La Reine Hortense et le prince Louis
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 607-645).
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LA REINE HORTENSE
ET
LE PRINCE LOUIS

VII.[1]
L’AFFAIRE DE STRASBOURG[2]
(OCTOBRE 1836 — FÉVRIER 1837)


Arenenberg, le 31 octobre 1836.

Le lundi 31 octobre, la Reine me fait appeler chez elle et me dit : « Voyez cette lettre que Louis m’écrit ; il est maître de Strasbourg. » — « Ah ! madame, quel affreux malheur ! » m’écriai-je, en cachant mon visage dans mes mains, car je ne me fis pas une minute d’illusion. — Le Prince disait « qu’il était maître de Strasbourg ; que la troupe avait fait le mouvement ; que le peuple avait suivi ; qu’il avait trompé sa mère en lui disant que quelqu’un voulait lui parler ; qu’il ne savait pas qu’on lui ferait une proposition : qu’il avait accepté tout de suite ; que tout irait bien, et qu’il ne quitterait plus le sol français… »

Je ne le pensais pas comme lui ; je tremblais de tous mes membres, et j’eus peine à reprendre mon courage pour me montrer calme à la Reine. Rousseau[3] accourut en pleurant. La Reine l’en gronda doucement, lui disant qu’il ne fallait pas prendre la chose au triste, car cela porterait malheur. J’entrai dans ses idées sur les chances que, politiquement, il pouvait y avoir, et je l’engageai à faire ce à quoi elle avait déjà pensé : à se tenir prête à partir sitôt que la nouvelle serait parvenue à Bregnitz, afin de ne pas se laisser prendre par les Autrichiens, s’ils entraient en Suisse. Je lui aurais volontiers conseillé de garder le secret le plus profond, de faire taire le courrier envoyé par M. Parquin et de le renvoyer bien vite ; de ne rien dire à personne jusqu’à ce que la nouvelle vint d’ailleurs ; mais il était trop tard, les domestiques en savaient autant que moi. Lorsque le courrier était arrivé, à deux heures du matin, la Reine avait fait réveiller Mme Salvage, M. Cottrau et M. Arese[4] pour leur communiquer cette nouvelle et prendre leurs avis…

J’étais triste et silencieuse, lorsque arrive une voiture d’où descend un jeune homme à moustaches. Je me précipite pour savoir quelles nouvelles il apporte, et je le fais entrer dans la Bibliothèque pour que la Reine vienne lui parler… Il nous apportait le coup fatal ! Je l’écoutais, je ne pouvais y croire ! Il se nommait Lombard ; il était chirurgien militaire et l’un des conspirateurs. Il avait passé la nuit avec le Prince. Au moment de l’explosion, il avait été envoyé, avec une escouade de canonniers, s’emparer des presses de Silbermann, du Courrier du Bas-Rhin. Il était là avec ses hommes à faire imprimer une proclamation, lorsqu’on vint lui apprendre que le Prince avait échoué devant le 46e d’infanterie et qu’il était fait prisonnier avec tout son état-major. Un ami a prêté un habit à M. Lombard, qui s’est échappé, et vient nous donner cette affreuse nouvelle. La Reine la recevait avec un courage surnaturel. Moi, je ne pouvais y croire ; je me serais volontiers figuré que cet homme était un espion, qui venait nous donner une fausse alerte pour tirer les vers du nez, et je répétais avec Mme Salvage : « Comment ! on n’a rien fait pour le sauver ! Mais c’est un guet-apens, un piège qu’on lui a tendu pour le perdre !… » J’allai de temps en temps au salon retrouver M. Rugger, qui y était seul et voulait partir, tout en offrant ses services. Je montai le dire à la Reine, en ajoutant que, si elle voulait envoyer un homme sûr à Strasbourg, personne ne passerait mieux que quelqu’un de la maison du prince de Furstenberg. La Reine approuva mon idée ; j’écrivis à Laure, et elle au général Voirol et au Roi. M. Rugger écrivait à son prince pour le prévenir de son absence, et j’allais lui coudre ma lettre dans sa cravate, lorsqu’on me dit que Georges Heyrvang, le cuisinier qui nous avait quittés, il y avait quelques semaines, arrivait de Strasbourg pour apprendre à la Reine l’arrestation de son fils. Il apportait le Journal du Bas-Rhin, où l’événement et l’arrestation des prisonniers pris à Fikmatt[5] étaient rapportés. Plus de doute, le malheur était certain, et cette feuille circulait de mains en mains. Rousseau, Elisa étouffaient en sanglots. J’étais froide et calme, courageuse et résignée. La Reine remercia M. Rugger et décida que ce serait le cuisinier qui porterait les lettres. Rousseau venait presser pour le faire partir, lorsque la Reine, qui nous les faisait lire pour savoir si elles étaient bien, me dit : « Mademoiselle Masuyer, allez les porter. Partez, et ajoutez à ma lettre au général Voirol tout ce que vous croirez devoir le toucher. J’ai écrit pour qu’il puisse montrer et envoyer ma lettre ; mais qu’il sauve mon fils ! Un ancien général de l’Empire ne peut vouloir verser le sang d’un neveu de l’Empereur. Allez, sauvez-le à tout prix. Peut-être rendrait-il un service au Roi en le laissant évader. » — « Il n’y a qu’une évasion qui puisse le sauver, disait Mme Salvage, et, avec de l’argent, on peut tout : trente, quarante, cent mille francs, donnez, promettez tout, mais sauvez-le !… » Je lui laissai l’adresse de Sabine pour m’adresser des effets de banque, et, en trois minutes, je partis, prenant à peine un sac de nuit et le temps de me vêtir chaudement. Je descendis à pied la montagne pour aller prendre à Maunbach le petit bateau qui me transportait à Radofzel. M. Rugger et Félix, de Mme Salvage, m’accompagnèrent jusque-là… Il faisait un vent froid de neige, la voile faisait pencher la barque, et tout mon effroi, si je me noyais, était que les lettres ne fussent perdues. C’était une affaire toute militaire : un conseil de guerre allait sûrement juger, et le Prince pouvait être fusillé en vingt-quatre heures…

Nous mîmes deux mortelles heures et demie pour notre traversée, qui se fit entièrement de nuit, étant partis à cinq heures passées. En approchant de terre, je dis à Georges d’aller retenir la diligence. Je le suivis avec les bateliers et les paquets. Arrivée à l’auberge, j’écrivis un mot à Rousseau, pour demander s’il avait pensé à faire courir après le premier courrier, qui était parti le matin avec Bourlini qui conduisait les chevaux au Prince. La Reine m’avait bien recommandé de ne pas parler de ce premier courrier… A Stockach, les places étant occupées, je fus obligée de suivre la diligence dans une mauvaise carriole mal close où j’étais sur le revers avec le cuisinier. Le froid, la fatigue, j’étais insensible à tout, tant j’étais absorbée par mes inquiétudes et mon chagrin…

A Donaueschingen, le lendemain matin 1er novembre, je fis appeler Georges pour convenir de nos faits pour Strasbourg. Je lui dis que je logerais chez Sabine ; mais il ne devait pas venir m’y trouver, de peur de nous compromettre réciproquement. Il viendrait m’attendre, le lendemain, à quatre heures, à la cathédrale. Je m’y trouverais pour lui dire en quoi je pourrais l’utiliser. Charles n’étant pas arrêté avec le Prince, il devait lui dire de venir me parler là aussi… J’entendais marmotter dans les auberges quelques mots de Strasbourg et de Napoléon ; mais je n’avais garde de me mêler à la conversation. A Hausach, la diligence s’est arrêtée pour le dîner. A Offenbourg, nous avons soupé. A la même table que nous étaient des jeunes gens, rasés de frais, dont l’un en uniforme à revers et collet rouges. Je les reconnus bientôt pour deux de ces malheureux compromis à Strasbourg. Ils parlèrent de ceux qui s’étaient échappés avant eux et disaient qu’ils se rendaient tous à Constance…

Il était dix heures du soir quand nous arrivâmes à Kehl. Je ne pouvais, à cette heure, me rendre chez Sabine sans faire événement dans le quartier… Il n’y avait plus de place ni de chambre dans l’auberge. Georges m’avait trouvé un gîte à La Fleur[6]. Il remit mon sac à un homme qui avait une lanterne pour m’y conduire, courant, lui, du côté de Strasbourg, à toutes jambes, pour arriver à la porte de la ville avant la diligence. Une petite chambre, un lit bien dur, un mauvais souper me furent offerts par une assez jolie fille, curieuse et bavarde, avec laquelle je fus bientôt en connaissance. Comme, à cet âge, elles ont toutes des amoureux, je lui dis que j’en avais un aussi et lui recommandai de bien soigner une lettre que j’écrivis à la Reine sous l’enveloppe de « Monsieur Judic Aman, » que je dis à Ringne être mon fiancé. Arrivée à Strasbourg, j’ai écrit par le cocher qui m’avait amenée, que j’ai fait attendre jusqu’après ma visite au général ; puis, plus tard, j’ai encore écrit une autre lettre de Strasbourg, que j’ai adressée sous enveloppe à l’abbé Dauzas, à Saint-Louis. Elle n’est jamais parvenue…


Laure à ses sœurs.

Strasbourg, dimanche 30 octobre, à 6 heures du matin.

Chère Fanny, Je suis dans une perplexité horrible ; j’en éprouve un tremblement convulsif, qui m’ôtera peut-être la force de te conter ce qui m’agite tant ! Nous avons été réveillés ce matin par une rumeur et des cris qui ont fait sauter mon mari à bas du lit. Il s’est mis à la fenêtre, a vu beaucoup de gens du peuple courir effarés ; un instant après, ma femme de chambre, qui était allée à la messe, est rentrée, me disant que le jeune Napoléon était arrivé, que le 4e régiment d’artillerie, musique en tête, sabre à la main, criait : « Vive Napoléon ! » Mon mari s’est habillé à la hâte, a couru chez le général ; je ne l’ai pas revu. J’entends toujours du mouvement dans la ville ; des garçons brasseurs, bouchers et boulangers traversent de temps en temps notre rue en courant ; je ne sais pas positivement ce qui se passe ; mais, certainement, il se passe quelque chose. Notre boulanger, qui vient de la place Saint-Étienne, dit qu’il a vu le jeune Napoléon donnant un drapeau aux troupes. Qu’est-ce que c’est que cela !

Je viens d’envoyer Adèle chez le lieutenant général, voir dans les alentours ce qui se passe. Elle est revenue me dire que Mme Voirol était dans la cour avec un officier d’état-major en tenue et tous les domestiques de la maison.

