La Religion en Russie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 840-871).
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LA
RELIGION EN RUSSIE

II.[1]
LE CULTE EXTÉRIEUR, LES RITES, LES FÊTES, LES IMAGES, L’ART RELIGIEUX.


I

Pour la constitution de l’église, l’orthodoxie gréco-russe occupe une position intermédiaire entre Rome et la réforme. Il en est tout autrement des rites, du culte extérieur. Par ce côté, l’église orientale se montre à la fois opposée aux deux grands partis qui ont divisé l’Occident. L’immobilité traditionnelle qui, à plus d’un égard, l’a placée au milieu des catholiques et des protestans, l’a laissée, sous ce rapport, à l’écart et comme en arrière des uns et des autres. Pour les formes, pour l’importance donnée au cérémonial, l’orthodoxie gréco-russe est en quelque sorte à l’extrême droite du christianisme ; c’est plutôt le catholicisme romain qui est au centre.

Les usages de l’antiquité chrétienne, souvent simplifiés par Rome avant d’être réduits ou rejetés par la réforme, se sont, pour la plupart, religieusement conservés en Orient, en Russie surtout. Strictement attaché aux formes ecclésiastiques des IVe et Ve siècles, le culte orthodoxe est essentiellement ritualiste. Cette fidélité à des pratiques abandonnées ou modifiées par les confessions d’Occident lui donne, vis-à-vis d’elles, un air archaïque et vieilli. Ce ritualisme a valu à l’église grecque l’attaque simultanée des deux camps opposés. Catholiques et protestans, qui, d’ordinaire, lui font des reproches contraires, l’ont également accusée d’étouffer la religion sous les pratiques extérieures. La principale cause de ce formalisme byzantin, transmis à l’église russe par sa mère du Bosphore, c’est d’abord l’esprit oriental ; c’est ensuite l’histoire, la longue ignorance, l’état de civilisation de la plupart des nations orthodoxes ; c’est enfin, chez les Russes, le caractère réaliste du peuple, son attachement inné aux rites et aux cérémonies, si bien que les corrections liturgiques les mieux justifiées ont été, pour lui, le point de départ d’un schisme obstiné.

Le respect du rite, de l’obriad, comme disent les Russes, est tellement naturel à ce peuple, qu’il se retrouve partout chez lui, dans la vie domestique presque autant que dans la vie religieuse. Sous ce rapport, il n’est pas sans ressemblance avec son lointain voisin, le Chinois. Pour tous les actes de la vie humaine, le paysan a des formes et des formules qu’il conserve religieusement. A côté des fêtes ou des cérémonies de l’église, il a, pour la naissance, pour le mariage, pour la mort, des cérémonies traditionnelles, souvent compliquées de véritables rites civils, qu’il observe avec presque autant de ponctualité que les rites prescrits par l’église. C’est ainsi que, pour le mariage, les fêtes domestiques du moujik constituent un véritable poème en action, une sorte de drame à plusieurs personnages, avec chants et chœurs à l’antique, joué depuis des siècles de génération en génération.

On sent ce qu’un pareil esprit a pu produire en religion. Le Russe a, en quelque sorte, renchéri sur le formalisme byzantin. Il ne s’est pas contenté d’être fidèle à tous les rites de l’église ; il en a mis là même où l’église ne lui en imposait point. Ainsi de la prière elle-même. Pour lui, la prière, l’entretien de l’âme avec son Rédempteur, est une sorte de rite ; elle a des formes consacrées, formes toutes nationales, car elles sont en grande partie étrangères aux Grecs.

L’orthodoxe, le Russe surtout, prie d’habitude debout, conformément aux usages de l’église primitive ; mais, durant sa prière, le Russe ne reste pas en repos. Le corps y semble prendre autant de part que l’esprit : le moujik prie avec tous ses membres. Pendant les offices, il passe son temps à se signer de grands signes de croix, levant à la fois la tête et la main droite, puis se courbant en deux entre chaque signe de croix, et se redressant aussitôt pour recommencer sans fin. Les plus pieux s’agenouillent et se prosternent à intervalles réguliers, se relevant vivement pour se prosterner de nouveau, comme s’ils étaient contraints à cette sorte de pénitence. Les saluts répétés qu’ils adressent ainsi à l’autel ou aux saintes images rappellent ceux que le serf prodiguait naguère à son seigneur ; pour nous Occidentaux, ces profondes et rapides inclinations ont quelque chose de servile et de fatigant. Dans une église russe, un étranger a peine à ne pas être étourdi par le balancement de la foule qui oscille autour de lui. Cette tenue à l’église, où le corps s’agite sans cesse, rappelle moins la grave attitude de l’Orante chrétienne des Catacombes que la prière musulmane, elle aussi, accompagnée d’inclinations et de prosternemens réglés par l’usage. Comme celle de l’invocateur d’Allah, la prière russe est un véritable exercice, une espèce de gymnastique sacrée. Si les classes cultivées ont, sous l’influence occidentale, abandonné cette religieuse pantomime au bas peuple, ce dernier y paraît fort attaché. Il n’a point l’air de savoir prier autrement. Beaucoup semblent embarrassés de leur personne lorsque, durant les longs offices, la fatigue les contraint à suspendre leurs signes de croix et leurs prosternemens. J’en ai vu ne s’arrêter qu’après des centaines de génuflexions.

On ne fit point ou on fit peu dans les églises russes. L’usage n’est pas d’emporter un livre aux offices. L’homme du peuple trouverait inconvenant de s’asseoir dans l’église pour y lire un livre. Cela le choque dans les églises latines. Les gens pieux lisent l’office du jour d’avance, pour être mieux en état de le suivre à la messe. Le commun des fidèles se contente de faire brûler des cierges, de se signer et de s’incliner en répétant sans cesse les mêmes formules ; uni d’intention au prêtre, il suit l’officiant du regard, il écoute le grave plain-chant et jouit de la noblesse du service divin et des chants sacrés.

La liturgie[2] pravoslave est bien faite pour commander l’attention et le respect du peuple. Elle n’a qu’un défaut, l’extrême longueur de ses offices, qui contraint le clergé à en dépêcher rapidement certaines parties. Les antiques cérémonies du rite grec sont d’ordinaire célébrées avec une dignité imposante. Les Russes l’emportent, à cet égard, non-seulement sur les Latins, mais sur les Grecs, leurs coreligionnaires. Jusque dans les églises de campagne, la plupart des popes, parfois les plus ignorans et les moins tempérans, apportent à l’autel une majesté vraiment sacerdotale. Le peuple, aussi bien que l’homme ou la femme du monde, attache une grande importance à la manière dont ses prêtres officient. Une belle prestance, de beaux traits, de beaux cheveux longs, une belle voix, sont des qualités fort appréciées chez le clergé. La liturgie, la messe grecque, dont les parties les plus mystérieuses sont célébrées loin des regards de la foule, derrière le mur de l’iconostase, la liturgie est une véritable représentation sacrée dont la mise en scène et l’exécution sont précieusement soignées. Les prêtres et diacres sont avant tout les acteurs du drame mystique ; ils ont conscience de la solennité de leur rôle et le jouent avec la dignité de maîtres des divines cérémonies.

Ces cérémonies, l’église ne permet pas de les écourter, de les tronquer. Rien, chez les Orientaux, des conventions ou des fictions qui, chez les Latins, ont souvent simplifié les offices. Rien, par exemple, d’analogue à notre messe basse, où le prêtre dialogue seul avec un enfant, qui lui répond au nom d’une assemblée absente. Toutes ces fictions, toutes ces abréviations des rites, sont contraires à l’esprit de l’église d’Orient ; elles lui semblent une altération, une mutilation des saints mystères. Les offices sont toujours publics, destinés au peuple chrétien. Le prêtre ne les célèbre que pour les fidèles ; aussi n’officie-t-il d’habitude que les jours de fête. Il n’a pas plus l’idée de dire tout seul, tout bus, une messe sans auditeurs, que de prononcer à voix basse un sermon dans une église vide. A la liturgie il faut, pour lui, la solennité des cérémonies publiques.

Si elle n’a rien élagué des rites que lui a transmis l’antiquité, gardant toutes les anciennes cérémonies et toutes les anciennes observances, sans correction ni retranchement, en revanche, l’église orientale ne leur a d’ordinaire rien ajouté. Elle n’a pas éprouvé le besoin de rajeunissement qui renouvelle sans cesse la piété catholique. Dans ses offices et ses prières, comme dans ses pratiques, elle demeure fermée à toutes les innovations. Aussi, les dévotions les plus populaires des pays catholiques, le sacré-cœur, par exemple, lui sont-elles étrangères. En ce sens, l’on pourrait dire que, si la liturgie n’y a pas été simplifiée, le culte y est demeuré plus simple.

Cet antique rite gréco-slave impose par les dehors, alors même que le sens symbolique en échappe. A Rome, où, pour l’Epiphanie, l’on se plaisait à célébrer la messe dans tous les rites admis par le Vatican, j’ai plus d’une fois entendu remarquer que le plus noble, dans son austère beauté, était le rite ruthène, lequel n’est en somme que le rite gréco-slave, conservé presque intégralement par les Grecs-Unis de l’ancienne Pologne. Si les Russes et les Grecs ont, en réalité, le même rite en deux langues différentes, la forme slave est sans comparaison supérieure, les Russes n’ayant pas adopté le chant nasillard des Grecs ou des Arméniens.

Voltaire disait que la messe était l’opéra des pauvres. Cela est non moine vrai de la Russie que de l’Occident, bien que d’une manière différente ; car jamais, en Orient, l’église n’a pris modèle sur l’opéra, ni le sacré fait d’emprunt au profane. S’il est vrai que le rôle de la religion, aux époques incultes surtout, ne doit pas se borner uniquement au dogme ou à la morale, nulle part peut-être l’église n’a mieux compris ce que j’appellerai la partie esthétique de la religion, tout ce côté de sa tâche oublié ou méconnu de la plupart des sectes protestantes. A l’encontre des sèches doctrines de certains réformateurs, l’église russe a distribué à l’homme du peuple, non-seulement le pain substantiel de l’évangile, mais aussi cet aliment délicat dont aucun être humain ne saurait entièrement se passer, le sentiment du beau et de l’idéal. En réalité même, c’est là, nous semble-t-il, que cette église, tant dédaignée, a surtout excellé ; c’est par là que, à travers toutes ses misères, elle a été le moins inférieure à sa haute vocation. A ce peuple d’ignorans et d’opprimés, elle a découvert ce que la religion seule lui pouvait révéler, l’art ; pour ces générations de serfs, elle a eu des spectacles et des concerts qui, par l’enchantement des sens, ont rafraîchi l’âme du moujik. A cet égard, l’église russe peut soutenir la comparaison avec l’église romaine, qui a porté si loin l’art d’atteindre l’âme à travers les sens.

Entre Rome et l’Orient, il y a toutefois, ici même, une différence notable. En parlant à l’œil et à l’oreille, l’église orientale a toujours en peur de trop leur plaire ; en s’adressant aux sens, elle les a toujours tenus en suspicion. Contre toute volupté charnelle, contre l’art même, elle a pris des précautions qui, chez les Byzantins, ont été poussées jusqu’à l’extrême. Entre le sacré et le profane, entre la peinture ou la musique du siècle et celles de l’église, elle a toujours maintenu une barrière. Jamais ses temples n’ont été envahis par les pompes mondaines et l’appareil théâtral dont, à différentes reprises, l’église catholique a eu tant de peine à se défendre.

