses, soit en tout 17,907 religieuses.
  7. Vozglasi velmi. — Rousskaia Starina, fév. 1880, p. 207.
  8. La desiatine vaut 1 hectare 9 ares.
  9. Dans la Rous primitive, les précautions prises vis-à-vis des religieuses étaient telles que, d’après un récent historien, les aumôniers de monastères de femmes devaient être ennuques. (Goloubinsky: Istoria rousskoï tserkvi, t. II, p. 529; L. Léger : Chronique dite de Nestor, 304.)
  10. Voici, d’après le budget de 1887, comment se répartissent les sommes allouées au saint-synode et au culte orthodoxe :
    Roubles
    Administration centrale 256.789
    Chapitres des cathédrales, consistoires, archevêchés et évêchés. 1,437,493
    Monastères 402.472
    Clergé des villes et des campagnes 6.392.022
    Subvention aux établissemens d’instruction du clergé 1.748.060
    Etablissemens orthodoxes à l’étranger 188.122
    Travaux de construction 265.541
    Dépenses diverses 307.643
    Total 10.988.142

    Ajoutons, commc point de comparaison, que le service des cultes étrangers était inscrit au même budget de 1887 (chapitre du ministère de l’intérieur) pour la somme de 1,758,000 roubles.

  11. On se rappelle que la désiatine vaut un 1 hectare 9 ares.
  12. Ce village était relativement pauvre de terres, les paysans n’ayant reçu, lors de l’émancipation, que le quart de lot gratuit.»
  13. La note de l’archevêque, publiée par le consistoire pour la gouverne du cierge diocésain, fut reproduite par les journaux, notamment par le Kievlianine (oct. 1885).
  14. Mémoires de Rostislavof ; Rousskaia Starina, janvier 1X80.
  15. Voyez la Revue du 15 juin 1874, p. 830-831.
  16. Compte-rendu du haut-procureur pour 1884 (déc. 1885).
  17. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. II, p. 203-207 (2e édit.).