Je viens de la renvoyer s’informer chez le portier où est mon mari et si le général est sorti. Mon Dieu ! si une pareille imprudence avait été commise, les malheurs qui en arriveraient seraient incalculables ! Mon pauvre Aimé serait le premier exposé, j’éprouve une terreur et des angoisses que tu peux comprendre…


Dimanche à 11 heures. — Désespoir et désolation, ma Fanny. Qu’ils sont coupables ceux qui ont entraîné ce malheureux Prince dans la folle tentative entreprise par lui, ce matin, secondé par le colonel Vaudrey et ce misérable Parquin ! Ils sont arrêtés, en prison tous trois. Pauvre mère !… je pense qu’elle ignorait ces projets extravagans. Imaginer de faire une révolution, de renverser un gouvernement aussi fort, aussi bien établi ! avec une poignée de soldats payés et ivres. Pas un régiment de la garnison, pas une poignée de la population n’a fait aucune démonstration en faveur du Prince !… Ils avaient perdu la tête, les insensés !… Que n’ont-ils écouté les avis que mon mari a donnés à un de leurs agens de la part du général i On a trompé ce malheureux Prince sur la position de la France, sur l’esprit public. Te conter tout ce qui s’est passé dans cette fatale matinée ne m’est pas possible, il y une telle confusion dans mes idées, je suis encore si troublée, si émue, que je ne sais où j’en ai la tête ; et puis je n’aurais pas le temps. Aimé part pour Paris, envoyé par son général…


Dimanche 5 heures. — Enfin je suis seule, ma Fanny, et je puis achever cette triste lettre qui va te mettre dans la consternation. Mon pauvre mari est sur la route de Paris. Il pleut, il neige, il fait un temps affreux. Ma belle-mère a le délire, et les médecins disent qu’elle ne peut aller loin. J’éprouve un serrement de cœur, une tristesse affreuse. Quelle journée ! je n’en puis plus.

Donne-moi des nouvelles de Valérie, je n’ose lui écrire dans la crainte de compromettre mon mari, qui, d’ailleurs, me l’a expressément défendu. Quoique blâmant le Prince, je ne puis m’empêcher de le plaindre. Sa position est horrible et me désespère. Ce colonel Vaudrey est un fou et un imbécile, et le Prince est bien imprudent, bien aveugle !… Quel malheur que nous soyons venus à Strasbourg. J’en voudrais être à mille lieues. Le Prince, dans son interrogatoire, n’est-il pas allé nommer mon mari, dire qu’il n’avait de relations qu’avec lui ! Quelle inconséquence ! Mon mari qu’il n’a vu qu’une seule fois dans sa vie et auquel il se serait bien gardé de faire ou de faire faire des ouvertures sur ses extravagans projets ! Dit-on que l’on connaît quelqu’un qu’on n’a vu qu’une fois et auquel on n’a jamais écrit ! Il manque de jugement, de sens et de tact, le pauvre homme ! Est-il possible d’imaginer qu’il va faire une révolution avec M. Vaudrey et M. Parquin, travesti en général. C’est absurde, c’est fou. Le colonel Vaudrey était si peu sûr de ses soldats, qu’en étant entouré, pas un n’a tiré son sabre pour le défendre quand on l’a arrêté ; il n’y a pas eu un coup de sabre de donné, un coup de fusil de tiré, la population n’a pas fait une démonstration en faveur des insurgés. Au bout de deux heures, tout était fini et la ville dans le plus grand calme. On est dans un étonnement général. Chacun se demandait dans la rue qui était le jeune homme. On le disait fils de Lucien, fils de Jérôme, on se demandait d’où il venait, ce qu’il voulait faire. Le général a montré beaucoup de vigueur et de présence d’esprit, et ni le Prince ni le colonel n’ont fait preuve de tout cela ; c’est à hausser les épaules. On accuse la mère d’être une intrigante et de l’avoir poussé là. Moi, je ne puis le croire… Son dernier enfant ! Après t’avoir écrit quelques mots, ce matin, croyant qu’on se battait, j’ai couru chez le général… Tout était déjà fini… le Prince arrêté, le général Voirol à cheval avec des troupes, et mon mari à la citadelle. Le Prince, M. Parquin et le colonel Vaudrey à la tête de quelques centaines de soldats avaient parcouru la ville, un aigle en tête. Ils avaient fait arrêter le préfet, consigner chez lui le général Lalande et le colonel Leboul, et ils sont venus chez le général pour s’emparer de sa personne. Trois officiers d’artillerie sont parvenus à le faire sortir de l’hôtel. M. Vaudrey a couru avec le Prince, Parquin et ses troupes à la caserne du Fikmatt pour soulever le 46e de ligne, qui n’a pas bronché. C’est là qu’ils ont été cernés et arrêtés ! Le général est arrivé peu d’instans après ; il les a fait conduire en prison, a passé une revue de la garnison, et tout est rentré dans l’ordre… Tout le monde comprend notre chagrin et la fausse position d’Aimé. Il est dépêché par le général Voirol au ministre de la Guerre. Je donnerais tout ce que je possède pour que la malheureuse allaire de ce matin n’ait pas eu lieu et pour qu’Aimé n’eût pas été ici, à Strasbourg, aide de camp du lieutenant général.


Journal de Valérie (suite).

Le vendredi 4 septembre, une fois en sûreté dans mon auberge de Kehl, j’y ai fait une sorte d’installation, j’ai écrit beaucoup et je n’ai pu dormir après tant de souffrances morales et physiques. J’avais la veille écrit à la Reine, pour lui dire mon retour à Kehl, plus toutes les feuilles numérotées 5, 6 et 7, que je joins ici, que je préparais pour les envoyer dans un paquet par la diligence qui partait le lendemain.


Kehl, vendredi 4 novembre 1836, à 2 heures.

(N°5.) Je vais enfin pouvoir vous écrire plus intelligiblement, et ceci compensera un peu pour moi l’ennui de ma position ici. Je vous ai dit mon arrivée à Strasbourg chez Sabine, qui était, de toutes nos relations, celle où je trouverais le plus de sûreté et de dévouement ; elle est plus que moi encore liée avec le médecin (le général), et c’est ce qui avait déterminé mon choix. À peine débarquée, j’ai couru chez lui, avec elle ; il était entouré, en affaires de consultation, et le moment d’attente m’a paru cruel ; il était encore couché, et, bon gré mal gré, nous sommes arrivées à son lit. Je l’ai trouvé ulcéré de ce qu’après l’avoir consulté d’abord par lettre et puis en personne, après son opinion franche et loyalement exprimée, il y a trois mois, on avait agi dans un sens inverse de ses conseils ; mais son bon cœur et sa générosité naturelle l’avaient déjà emporté sur sa rancune. Même avant de m’avoir vue, toutes ses actions, ses paroles, ses écrits ont été ce que nous pouvions désirer, m’a-t-il dit, et sitôt que, la veille, il avait eu reçu la lettre de la malade (le Prince), il était accouru près d’elle et, dans une heure de conversation lui avait dit tout ce qui pouvait lui faire du bien à entendre. Il m’a offert de m’y conduire, de lui donner de mes nouvelles, de vous en donner des siennes.

Une heure après, les choses changeaient, non pas pour lui, mais pour d’autres. Je n’ai pas pu rester avec lui aussi longtemps que j’aurais voulu. On est venu pour affaires consulter, et sa femme m’a emmenée dans la chambre voisine où elle a mêlé ses larmes aux miennes sur le sort si intéressant de la pauvre malade (le Prince). Pour me distraire de mes soucis, elle m’a parlé des nouvelles de la ville et m’a conté que la personne qui venait de nous chasser de la chambre de son mari venait pour lui apprendre une nouvelle arrestation, faite depuis une heure, celle d’un cuisinier qu’on cherchait depuis trois jours, et que son mari concluait que la Dame (moi) qui avait voyagé avec lui pourrait bien avoir le même sort sitôt qu’on la saurait arrivée. Je lui ai dit qu’il avait bien de la bonté de s’en inquiéter, que cela n’en valait pas la peine, qu’il ne fallait penser qu’à ses malades (prisonniers) ; que, du reste, il en arriverait ce qu’il pourrait et que je désirais qu’ils le vissent tous deux avec la même indifférence que moi. Elle m’a conté qu’on avait bien voulu faire d’autres arrestations encore, — la première à laquelle on avait pensé était le premier aide de camp du général et sa femme (Laure), sous le prétexte de je ne sais quel voyage ; mais le général ne l’avait pas souffert, avait répondu de tous deux, et, pour prouver que le mari méritait la confiance qu’il lui donnait, il l’avait envoyé porter à Paris le détail de ce qui s’était passé…

Après deux heures de conversation intéressante pour toutes deux, la femme du médecin (du général) m’a reconduite par le petit escalier de son appartement, m’a fait traverser son jardin, et m’a ouvert une porte dont elle avait la clé et qu’elle m’a dit que je retrouverais ouverte, quand je reviendrais le soir ; il était convenu qu’elle m’enverrait sa femme de chambre prendre un paquet de chemises que Georges m’avait laissé pour Charles, auquel son mari le porterait en allant voir la malade (le Prince), à quatre heures, et qu’elle me ferait dire en même temps à quelle heure je devais revenir dans la soirée pour avoir des nouvelles de sa journée… Je suis rentrée soulagée et me suis hâtée de vous le dire… Les heures s’écoulaient, personne ne venait, je les comptais dans une anxiété inexprimable, et me résignant à ne plus voir personne ce jour-là, j’ai écrit à la malade (au Prince), pour lui donner de vos nouvelles, et j’ai mis une lettre dans un billet pour la femme du médecin (le général) que Sabine lui a porté le matin, aussitôt le jour venu, mais sans pouvoir la voir, ce que j’avais espéré… Elle avait aussi porté à Laure une lettre de moi, que je croyais perdue, qui n’était que retardée, et qui était arrivée la veille. La pauvre femme est dans un état digne de pitié. Il est difficile de se figurer une position aussi critique, sur le point d’être arrêtée, cernée, bloquée par des espions, n’osant bouger, abandonnée, comme le malheur l’est toujours, — sans son mari, sans son père, au chevet d’une mourante, ses forces ont manqué à sa douleur, elle est malade aussi, et, pour comble de souffrance, un ami à elle, qui est fort lié avec le procureur du Roi, est venu la prévenir qu’on sait l’une de ses sœurs ici et qu’on la cherche pour la faire arrêter. La pauvre Laure en perdait l’esprit, car l’idée de voir une tête chère en danger, un ami de vingt ans perdu dans un moment si critique, où son mari marchait dans une voie du devoir dur et difficile, la mettait au désespoir. Heureusement, une lettre de son mari est venue lui mettre du baume dans le sang.

Revenons à l’aide de camp (M. de Franqueville) parti pour Paris. Le télégraphe ayant annoncé son départ, un aide de camp du Roi l’attendait à l’arrivée du courrier de la malle, et, sans lui donner le temps de quitter ses habits de voyage, l’a emmené aux Tuileries, où les ministres et la famille royale étaient réunis autour du Roi pour entendre la lecture des dépêches qu’il apportait. Elle a été faite à haute voix au milieu de tous. Au bout de trois ou quatre heures de colloque entre tout ce monde, on lui a permis de se retirer ; il n’avait retenu, d’entretiens si longs et si animés, que deux choses, qu’il s’empressait d’écrire à sa femme : l’une était la conviction que les jours du Prince ne seraient pas menacés et qu’au pire, il en serait quitte pour une détention ; l’autre, la persuasion de tout ce monde que la mère du Prince ignorait tout ce qui se préparait et qu’elle y est tout à fait étrangère.


Kehl, vendredi 4 novembre 1836, 3 heures.