L’austérité du culte apparaît dans la scène même du drame sacré. Alors qu’il est le plus somptueux, le décor en est toujours simple. Rien ne trouble l’impression d’unité de l’église et du service divin. Au fond de l’abside, à l’Orient, un seul autel, comme il n’y a qu’un Dieu et un Sauveur. Entre l’autel et la nef se dresse la barrière de l’iconostase, dont les portes royales, que le prêtre seul a le droit de franchir, se ferment durant la consécration, faisant aux saints mystères comme un sanctuaire dans le sanctuaire ; seul d’entre les laïques, le tsar est admis à y pénétrer pour recevoir la communion, le jour de son couronnement. Dans les vieilles cathédrales, dans les sobor des grandes villes ou des grands monastères, cette muraille, qui symbolise le voile du temple, reluit d’or et de marbres précieux. La jaspe de Sibérie y encadre la malachite et le lapis-lazuli. C’est l’iconostase qui porte les images les plus vénérées, les icônes d’où lui vient son nom[3]. L’entrée et la sortie du prêtre, le transport des élémens du sacrifice de la table de l’offertoire à l’autel, la marche du diacre portant sur son front l’évangile ou le calice, la clôture et la réouverture des portes saintes forment autant de scènes du drame liturgique et lui donnent plus de mouvement et de vie que dans le rite latin. Tout ce lent cérémonial est en harmonie avec le luxe sévère des vieilles églises byzantines, avec l’or mat des peintures ou des mosaïques. Le caractère d’antiquité, qui rehausse la solennité des rites, se retrouve jusque dans le mobilier liturgique. On y reconnaît les flabella, les éventails de métal que le diacre agite autour du tabernacle, et la cuillère d’or pour le vin de la communion, et la lance et l’éponge, qui rappellent le Calvaire, et d’autres instrumens sacrés, depuis longtemps disparus de l’Occident.

En dépit, ou mieux, en raison de leur antiquité, les longues cérémonies gréco-russes sont d’un symbolisme à la fois naïf et touchant. Ainsi, par exemple, du mariage : en aucune église, la consécration nuptiale, que des esprits terre à terre voudraient dépouiller de tout caractère mystique, n’est entourée de plus poétiques allégories. Au mariage religieux, vulgairement appelé couronnement (ventchanié), les deux fiancés, que le peuple dans ses chants décore pour un jour du titre de prince et princesse, voient porter sur leur tête une couronne. Après l’échange des anneaux et le baiser des fiançailles, donné en face du tabernacle sur l’invitation du prêtre, l’église, pour leur rappeler qu’ils vont tout mettre en commun, présente aux lèvres des nouveaux époux une coupe où ils boivent trois fois tour à tour ; puis, leur ayant lié les mains ensemble, l’officiant leur fait faire, à sa suite, trois fois le tour de l’autel, en signe qu’ils doivent marcher dans la vie en étroite union. Au baiser des fiançailles correspond, lors des funérailles, le suprême et troublant adieu du dernier baiser. Après l’avoir eux-mêmes porté sur leurs épaules dans l’église, les parens et les amis du mort lui viennent baiser le visage dans sa bière ouverte. De toutes les cérémonies ou les fêtes russes, il y aurait de quoi tirer un Génie du christianisme, non moins poétique et non moins pittoresque que celui de Chateaubriand.

Pour ses fêtes religieuses, pour les fêtes de Pâques, en particulier, Moscou pourrait rivaliser avec Rome, ou mieux, avec Séville, toujours avec cette différence qu’en Russie ces fêtes ont quelque chose de moins théâtral et de plus populaire. Le spectacle de la nuit de Pâques au Kremlin est, en ce genre, un des plus émouvans de l’Europe. Si chacune des deux églises a sa messe de minuit, celle d’Orient préfère, en effet, célébrer la nuit de la résurrection. La foule, rassemblée au pied de la tour d’Ivan Veliki, entre les vieilles « cathédrales » du Kremlin, attend, des cierges en main, l’annonce que le Sauveur est ressuscité. A minuit, les cloches, qui bourdonnaient sourdement, éclatent de toutes parts en joyeuses fusées, pendant que les têtes se découvrent, que les cierges s’allument, que le canon gronde au loin. La liturgie de cette nuit de Pâques peut fournir un exemple du symbolisme historique habituel au rite gréco-russe. À l’heure marquée, après le chant des psaumes, l’évêque, ou le prêtre qui officie, s’approche du sépulcre ; il lève le suaire et voit que le Sauveur n’y est plus. Alors, au lieu d’annoncer la résurrection, il hésite comme les disciples de l’évangile. Il sort de l’église avec son clergé, à la recherche du Sauveur disparu ; puis, rentrant dans le temple, il annonce aux fidèles que le Christ est ressuscité et entonne un hymne de triomphe. Certes, ce symbolisme ne peut être toujours aussi transparent ; le peuple ne le comprend pas toujours ; il n’en prend pas moins part à l’allégresse et au deuil de l’église, pleurant et se réjouissant avec elle. Le jour de Pâques, il y a quelque chose de touchant à voir les hommes de toute classe s’embrasser, au cri de « Christ est ressuscité, » en échangeant des œufs de Pâques, antiques emblèmes de la résurrection[4].


II

En dépit de la beauté de ses rites, bien dignes d’inspirer le poète et l’artiste, l’église gréco-russe n’a pas ouvert à l’art les mêmes horizons que l’église latine. De ses splendides iconostases, de ses sombres absides, il n’a rien surgi de comparable aux vierges d’un Raphaël ou d’un Corrège, aux anges d’un Botticelli ou d’un ira Angelico. Ici encore l’on pourrait dire que la faute est moins à l’église qu’aux peuples élevés par elle et à la lenteur de leur développement. C’est là sans doute une explication, mais ce n’est pas la seule. Les Tatars n’auraient pas arrêté de trois ou quatre siècles la croissance de la Russie, que l’église russe n’eût point donné à l’art la même impulsion que l’église latine. Cela tient, en grande partie, aux précautions prises par l’Orient contre l’envahissement de l’esprit mondain et contre les séductions de la beauté périssable. En faisant appel aux sens, l’église orthodoxe semble avoir toujours craint d’en être la dupe. Elle a toujours été défiante de ce qui flatte l’œil ou caresse l’oreille, si bien que, dans les foyers mêmes de l’art antique, sous le ciel de Phidias, en face des dieux du Parthénon conservés à Byzance, cette méfiance de la chair a étouffé tout art vivant.

L’église, il est vrai, n’a point condamné l’art, la peinture et la musique du moins ; elle l’a maintenu dans une étroite sujétion. Elle ne l’a pas, comme l’église latine, traité en enfant, et longtemps en enfant gâté, avec l’indulgence d’une mère ou d’une nourrice, mais bien plutôt en serviteur, en esclave, avec la sévérité d’une maîtresse dédaigneuse. Elle semble avoir toujours gardé pour lui quelque chose des répugnances des iconoclastes. Elle s’est appliquée, par une sorte d’ascétisme, à le réduire à l’état de symbole, d’emblème immatériel, de signe hiératique, lui interdisant toute aspiration indépendante, lui refusant toute vie propre. Pour ne pas le laisser dévier de son but mystique et s’humaniser pour le plaisir des yeux, elle l’a emprisonné dans des types conventionnels, immobilisés pour les siècles. Cela était surtout vrai des précepteurs religieux des Russes, les moines grecs du bas-empire ; ils semblent s’être ingéniés à dépouiller l’art sacré de tout charme sensible, proscrivant de la musique, comme de la peinture, tout attrait charnel, jusqu’à leur enlever toute trace de leur première beauté. Ainsi entendu, l’art byzantin, avec son mépris de la vie et de la nature, est l’art religieux, l’art spiritualiste, pour ne pas dire l’art chrétien par excellence. Ces peintures inanimées, aux corps émaciés, sont le produit de l’ascétisme oriental. Ces longs saints immobiles, hôtes maussades d’un ciel morose, auraient édifié les regards des anachorètes de la Thébaïde ou des stylites de la Syrie. Le Dieu, dont la face doit ravir les bienheureux durant les siècles des siècles, le Christ lui-même ne semble-t-il pas parfois, chez les peintres de l’Athos, inspiré de ce père de l’église qui enseignait que le Sauveur avait été le plus laid des enfans des hommes ?

Le seul art où l’église byzantine ait vraiment excellé, c’est le moins sensible, le moins charnel de tous, l’architecture. C’est aussi celui où le génie moscovite a montré le plus d’originalité ; c’est le premier où, mêlant les leçons de l’Europe et de l’Asie, le génie russe ait manifesté quelque chose de national. Et, malgré cela, on ne saurait dire de ce style russe qu’il constitue une architecture comparable au style gothique de la France ou au byzantin des Grecs. L’architecture était le seul art auquel l’église orientale laissât quelque liberté, et, en Russie, tout se liguait pour l’empêcher d’atteindre son plein développement : la rigueur du climat, le manque de pierres et de matériaux, la pauvreté même du pays. Y a-t-il en un style russe ? On peut à peine dire qu’il y ait des monumens russes.

Les autres arts, la peinture, la plastique, la musique même, le dogme ou la discipline orthodoxes les ont chargés de chaînes pesantes ou enfermés dans d’étroites limites. Cette église, accusée de tout sacrifier au culte extérieur et aux formes, s’est de bonne heure préoccupée de ne pas laisser l’âme s’arrêter aux formes et s’absorber dans le culte extérieur. Contrairement à l’opinion vulgaire, elle a multiplié les précautions contre les erreurs de la superstition aussi bien que contre l’entraînement des sens. Sous ce rapport, nous la retrouvons, en dépit des apparences, dans une situation intermédiaire entre les sectes protestantes, entre le luthéranisme en particulier et l’église latine.

Au point de vue du dogme, la position des Grecs vis-à-vis des images n’est déjà plus la même que celle des Latins. Après les longues luttes des iconoclastes, ces calvinistes de l’Orient, les Grecs se sont arrêtés à une sorte de compromis, repoussant du sanctuaire les statues, y admettant les peintures. A l’inverse des catholiques et même des luthériens, ils ont conservé, dans leurs commandemens de Dieu, la prohibition biblique contre les idoles de pierre de bois, de métal[5]. Sur ce point, ils sont d’accord avec les réformés ; mais ils en diffèrent singulièrement pour l’interprétation, ne prohibant que les « idoles, » les images qui, par leur forme, se prêtent à une confusion avec la personne représentée. Aussi rejettent-ils les statues, la ronde-bosse, et non les images peintes et les reliefs où l’œil le plus grossier ne saurait découvrir autre chose qu’une représentation figurée. Cette distinction repose assurément sur un fondement rationnel. Y a-t-il jamais en des peuples assez simples pour adorer des idoles comme des dieux vivans, cette confusion n’est possible qu’avec des images plastiques, avec des statues. Le moujik le plus ignorant ne saurait prendre une peinture de la Vierge pour la personne de la Vierge. Partout, chez les barbares comme chez les peuples classiques, chez les Varègues de Kief tout comme chez les Grecs d’Athènes, c’est la statue, l’idole au corps de bois, de marbre ou de bronze, qui a été le principal objet du culte ; c’est devant elle que fumait l’encens et qu’étaient immolées les victimes. La peinture a sans conteste quelque chose de plus spirituel, par cela même qu’elle est fondée sur une illusion, qu’elle n’est qu’un trompe-l’œil.