(N° 6.) Le même ami du procureur du Roi conseillait à Laure de ne voir, ni d’écrire à aucune de ses sœurs, parce que, parmi les pièces de conviction du procès qui va commencer, il se trouvait un passeport de Sigmaringen. — Sabine revenait gonflée de toutes ces nouvelles et me suppliait en larmes de m’occuper de moi. Parmi les raisons qu’elle me donnait, la seule qui me touchait, c’est qu’une fois confinée, je ne serais plus bonne à rien, ni à moi, ni aux autres. Cependant, je ne voulais pas partir sans revoir le médecin (le général) et sa femme ou, au moins, sans avoir de leurs nouvelles. L’heure du courrier de Paris était passée, et j’étais sur les charbons de savoir ce qu’il avait apporté. Au lieu d’écouter Sabine, je l’ai renvoyée prendre un abonnement au journal et de là chez le médecin (le général). Les deux heures qu’elle a mises à revenir m’ont paru mortelles, et, lorsqu’elle est revenue, sa figure était si troublée que j’ai cru qu’elle m’apportait quelque mauvaise nouvelle, car, dans l’état de la malade (du Prince), il ne faut nulle émotion. Heureusement, elle va toujours bien. Sabine n’avait pu voir le médecin (le général). Il est tellement occupé de consultations dans son cabinet particulier qu’il n’y pas moyen de l’aborder. Sa femme même ne l’avait pas vu de la journée et n’avait pas reçu mon billet, qui lui avait été remis à lui. Il ne lui avait parlé qu’une minute pour lui dire que je devais partir à l’instant, et Sabine, après avoir jasé des nouvelles du jour, revenait me répéter tout ce que la femme du médecin (le général) savait de ce qui se passait en ville.

Le général, n’ayant rien reçu de Paris, attendait son aide de camp ; jusque-là, les prisonniers avaient été sous sa responsabilité et traités en conséquence, mais le procureur général de la cour de Colmar était arrivé pour instruire l’affaire et s’en était emparé avec toute la sévérité de la justice. Tous les prisonniers étaient au secret. Le Prince, qui avait été transféré à la citadelle dans un appartement au premier du pavillon qui domine la porte de la ville, venait d’être ramené à la prison où il occupe la meilleure chambre, il est vrai, mais triste et grillée, tandis qu’à la citadelle, il avait la distraction de tout le mouvement qui se faisait sous ses fenêtres, par cette seule communication avec la ville. Au moment où le général avait désigné le lieutenant-colonel chargé de la garde de la prison, il lui dit de faire son devoir relativement à la garde du Prince, mais d’avoir pour lui les plus grands égards et, excepté la liberté, de lui donner tout ce qu’il demanderait et de l’en prévenir. Le Prince en a si bien usé que le commissionnaire qu’on a assigné pour ce service en est sur les dents pour satisfaire à ses fantaisies et se réjouit fort de le voir revenu en ville. — Sabine insistait sans cesse sur la nécessité de mon départ. Le médecin (le général) avait dit à sa femme : « Il faut qu’elle parte à l’instant. » Et, depuis, trois heures s’étaient écoulées ! Sabine était sur les épines ; moi, je réfléchissais à ce que j’avais à faire ; il était quatre heures, il n’y avait plus qu’une heure de jour, et il fallait bien du guignon pour que ce fût précisément celle où l’on penserait à moi. Une fois la nuit venue, j’étais tranquille jusqu’au lendemain matin, ces sortes d’expédition ne se faisant que rarement passé le coucher du soleil. La seule chose qui me peinait était l’agitation avec laquelle la pauvre Sabine comptait les minutes, mais il s’agissait bien de cela ! j’avais encore beaucoup à faire ; j’étais venue avec le projet de voir deux femmes, et je n’en avais vu qu’une. Lorsque la nuit fut tombée, Sabine écrivit un billet à la seconde, qui arriva bien vite, se doutant qu’il était question de moi. Je la nommerai Jenny, c’est par elle que j’aurai les lettres adressées à Mme Thiébaut dont elle dispose. Elle me connaît si bien qu’elle avait tout compris et qu’elle m’attendait, présumant d’avance ce que je voudrais faire ; elle avait songé à bien des choses que je lui aurais dictées volontiers. Je pouvais parler avec elle à cœur ouvert de ma chère malade (le Prince), dont la situation l’occupe presque autant que les plus dévoués à son sort ; mais elle est bien d’avis qu’il ne faut contrarier en rien le traitement du médecin (le général) et se bien garder d’administrer à son insu des remèdes intempestifs ; que si le danger devenait imminent et si le médecin renonçait à cette évacuation si nécessaire, il serait temps de la faire avaler, mais seulement s’il fallait risquer le tout pour le tout… Je lui ai parlé aussi du désir de Mme Anna d’acheter cette maison. Elle pense que c’est un mauvais placement, il faut penser que, si l’argent restait trop longtemps sans emploi, elle a le grand inconvénient d’être contiguë à la nouvelle prison et d’avoir le mur mitoyen de son jardin, qui est grand, avec la cour de la prison, sur laquelle donnent toutes les fenêtres grillées, ce qui est fort triste. Elle est occupée en ce moment par une maîtresse de pension de demoiselles, chez laquelle Jenny va souvent et qui est toute disposée à recevoir la jeune fille, dont Jenny lui a parlé. On voit des fenêtres la cour des prisons remplie de troupes qui ont des cartouches et l’ordre de tirer à la moindre tentative d’évasion. Des patrouilles parcourent, de cinq minutes en cinq minutes, les rues adjacentes, tous les postés de la ville sont doublés ; les régimens revenus de Compiègne rivalisent de zèle. Les prisonniers sont depuis hier au secret le plus rigoureux, même le Prince, que l’on a séparé de son valet de chambre. On ne sait pas si c’est à cause du procureur général et de l’interrogatoire, ou parce que l’on a découvert que les soldats de ce malheureux 4e d’artillerie voulaient mettre le feu pour faire évader le Prince, pour lequel il n’y a qu’une voix et un seul et même sentiment d’intérêt. Il gagne les cœurs de tous les gens qui l’approchent, par sa bonté, son calme, sa noblesse, sa dignité dans le malheur. On dit que les proclamations qu’il a faites et qui ont été saisies sont superbes…


Vendredi, 4 novembre, à 6 heures du soir.

(N° 7.) Le hasard fait que le commissionnaire choisi par le Prince est un ancien domestique de Jenny… Elle le reçoit fort bien et le cajole pour avoir des détails sur ce qui se passe dans la prison. Il vient plusieurs fois par jour pour lui dire qu’il (le Prince) a bien dormi, qu’il mange de bon appétit, et qu’il est bien servi, qu’il est calme et serein et toujours bien disposé, qu’il écrit beaucoup, et surtout à sa mère. Jenny a vu de sa main une liste de tous les journaux qu’il demandait et qui lui ont été envoyés ; il a fait venir aussi un grand nombre de livres. Seulement, depuis qu’il est au secret, le lieutenant-colonel déplie les journaux et visite les livres, de peur qu’on n’y ait glissé un billet. Les jeunes Gricourt et de Querelles, arrêtés avec le Prince, ont montré beaucoup de noblesse et de calme dans leur interrogatoire. A la question sur leur profession, ils ont répondu : » Officiers d’ordonnance du prince Napoléon-Louis Bonaparte. » Les réponses du Prince sont toutes dignes de lui. A celle de son domicile, il a répondu : Exilé. On dit que la correspondance Vaudrey, saisie chez Mme Gordon, le disculpe entièrement. Entre autres choses qu’on citait, on se répète celle-ci « qu’il ne voudrait jamais amener la guerre civile en France, ni être un brandon de discorde dans son pays, » etc. On dit que M. Vaudrey s’est écrié en entrant en prison : « Ah ! ils nous ont abandonnés. Eh bien ! nous nous vengerons, nous les nommerons tous. » Au fait, lui et Mme Gordon ont compromis beaucoup de monde et fait faire beaucoup d’arrestations.

On ne peut expliquer la prompte connaissance qu’on a eue de la « compagne du cuisinier » que par la bêtise non prévue qu’il a eue de l’inscrire en toutes lettres sur le livre du conducteur. On la fait prévenir de partir à l’instant, qu’elle était trop connue, surtout sa taille, et que, si cet avis lui arrivait trop tard pour en profiter, on l’arrêterait ; qu’elle devait dire qu’elle était brouillée avec son beau-frère ; qu’il était furieux d’être compromis à cause d’elle ; et brouillée avec une autre Dame (la Reine), qui lui en voulait d’appartenir « à une famille qui n’entre pas dans ses projets, et que ; repoussée de chez l’une, ne pouvant arriver chez l’autre, elle ne sait que devenir…

Il me semble que si le colonel a dit ce qu’on lui prête, il faudrait qu’elle fût arrêtée pour être confrontée avec lui et réfuter une calomnieuse imputation qui compromet les autres autant qu’elle… C’est une chose à laquelle il faut réfléchir mûrement avec sa raison et son esprit et non avec son cœur…

Parquin est fort abattu, Vaudrey aussi. Celui-ci a écrit au procureur du Roi pour obtenir de voir Mme Gordon. On lui a répondu que, si Mmo Vaudrey arrivait, on verrait ce qu’on aurait à faire… Lorsqu’on est entré chez cette femme pour l’arrêter, elle était occupée à brûler la correspondance de M. Vaudrey avec M. de Persigny. Celui-ci s’est évadé sans chapeau, en sautant par la fenêtre. On le croit à Baden-Baden sans vêtemens et sans un sol. Charles a été lundi chez l’actrice qui a si bien joué le rôle de Sophie (Laure), et lui a remis un portefeuille appartenant à son maître et un sac d’argent en la suppliant de le changer en or, ce qu’il lui a été impossible de faire. Elle a remis le portefeuille à Jenny, qui l’a placé en lieu sûr, puis elle a été chez le directeur (le général) déclarer qu’une somme lui avait été remise, sans la spécifier. Il lui a répondu qu’elle avait bien fait de venir le lui dire, que le procureur du Roi était venu l’en prévenir, il y avait une heure. Le lendemain, le valet de chambre de M. de Persigny est allé chez cette actrice la prier de faire parvenir au pavillon à Baden-Baden le quart de la somme remise par Charles et lui a laissé une adresse que la pauvre femme a bien vite remise à Jenny, qui l’enverra. Il est convenu que les trois quarts de la somme seront remis à Jenny pour nos commissions… Jenny a deux fils qu’elle adore, mais qu’elle traite trop en enfans en les laissant ainsi étrangers à sa confiance. Elle s’occupe même de leurs plaisirs ; elle leur a loué récemment une petite barque dans laquelle ils vont pêcher toutes les fois que le temps le permet ; cela les amuse beaucoup de se laisser ainsi couler du centre de la ville jusqu’au milieu du Rhin {en cas d’évasion). Cette soirée du jeudi de la ville a passé vite en conversation intime. A dix heures, il a fallu nous séparer. Il n’est pas permis d’être dans les rues passé cette heure. — Avec toutes ces précautions, je ne conçois pas qu’on puisse craindre des évasions. On peut bien envoyer une lime dans un poulet, une corde dans un pâté de foie gras, mais ce n’est pas là tout, et je ne prévois pas que les prisonniers soient assez fous pour y songer…


Samedi, 5 novembre. Midi.