Si justifiée qu’elle semble en théorie, cette distinction n’a guère abouti qu’à placer l’art des pays orthodoxes dans des conditions d’infériorité vis-à-vis de l’Occident. La sculpture, bannie de l’église, a été privée de son berceau habituel, et la Moscovie n’ayant hérité d’aucuns marbres antiques, elle ne pouvait naître de l’imitation de l’antiquité. En condamnant la statuaire, l’orthodoxie orientale entravait le développement de l’art tout entier, car partout, dans la France du moyen âge et dans l’Italie moderne, aussi bien que dans la Grèce antique, la sculpture, art moins complexe, a grandi plus vite que la peinture. Depuis que Falconnet et nos artistes du XVIIIe siècle l’ont importée chez eux, les Russes cherchent à faire à la statuaire une place dans leurs églises. N’osant lui permettre d’en franchir le seuil, ils sont encore obligés de la reléguer en dehors du sanctuaire. C’est ainsi que Montferrand, l’architecte français de Saint-Isaac, a pu agenouiller des anges de bronze aux angles de sa coupole[6].

En Russie, c’est l’art, l’art seul qui a été la victime des précautions prises par l’église contre la superstition. Celle-ci ne semble guère s’en être ressentie. La solennelle immobilité des icônes n’a fait qu’accroître pour elles l’attachement du peuple. L’église a eu beau ne pas placer d’images sur ses autels de crainte d’avoir l’air de les désigner à l’adoration des fidèles ; elle a eu beau les confiner d’ordinaire sur les piliers des nefs et les parois de l’iconostase, le Russe ne leur en a pas témoigné moins de vénération et de confiance. Les évêques de Russie prêtent serment, lors de leur sacre, de veiller à ce que les saintes icônes ne reçoivent pas un culte qui n’est dû qu’à Dieu. Leur vigilance n’empêche pas les noires peintures byzantines d’être souvent l’objet d’un culte superstitieux. Le contadino du sud de l’Italie ne prodigue pas plus d’hommages à ses riantes madones que le moujik à ses vierges enfumées. Toute la différence est dans la manière dont s’exprime leur dévotion.

La piété russe semble plus formaliste ; elle semble avoir moins d’imagination. Le moujik paraît moins enclin à parler à l’image, à s’entretenir avec elle ; il a l’air surtout préoccupé de lui rendre ses devoirs, de s’acquitter vis-à-vis d’elle de ce qu’il lui doit. Il fait brûler un cierge devant l’icône ; il la salue de signes de croix et de révérences répétés ; il lui apporte son aumône pour la parer. En dehors des images en renom, le Russe, de même que le Grec, semble honorer également toutes les icônes offertes à sa piété. On voit les pèlerins faire le tour des églises en baisant successivement les pieds ou les mains de toutes les images sans regarder le visage du saint ni s’inquiéter de son nom. C’est une sorte de tournée que les Grecs accomplissent souvent en riant et en causant, les Russes plus lentement, avec le sérieux qu’ils apportent toujours dans la maison de Dieu. De même que le pied de bronze du saint Pierre de Rome, les pieds des icônes russes sont souvent usés par les baisers des fidèles ; il faut les repeindre à neuf à certaines époques. J’ai vu, à Kief, et aussi en Palestine, des pèlerins orthodoxes, entrés par mégarde dans une église catholique, en faire le tour avec ce même souci de n’oublier dans leurs hommages aucun des saints du lieu. Bu pareille matière, le moujik est singulièrement éclectique ; l’important pour lui semble être de ne négliger aucun des personnages ou des officiers de la cour céleste.

Au-dessus de la plèbe, en quelque sorte anonyme, des images qui portent en vain leur nom ou leurs attributs, s’élèvent les icônes réputées miraculeuses et honorées du titre de faiseuses de prodiges. La Russie en est peut-être plus riche que l’Italie ou l’Espagne. Il est peu de villes ou de couvons qui ne se fassent gloire d’en montrer. Comme presque partout, les plus vénérées sont d’ordinaire les plus anciennes et les plus noires. Quelques-unes passent pour achiropoiètes, pour n’avoir pas été faites de main d’homme ; d’autres, comme en Occident, pour provenir du pinceau de saint Luc. Un grand nombre ont été miraculeusement découvertes et possèdent une légende. À beaucoup se rattachent des souvenirs locaux ou nationaux, la fin d’une famine ou d’une épidémie, le gain d’une bataille.

Les Russes, dans toutes leurs guerres, emportaient avec eux quelque sainte icône ; victorieux, ils lui reportaient le succès de leurs armes. Smolensk possède une vierge chère à tout l’ouest orthodoxe. Pierre le Grand en avait une qui ne le quittait point ; elle est exposée aux prières des fidèles, à Pétersbourg, dans la petite maison de bois du réformateur, aujourd’hui transformée en chapelle. Il ne manque pas de patriotes qui lui attribuent la victoire de Poltava. Une autre vierge vint au secours des orthodoxes dans l’invasion de 1812, Notre-Dame de Kazan, une des plus populaires de l’empire. La prise de Kazan, sous Ivan le Terrible, la mit en réputation, et, depuis lors, elle a été invoquée dans toutes les crises nationales. Le boyar Pojarski et le boucher Minine vinrent, en 1611, la cherchera Kazan pour les aider à chasser les. Polonais de Wladislas, alors maîtres de Moscou. Un siècle plus tard, elle était transportée de la vieille capitale dans la nouvelle par Pierre le Grand, désireux de consacrer, aux yeux de ses sujets, la ville de la Neva. Pour l’abriter, Alexandre Ier fit élever la fastueuse église qui porte le nom de Notre-Dame de Kazan. Koutouzof y vint implorer l’assistance divine avant de partir pour Borodino ; et, depuis, chaque année, à Noël, les Russes y célèbrent un Te Deum pour la délivrance de la patrie. L’argent enlevé à la grande armée par les Cosaques du Don a été fondu pour en revêtir l’iconostase, et les aigles napoléoniennes, les drapeaux français aux couleurs fanées, en tapissent encore les murailles.

Ces icônes en renom sont d’ordinaire ornées de bijoux et de pierres précieuses de toute sorte. Les plus célèbres ont des parures de prix auxquelles l’Occident, ravagé par les révolutions, ne saurait rien opposer. Il en est qui, aux heures de péril national, ont prêté à la patrie leurs diamans et leurs émeraudes. Le moujik jouit visiblement du luxe de ses images ; sur la tête voilée de ses sombres vierges byzantines, il aime à voir reluire des diadèmes d’impératrice. Ce goût, naturel aux pauvres, est si général que là où font défaut les pierres unes, on y supplée avec le verre et les fausses perles. Partout, jusque dans d’humbles villages, la Vierge et les saints sont vêtus d’or et d’argent. La plupart des images russes ont la tête et les mains peintes, tandis que le corps est couvert de lames de métal, qui, selon le mot de Théophile Gautier, leur forment une sorte de carapace d’orfèvrerie[7].

L’art religieux de la Russie a conservé le caractère byzantin. Les types et les méthodes du Zôgraphos grec sont demeurés en honneur chez les moines de la Moscovie, presque autant qu’au mont Athos. A le voir ainsi traverser les âges, on dirait que l’art apporté de la sainte montagne s’est congelé dans les glaces du Nord. Jusqu’en ces peintures, recopiées depuis des siècles sur des copies et souvent repeintes en même temps que redorées, on sent parfois comme un écho affaibli des grands types primitifs des IVe et Ve siècles. Ainsi, des barbares christs sur le trône des fresques absidales, l’œil peut remonter, de loin en loin, jusqu’au fameux christ de Sainte-Pudentienne, à Rome. Ainsi, la Vierge aux bras étendus, avec l’enfant sur la poitrine, reproduit encore aujourd’hui la Vierge en orante des catacombes de Sainte-Agnès. Dans les petites pièces d’orfèvrerie populaire, dans les crucifix ou les triptyques de cuivre, l’archéologue peut reconnaître des types anciens, déjà presque disparus de la peinture. Rien, du reste, dans tout cela, du premier art chrétien, si frais, si jeune, si antique dans sa grâce classique. On y chercherait en vain le bon pasteur aux jambes nues, en tunique courte, ou l’agneau blanc adoré par de blanches colombes. Toutes ces figures ont passé par Byzance ; elles en ont gardé la raideur compassée. Aucun mouvement n’a dérangé les plis symétriques de leurs vêtemens ; leurs yeux fixes ont, depuis des siècles, perdu tout regard, et jamais sourire n’a entr’ouvert leurs lèvres décolorées. On a remarqué que l’art byzantin russe évitait de représenter la femme et la jeunesse, comme s’il avait peur de la beauté féminine et de la grâce juvénile. Ses préférences sont pour les types masculins, surtout pour les vieillards ou les hommes mûrs, ornés de ces longues barbes qu’affectionne l’iconographie russe. Ce sont, chez elle, les seules figures un peu vivantes, les seules dont les traits soient assez marqués pour prendre parfois l’individualité d’un portrait.

Comme les rites, l’art, dans l’église orientale, est demeuré essentiellement symbolique. Les images ne sont en quelque sorte qu’une partie de la liturgie. Ce caractère emblématique est visible dans les grandes fresques murales, comme dans les petits reliefs de cuivre. La Trinité est figurée par Abraham devant les trois anges. Les sept conciles personnifient l’autorité de l’église et la pureté de la foi. Les scènes des deux Testamens se font parfois pendant, par types et antitypes, comme jadis dans nos vieilles églises. La vie du Christ ou de la Vierge est représentée par mystères, conformément à un ordre et à des règles invariables. Les saints et les anges, distribués par chœurs, font passer en revue les bataillons de l’armée céleste, chacun avec ses attributs : patriarches, apôtres, martyrs, vierges, évêques, sans oublier la troupe des stylites, debout sur leurs colonnes. Anges et bienheureux sont, jusqu’à une époque voisine, demeurés conformes à la tradition byzantine. Les saints russes, en prenant rang parmi les saints grecs, se sont modelés sur eux ; ils en ont pour ainsi dire endossé l’uniforme.

Dans cette Russie orthodoxe, les types semblent s’être conservés, comme le dogme, immobiles en leur attitude hiératique. Le Russe n’y a guère rien ajouté ni rien retranché. A l’inverse de son architecture, on y chercherait en vain quelque élément asiatique, mongol ou hindou. Si le Moscovite s’y est montré original, c’est par le procédé, spécialement par le travail du bois et du métal. Chez lui, plus encore que chez les Grecs, cet art rigide, avec ses longues figures aux chapes d’argent, a quelque chose d’enfantin et de vieux à la fois ; il garde une sorte de naïve pédanterie qui n’est pas dénuée de charme. Sa rigidité même lui donne quelque chose d’étranger à la terre et au temps, d’irréel et d’immatériel qui sied malgré tout aux personnages célestes. Puis, en Russie, de même qu’en Orient, cet art contempteur de la beauté et de la nature, qui a l’air de prendre à la lettre les malédictions évangéliques contre la chair et le monde, a lui aussi son éclat et sa beauté. A la simplicité, à la pauvreté des formes et du coloris, il aime à joindre le luxe de la matière et la somptuosité de l’ornementation. Ce qui rend l’art byzantin éminemment décoratif le rend, aux yeux du peuple, éminemment religieux, parce qu’à l’austérité des figures il allie l’opulence du cadre et la richesse des matériaux. Des saints émaciés dans un ciel d’or, n’est-ce pas ainsi que le moujik se représente encore le paradis ?

Dans l’ancienne Russie, à Novgorod, à Pskof, à Moscou, la peinture a longtemps été un art tout monastique, confiné dans les cellules des couvens. Le peintre était d’ordinaire un moine voué à la reproduction des saintes icônes, comme d’autres à la copie des saints livres. Les dignitaires ecclésiastiques, les évêques même, ne dédaignaient pas de manier le pinceau ; on cite, par exemple, le métropolite Macaire. Cet art, en apparence tout impersonnel, n’est pas toujours anonyme. Parmi ces artistes qui peignaient comme ils priaient, répétant les mêmes figures aussi bien que les mêmes oraisons, il en est auxquels la finesse de leur pinceau et le fini de leur exécution ont valu, à travers les âges, un renom durable. Tel, entre autres, André Rouble ! , dont les tableaux étaient déjà donnés en modèles au XVIe siècle. Aujourd’hui encore, les a vieux-croyans » de Moscou se disputent au poids de l’or les panneaux attribués à Roublef.

C’est au XVIe et au XVIIe siècle que la peinture et la ciselure religieuses devinrent des industries séculières. L’imagerie sacrée se laïcisa ; mais, pour la laisser sortir des monastères, l’église ne cessa pas d’exercer sur elle une vigilante tutelle. Peintes ou sculptées, les images restèrent soumises à une sorte de censure ecclésiastique. Les clercs rédigèrent, pour les artisans des saintes icônes, des manuels d’iconographie analogues à ceux des Byzantins. Le concile du Stoglaf ou des cent chapitres, tenu vers 1550, enjoint aux évêques de veiller sur les peintures et sur les peintres, de leur prescrire les sujets et la manière de les disposer. On ne demandait pas seulement à l’artiste sacré d’avoir une main exercée, on exigeait que cette main fût assez pure pour n’être pas indigne de représenter le Christ et la Vierge[8]. La peinture des icônes était encore considérée comme une sorte de ministère sacré. De nos jours même, ne s’est-il pas trouvé des Russes pour demander que la vente n’en fut permise qu’aux orthodoxes et que ce pieux trafic fût interdit aux Juifs ? L’une des choses les plus recommandées aux imagiers, c’est toujours de copier scrupuleusement leurs modèles. Le Stoglaf réprouve comme une licence les libertés qu’une main téméraire oserait prendre avec les figures saintes. Le Moscovite, comme aujourd’hui encore les vieux-croyans, était porté à regarder toute déviation des types consacrés comme une sorte d’hérésie. Autant eût valu, pour lui, altérer le texte de la liturgie. On distingue bien, dans l’ancienne peinture russe, diverses écoles, l’école Strogonof, par exemple ; mais ces écoles (il serait plus juste de dire ces ateliers) ne diffèrent guère que par le traitement des draperies ou par le coloris. La vénération pour les saintes figures était poussée à tel point, que l’on se faisait parfois scrupule de les représenter sur des matières trop peu durables. Tandis que l’usage des vitraux peints a doté notre moyen âge d’un art admirable, un manuel iconographique du XVIIe siècle, ignorant des verres à fond d’or de l’antiquité chrétienne, interdit aux Russes de peindre les saintes images sur verre, parce que le verre est une matière trop fragile.

Pour être demeuré sous la surveillance du clergé, l’art religieux de la Russie n’est pas resté confiné dans l’église. Le Russe de toutes classes se faisait un devoir de placer des icônes dans chaque chambre ; les familles aisées de marchands moscovites aimaient à posséder un oratoire dans leurs maisons. Les saintes images, en se multipliant à l’infini, se sont appropriées au culte domestique. De monumentale, la peinture russe s’est peu à peu réduite à la miniature. Rares, dans ce pays aux constructions de bois, étaient les murailles où le vieil art byzantin pût déployer ses colossales figures, tandis que chaque ménage tenait à posséder ses icônes de bois ou de métal, ses « tableaux ouvrans, » ou ses piadnitsy, ainsi nommées du mot piad, paume de la main, parce qu’elles n’étaient pas plus grandes que la main. Les Grecs avaient déjà introduit avec eux les images portatives. La patience russe s’appliqua à les perfectionner, à en accroître la finesse, resserrant les sujets, rapetissant les personnages, si bien que les figures finirent par devenir microscopiques. Il y a de ces peintures anciennes qu’il faut regarder à la loupe. L’artiste moscovite fait tenir tout un jugement dernier dans un panneau de quelques pouces. Les diptyques ou triptyques de métal ou de bois sculpté rivalisent de finesse avec les peintures. Ainsi, par exemple, les crucifix de cuivre où toute la vie du Sauveur se déroule autour du Christ en croix. Nombre de ces « tableaux ouvrans » ou de ces diptyques reproduisent en raccourci tous les saints et les sujets d’ordinaire placés sur l’iconostase. Aussi le peuple appelle-t-il ces délicates images des églises. Les vieux-croyans, les sectaires en lutte avec la hiérarchie officielle montraient une préférence pour ces minuscules icônes ; elles avaient, pour eux, l’avantage d’être faciles à emporter en temps de persécution. On rencontre de ces iconostases peints sur des tissus. Aux XVIe et XVIIe siècles, le goût de cette sorte de miniature dominait tellement dans les ateliers des villes ou des couvens que ces images à dessin microscopique, destinées d’abord au culte privé, s’introduisirent jusque dans les grandes églises. Les imagiers russes, peintres ou ciseleurs, ont témoigné dans ce genre d’une singulière habileté de main. Ce n’est point, du reste, leur seule qualité ; ces figures byzantino-russes, en dépit de leur gaucherie ou de leur manque de naturel, ont d’ordinaire une simplicité sérieuse et une noblesse d’expression qui, par les âmes pieuses, les font souvent préférer aux chefs-d’œuvre de notre art occidental. En demeurant attachée aux types hiératiques, la peinture orthodoxe a échappé au paganisme de la renaissance : l’art religieux, maintenu dans une perpétuelle minorité, ne s’est point, comme en Occident, tué en s’émancipant.

À la persistance de cet art archaïque, il y a ainsi pour les Russes plusieurs raisons. Ce n’est pas seulement le respect séculaire des types traditionnels, l’imperfection du dessin et de l’éducation technique ; c’est aussi l’esprit d’ascétisme, encore vivant dans une grande partie du peuple. Si cet art sacré s’est pour lui pétrifié en des formes conventionnelles, c’est qu’il n’a pas cessé de répondre à l’idéal religieux de la nation. Puis, pour faire sortir des figures vivantes des longues gaines byzantines, pour passer de la grave vierge grecque aux suaves madones de Luini ou de Francia, il faut des mouvemens politiques ou religieux, des révolutions sociales et morales, comme en ont vu l’Italie et l’Occident à la fin du moyen âge. Où la Russie d’Ivan le Terrible ou de Michel Romanof eût-elle pris les inspirations des vieux maîtres des communes de Toscane et des Flandres ? Quelle main eût en l’audace de relever le voile de la Vierge et de dégager sa taille ? La Moscovie devait être impuissante à s’affranchir de l’art hiératique ; l’idée même ne lui en pouvait venir.

Ce que n’a pu faire autrefois l’ancienne Moscovie, tirer des types byzantins un art nouveau, la Russie moderne ne saurait aujourd’hui l’accomplir ; elle en a passé l’âge. De pareilles mues ne s’opèrent qu’à l’adolescence des nations. Depuis que la Russie est envahie par l’imitation de l’art occidental, la peinture religieuse a peine à rien créer d’original. Tous les efforts pour la renouveler ne font que montrer la difficulté de sortir du style byzantin sans tomber dans le style profane. Le problème est d’autant plus malaisé, que l’art russe contemporain incline plus franchement au réalisme. La Russie a, sous Nicolas, possédé un artiste d’un génie singulier qui s’était voué aux compositions religieuses ; mais cet Ivanof, dont la vie s’est passée à peindre un unique tableau, n’a guère laissé que des esquisses et des ébauches. Les grandes églises modernes, Saint-Isaac à Pétersbourg, l’église du Sauveur à Moscou, trahissent, dans leurs plus belles peintures, les tâtonnemens d’un art en train de se chercher lui-même. Les Russes en quête de rajeunir les types traditionnels versent souvent dans les mêmes défauts que l’imagerie catholique contemporaine. En cherchant la grâce, ils rencontrent la mignardise ; en poursuivant le naturel, ils tombent dans la vulgarité. Quand elles veulent se moderniser et s’enjoliver, qu’elles essaient de sourire dans leur vêtement de vermeil, les icônes russes ne font que perdre de leur dignité : elles ressemblent à de vieilles femmes qui ne savent point être de leur âge. On comprend que les sectaires russes repoussent tous ces types adoucis ; dans ces visages roses et mièvres, le vieux-croyant se refuse à reconnaître le Christ et la Vierge. Comme le moujik, on serait tenté de leur préférer les grossières images de Souzdal[9].


III

Il en a été de la musique autrement que de la peinture. Si les lois ecclésiastiques en ont rétréci le champ, elles ne l’ont pas entouré de bornes aussi étroites, ou le génie russe ne s’y est pas laissé enfermer. Il ne s’est point contenté de ce qu’il avait reçu de Byzance, il s’est fait du chant religieux un art national.

De même qu’entre les arts du dessin elle n’admet que le moins matériel, la peinture, l’église orthodoxe ne tolère, en fait de musique sacrée, que la plus spirituelle, la plus liée à la prière, le chant. Chez elle, point d’instrumens inanimés de bois ou de cuivre ; rien, pour louer Dieu, que la voix humaine, l’instrument vivant, accordé par le Seigneur pour célébrer ses louanges éternellement. Dans les temples de l’Orient, ni harpe ou psaltérion comme chez les Hébreux, ni viole ou basson tels que fra Angelico et Pérugin en mettent aux mains de leurs anges, ni orgue aux mille sons, ni orchestre aux instrumens variés ; rien pour soutenir le chant des clercs ou des fidèles : à l’église comme au ciel, les cantiques des hommes, de même que les chœurs des anges, doivent se suffire à eux-mêmes. Chose à remarquer, si, dans ses basiliques ou ses cathédrales, Rome a laissé pénétrer la musique instrumentale, les chefs de la hiérarchie romaine, les papes, ont, eux aussi, banni de leur chapelle tout instrument fabriqué de main d’homme. Dans tous les offices auxquels prend part le pape ne retentit que la voix humaine ; l’orgue même est proscrit. Et ce n’est pas l’unique ressemblance entre la chapelle pontificale et l’église patriarcale de Constantinople. Il serait aisé d’en signaler d’autres, par la bonne raison qu’en dehors de Milan et du rit ambroisien, c’est à Rome même, autour du suprême pontife, que le rit latin est demeuré le plus antique.

Strictement fidèle à ses maîtres pour la peinture, l’église russe s’est, pour le chant religieux, émancipée de leur tutelle. Elle ne s’en est point tenue, comme eux, à la psalmodie nasillarde qui dépare les plus nobles hymnes de l’antiquité chrétienne. Le Slave russe s’est montré plus exigeant pour l’oreille que pour les yeux ; il ne s’est pas, comme les caloyers grecs, contenté de ces mortes cantilènes sans accords ni modulations, qui rivalisent de sécheresse avec les plus maigres figures byzantines ; il lui a fallu un chant vivant. Le sens esthétique l’a ici emporté sur l’ascétisme, soit que le Russe fût naturellement mieux doué pour la musique, soit que l’église fût plus indulgente pour un art partout regardé comme un symbole et un avant-goût des joies du paradis.