Hier, Jenny est revenue au jour s’entendre pour la manière dont j’aurais de ses nouvelles ici et pour prendre un billet pour mon père. Le pauvre homme était arrivé de Paris le matin, la veille ; il était désolé de tant de catastrophes et fort inquiet de ses enfans. Malgré la mesquinerie de ma toilette, une femme à pied eût été remarquée si matin. Il a fallu attendre neuf heures, où c’est le coup de feu du marché ; on se croise, on se heurte aux portes dans ce brouhaha. J’ai passé, entre les chevaux et les charrettes, les quatre postes que j’avais à traverser sans que personne m’ait aperçue. J’étais accompagnée de la femme de chambre de Jenny…

Chemin faisant, j’ai commencé à utiliser Julie. Elle connaît David, le commissionnaire, et elle croit que Charles est chez sa femme en ce moment. Elle a dû y aller hier soir et reviendra me dire aujourd’hui si elle a pu le voir. Cela me serait bien essentiel. Il suffirait de lui parler une seule fois…

Je suis arrivée à bon port, j’espère que la diligence ne partira pas avant que j’aie encore des nouvelles à ajouter ici… Si, par hasard, les circonstances nécessitaient qu’on vint m’apporter quelque chose, il faudrait bien se garder de descendre dans mon hôtel ; il ne s’y arrête jamais de voitures, et je veux y rester seule, tant à cause des visites que je puis recevoir de la ville que de la surveillance que l’on peut exercer jusqu’ici. Je m’appelle à présent Mlle Marie ; je ne me suis pas encore décidée pour mon nom de famille… Il me semble incroyable que je n’aie passé que deux jours en ville ; j’ai vécu dix ans depuis cette semaine… Je viens de recevoir tout ce que je vous envoie, et j’en suis toute découragée… J’espérais mieux encore. Je crois pressant de penser à un bon avocat ; je ne sais plus s’il y a ce qu’il faut en ville. J’ai passé à l’encre deux billets au crayon, tout cela sera bien difficile à lire. M. de Persigny n’ayant pas le sol est rentré en ville. C’est affreux. — Toute la ville est frappée de terreur, on devient de plus en plus sévère, les soldats se battent en duel… Le jugement se fera à Strasbourg.


Valérie à sa sœur

Kehl, le 4 novembre.

Je crains, ma bonne Fanny, que tu ne sois inquiète de moi, et ce serait à tort, car ma santé est parfaite, et mon moral aussi calme, aussi fort que possible avec l’affreux chagrin qui me pèse au cœur… Je sais déjà qu’il n’y a pas de danger pour sa vie. J’ai vu Sabine et Virginie et je sais par elles mille choses consolantes que j’écris à la pauvre mère affligée. Comme je recevrai de ses nouvelles ici, envoie-lui les lettres pour moi. Elle sait toujours où je suis. Papa est revenu hier de Paris et s’est croisé en route avec Aimé qui, à son arrivée, a été salué par le Roi du titre de lieutenant-colonel… Laure désire que le nouveau grade les fixe à Paris, et, comme il ne le demande pas, je doute qu’il l’obtienne bientôt…

Samedi 5 novembre fut une journée de souffrances morales et physiques. Je me levai à peu près à l’heure où j’attendais Louise avec les effets qui me manquaient beaucoup, mais, au lieu de la voir arriver, ce fut Gustave qui, à trois heures, vint m’apporter les nouvelles que j’attendais avec tant d’impatience et qui me plongèrent dans le plus profond découragement. Virginie, au lieu d’aller au-devant des démarches que j’attendais d’elle, n’ose plus m’écrire de peur de perdre sa pension. Rosier Coze, auquel j’avais écrit la veille pour lui demander en grâce quelques détails que sa liaison avec Gérard rendait faciles à obtenir, faisait de la diplomatie avec moi.

Voici la lettre que je viens de recevoir de lui à Kehl (5 novembre) :

« Ma chère Valérie, je ne puis vous donner aucun détail particulier sur ce qui vous intéresse si vivement et si naturellement. Mes rapports avec les personnes qui en savent davantage sont tels et fondés sur une amitié si vraie que jamais je ne commettrais la moindre indiscrétion, si l’on m’avait confié quelque chose, et vous me connaissez assez pour me croire incapable de provoquer des confidences que j’irais reporter ailleurs. S’il m’était bien démontré que vous pourriez courir aucun risque, si l’on apprenait qui vous êtes, je m’adresserais directement à l’autorité compétente pour obtenir la permission de vous porter les consolations d’une vieille et véritable amitié. Jusque-là, n’attendez rien de moi. Je ne crains pas de me compromettre. On sait trop bien quelle est ma manière de voir sur toutes les menées qui tendraient à renverser le seul gouvernement qui convienne à notre pays, mais, je vous le répète, c’est vous et les vôtres que je ne voudrais pas compromettre. Maintenant que je crois m’être bien expliqué sur nos positions réciproques, je puis parler de l’opinion que je me suis faite sur les suites de cette folle entreprise. La vie du jeune Prince n’est pas compromise. La sagesse du Roi comprendra que la France aurait horreur de voir couler le sang à propos d’un événement qui n’a pas eu de suites et dans lequel le sang n’a pas été versé, — et dans lequel, non plus, les jours du monarque n’ont point été directement menacés.

« Il y aura une détention sévère, je le pense au moins, et dont on ne peut maintenant calculer la durée, car on ignore ici l’étendue des ramifications du complot et l’on ne saurait prévoir l’enchaînement des circonstances qui pourraient plus tard influer sur la durée de la détention. Croyez aussi que maintenant il n’y a pas de raisons pour qu’on ne cherche point à adoucir ce que la position d’un jeune homme, dont les manières paraissent fort douces, peut avoir de trop dur. Les vrais coupables, d’ailleurs, ce sont ceux qui ont abusé de son inexpérience, qui lui ont montré la France autre qu’elle n’est réellement, — c’est-à-dire avide de repos et satisfaite de voir régner in homme qui joint le courage à une haute capacité.

« Vous devez trouver que j’ai le cœur bien dur, ma chère amie, de vous faire ainsi l’éloge d’un prince que vous auriez vu, je le crains, détrôner avec plaisir par le vôtre. Je ne le fais, outre ma conviction, que parce que je voudrais faire tomber le bandeau qui vous obscurcit la vue. Je voudrais vous voir employer vos nouvelles convictions à détourner pour toujours les personnes que Vous aimez des illusions qui ont conduit votre malheureux prince dans l’abîme, je voudrais surtout que vous ne puissez nourrir aucun projet romanesque sur l’issue de cette malheureuse affaire. Elle aura, quoi qu’on fasse, une marche lente, mais précise ; les suites en sont marquées du doigt de la nécessité ; ces suites seront, j’en suis persuadé, une détention plus ou moins longue, un discrédit qui ne s’effacera jamais et des victimes secondaires à soulager. Commencez donc avec courage votre rôle de consolatrice. Adieu, croyez à ma sincère amitié. — R. Coze (l’ami du Procureur du Roi).


Mme de Franqueville à sa sœur.

Strasbourg, le 4 novembre.

J’ai reçu une lettre de M. Vieillard[7] pour le Prince, elle lui sera remise ainsi que la lettre que M. Vieillard m’écrit… Mon mari pense que la vie du Prince n’est pas compromise. L’ordre de juger l’affaire ici par la Cour d’assises est arrivé. On dit que le Procureur général réclame là contre. M. de Persigny est perdu si l’on s’en empare, toute la police est sur pied pour le découvrir. Rassure la Reine, surtout, sur l’existence de son fils ; calme-toi aussi ; l’opinion générale, les gens les plus instruits des dispositions à Paris en haut lieu sont convaincus qu’il ne court aucun danger : — une détention. — Laure.


Kehl, samedi, 5 novembre.

La nécessité de l’aire une déclaration m’embarrasse un peu ; je la signai Maine Jalaber. Ringne, qui me regardait faire, avait probablement remarqué mon hésitation et s’étonnait beaucoup de me voir tant écrire… En revenant de la diligence, elle me dit qu’il fallait donner son vrai nom, sans quoi l’aubergiste était répréhensible. Je lui dis que, le lendemain je m’occuperais de cela ; qu’elle devait, dès le matin, m’aller chercher un médecin qui parlât français et que ce serait lui que je chargerais de me déclarer à la police… Me sentant tout à fait malade, je ne me levai pas le dimanche 6. J’envoyai un paysan chercher mes effets à Strasbourg et Ringne me chercher un médecin. Je l’attendais lorsque je vois entrer mon pauvre père dans ma chambre, à midi. Il venait, disait-il, sachant que j’étais malade et pour me faire partir pour Arenenberg, d’après l’avis de M. Gérard, qui lui avait dit que, si je venais à Strasbourg, on m’arrêterait. Ce bon père m’apportait un mot de Mme Salvage, de Saint-Dié, le 2, m’apprenant qu’elle était en route pour Paris avec la Reine… Dès lors, je me décidai à retourner à Arenenberg ; je n’avais plus rien à faire ici, puisque je n’y restais que pour donner à la Reine des nouvelles que je pouvais avoir de son fils.

… Je me désolais que la Reine eût été à Paris, n’en voyant plus la nécessité absolue : puisque, le Roi se réservant le sort de son fils, ce ne pouvait être que pour le soustraire à la mort. Je craignais que, la tenant là, on ne lui fit de plus dures conditions et, enfin, je ne comprenais pas pourquoi, voulant aller à Paris, elle m’avait fait faire un voyage désagréable qui devenait inutile. J’écrivis sur le billet même de Mme Salvage un mot au Prince, pour qu’il sût le voyage de sa mère et lui apprendre mon départ, priant papa de lui faire tenir cela par le général.

A deux heures, je montai en voiture avec papa pour me rendre avec lui à Offenbourg… De là, il partit pour Strasbourg en même temps que je partais pour Haslach. J’assurai ma voiture pour aller le lendemain à Donaueschingen ; j’écrivis à Mme Salvage, pour offrir d’aller chercher la Reine à Paris… Le lundi 7, malgré la neige et le mauvais temps, mon voyage se passa assez bien jusqu’à Donaueschingen, ainsi que le mardi 8, jusqu’à Constance. Le cocher qui me ramenait devant là changer de chevaux, je fus l’attendre chez les Macaire… Mme Macaire avait reçu une lettre de M. Parquin, qui priait M. Macaire d’être le tuteur de sa fille, à laquelle il écrivait en même temps. Elle était allée dans la journée à Arenenberg, et c’était elle qui avait appris à la petite l’emprisonnement de son père… Je mis deux heures, j’en suis sûre, pour me rendre à Arenenberg. On ne m’attendait pas, le billet que j’avais écrit à M. Rahn pour annoncer mon retour n’était pas parvenu, ce qui prouve qu’on ouvrait les lettres et qu’on n’envoyait pas celles qui étaient relatives à nous. Mon paquet n’était pas arrivé ; je le voyais saisi par la police, Virginie compromise et peut-être en prison, le portefeuille du Prince saisi, tous ses amis compromis et l’affaire mille fois plus grave pour tous les impliqués. J’apprenais que M. A rose était parti la veille pour aller me rejoindre à Kehl, avec le costume et les mille francs que j’avais demandés pour M. de Persigny. Il avait compris que c’était pour le Prince, afin de le faire évader, et il était accouru à mon secours, au risque de se faire arrêter. J’étais sûre que, ne me trouvant pas à Kehl, il entrerait à Strasbourg, et j’étais pour lui dans des inquiétudes affreuses. Un Italien, ami du Prince, arrêté, devenait pour l’affaire une complication effrayante…


Mercredi 9, après cette affreuse nuit, j’avais besoin de parler de mes tortures à quelqu’un. Je fis appeler M. Cottrau pour qu’il vînt auprès de mon lit ; mais, dans ces cruelles circonstances, son esprit de contradiction se retrouvait partout… Quand je lui parlai de mes angoisses pour ce portefeuille que Virginie cachait, il me répond : « Puisque ce portefeuille a été porté chez ma sœur, la police sait tout ce qu’il y a dedans. » C’était à en étouffer de colère ; aussi, depuis, ne lui parlais-je plus de grand’chose, je rongeais seule mes soucis…

Je me levai pour écrire à papa sous le couvert du Procureur du Roi, à Virginie, pour lui dire que les calomnies que j’avais inconsidérément débitées sur M. Parquin étaient fausses ; que ce n’était pas lui qui était le traître qui avait entraîné le Prince dans ce piège. M. Gottrau prétendait que c’était ce pauvre général Voirol, si loyal et si bon pour le Prince. J’avais pris un vieux tour, et, dans les papillotes que j’y avais mises, j’avais écrit en italien tout ce qui peut faire comprendre à Virginie de brûler le portefeuille. J’avais fait prier M. Aman de venir me parler, et ce fut lui qui écrivit la lettre en allemand à Mlle Hoelvig, à laquelle j’adressais le paquet par l’entremise de leur correspondant à Bâle.