Pour laisser plus de liberté au chant religieux qu’à la peinture, l’église russe ne l’en a pas moins toujours tenu sous sa main. Alors même qu’à côté des modes de l’antique plain-chant, elle admettait des tonalités nouvelles et des compositions modernes d’une facture plus compliquée, elle a toujours pris soin que la musique religieuse restât distincte de la profane et qu’on ne pût s’y tromper. Ce n’est point chez elle qu’on a jamais vu l’opéra envahir le sanctuaire, ou les fidèles prier le matin sur les airs qui les font danser le soir. Aujourd’hui encore, pour exécuter dans l’église des compositions de musique sacrée, il faut l’autorisation de la censure ecclésiastique[10].

Non-seulement le chant liturgique, originaire de la Grèce, s’est développé suivant le génie russe ; mais c’est peut-être à cette extrémité de la chrétienté, en dehors de la vieille Europe, que le plain-chant, hérité de l’antiquité classique, a le mieux conservé sa grave noblesse. Nulle part la récitation des psaumes, la lecture des répons ou des leçons de l’Écriture, le chant des hymnes de l’église n’a plus de majestueuse simplicité. Puis, au plain-chant, les maîtres anonymes du moyen âge ont ajouté des chants appelés raspiévy, d’un dessin mélodique original, souvent apparentés aux mélancoliques chansons populaires. L’invasion de la musique occidentale semblait devoir étouffer tout art russe ; par une heureuse exception, elle a rajeuni et enrichi le chant sacré. Il s’est, à la fin du XVIIIe siècle, sous l’influence des Italiens appelés par Catherine II, formé tout un art nouveau, lui aussi éminemment national. Le chant religieux a ainsi été de tout temps en honneur. Toutes les classes y sont fort sensibles. Rien n’attire le moujik à l’église comme de beaux chœurs et de belles voix. En certains villages, on a remarqué que le paysan délaissait les offices lorsque le chant y était négligé. Le peuple déteste dans la liturgie ce qu’il appelle le chant de bouc (kozloglasovanie). Aussi attribue-t-on dans les séminaires une grande importance à l’éducation musicale des prêtres et des diacres.

Pour ce goût du chant et de la musique, la Russie orthodoxe n’est pas sans quelque analogie avec l’Allemagne protestante. Chez elle aussi, la musique a été l’art religieux par excellence ; mais, privé d’orchestre, il n’a pu y prendre le même essor. Si elle n’a en ni Bach ni Haendel, les maîtrises de la Russie lui ont donné plus d’un artiste. C’est dans les chœurs de l’église que s’est d’abord révélé ce génie musical, attesté depuis par toute une école dramatique. Des compositeurs, pour la plupart maîtres de la chapelle impériale, se sont, dans ce domaine restreint, fait un juste renom : ainsi Bortniansky et Alexis Lvof, l’auteur de l’hymne national : Dieu garde le tsar[11] !

Tout ce qu’on peut demander à la voix humaine, les chapelles russes l’ont obtenu. Elles atteignent tour à tour à une suavité vraiment angélique et à une grandeur terrifiante, faisant résonner tous les registres du sentiment religieux. En même temps que des compositeurs, l’église russe possède des maîtrises, aujourd’hui peut-être sans égales en Europe. Tels notamment la chapelle de la cour et, à Moscou, les chantres de Tchoudof. Dans ces chœurs russes n’entrent que des voix d’hommes et d’enfans, l’amollissante voix de la femme étant bannie de la liturgie[12], et les Russes n’ayant jamais en recours à des sopranistes sans sexe. On est émerveillé des effets de sonorité et de la perfection qu’atteint la chapelle impériale avec d’aussi faibles moyens. Les voix de basses surtout ont une puissance et une profondeur incomparables ; à entendre ces masses chorales sans orchestre pour les soutenir, l’étranger jurerait qu’elles sont accompagnées d’instrumens à cordes[13].


IV

La musique, où elle a laissé s’introduire les tonalités modernes, est peut-être la seule infraction de l’église russe à l’esprit d’ascétisme de l’orthodoxie orientale. Pour tout le reste, le culte, dans son austère immobilité, a gardé quelque chose d’archaïque ; il a conservé les usages et les observances qui semblent le moins s’adapter aux habitudes modernes. Ainsi pour le jeûne et l’abstinence. En aucune église, les jeûnes ne sont aussi fréquens et aussi rigoureux. Ni le rude climat du Nord ni l’amollissement du siècle n’ont mitigé ces macérations imaginées en un autre temps pour un autre ciel.

Au lieu d’un carême, l’église russe en compte quatre : l’un, correspondant à l’Avent des latins, précède Noël ; un autre, le grand carême, précède Pâques ; un troisième vient avant la Saint-Pierre ; un quatrième avant l’Assomption. Le nombre des jours maigres monte au moins à un tiers des jours de l’année. Outre les carêmes et les vigiles des fêtes, il y a deux jours d’abstinence par semaine, le vendredi et le mercredi, le jour de la mort du Sauveur et le jour de la trahison de Judas. Les Grecs, toujours heureux de se distinguer des Latins, trouvent malséant que, pour se mortifier, les Latins aient préféré le samedi au mercredi.

Pendant les quatre carêmes, la viande est entièrement défendue, et avec elle le lait, le beurre, les œufs. Il n’y a guère de permis que le poisson et les légumes, et cela sous un ciel qui ne laisse croître que peu de légumes. Aussi le Russe est-il en grande partie un peuple ichtyophage. Les eaux fluviales et maritimes de la Russie ont beau être riches en poissons, si bien qu’en peu de pays, sauf en Chine, l’élément liquide ne fournit autant à l’alimentation, les pêcheries du Volga et du Don, de la Caspienne ou de la Mer-Blanche ne sauraient suffire à cette nation de jeûneurs. Le hareng et la morue tiennent une large place dans la nourriture du peuple. Encore les plus sévères s’interdisent-ils le poisson. Durant ces quatre carêmes, le paysan vit, pour une bonne part, de salaisons et de choux conservés ; il est au régime d’un navire au long cours, et le même régime amène souvent les mêmes maladies, le scorbut notamment. Les dernières semaines du grand carême, qui tombe à la fin de l’hiver, alors que l’organisme a le plus besoin d’alimens substantiels, encombrent les hôpitaux. Les malades augmentent de nombre, les épidémies redoublent d’intensité, d’autant qu’aux jeûnes débilitans de la sainte quarantaine succèdent brusquement les bombances des fêtes de Pâques, le peuple cherchant à se dédommager de ses longues privations. Les deux carêmes de la Saint-Pierre et de l’Assomption, placés à l’époque des grandes chaleurs et des grands travaux des champs, ne font guère moins de victimes. Comment ces carêmes d’été n’accroîtraient-ils pas la mortalité parmi des travailleurs ruraux, abreuvés de kvass et nourris de poisson salé ou de concombres ?

Ces jeûnes si durs, le peuple y tient, peut-être par cela même qu’ils sont pénibles et que la chair en souffre. Ils lui semblent essentiels à la religion ; ils sont, pour lui, le signe et le gage de la victoire de l’esprit sur la chair. Les longs jeûnes et les rudes jeûneurs lui inspirent une pieuse vénération. Selon l’exemple de la plupart des saints de l’Orient, la mortification est pour lui la plus méritoire des pratiques chrétiennes ; et le régime ordinaire du moujik est si pauvre que, pour se mortifier, il lui faut presque se réduire à son gruau et à son pain de seigle. Des paysans d’une autre nationalité auraient peine à supporter, sous de pareilles latitudes, une semblable abstinence. Il y faut l’endurance russe. Il y a peu d’années, sous Alexandre III, un fonctionnaire, en visite chez des colons tchèques de l’Ukraine, leur demandait si, en reconnaissance de l’hospitalité russe, ils n’étaient pas disposés à entrer dans l’église orthodoxe. « Non, Votre Haute Excellence, répondit l’ancien du village, vos jeûnes sont trop longs et trop sévères pour nous autres Tchèques, habitués au beurre et au laitage. »

Bien des Russes commencent à être de l’avis de ce Tchèque. Il n’y a plus, à observer dans toute leur rigueur ces jeûnes d’anachorètes, que le moujik et l’ouvrier, si souvent encore semblable au moujik. Parmi les marchands, qui naguère étaient les plus stricts pour toutes les observances religieuses, le relâchement s’est déjà répandu, d’autant que, dans les classes moyennes, la piété est en déclin. Les hautes classes se sont, depuis longtemps, affranchies de ces durs carêmes. Les maisons les plus pieuses n’observent guère le jeûne, ou mieux l’abstinence, que durant la première et la dernière semaine du grand carême.

Pour se dispenser de suivre strictement les pratiques prescrites par l’église, les personnes religieuses ne se croient pas toujours tenues d’en demander la permission au clergé. Ici se retrouve la différence d’esprit et d’habitudes des deux églises. Avec plus de jeûnes, plus de fêtes, plus d’observances de toute sorte que l’église latine, l’église gréco-russe laisse en réalité à ses enfans plus de liberté ou de latitude. Il en est de la pratique des rites comme de l’interprétation du dogme. L’église orientale ne prétend pas astreindre les consciences à une domination aussi entière ou aussi minutieuse ; elle n’exige pas une aussi fréquente intervention de ses ministres. La soumission au prêtre, à l’autorité ecclésiastique, n’y est pas glorifiée au même degré. Par suite, la pratique du culte n’y a jamais donné la même influence au clergé. Beaucoup de catholiques regardent aujourd’hui le jeûne et l’abstinence comme étant avant tout une affaire d’obéissance. Rien n’est moins conforme à l’esprit de l’église orientale. Pour elle, l’abstinence reste avant tout une mortification et une préparation aux fêtes. Aussi n’y saurait-on rien voir de semblable aux dispenses ou aux privilèges accordés par Rome à certaines personnes ou à certains pays, tels que l’induit de la croisade qui, moyennant une aumône, relève les Espagnols et les Portugais des jeûnes du carême. Dans l’église gréco-russe, chacun est tenu d’observer les prescriptions de l’église autant que ses forces le lui permettent. On s’y croit moins obligé à réclamer une permission particulière pour chaque légère infraction aux pratiques prescrites ; les plus timorés seuls le font. On y a moins de scrupules à se fier à sa propre conscience. « A quoi bon, me disait, pendant le grand carême, une femme d’une piété sérieuse, à quoi bon demander à un prêtre la permission de ne pas jeûner, alors qu’en me donnant une santé délicate, Dieu me défend le jeûne ? » Loin que la lettre étouffe toujours l’esprit, l’esprit, chez les âmes les plus religieuses, se met ainsi à l’aise avec la lettre. Si, dans la société russe, la dévotion est moins fréquente que dans les pays catholiques, elle y est parfois plus large et plus spirituelle, même chez le sexe qui partout est le plus esclave des pratiques du culte.

Il y a, sous ce rapport, une grande différence entre les classes instruites et les classes ignorantes, à tel point qu’elles semblent souvent ne pas appartenir à la même foi. Chez le peuple, la lettre règne en souveraine. Le jeûne s’impose à lui dans toute sa rigueur comme une loi. Dans les pays écartés, il se scandalise encore de la voir violer. Sous Nicolas, un Allemand, allant de Pétersbourg à Archangel, eut la tête fendue par un paysan qui n’avait pu tolérer que, devant lui, l’on mangeât du lard en carême. Aux yeux du meurtrier, c’était là une sorte de sacrilège qu’un chrétien ne pouvait laisser impuni. Aujourd’hui, les moujiks sont trop faits à de pareils scandales pour être pris d’aussi violente indignation. Ils montrent même, en cas semblable, une tolérance singulière, vis-à-vis des étrangers surtout ; mais ils ne s’en croient pas moins tenus d’observer eux-mêmes la loi traditionnelle. Presque tous résistent à ceux qui tentent de les en faire dévier. Pour y faire renoncer le peuple, il faudrait y faire renoncer l’église.

Or, en eût-elle le droit, l’église n’en a guère la liberté. L’église est captive de la tradition, prisonnière de l’antiquité. La discipline, les rites, les observances sont, chez elle, presque aussi immuables que le dogme. Ayant mis dans l’immobilité sa force et son orgueil, il lui est malaisé d’abandonner officiellement ce qu’elle a enjoint durant des siècles. La simplicité des plus pieux de ses enfans s’en trouverait offensée ; il en pourrait résulter des schismes avec l’étranger ou de nouvelles sectes en Russie[14]. Par ce côté, l’orthodoxie gréco-russe a un manifeste désavantage vis-à-vis du catholicisme-latin. Elle n’a point les mêmes ressources que l’église romaine. Ne possédant pas d’autorité centrale, d’organe vivant pour commander au nom du Christ, elle ne peut, autant que sa grande rivale, s’accommoder aux nécessités des temps ou aux besoins du climat. Grâce à la domination incontestée du siège romain, le catholicisme a, en pareille matière, plus de liberté et plus de souplesse : la concentration même de l’autorité dans une seule main le rend plus libre. Personnifiée dans le pape infaillible, l’église peut parler, elle peut marcher, elle peut lier et délier ; tandis que l’église orientale, sans voix pour parler en son nom, ni ressort pour la mouvoir, semble vouée au silence aussi bien qu’à l’immobilité. A force de se garder de tout changement, elle a pour ainsi dire perdu la faculté du mouvement. Elle ressemble à ses rigides icônes ; sa bouche, comme la leur, est close ; ses membres, raidis depuis des siècles, ne peuvent se ployer à volonté ; ils sont pour ainsi dire ankylosés.

En Russie, le carême n’est pas seulement une époque de mortification ; il est aussi ou il est supposé être une époque de recueillement. L’état, qui se plaît à se faire l’auxiliaire de l’église, y veille à sa manière. Si la loi n’oblige pas tous les Russes au jeûne, si aujourd’hui la police laisse les traktirs servir des alimens prohibés, l’état enjoint de s’abstenir de certains plaisirs profanes, du théâtre notamment. Le code pénal contient, à cet égard, un article 155 encore en vigueur. Pour les grandes villes, pour les classes mêmes qui jeûnent le moins, cette sorte d’abstinence ne laisse pas d’être pénible. Pendant le grand carême, comme aux veilles de fêtes, les théâtres sont fermés. Le drame, la comédie, l’opéra, doivent chômer. Il est vrai que cette prohibition s’applique surtout aux grands théâtres subventionnés par l’état ou par les villes. Les concerts spirituels de la chapelle de la cour ou des chœurs de Tchoudof ne sont pas la seule ressource de la saison. Les cirques, les saltimbanques, les cafés-concerts, les tableaux vivans, voire les spectacles en langue étrangère restent d’ordinaire autorisés. Sous Alexandre II, si l’opéra russe était interdit, il n’en était pas de même de l’opérette française ou de la posse allemande. Le carême était la saison d’Offenbach et de Lecocq. Le théâtre bouffe devenait le rendez-vous de la société élégante. Cette question de la clôture des théâtres en carême a bien des fois passionné les salons et la presse. C’est pour de pareils sujets que les polémiques ont le champ le plus libre. A l’inverse du public de Pétersbourg, on a vu, au commencement du règne d’Alexandre III, le conseil municipal de Moscou attribuer « la décadence des mœurs » à ce que, durant quelques années, le gouvernement s’était relâché de sa sévérité vis-à-vis des spectacles en carême. Le pouvoir a fait droit aux vœux de la douma moscovite, et, conformément aux représentations du saint-synode, l’article 165 du code pénal a de nouveau été strictement appliqué.


V

Il en est des fêtes comme des jours déjeune ; le nombre en est manifestement excessif, et l’église éprouverait les mêmes difficultés à le diminuer. Ici encore, le culte orthodoxe a pour nous quelque’ chose d’archaïque. Autant de fêtes que de jeûnes ; de trois jours, l’un est consacré à l’abstinence et un autre au chômage. Les dimanches forment à peine la moitié des jours fériés, et bien des fêtes ont une veille ou un lendemain. Aux solennités religieuses s’ajoutent, en Russie, les solennités civiles, fêtes de l’empereur, de l’impératrice, du prince héritier, anniversaire de la naissance ou du couronnement du souverain. Autrefois, la fête de tous les grands-ducs était jour férié.

Pour la santé publique, ces chômages répétés ne valent guère mieux que les longs carêmes. Les jours de fête sont les jours d’ivrognerie et de débauche. Si le matin est donné à l’église, le cabaret a la journée ou la soirée ; et, si tous les villages n’ont pas d’église, tous ont des cabarets. Le Russe aime peu les exercices du corps ; il passe ses fêtes au traktir ; il ne connaît d’autre plaisir que la boisson et un repos inerte. On a remarqué qu’en russe le mot fête vient du mot oisiveté[15], et comme, sous tous les climats, l’oisiveté est la mère des vices, les fêtes trop fréquentes deviennent une cause de démoralisation.

En Russie, tout comme en Occident, certains esprits s’imaginent que l’église a multiplié les fêtes par calcul, dans l’intérêt du clergé, qui bénéficie de la dévotion de ses ouailles et de la fréquence des offices, d’autant qu’à certains de ces jours l’usage était, dit-on, de travailler au profit du curé. Il n’est nul besoin de cela pour expliquer le grand nombre des jours fériés. Le penchant naturel de l’esprit religieux, de l’esprit ecclésiastique, est partout de détacher l’homme des choses terrestres pour le ramener au monde invisible. L’un des moyens, ce sont les fêtes, les jours consacrés qui appartiennent à Dieu. Y a-t-il en là un calcul humain, l’église, en Orient comme en Occident, s’est sans doute moins inspirée de l’intérêt du clergé que de l’intérêt des masses, du menu peuple des villes et des campagnes. En multipliant les jours fériés, l’église remplissait son rôle de patronne des faibles et des petits. Tant qu’il y a eu des esclaves ou des serfs, les fêtes qui affranchissaient du travail servile ont été pour l’humanité un bienfait. Aujourd’hui même que l’esclavage a disparu, ne voit-on pas, en plusieurs pays, les ouvriers ou employés réclamer des lois contre le travail du dimanche, afin d’être assurés d’un jour de repos ?

Instrument d’émancipation en certaines conditions sociales, les fêtes en se multipliant deviennent une sorte de servitude. Trop fréquentes, elles entravent le travail et le travailleur, elles appauvrissent les particuliers et les nations. Dans les pays protestans, le cultivateur a près de trois cent dix jours pour travailler. Dans les pays catholiques, où les fêtes d’obligation n’ont pas, comme en France, été réduites, l’ouvrier ou le paysan ont encore près de trois cents jours de travail. En Russie, il ne leur en reste guère que deux cent cinquante. Pour les orthodoxes, l’année a, de cette façon, cinq ou six semaines de moins que pour les catholiques d’Italie ou d’Autriche, deux mois de moins que pour les protestans d’Allemagne ou d’Angleterre. C’est là une cause évidente d’infériorité économique, d’autant que, aux fêtes d’obligation, l’usage dans chaque contrée, dans chaque village, dans chaque famille, ajoute des fêtes locales, des anniversaires, les jours de naissance ou les jours de nom, comme on dit en Russie, toutes fêtes que le peuple se plaît à célébrer. Les inconvéniens de ces chômages répétés sont d’autant plus sensibles qu’un grand nombre tombent sur la belle saison. Au temps de la fenaison ou de la moisson, on voit parfois le foin pourrir sur place ou le grain germer, pendant que faneurs ou moissonneurs sont à faire la fête. Aussi les propriétaires répètent-ils que les jours fériés sont une des calamités de l’agriculture russe[16]. Les pédagogues ne s’en plaignent guère moins que les agronomes. J’ai entendu calculer que, pour obtenir des enfans russes autant de travail que des français ou des allemands, il fallait leur demander un ou deux ans d’école de plus.

On comprend que l’opinion et le gouvernement se soient préoccupés de cette question. La plus haute autorité de l’église russe, le saint-synode, l’a même parfois, dit-on, mise à l’étude. Pour réduire le nombre des jours fériés, on pourrait distinguer entre les fêtes et, comme à Rome, par exemple, maintenir pour certaines d’entre elles l’obligation d’assister aux offices, tout en autorisant le travail. Par malheur, il est douteux que tous les sujets du tsar reconnaissent au synode de Pétersbourg le droit de déclasser à son gré des fêtes de tout temps célébrées par l’église. Puis, pour être officiellement supprimées, elles ne cesseraient pas toujours d’être conservées par le peuple. Déjà quelques-unes des fêtes le plus volontiers célébrées par le moujik, celles de Saint-EIie ou de Notre-Dame de Kazan entre autres, ne lui sont pas imposées par l’église.

Il est vrai que ces innombrables fêtes, le Russe ne les chôme pas toujours avec scrupule. J’ai vu, au cœur de la vieille Russie, des paysans achever leurs travaux le dimanche. Ils n’ont pas, pour le repos du Sabbat, le respect judaïque des protestans anglais, ou américains. Ils ne craignent pas à l’occasion de vendre ou d’acheter au sortir de l’office des dimanches. En revanche, le peuple répugne à travailler pour un maître les jours fériés. C’est une des choses qui le froissent dans la pratique de certaines industries, et qui parfois indisposent les ouvriers contre les chefs d’usine d’origine étrangère. Pour faire droit à des plaintes de ce genre, le gouvernement d’Alexandre III a enjoint d’observer plus strictement les chômages prescrits par l’église. Peut-être eût-il mieux valu, pour l’industrie nationale, que pareil règlement coïncidât avec une réduction du nombre des jours fériés.

À cette question s’en lie une autre non moins délicate, la réforme du calendrier. On sait que l’église russe et l’état avec elles ont conservé l’année julienne ; bien mieux, le gouvernement impérial a ramené ce calendrier suranné dans des contrées qui l’avaient dès longtemps rejeté. C’est ainsi que la patrie de Copernic a dû revenir au « vieux style. » Il n’a pas suffi de trois siècles pour faire renoncer la Russie à un mode de supputation abandonné de tous les peuples civilisés, catholiques ou protestans, et reconnu pour défectueux par les pays qui persistent à le garder. Elle laisse, la Russie orthodoxe, les astres se mouvoir et la terre tourner, sans daigner tenir compte du cours du soleil. En dépit de ses observatoires, elle vit dans un anachronisme. On dirait qu’il ne lui déplaît pas d’être en retard sur le monde occidental, tant elle met peu de hâte à le rattraper. Ce calendrier de l’ancienne Rome, qui, aux yeux de l’étranger, est pour la Russie comme une enseigne de son attardement, il semble pourtant qu’elle ait tout intérêt à le laisser au vieil Orient. En datant de douze jours plus tard que le soleil, elle parait arriérée de trois ou quatre siècles. Si elle persiste à ne pas se conformer à l’ordre naturel des saisons, c’est toujours pour le même motif : c’est que, dans l’église orthodoxe, il n’y a pas d’autorité centrale pour décréter une pareille mesure, ou pour la faire accepter de tous.