Dans l’après-midi, M. Rheinhard monta chez moi avec une lettre allemande qu’il venait de recevoir de la fille du concierge du Pavillon de la Grande-Duchesse, qui lui annonçait la prochaine arrivée de M. de Persigny, ce qui nous rassurait un peu sur lui. M. Gottrau et M. Rheinhard furent ensemble à Weinfeld, pensant qu’il pouvait y être arrivé, mais pas du tout ; il n’y avait rien de nouveau.


Mme de Franqueville à sa sœur Fanny.


Strasbourg, le 4 novembre 1836.

Il est impossible, ma chère Fanny, que tu puisses jamais te faire l’idée de mes tortures et de mes angoisses depuis dimanche… Que fait notre Valérie ? Le sais-tu ? Donne-moi de ses nouvelles. On dit la duchesse à Kehl. Je tremble d’inquiétude pour notre pauvre sœur. Cet événement incroyable, ses résultats seront un coup de foudre pour elle. Je ne puis penser qu’à sa douleur, aux craintes affreuses qu’elles doivent avoir. Tous mes tourmens ne sont rien à côté du souci que me causent la santé de Valérie et l’état de son âme. J’ai reçu d’elle ce matin une lettre si cruellement triste que j’en ai pleuré toute la matinée, quoique ayant reçu de bonnes nouvelles de l’arrivée d’Aimé à Paris, et, en attendant mon père, qui est arrivé à midi, — et pourtant, pas un mot dans cette lettre qui puisse me faire penser le moins du monde qu’elle se doutait de ce qui se passait ici… Tout au contraire, elle dénote une ignorance complète de la folle démarche de ce malheureux Prince. Cette lettre était pourtant en date du 31 octobre. Ma pauvre et bien-aimée Valérie, dans quel état elle doit être… Jamais je n’ai été si douloureusement préoccupée qu’aujourd’hui, et, pourtant, on venait me faire des complimens de félicitations ; mon mari est nommé lieutenant-colonel ; il a été bien accueilli par le Roi, et, moi, j’ai la mort dans l’âme… Aurait-on pu soupçonner jamais une pareille tentative de la part d’un Prince qu’on dit homme de sens et d’esprit distingué ? Il n’a pas fait preuve de connaissance des hommes en choisissant ceux qui devaient l’aider en pareille entreprise ; un homme méprisé, comme M. Parquin, une tête sans cervelle comme ce Vaudrey !…


La même à la même.

Strasbourg, 4 novembre.

… On a beau me dire que je ne dois pas t’écrire non plus, il m’est impossible de te laisser ainsi sans nouvelles de nous et sans te dire que, généralement, on espère qu’il sera fait grâce au Prince, et je voudrais bien que sa malheureuse mère pût lire une longue lettre qu’Aimé a écrite au général et que l’on m’a communiquée ce matin… Aimé a passé plusieurs heures chez le Roi, entouré de la famille royale et des ministres, il a déjeuné chez le Roi avec tout le monde et il fonde son espérance pour la vie du Prince sur ce qu’il a entendu dire là…


La même à la même.

Strasbourg, dimanche 6 novembre 1836, à 2 heures du matin.

… Je puis causer avec toi à cœur ouvert, ma Fanny. Papa va demain à Kehl, et je suis sûre que cette lettre ne sera pas ouverte… Valérie ne te laisse pas sans nouvelles et tu sais qu’elle est à Kehl. Tu peux aussi bien le savoir, je pense, que le Procureur général, le Préfet, et toute la Police. Papa va trouver Valérie pour la conjurer de partir, je compte lui écrire aussi pour la décider. Le grand-duc de Baden a donné l’autorisation à notre police d’arrêter dans ses États tous les gens compromis dans cette folle entreprise du Prince, et Valérie est moins en sûreté à Kehl qu’elle ne le serait à Strasbourg ou à Paris. Je ne puis supporter la pensée de voir son nom figurer dans cette affaire à côté de celui d’une Gordon et l’idée de la prison pour ma pauvre sœur me torture horriblement…

Il paraît, d’après ce qu’Aimé a entendu à Paris, qu’on est disposé à l’indulgence envers le Prince et l’on gâterait sa cause par de nouvelles intrigues ; Valérie n’est pas à Kehl sans agir pour avoir des nouvelles du Prince, ou lui en faire donner, cela n’est pas supposable. Que serait-elle venue faire là ? Eh bien ! toutes ses démarches sont surveillées et connues, et celles même cachées nuisent à la cause qu’elle veut servir et ne peuvent que compromettre les gens auxquels elle s’adresse et faire de nouvelles victimes. Surtout si elle rêvait follement d’entreprendre de faire évader le Prince, tout cela finirait peut-être aussi par nous compromettre ; mais tu penses que ce n’est pas cette considération que j’ai mise en avant près de Valérie pour la décider à s’éloigner. Je sais trop que ce ne serait d’aucun poids, je suis sûre qu’elle en veut à mon mari de ne pas avoir été traître à ses sermens, son pays et ses devoirs, pour servir une cause absurde et désespérée. Mais la France connaît-elle donc le prince Louis ? Où sont les garanties qu’il donne pour qu’on pense qu’il la rendra plus heureuse et plus prospère ? Quels sont ses antécédens, pour exciter l’enthousiasme des populations et de l’armée ? Il peut être un jeune homme distingué, bon, instruit, mais cette tentative insensée prouve bien que les rênes du Gouvernement seraient tombées en mains bien peu sûres. Quel jugement il a montré ! Quels auxiliaires il avait choisis, et comme cette affaire a été menée ! une mascarade ! mascarade du Prince déguisé en Napoléon ! mascarade de Parquin, déguisé en général ! et quel moment choisi pour tenter pareille chose et avec quel secours ? Il n’a jugé ni la position extérieure, ni la position intérieure de la France, ni l’esprit public, ni les circonstances, ni les hommes qui l’entouraient. Il est venu là, comme un enfant qu’on peut tromper sur tout. Je t’assure, ma Fanny, que cette misérable échauffourée était même ridicule et j’en suis humiliée pour l’intérêt que je porte au Prince et à sa famille ! Tous les détails, bien connus par moi, sont vraiment pitoyables… Oh ! pourquoi ce malheureux Prince n’a-t-il pas écouté les conseils que mon mari lui a fait donner quand il a essayé de circonvenir le général Voirol ? Il savait depuis trois mois quelles étaient les dispositions du général et de mon mari, il n’a pu, à cet égard, se faire la moindre illusion. Je donnerais tout ce que je possède au monde, avec le grade de colonel par-dessus le marché ; pour que nous ne soyons pas venus à Strasbourg.


A Valérie.

Dimanche 6 novembre, 3 heures du mutin.

… Je viens te conjurer, ma Valérie, de quitter Kehl le plus promptement possible. Ta présence à Kehl est connue par la police, la justice et les autorités et ne peut faire que redoubler de surveillance autour du cher prisonnier, rendre sa captivité plus pénible. Toutes ces petites menées dont pas une n’est secrète, pense-le bien, quelque mystère que tu y mettes, nuisent à la cause du Prince loin de le servir. Ce que je te dis ici, je le tiens de gens qui lui portent intérêt ainsi qu’à sa mère et à nous, et qui sont placés assez haut et assez au courant de ce qui se passe pour être écoutés. La vie du Prince n’est pas en péril. C’est l’opinion générale à tout le monde sans exception de position ni d’opinion politique. On est bien convaincu qu’il en sera quitte pour une détention. Que comptes-tu faire à Kehl ? Inquiéter la police, qui surveille toutes tes démarches et te faire arrêter. Il faut que tu saches un fait positif, c’est que le grand-duc de Baden a donné, sans qu’on la lui demande, l’autorisation d’arrêter dans ses États tous les gens suspects qui pourraient être compromis dans cette incroyable conspiration… Le Prince est traité avec beaucoup d’égards, on a adouci sa position autant que possible, il est meublé et logé aussi bien qu’on a pu, très bien nourri ; il a des livres et peut écrire, et Charles est près de lui. Tout ce que je dis ici dans ma lettre ce sont des faits positifs… C’est avec la conviction intime que j’agis pour ses intérêts que je te prie de retourner près de la Reine ou du moins de quitter le Grand-Duché. Je sais qu’en très hauts lieux, on n’est ni très irrité, ni disposé à la sévérité, mais les circonstances peuvent changer ces bonnes dispositions… Tenter de faire évader le Prince serait aussi fou que sa tentative de faire une révolution en France avec M. Vaudrey et M. Parquin ! Une chose qui arrangerait beaucoup les affaires du Prince, c’est que rien ne pût faire supposer que la Reine était instruite de ses projets. Quand je te disais à Arenenberg que j’avais des raisons pour penser que le Prince se remuait et conspirait, tu ne voulais pas me croire ou tu feignais de ne rien savoir. Ah ! s’il avait écouté les avis qu’on lui a fait donner, il y a quatre mois, il ne serait pas dans cette affreuse position !

… On a su que tu es venue à Strasbourg ; on a su que Charles est venu deux fois chez moi ; que le domestique de M. de Persigny y est venu, celui du colonel Vaudrey. Quand je dis on, c’est de la police et du Procureur général que je parle. Toutes mes lettres sont ouvertes… Cette intrigante de Mme Salvage est le mauvais génie d’Arenenberg. Je suis sûre que c’est elle qui a poussé à la roue, et, si j’ai une consolation, c’est de penser que tu ignorais ce qui se méditait. Qu’allez-vous devenir ? Quelle sera l’issue du procès ? pourrez-vous encore demeurer en Suisse ?


Laure à Valérie.

Strasbourg, 10 novembre.

… J’ai vu hier Mme Vaudrey. Voilà une douleur qui passe toute douleur, elle m’a navré le cœur, sa position est ce qu’on peut imaginer de plus horrible. Son mari est traité avec une rigueur incroyable, à ce qu’elle m’a dit ; il est dans une espèce de cachot où le jour pénètre à peine, dans lequel on ne fait pas de feu, où il n’avait pas de paille pour se coucher, elle n’a pu lui parler qu’à une grande distance à travers une grille et un gardien entre eux. — Que d’inquiétudes et de chagrins tu nous donnes ! Tu verras, ma Valérie, il viendra un moment où tu jugeras l’équipée du Prince comme elle doit être jugée, comme elle l’est généralement. Quand je me rappelle tous tes beaux discours sur sa modération, sur sa noblesse de sentimens, son grand sens, son esprit distingué, son désir modeste de venir en France pour servir sa patrie en simple citoyen, je ne puis m’empêcher de penser que tu étais bien dupe, bien aveuglée ou bien dissimulée, car il vient de donner un démenti éclatant à tous tes éloges. Il est venu conspirer, il conspirait depuis longtemps et cherchait à entraîner tous les militaires français qu’il voyait. Il se jette en France pour y allumer la guerre civile dans un moment où la France est tranquille et prospère… Quand nous reverrons-nous, Dieu le sait ? Qu’allons-nous devenir, Aimé et moi, je l’ignore… M. Bergmann (le Prince) a des nouvelles du voyage d’Élodie et de son amie (de Mme Salvage et de la Reine) ; le pauvre homme commence à se tranquilliser, il a des nouvelles de tout son monde… On dit M. de Persigny échappé, je pense que vous ne tarderez pas à le voir. Toute à toi, ta Laure.


(Ajouté par M. Arese : ) M. Cottrau monte chez moi pour m’apporter une lettre de Steinbach que M. de Persigny écrivait à M. de Rheinhard pour savoir s’il pouvait arriver chez lui… M. de Rheinhard apportait cette lettre toujours courant, et comme M. de Persigny était là chez un jeune médecin, il lui fit écrire en allemand à ce cher collègue pour lui dire qu’il attendait le jeune médecin qu’il lui avait promis. Je reçus aussi, ce jour-là, une bonne lettre de ma chère Fanny et, le soir, nous fûmes tous rassurés sur la Reine par une lettre de M. Desportes à Élisa, du 7.


La Princesse Eugénie de Hohenzollern Hechingen, à Mademoiselle Masuyer.


Hechingen, ce 2 novemhre 1836.

Dans l’inquiétude où je suis, je ne pus m’empêcher de venir vous prier, Mademoiselle Masuyer, de vouloir bien me donner des nouvelles de ma tante. Les journaux m’annoncent ce matin que Louis a été arrêté à Strasbourg. Si je ne le savais parti d’Arenenberg, j’aurais peine à le croire, mais j’avoue que je suis bouleversée de cette nouvelle et ne puis penser à ma pauvre tante sans frémir. Au moment d’embrasser ce bon et excellent Louis ! et, au lieu de cela, le savoir captif, me cause une grande peine et je suis si inquiète pour lui et pour ma tante que je voudrais donner des ailes à quelques mots que je vous prie instamment de me donner en réponse, pour que je sache ce qui en est et comment ma tante se porte. Ah ! quand les tourmens de cette pauvre femme seront-ils à leur fin ? Pardon, mademoiselle Masuyer, de mon importunité, mais c’est bien vous qui êtes si attachée à ma tante et qui lui en avez déjà donné tant de preuves, qui comprendrez mon inquiétude et la peine extrême que j’éprouve de tout ceci. Veuillez donc me rassurer bientôt et croire que votre complaisance ne peut qu’augmenter tous les sentimens de haute considération et d’intérêt que vous savez si bien inspirer. — Votre bien dévouée Eugénie de Hohenzollern.


Laure à Valérie.

Strasbourg, 10 novembre.

Je m’empresse, chère amie, de t’annoncer que le Prince est parti hier soir pour Paris. Le préfet et le général l’ont embarqué, un officier de gendarmerie et plusieurs agens de police étaient venus le chercher. Il n’y a pas de doute que, le Roi se réservant de se prononcer sur son sort, c’est pour le lui faire meilleur. Le caractère du Roi est trop connu pour qu’on puisse supposer autre chose, et les personnes qui s’intéressent au Prince et à sa pauvre mère doivent se réjouir de le voir hors des mains de la Justice, qui eût peut-être été plus sévère que ne le sera le Roi, qui est modéré par caractère et bon père de famille. Il pensera, comme tout le monde, que la leçon aura été forte pour le Prince et que la France et lui n’auront plus à craindre ses conspirations et ses tentatives d’allumer la guerre civile. On croit généralement que le Prince en sera quitte pour une bonne mercuriale, quelques mois de prison, ou qu’on le rendra à sa mère en exigeant la promesse formelle de quitter le Continent.


Valérie à sa sœur.

Le lundi 14 novembre, en descendant pour déjeuner, je fus bien agréablement surprise par l’arrivée de M. de Persigny. C’était le dernier de mes soucis. Il me demanda la permission de m’embrasser, et ce fut avec bien de l’émotion que je lui témoignai le plaisir que j’avais à le voir. Il avait failli être arrêté deux fois à Strasbourg et deux fois dans le pays de Baden. Enfin, il arrivait avec sa voiture et son domestique. Je ne sais pourquoi, dans ce premier moment, il ne m’a pas dit que son domestique eût été chez Laure et qu’il eût besoin d’argent, qu’elle lui avait envoyé.


Mercredi 16 novembre.

Hier, j’ai passé ma journée au salon en écoutant les récits de M. de Persigny. Notre soirée a été remplie par la lecture des journaux. Ils disent que la Reine n’a pas été à Paris, mais à Viry, chez Mme la duchesse de Raguse. Mme Salvage, son amie, logeait à l’Abbaye-aux-Rois, a vu les ministres pour elle. Il lui a été signifié la déportation du Prince en Amérique et l’ordre à sa mère de le suivre dans un mois… Tout à coup, à une heure du matin, Mlle Cailleau entre dans ma chambre et me dit la Reine arrivée. Je saute en bas du lit et cours au salon où la Reine était entourée de ces messieurs. Elle nous a répété ce que les journaux nous avaient déjà appris… Elle compte traîner en longueur, se faire malade, puis aller en Angleterre passer quelques mois et ne se rendre en Amérique qu’à la dernière extrémité…


Arenenberg, samedi 19 novembre.

Claire est venue tout en larmes me lire une lettre que la Reine venait de lui donner de son père. M. Parquin est incroyable de courage, de résolution et de gaieté. Il dit : « Secouez donc le capitaine, qu’il me fasse grâce de sa sensibilité et dites-lui qu’il écrit à un homme, et non à une machine à qui il faut une quenouille. » J’ai été chercher un atlas. Nous avons lu un article sur Baltimore, où la Reine a écrit à son fils de se rendre, Le soir, les journaux étaient de mieux en mieux pour le Prince, et ces messieurs se réjouissent que sa présentation à la France se soit ainsi faite et qu’un si grand malheur ait tourné en bien pour lui et son parti. La Reine a reçu une lettre de lui sans date, qui lui est renvoyée du cabinet du Roi le 15. Elle est si belle qu’elle va tâcher de la faire mettre dans le Journal de Constance et de Thurgovie, pour qu’elle arrive à Paris. Dans le cas où cela ne réussirait pas, M. Marliani en emporte une copie et la ferait connaître à Paris. La lettre du Prince et une de M. de Persigny pour Paris ont occupé toute la soirée…

La Reine a reçu hier une lettre du Prince, sans date, écrite probablement au moment où il s’embarquait. Il lui demande instamment de ne pas le suivre en Amérique.


Arenenberg, lundi 21 novembre.

M. Cottrau, au moment où je descendais au salon à l’heure du déjeuner, est venu au-devant de moi pour me prévenir que M. de Persigny s’appelait Geburt et était officier de lanciers… M. Rugger avait quitté un bal donné pour la fête de la princesse Elisa et voyagé toute la nuit pour venir remplir sa mission de consolation près de la Reine. Le prince de Furstenberg était arrivé le même jour de Mannheim, apportant des lettres confidentielles de la grande-duchesse à la Reine. La pauvre grande-duchesse a si peur de se compromettre ! M. Rugger lui ayant dit que le Prince avait été enlevé de Strasbourg, elle lui a fait dire par son prince de ne plus écrire. Toujours est-il que M. Rugger apportait de bonnes nouvelles. Son prince et la grande-duchesse lui donnaient le conseil de « ne pas bouger d’ici, de ne pas songer à aller en Amérique, parce que cela la compromettrait aux yeux des Puissances, qui la croiraient complice de son fils, si elle s’exilait avec lui. On savait de très haut lieu que la vie du Prince n’avait couru aucun danger et qu’il en aurait été quitte pour moins que l’Amérique, si sa mère l’avait demandé pour lui. On espérait qu’il n’arriverait rien à ses compagnons. D’ailleurs, qui sait les événemens que l’avenir nous prépare ? Louis-Philippe ne tiendra peut-être pas deux ans, et il faut prendre patience à ce qui est parfaitement d’accord avec les projets de la Reine…


Mardi, 22 novembre 1836.

M. de Persigny écrit, et la Reine corrige ce qu’il fait… La Reine nous a fait longtemps attendre pour déjeuner. Elle est arrivée tellement en larmes qu’elle n’a pu manger. C’était une lettre de son mari à Vincent en réponse à la copie de la lettre de son fils qu’on lui avait envoyée. Il répondait en envoyant sa bénédiction. Cela rappelait à la pauvre mère la malédiction donnée en Italie et payée peut-être de la vie de l’aîné. Elle a bien vite écrit au Prince en lui envoyant cette lettre.


Mercredi 23.

Les journaux annonçaient l’embarquement du Prince à Lorient le 16.


Samedi 26 novembre 1836.

Le soir, la Reine a reçu une longue lettre bien triste du Prince ; son inquiétude pour Vaudrey, Parquin, domine tout. Il ne veut pas que sa mère vienne. Il veut être seul, pour que rien ne lui rappelle tout, ce qu’il a perdu. Il va voyager, puis se faire cultivateur, s’établir, et, dans un an, il verra si sa mère peut venir le joindre. Il mettait à la voile le 17. Sa santé est bonne…


Lundi 5 décembre 1836.

A son coucher, la Reine m’a conté quelques-uns des détails que la duchesse de Raguse lui écrit sur le Prince. Son enlèvement a été fait si brusquement la nuit, son voyage a été si rapide et si mystérieux que cela a dû lui faire penser à l’affaire du Duc d’Enghien et d’autres prisonniers sacrifiés en d’autres temps. Arrivant au milieu de la nuit à la Préfecture de police, passant de l’obscurité aux lumières, il a jeté autour de lui un regard inquiet, croyant trouver la une espèce de tribunal. M. Gabriel Delessert lui a remis la lettre de sa mère, qui le fit fondre en larmes à tel point que M. G. Delessert en fut attendri. Il demanda s’il pouvait lui répondre, si sa lettre serait vue, et, sur l’instant, il écrivit cette lettre si belle que les journaux ont répétée. La Reine, tout en trouvant, comme M. de Persigny, que les autres seraient belles aussi à faire connaître, veut attendre que le procès soit fini pour ramener l’attention sur cette affaire. C’est chez M. de Persigny que le Prince est débarqué à Strasbourg, et non pas chez Mme Gordon… La Reine était bien triste et dégoûtée du genre humain. Elle a par devers elle bien de quoi le mépriser… Je me suis couchée dans les mêmes dispositions qu’elle. Je n’ai pu dormir, tant le vent affreux donnait d’angoisses pour le Prince…


Dimanche 12 décembre.

La Reine a reçu par M. Macaire la nouvelle que son mari refuse de payer au Prince le prix de sa maison, vendue à Lucques, et lui retire sa pension…


Le colonel Parquin à Valérie. Maison d’arrêt de Strasbourg.

8 décembre.