Tandis que l’église romaine, libre de corriger à son gré ses rites et ses coutumes, a mis son orgueil à réformer elle-même son calendrier, l’église orientale, par sa constitution, reste malgré elle enchaînée à l’année julienne, comme si, depuis César, le monde et la science étaient demeurés immobiles. Cette réforme en apparence si simple, effectuée partout autour d’elle, l’église russe ne s’est pas encore senti la force de l’accomplir. L’état en pourrait assurément prendre l’initiative ; le calendrier grégorien a beau porter le nom d’un pape ; le difficile ne serait pas de le faire adopter du saint-synode et du clergé, mais bien de le faire agréer du peuple. Pour cela, il ne faudrait peut-être rien moins qu’une entente avec les patriarches et toutes les églises d’Orient, une sorte de concile du monde orthodoxe. Aux yeux d’une grande partie de la nation, un changement de calendrier ne serait rien moins qu’une révolution. Certaines sectes ne manqueraient pas d’y voir un signe du prochain avènement de l’antéchrist. C’est que la substitution du nouveau style à l’ancien ne troublerait pas seulement les habitudes d’un peuple, en toutes choses obstinément attaché à la coutume, elle altérerait l’ordre traditionnel des fêtes, en attribuant à un saint le jour que le calendrier consacrait à un autre. Pour rattraper le nouveau style, on serait contraint de retrancher d’une année douze jours, douze fêtes, c’est-à-dire de frustrer autant de saints des hommages auxquels ils ont droit. Que diraient les hommes portant le nom des saints sacrifiés par la réforme ? Le paysan aurait peine à comprendre que tel ou tel bienheureux, et, à plus forte raison, que le Christ ou la Vierge pût, même pour une année, être dépouillé du jour qui lui appartient. Il y verrait une sorte de dépossession, de déchéance des saints évincés ; en s’y associant, le moujik craindrait d’être victime de leur courroux. Il n’en faudrait pas davantage pour exciter les scrupules comme les appréhensions d’une partie du peuple. L’autorité, en passant outre, risquerait de renforcer les rangs des adversaires de l’église, de fournir une arme de plus à ces vieux-croyans qui l’accusent déjà d’avoir altéré la liturgie. Ainsi s’explique le maintien de l’ancien style : l’omnipotence impériale n’a pas encore osé porter la main sur le calendrier. Dès qu’il s’agit de la conscience du peuple, l’autocratie ne se sent plus un pouvoir illimité. Sa toute-puissance a une borne, la foi, disons plus, le préjugé populaire.


VI

Comment la radiation de douze jours du calendrier ne serait-elle pas une grosse affaire dans un pays où le culte des saints est resté aussi primitif et aussi naïf ? La dévotion aux saints a, de tout temps, été l’une des marques de la piété russe. En peu de pays de l’Europe, la vie des saints, anciens ou modernes, a été aussi populaire. Si elle n’a pas encore en ses bollandistes, la Russie a eu sa « Légende dorée. » Ce sont, pour la plupart, des récits venus des Grecs ou des Bulgares, et enrichis à sa manière par le génie russe. Dans ces Vies des saints, d’ordinaire anonymes, les érudits modernes ont distingué des rédactions successives, d’abord courtes, puis allongées, puis de nouveau raccourcies. Cette hagiographie légendaire est une des branches les plus riches de la littérature populaire et, en même temps, une des sources les plus précieuses de l’histoire nationale[17].

L’on s’imagine souvent en Occident que l’église gréco-russe ne compte dans son empyrée que des saints anciens, pour la plupart antérieurs à la séparation de Rome et de Byzance. Les écrivains catholiques répètent constamment que l’Orient, si riche en saints avant le schisme, n’en enfante plus depuis le schisme ; à les en croire, l’église gréco-russe aurait même cessé d’en revendiquer, confessant elle-même sa stérilité[18]. Rien n’est moins vrai. De pareilles assertions montrent simplement à quel point l’église orientale est mal connue de l’Occident. Loin de n’avoir plus de saints depuis une dizaine de siècles, l’Orient, la Russie en particulier, en compte une multitude. L’église russe possède des saints, des bienheureux ou des vénérables (prépodobnye) de toutes les époques, de sainte Olga au XVIIIe siècle. Les catacombes de Kief seules en abritent plus d’une centaine dont les moines de Petchersk ont dressé le catalogue pour l’édification des pèlerins. Moscou, Novgorod-la-Grande, Pskof, toutes les anciennes villes, tous les anciens monastères ont leurs saints et leurs vénérables[19].

Parmi ces bienheureux, dont la réputation s’étend parfois de la Baltique au Pacifique, il y a des martyrs, des évêques, des princes, des moines surtout. Ces saints russes ont, comme leurs icônes et comme leur église elle-même, quelque chose d’ancien et, pour répéter le même mot, d’un peu archaïque. La plupart proviennent de l’église ou du cloître et y ont passé la plus grande partie de leur existence terrestre. Beaucoup sont des anachorètes ou des ascètes d’un type tout oriental, comme ces bienheureux de Kief qui ont vécu des années immobiles dans la nuit de leurs catacombes. Quelques-uns, tels qu’Alexandre Nevsky, le saint Louis du Nord, sont des héros nationaux ; d’autres, tels que saint Serge, saint Tryphon, saint Etienne, l’apôtre de Perm, sont des convertisseurs de peuples. Il n’y a qu’à comparer la surface de la Gaule ou de la Germanie à celle de la Scythie russe pour deviner ce qu’il a fallu de missionnaires à ces vastes solitudes, et que de fatigues et de souffrances ont dû braver les apôtres de l’évangile au milieu de Finnois, de Mongols, de Tatars de païens et de barbares de toute sorte.

Le ciel russe a beau compter de nobles et hautes figures, les saintes phalanges n’y présentent ni la même variété, ni le même éclat que les bienheureuses milices de l’Occident. Le plus patriote des hagiographes ne le saurait contester : ni par l’originalité de leur caractère ou de leur œuvre, ni encore moins par leur influence sur l’histoire ou sur la civilisation, les saints russes ne peuvent s’égaler aux saints de l’église latine, ou d’une seule nation catholique, telle que l’Italie, la France, l’Espagne. On y chercherait en vain des figures à opposer à un Grégoire VII ou à un saint Bernard, à un Thomas d’Aquin, à un François d’Assise, à un François de Sales, à un Vincent de Paul. Encore moins trouverait-on rien de comparable à une sainte Catherine de Sienne ou à une sainte Thérèse. Comme si le térem, ce gynécée moscovite, avait projeté son ombre jusque sur le paradis russe, les saintes, chez ces disciples de l’Orient, sont infiniment plus rares que les saints : leurs traits sont encore plus ternes et plus vagues. Ce défaut de personnalité des bienheureux, ce manque d’éclat et de relief du ciel russe ne tient pas uniquement au rôle plus effacé de l’église ou à la conception tout asiatique de la sainteté dans l’ancienne Moscovie, il tient aussi à l’infériorité de la vie publique et de la vie civile, à l’infériorité même de la civilisation.

L’église orientale, en toutes choses attachée de préférence à l’antiquité, a peu de goût pour les nouvelles dévotions, pour les nouveaux miracles, pour les nouveaux saints. Elle répugne à l’acceptation des visions et des prophéties contemporaines. D’accord avec l’état, l’église s’est efforcée de prémunir le peuple contre sa crédulité séculaire. « Ces moines se sont permis de prétendus miracles, médisait avec confusion un Russe, en me faisant visiter un couvent, mais cela va finir, on l’a défendu. » Un article du code, dirigé il est vrai contre les sectaires, prohibe les faux prodiges et les fausses prophéties. L’église russe n’a pas pour cela, comme les protestans, relégué le surnaturel dans les brumes lointaines du passé, à l’indistincte aurore du christianisme. Elle se dit toujours en possession du don des miracles, aussi bien que du don de la sainteté, y voyant un signe que Dieu est toujours avec elle. Aussi sa répugnance pour les nouveautés ne va pas jusqu’à fermer ses portes à tout nouveau thaumaturge. Elle a, en plein XIXe siècle, admis un ou deux saints.

De pareilles béatifications sont chez elle rarement spontanées ; elle s’y laisse pousser par le peuple plutôt qu’elle ne l’y provoque. Il n’y a pas en Russie de canonisation proprement dite. Rien de comparable aux longs et coûteux procès de canonisation des congrégations romaines. Cela ne serait ni dans les habitudes, ni dans l’esprit de l’église orientale. Chez elle, de même qu’aux temps primitifs, c’est encore la voix populaire qui proclame les élus de Dieu ; elle en est toujours au vox populi, vox Dei. « Chez nous, me disait un ecclésiastique russe, ce n’est point le clergé, la hiérarchie qui canonise les saints, c’est Dieu qui les révèle. » Pour le peuple et pour l’église même, le grand signe de la sainteté, c’est l’incorruptibilité du corps des bienheureux et, accessoirement, les miracles qui s’opèrent sur leur tombe. Ainsi des vieux saints de Kief, dont j’ai touché les mains desséchées dans les catacombes où ils s’étaient fait murer vivans. Ainsi de l’un des derniers saints admis par les Russes, Métrophane, évêque de Voronège au XVIIIe siècle. A l’ouverture de son tombeau, vers 1830, le corps fut trouvé intact, sa réputation de sainteté, déjà répandue dans le peuple, en fut confirmée. Le saint-synode fit faire une enquête sur l’état du corps et sur les miracles attribués à Métrophane. L’enquête faite, l’ancien évêque fut, après approbation de l’empereur, reconnu officiellement pour saint. Un demi-siècle plus tard, j’ai vu des pèlerins, de toutes les parties de l’empire, se presser autour de la châsse d’argent du saint évêque[20].

Cette manière de constater la sainteté emporte, en effet, le culte du corps des saints, autrement dit le culte des reliques, et, par suite, les pèlerinages. Il en a été ainsi de tout temps chez les Russes : on le voit par les plus anciennes chroniques. Si nombreux que soient les corps saints recueillis dans les églises, il se trouve toujours des pèlerins pour baiser la pierre qui les recouvre. Le goût des pèlerinages est un des traits par où les mœurs russes rappellent le plus l’Orient et le moyen âge. Il est peu de paysans qui n’aient l’ambition de visiter les catacombes de Petchersk à Kief, ou la tombe de saint Serge à Troïtsa. Depuis l’émancipation des serfs et l’ouverture des chemins de fer, Kief est devenu le plus grand pèlerinage du monde chrétien et peut-être du globe[21]. Non contens d’affluer aux sanctuaires nationaux de Kief ou de Moscou, nombre de moujiks, tels que les Deux-Vieux de Tolstoï, traversent la mer, poussant jusqu’en Palestine ou au mont Athos. Quelques-uns vont à pied jusqu’au Sinaï. Comme pour les hadjis musulmans, avoir visité les lieux saints est un titre de considération dans les villages.