Mademoiselle… C’est le 6 du mois prochain que s’ouvriront, à Strasbourg, les débats de notre affaire. Je ne pense pas que M. Odilon Barrot se décide à venir prêter à ma défense l’appui de son beau talent. Il m’a répondu que j’avais le droit de disposer de lui, mais que sa position politique, la session des Chambres, qui serait en pleine activité lors de notre jugement, et sa profonde antipathie pour le retour du gouvernement impérial, étaient sans doute des motifs qui me porteraient à faire choix d’un autre que lui pour défenseur. Il me fait l’offre de son frère, qui serait, disait-il, heureux de se dévouer à ma défense. Je l’ai acceptée…


Mardi 13 décembre 1836.

Hier, en descendant pour déjeuner, j’ai appris que Charles était arrivé la veille au soir… Ses récits nous ont vivement intéressés. M. de Persigny était enchanté de ce que ses compagnons étaient gais, chantaient et se réjouissaient de le savoir en liberté, surtout en pensant qu’il allait s’occuper de conspirer de nouveau. Il a eu l’imprudence de dire à table que tous les prisonniers ne pensent qu’à conspirer de nouveau. Il paraît qu’ils rejettent tout sur lui et que la justice les donnerait tous pour le prendre, — ce qui nous cause beaucoup d’appréhension pour son voyage. Je crois qu’il aurait mieux fait de le retarder et de ne pas voir les amis auxquels il a donné rendez-vous à Offenbourg.

… Dix occasions d’échapper se sont présentées au Prince. Il n’a jamais voulu en profiter. Un geôlier lui a apporté les clés en lui disant qu’il ne demandait que de l’emmener avec lui. Il a répondu qu’il accepterait si MM. Parquin et Vaudrey pouvaient sortir avec lui. Comme cela n’était pas possible, il est resté. Un colonel de la citadelle est venu lui dire : « Que ne vous êtes-vous adressé à nous ? » … Charles apportait à la Reine l’uniforme que le prince portait ce malheureux jour, et qui est percé au bras d’un coup de baïonnette sans qu’il ait été blessé.


Mardi 20 décembre.

Le soir, les gazettes annonçaient que l’Andromède (frégate qui emmenait le Prince) avait été poussée par les vents sur les côtes d’Espagne, et qu’elle était parvenue à se réfugier dans un port, mais qu’on ne savait pas lequel. Ce peu de mots réalisait les craintes que nous donnaient ces vents affreux, nous faisant passer de si mauvaises nuits. La Reine en a pâli, j’ai fondu en larmes, et, malgré toutes les interprétations rassurantes de ces messieurs, nous éprouvions un vif chagrin. Mme Salvage ne l’a pas dissipé entièrement en nous lisant une lettre qu’elle venait de recevoir de M. de Beauharnais. Il avait été au ministère de la Marine ; on lui avait dit qu’il y avait eu beaucoup de craintes, beaucoup de fatigue, beaucoup de souffrances, beaucoup de dégâts dans les agrès, mais qu’aucune personne connue n’avait péri. On ignorait le port, — le gouvernement ne voulant pas qu’on le sache. Le dimanche 18, on a envoyé, le soir, une copie de la brochure de M. de Persigny au colonel Dufour, dans des blondes adressées à sa femme ; il doit la remettre à M. Fazi, pour la faire imprimer à Genève. Cet emballage était fini. Nous étions tous tristes du sort de l’Andromède et de tant de malheureux Français dans cette malheureuse expédition de Constantine ! Nous pensions déjà à nous coucher, quand arrive M. Bohle, le secrétaire du prince de Montfort, venant dire que son prince était à Stuttgart et ne passerait pas ici, parce que le roi de Wurtemberg l’engage à ne pas le faire pour ne pas se compromettre… Pendant que M. Bohle contait à demi-voix à la Reine les raisons de son maître, MM. Coltrau et Visconti l’arrangeaient joliment, ainsi que ses frères. La Reine a dû en souffrir, quoiqu’elle n’en témoigne rien. Jérôme a vendu pour rien tous les bijoux qu’il avait emportés à Londres. Il paraît qu’il y a mené la vie la plus ennuyeuse du monde ; il n’a pas vu une âme, excepté son frère Joseph, qui vit aussi très retiré. Quant à Lucien, il est quelquefois des semaines entières sans qu’on sache où il est, et, chose inouïe, à la nouvelle de l’événement de Strasbourg, Lucien et Joseph voulaient faire une protestation contre. C’est Jérôme qui les en a empêchés, ne voulant pas la signer.


Mercredi 4 janvier 1837.

… La Reine, sentant combien il était important que la brochure de M. de Persigny arrivât aux députés et aux journaux avant l’ouverture de la Chambre, avant la réponse au Roi, s’est décidée à envoyer M. Cottrau, à Zurich, pour en faire imprimer deux cents exemplaires ; il a envoyé un exprès pour dire qu’ils seraient prêts pour le vendredi, et le départ de Charles a été retardé de deux jours, pour qu’il puisse en emporter à Strasbourg. J’ai écrit par lui au Prince et à M. Arese, dont je ne reçois rien, malgré la promesse qu’il m’avait faite de m’écrire. L’acte d’accusation pour le procès de Strasbourg a paru. Il fait honneur au caractère du Prince plutôt que tort. M. Parquin est furieux qu’on lui fasse crier : « Arrêtez-les, arrêtez-les, » voulant s’échapper.


Réponse à M. Parquin écrite par la Reine.

Notre seule occupation est de lire et de relire les débats, et nous attendons l’heure du courrier avec la plus vive impatience. Nous admirons votre courage et votre présence d’esprit, et nous espérons bien que le jury sera influencé par tout ce qu’il y a de noble dans les réponses de tous les accusés. Une seule chose n’a pas été assez répétée par le Prince, chose qui lui nuit beaucoup et peut nuire à son avenir, surtout près de sa famille. C’est qu’il ne se présentait pas comme souverain, qu’il n’en avait pas la prétention, puisqu’il projetait rappel au peuple, et que c’est lorsqu’on a vu que les cris de « Vive l’Empereur ! » avaient autant d’empire sur les soldats, que les officiers du Prince ont fait entendre aussi ce cri. Quant à la déposition de Charles, elle est bien niaise, puisqu’il dit que le Prince paraissait content de son enlèvement. Charles a dû vous dire à tous ce qu’il a dit ici : c’est que le Prince croyait qu’on le menait à une autre prison, même à la citadelle, où il était mieux qu’à celle de la ville, — c’est pourquoi il a pu paraître content, et c’est si vrai qu’il n’a pas emporté une chemise. Il aurait protesté s’il avait su qu’on l’enlevait au procès. Voilà ce qu’il faut expliquer…


Laure à Fanny.

Strasbourg, 5 janvier 1837.

Alphonse est arrivé ce matin, il a été six jours en route pour venir de Paris ici par la diligence ; elle est restée toute une nuit sur place, enfoncée dans quatre pieds de neige. Il a diné avec nous aujourd’hui. Nous n’avons parlé que de ce malheureux procès… Alphonse a été un des premiers entendus, ainsi que mon mari. Ce pauvre Aimé en a été malade d’émotion et me disait en jurant qu’il aurait mieux aimé être en face d’une batterie de canons tirant à mitraille que devant cette Cour d’assises et d’avoir à parler en public. Le Courrier du Bas-Rhin rend fort infidèlement les dépositions : il saute, il tronque, au dire de tous les assistans. Le Journal du Haut et Bas-Rhin n’est guère plus exact. Dans la première séance, en général, on a trouvé Alphonse beaucoup trop verbeux. On a remarqué l’émotion d’Aimé, et on lui en a su bon gré. On a trouvé sa déposition simple, franche et concise, et cet air de bonté et d’honnêteté que tu lui connais a gagné les suffrages ; personne ne l’a tracassé, ni la Cour, ni la Défense… Après cela, il y a beaucoup de gens qui pourtant nous jettent la pierre et ne croient pas à notre ignorance et à notre innocence ; les insinuations perfides et mensongères de M. Parquin compromettent aussi ce bon général Voirol, que cette malheureuse affaire vieillit de dix ans. Il en a tous les jours la fièvre, et tu ne peux imaginer comme on- le tracasse de tous côtés, le gouvernement d’abord… La déposition d’Alphonse sur cette course à Offenbourg, dont il ne dit pas le motif ; mes relations avec Mme Gordon, notre intimité avec M. Vaudrey, mon séjour à Arenenberg, donnent à beaucoup de monde la conviction que nous étions au courant de la conspiration, et tous les éclaircissemens au procès n’ôteront pas cette idée à beaucoup de gens. Tu sais, toi, ma Fanny, s’il y a ombre de vérité dans de pareilles conjectures !


M. Vaudrey à Mlle Masuyer.

Le 5 janvier.

… Vous pouvez être assurée que, si je le puis, je me rendrai avec un bien grand plaisir à l’invitation que vous me transmettez. Je dis : si je puis, car je suppose d’abord qu’on me rendra ma liberté, et, en second lieu, qu’on ne mettra pas d’obstacle à un voyage qui est conforme à mes sentimens d’attachement pour celui que nous aimons tous, et dont le sort nous intéresse si vivement.

Demain commenceront les débats. On nous fait espérer qu’avec eux finira ma captivité, qui est déjà bien longue. Je n’ose encore me livrer à un pareil espoir. Cependant beaucoup d’amis le conçoivent et il faut dire qu’il n’est pas improbable…


Mercredi 11 janvier.

Nous avons été occupés des journaux. Celui du Commerce parlait de la brochure de M. de Persigny qui inonde Paris et donne une bien autre importance au complot du Prince. D’autres journaux rapportaient ses proclamations. Enfin, le Journal du Bas-Rhin donnait les deux premières séances du procès. Tous les accusés s’y sont montrés avec une noblesse et un dévouement qui doit intéresser le jury en leur faveur. Aimé a été convenable en tout : il n’a dit que ce qu’il fallait et n’a pas dit que M. de Persigny fût l’envoyé du Prince, ni que M. Vaudrey fût du dîner d’Offenbourg. Le tribunal même ne parait pas trop malveillant…


Le colonel Parquin à Mademoiselle Masuyer.

Strasbourg, 15 janvier 1837.

Mademoiselle, je ne sais s’il y aura condamnation, ou s’il y aura acquittement. Le ministère public et les avocats sont aux prises. Hier, M. Barrot a été superbe ; aujourd’hui, mon frère a été sublime, et ce qui surtout m’a comblé de joie, c’est la manière dont ces deux orateurs ont parlé de la Reine et du Prince…


Laure à Valérie.


Strasbourg, mercredi 18 janvier 1837.

Alphonse arrive du Tribunal et vient de nous annoncer que tout est fini et les accusés tous acquittés presque à l’unanimité. — Vous allez être bien heureux de cette nouvelle, et je m’empresse de vous en faire part en n’y ajoutant aucune réflexion. C’est un fait grave : ceux qui désirent le bonheur et la tranquillité de leur pays doivent en être consternés et affligés. — Quand on pense que, journellement, on condamne à mort ou aux fers de pauvres soldats pour infraction à la discipline, et que des officiers pris les armes à la main soulevant leurs troupes contre le gouvernement qui leur a confié leurs armes n’ont aucune punition ; c’est inique et bien inquiétant pour l’avenir ; voilà l’opinion et le sentiment général sur cette affaire, à quelques brûlots près. Après cela, individuellement, on est content de les voir sauvés, pour leur famille, pour ceux qu’on connaissait ; la pauvre Mme Vaudrey surtout doit être bien heureuse.


Valérie à Fanny.

21 janvier 1837.