Ces pèlerins, hommes et femmes, sont pour la plupart âgés. Les lois qui l’attachent à la terre et à la commune mettent un frein à la passion du moujik pour ces pieux voyages. Aujourd’hui, comme au temps du servage, il n’obtient guère de s’absenter longtemps que lorsqu’il a élevé sa famille ou qu’il est impropre au travail. Ces pèlerins du peuple cheminent souvent par troupe, d’ordinaire à pied, avec leur longues bottes ou leurs lapty d’écorce de tilleul, marchant lentement des semaines et des mois, parfois mendiant en route, couchant à la belle étoile ou sous de vastes hangars dressés pour eux auprès des monastères en renom. Aucune distance ne les effraie : on a vu des femmes et des vieillards traverser ainsi l’empire, des frontières de l’Occident au cœur de la Sibérie, ou des rives du Dnieper aux bords de la Mer-Blanche. Beaucoup de ces vieillards des deux sexes, en route vers les sanctuaires lointains, accomplissent un vœu de leur jeunesse ou de leur âge mûr ; ils ont, durant des années, attendu que la vieillesse leur apportât le loisir de payer leur dette au Christ ou aux saints. Parfois, d’accord avec le goût national, les moujiks se cotisent et forment une sorte d’artèle pour accomplir à frais communs les longs pèlerinages.

Les paysans qui vont jusqu’en terre-sainte allumer un cierge au saint-sépulcre et puiser une bouteille de l’eau du Jourdain deviennent de plus en plus nombreux. La Russie envoie aujourd’hui plus de pèlerins en Palestine que toutes les autres nations chrétiennes ensemble. Autrefois, beaucoup s’y rendaient entièrement par terre, franchissant à petites journées les steppes ponto-caspiennes, le Caucase, l’Asie-Mineure, le Taurus à travers les mépris et les vexations des musulmans. Aujourd’hui, un grand nombre vont encore à pied jusqu’à Odessa, où ils s’embarquent à prix réduit pour Kaïffa ou Jaffa. Chaque printemps, Odessa frète pour eux des bateaux sur lesquels on les entasse, comme dans nos ports les émigrans pour l’Amérique. Moyennant une cinquantaine de roubles, les hommes du peuple peuvent se faire transporter, du cœur de la Russie aux rives de la Palestine, avec la sécurité d’un retour payé d’avance. Naguère, leurs consuls étaient obligés d’en rapatrier gratuitement des centaines, que la rapacité des moines grecs avait dépouillés de leur dernier kopek.

Tout comme nos pèlerins latins au moyen âge, ces pèlerins russes ont, depuis longtemps, des itinéraires pour leur indiquer les principales étapes de la route, avec les sanctuaires à visiter et les reliques à vénérer. Une société qui compte parmi ses membres des princes du sang et de hauts dignitaires du clergé, la « Société orthodoxe de Palestine, » s’est donné pour mission de veiller sur ces humbles visiteurs du tombeau du Christ[22]. À Odessa, à Constantinople, à Jérusalem, on leur a préparé des refuges ou des hospices. Débarqués sur la côte inhospitalière de Palestine, sans autre bagage qu’une besace que chacun, homme ou femme, porte sur son dos, les pèlerins, le bâton à la main, s’acheminent vers la cité sainte, en psalmodiant de saintes prières. Je les ai vus, pareils à nos pèlerins des croisades, se prosterner et baiser la poudre de la route au premier aspect des murailles de la ville de David. J’ai rencontré à Bethléem, au Jourdain, à Tibériade leurs longues et sordides caravanes, parfois escortées de zaptiés turcs. Les infirmeries des monastères grecs sont remplies des malades qu’elles sèment sur les sentiers de la Judée ; chaque printemps, des moujiks, encore revêtus de leur touloup d’hiver, ont la joie d’être inhumés dans la terre foulée par les pieds du Sauveur.

Ces milliers de pèlerins portent avec eux en Syrie la réputation de la piété et de la puissance de la Russie. Le gouvernement impérial a bâti pour ses nationaux, aux portes de Jérusalem, un immense couvent pareil à une ville. Les chants slavons ont retenti jusque sur le tombeau du Sauveur. Non contens d’avoir, avec la France du second empire, reconstruit la coupole du saint-sépulcre, les Russes ont, en diverses localités de la Palestine, restauré des églises et fondé des écoles où l’on enseigne le russe et l’arabe[23]. Sur cette terre des croisades, où les différentes confessions et les diverses nations chrétiennes sont en perpétuel conflit d’influence, la Russie, la dernière venue, a su, comme patronne de l’orthodoxie, se tailler une place à part. Si jamais l’aigle moscovite vient à tremper ses ailes dans les eaux de la Méditerranée, ces pacifiques troupes de pèlerins pourraient bien frayer la voie à la conquête de nouveaux croisés.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1886 et du 15 janvier 1874.
  2. Nous prenons ici ce mot dans le sens le plus large ; en Orient, il désigne, à proprement parler, la messe.
  3. Chez les Russes, la hauteur de l’iconostase, notablement plus élevé que chez les Grecs, dépare parfois l’église en la terminant brusquement par une muraille droite qui cache l’abside.
  4. Comme en Occident, les fêtes de l’église ont inspiré des chants populaires, chants de la Nativité, chants de la Passion, chants de Pâques. Ceux de la Petite-Russie se font remarquer par l’humeur railleuse de ses Cosaques. Gogol en avait recueilli et copié de sa main. (Voyez, par exemple, la Kievshaïa Starina, avril 1882.)
  5. C’est pour eux le deuxième commandement. Il en résulte que, pour la division du Décalogue et l’ordre des commandemens de Dieu, l’église d’Orient est en désaccord avec l’église latine.
  6. En dépit des lois de l’église, l’on cite parfois, dans les régions reculées, des images de pierre ou de bois. Le couvent de Posolsk, sur le lac Baïkal, possède ainsi une ancienne idole bouriate en bois peint, transformée en saint Nicolas, et presque également populaire parmi les Russes chrétiens et les indigènes païens.
  7. Il est à remarquer que cet usage de recouvrir les icones d’un revêtement ou, comme disent les Russes, d’une chasuble de mitai (riza), ne remonte qu’au XVIIIe siècle. Antérieurement, au lieu de couvrir l’image de plaques d’argent ou de vermeil ne laissant voir que la tête, les mains et les pieds, les Russes avaient la bon goût de ne revêtir ainsi que la bordure de l’icône (opletchié).
  8. le concile du Stoglaf exprime avec une curieuse naïveté les qualités nécessaires aux peintres : « Le peintre, dit l’article 43 des cents chapitres, doit être humble, doux, retenu dans ses paroles, sérieux, éloigné des querellés et de l’ivrognerie, ni voleur ni assassin, et surtout garder la pureté de son âme et de son corps. Et celui qui ne peut se contenir qu’il se marie selon la loi. Et il convient que les peintres visitent souvent leurs pères spirituels, les consultent sur toutes choses et vivent, d’après leurs conseils et instructions, dans le jeûne, la prière, la continence. » (Voyez Étude d’iconographie chrétienne en Russie, par J. Dumouchel, d’après Bouslaief. Moscou, 1874.)
  9. Pour certaines de leurs grandes églises, telles que Saint-Isaac, les Russes ont repris la décoration en mosaïque partout d’un caractère si monumental. Ils ont, à Pétersbourg, une fabrique de mosaïque qui ne le cède en importance qu’à celle des papes, dont elle imite les méthodes. Au lieu de demeurer un art distinct, essentiellement décoratif, ayant ses procédés et ses effets, la mosaïque, en Russie comme à Rome, prétend, à force de nuances et de finesse, reproduire servilement la peinture.
  10. Dans la pratique, il faut même souvent l’autorisation du directeur de la chapelle impériale, ce qui a éloigné de ce genre les grands compositeurs contemporains et ce qui risque d’en amener la décadence.
  11. Voyez, par exemple, le révérend Razoumovski, professeur de chant sacré au Conservatoire de Moscou : Tserkovnoé pénié y Rossii, et le prince N. Ioussoupof : Histoire de la musique religieuse en Russie. — On peut, à Paris même, à l’église russe de la rue Daru, prendre une idée de ce chant religieux, quoique les chœurs y soient en majorité composés de Français.
  12. Dans les couvens de femmes, ce sont, au contraire, les religieuses qui forment le chœur ; dans les pensionnats, les jeunes filles.
  13. Berlioz, en tout épris d’art original, goûtait fort les œuvres de Bortniansky. Quant à la chapelle de la cour, il écrivait avec son outrance habituelle : « Comparer l’exécution chorale de la chapelle Sixtine à Rome avec celle de ces chantres merveilleux, c’est opposer la pauvre petite troupe de râcleurs d’un théâtre italien de troisième ordre à l’orchestre du Conservatoire de Paris, » (Soirées de l’orchestre. Cf. Correspondance.)
  14. L’armée russe, avec l’autorisation du saint-synode, ne fait le carême que pendant une semaine, mais c’est là un cas particulier et un règlement aussi administratif qu’ecclésiastique.
  15. Prazdnik (fête) de prazdnyi (oisif).
  16. Dans le district de Staraïa-Roussa, par exemple, le nombre des jours de travail est réduit à deux cent quarante-cinq ; il en est de même dans celui de Valdaï, tandis que, pour les catholiques de Kovno, il monte à deux cent soixante-dix, et pour les luthériens des provinces baltiques, à deux cent quatre-vingt-dix. (Enquête agricole.)
  17. Voyez, par exemple, M. Bouslaief : Itoritch. Olcherki Roussk. narodn. slovesnosti i iskousstva, II, p. 97-98, et M. Klioutchevski : Drevne-Rousskiia Jitiia Sviatykh kak istoritch. istotchnik.
  18. Ainsi, par exemple, un des apologistes les plus distingués de l’église catholique, M. l’abbé Bougaud, écrivait : « Non-seulement l’église gréco-russe n’a plus de saints, mais elle n’en revendique même plus. « Le Christianisme et les temps présens, t. IV, 1re partie, chap. XI.
  19. La « Société des amis de d’ancienne littérature russe » a, par les soins de M. N. Barsoukof, publié une sorte de nomenclature bibliographique des plus connus de ces saints nationaux. (Istotchniki rousskoï agiografii, Saint-Pétersbourg, 1882. Cf. M. Yakoutof : Jitiia sviatykh Sév. Rossii, 1882.)
  20. Peu de temps après Métrophane, vers 1840, il était question de reconnaître comme saint un autre évêque, Tikhone. L’empereur Nicolas trouva que c’était assez d’un pour un règne, et Tikhone dut attendre une vingtaine d’années ; il n’a été officiellement admis que sous Alexandre II.
  21. On y a, dit-on, compté, en une seule année, en 1886, près d’un million de pèlerins.
  22. De de ses membres, M. A. Élisséief, a publié, sous le titre de : S Rousskimi palomnikami na Sviatoï Zemlé (1881), une curieuse description du voyage et de la vie de ses compatriotes en terre sainte.
  23. La « Société russe de Palestine » a ainsi fondé, en 1885 et 1886, deux écoles de ce genre à Nazareth, et, en 1887, une sorte d’école normale. Les Grecs accusent les Russes de vouloir, dans la liturgie, faire substituer, en Syrie, l’arabe au grec, en attendant de les écarter l’un et l’autre pour le slavon.