Je t’envoie bien vite, ma bonne Fanny, ce lamentable mot de Laure sur une nouvelle qui nous rend tous fous de joie. J’espère que la Reine qui était au lit pour mettre des sangsues, en éprouvera un effet salutaire. Nous savions déjà la bonne nouvelle depuis deux heures par une lettre de M. Parquin qui, en annonçant leur mise en liberté, ajoutait que toute la population était en l’air et dans une ivresse de joie telle que l’on craignait une illumination pour le soir et qu’ils étaient tous bien heureux de voir la sympathie qu’inspirait leur sort. Tu vois, qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’en son, et le sentiment général est arrangé par chacun à sa manière. J’ai eu beau lire et relire le procès dans tous les journaux, je n’y ai pas vu un mot relatif au Prince qui le couvrit de ce ridicule dont l’accablaient toutes les lettres de Laure. Heureusement, elles n’étaient l’écho que du petit cercle où elle vit. Le malheur est à présent pour lui seul et pour sa mère. C’est un soulagement pour eux. Je t’embrasse. — Valérie.


A propos des derniers bruits d’assassinat et des émeutes qui troublent sans cesse le règne de Louis-Philippe, la Reine disait : « Le pouvoir est souvent aveuglé par les gens qui l’entourent… de loin, on mesure les plus vastes perspectives ;… dans une forêt, la moindre feuille d’arbre qui se place devant notre œil, nous empêche de voir les objets les plus rapprochés comme les plus lointains…


Mercredi 25 janvier 1837.

…M. Parquin et M. de Gricourt sont arrivés. Le premier mot de M. Parquin a été : « A-t-on des nouvelles du Prince ? » J’ai trouvé M. de Gricourt pâli, maigri et changé : de pareilles souffrances éprouvent à tout âge. Il croit la cause meilleure que jamais et a beaucoup d’espérance pour l’avenir. Mais il faudrait un journal et il voudrait qu’on achetât le National. M. Parquin ne sent plus sa blessure, et le pauvre homme n’a de tristesse que de ses mauvaises affaires. MM. de Persigny et de Gricourt étaient également mécontens de M. Vaudrey. Dans les affaires malheureuses, cela arrive toujours : les gens du même parti se querellent entre eux. C’est si vrai que M. de Gricourt ne veut pas encore rejoindre M. de Persigny, de peur de trop se disputer. Ce pauvre petit a aussi ses chagrins particuliers… Sa mère est très mal pour lui. Leurs griefs contre M. Vaudrey est que c’était lui qui devait se battre avec Talandier et aussi de ce qu’il a laissé partir sa femme pour Paris pour rester avec cette Gordon, qui est un véritable houzard. Elle a tiré un pistolet contre l’officier qui, après l’affaire, est venu prendre le drapeau chez le colonel. Lorsqu’elle a été arrêtée, seule dans la cour de la prison au milieu des officiers et des soldats du 46e, elle leur demandait si c’était eux qui avaient arrêté le Prince. A leur réponse affirmative, elle leur dit qu’ils étaient des lâches et des infâmes. M. de Bruc était, à ce qu’il parait, le niais de la troupe et M. Laity le héros. M. de Gricourt est furieux contre son imbécile d’avocat, auquel son père donne 6000 francs. C’est vraiment un gentil garçon. Hier, il parlait d’acheter Salzstein. Il est resté toute la journée à causer avec la Reine. Il a de bonnes manières et beaucoup de politesse. Le soir, il nous a fait les caricatures des prisonniers.


Valérie à sa sœur Fanny.


Mardi soir, 31 janvier.

Chère Fanny, vous savez peut-être déjà par les journaux que le Prince est heureusement arrivé à Philadelphie fort bien portant. Mlle de Beauharnais, qui l’a appris par le ministre de la Marine, vient de l’écrire à la Reine, qui est bien heureuse. Je me hâte de vous communiquer cette bonne nouvelle… Donne-la vite à la princesse Eugénie de ma part. J’avais promis de la lui écrire.


Laure à Fanny.

Strasbourg, 5 février.

Tu as appris par la lettre que je t’ai adressée pour Valérie le brusque renvoi de notre bon général Voirol. Dans toutes les bouches, ce n’est qu’un cri d’étonnement et de regret, à quelque nuance d’opinion que l’on appartienne. Le général est un de ces caractères rares que tout le monde admire. Tant de bravoure et de bonté, un cœur si noble, plein de loyauté et de franchise lui ont gagné l’affection de tous. Aussi, on s’indigne de la mesure incroyable prise contre lui et dont il est amèrement et profondément blessé. Quelque fort que l’on soit de sa conscience, l’injustice révolte un cœur droit. Je l’éprouve cruellement depuis quelques mois. Le général n’a ni amour-propre, ni vénalité ; ce n’est ni l’autorité ni les émolumens de son commandement qu’il regrette, mais l’affront est sanglant, et il a été vivement senti. On s’épuise en conjectures, toute la ville est en émoi, et cette malheureuse affaire est de nouveau le sujet de toutes les conversations. Tous nos amis, quand tu les verras, te diront qu’il y avait de quoi troubler une plus forte tête que la mienne. Notre nom vole de bouche en bouche. C’est nous, dit-on, qui avons compromis le bon général. Ce sont nos relations avec ce maudit Arenenberg, et surtout l’extravagante apparition de Valérie ici, sa visite au général, qui a été fort blâmé de l’avoir reçue. — Ce que j’aurai toute la vie de la peine à m’expliquer, c’est que son amour pour la duchesse et pour le Prince, l’emporte sur tout. Enfin, c’est ainsi ! — Il y a onze officiers du 4e d’artillerie renvoyés, dix-neuf sous-officiers. Le général Nègre est arrivé ici pour faire des épurations et des investigations. Le bruit court qu’Alphonse est mis en non-activité par retrait d’emploi. Si cela était vrai, quel crève-cœur pour nous, une carrière perdue ! Résignée à ce qui n’aura rapport qu’à nous, je ne puis prendre mon parti de ce qui arrive à nos amis par l’idée que, bien innocemment peut-être, nous sommes pour quelque chose dans leur disgrâce. Si le général et Alphonse ne nous avaient pas connus, ils ne seraient pas compromis. Notre course à Offenbourg, mon voyage à Arenenberg et les bruits publics à Strasbourg, tout calomnieux qu’ils sont, absolvent à mes yeux tout ce qu’il plaira au gouvernement de faire contre nous… Tous ces nouveaux déboires f’ont que les pieds brûlent à mon mari ici. Il part mardi pour Paris où j’irai le rejoindre le mois prochain. J’ai vu hier le général Bücher, qui a été envoyé en toute hâte, comme si le feu y était, pour remplacer le général Voirol. Il était employé au Comité d’infanterie à Paris, et ce déplacement, dont il ignore entièrement le motif, l’a beaucoup contrarié. On ne lui a même pas laissé le temps de prendre congé du Roi, ce qui nous a fait penser qu’on a surpris sa religion et que tout ceci est la suite d’intrigues autour des ministres… L’acquittement des accusés, qui porte un coup terrible à la discipline militaire, fait que le gouvernement use de tous les moyens de rigueur et de répression en son pouvoir pour la raffermir. On comprend cette sévérité qu’il n’aurait pas déployée probablement si les coupables avaient été punis. Je reçois à l’instant une lettre d’Alphonse, qui n’a pas été bien reçu à Paris. Son colonel, qui est un mauvais homme, l’a traîtreusement desservi ; il se trouve dans le cas de changer de corps, mais non pas par retrait d’emploi. Ceci me soulage un peu. Mais il a dit qu’il est impossible d’imaginer tout ce que l’on dit contre le général Voirol, qui a eu le grand tort de ne pas aller tout de suite à Paris après le procès.


Arenenberg, lundi 6 février.

Ce matin, la Reine m’a fait appeler pour faire partir une lettre pour son fils et copier une note à M. de Persigny.


(Note de la Reine du 5 février.)

« Votre lettre et vos idées sont très bonnes sous tous les rapports et nous sommes d’accord sur presque tous les points où serait un en-cas. Ceci dit tout, et je réponds qu’il n’y a point d’oracle qui puisse l’emporter, le cas advenant où on en fût au choix. L’essentiel est de conserver cette réputation qui vous place haut et qui fait qu’on vous choisit parce qu’on y est forcé par l’opinion générale… Nous sommes d’accord qu’il n’y a que cela à espérer… Nous sommes d’accord aussi qu’un an et demi est nécessaire pour amener une opposition forte, etc., etc. Les cas fortuits sont rares et, s’il faut les compter, on ne doit rien aventurer pour eux. Voici ce que j’appelle aventurer. Si, après une catastrophe, on reparaît tout de suite, on est taxé d’intrigant, d’ambitieux. Ce n’est pas la réception faite par quelques individus au quel (sic) je regarde, mais c’est l’opinion générale d’un pays qui vous voit arriver de mauvais œil parce qu’il présume que vous venez avec les mêmes idées. S’il se passe la plus petite chose en France, on vous l’attribue et on salit votre caractère. De plus, vous avez un nombre infini d’exilés qui vous recherchent, vous entourent. Si vous les repoussez, vous vous faites des ennemis irréconciliables. Si vous les accueillez, vous ne pouvez en rien les satisfaire et vous vous trouvez un chef de mécontens. D’aujourd’hui en un an, qu’on revienne, c’est tout simple : on a une mère malade dont la santé inquiète. Si des événemens obligeaient à venir dans quelques mois, on a assez d’esprit pour les juger de loin et, en vingt jours, on est arrivé. — Voilà toute mon opinion, et je suis sûre que là-bas on pense comme moi. — Avant tout, il faut conserver la pureté de son caractère et juger qu’une démarche peut donner beau jeu aux ennemis. Pour ce qui regarde Madame, elle a renoncé à la vente, cela ferait mauvais effet maintenant ; elle doit se soigner, car une inflammation, qui n’a pas été prise à temps, lui cause une maladie sérieuse. Quand elle pourra aller à Londres, elle ira, mais elle ne souffrirait pas qu’on fit ses honneurs aux dépens de ce qu’elle aime : elle doit être malheureuse du malheur de son fils, mais elle ne veut pas qu’on l’accuse de l’avoir fait souffrir en rien…

« Nous avons enfin des nouvelles de l’arrivée par le ministre de la Marine. On dit qu’il a fait la conquête de tout le monde par son esprit, sa douceur et la simplicité de ses manières. Nous voilà du moins rassurés, mais nous attendons des lettres directes avec impatience. — Hortense. »


Valérie Masuyer

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 août, 1er et 15 novembre 1914 et 1er mars et 15 juin 1915.
  2. Le prince Louis-Napoléon, résolu de sortir par un coup d’éclat de l’obscurité de l’exil, avait, pour le préparer, profité de son séjour à Arenenberg pour nouer dans l’été de 1836, aux Eaux de Baden, et à Kehl, par l’entremise de M. de Persigny, des relations avec plusieurs officiers de la garnison de Strasbourg. Il s’était entendu avec le colonel Vaudrey, qui commandait dans cette ville le 4e régiment d’artillerie, celui-là même où l’Empereur avait fait ses premières armes, le commandant Parquin, le lieutenant Laity, etc. Des ouvertures avaient été faites par les conjurés au général Voirol, lieutenant général pour le département du Bas-Rhin, et dont l’aide de camp était le commandant Aimé de Franqueville, mari de Laure, sœur de Valérie et de Fanny Masuyer. Non seulement le général Voirol, malgré son culte pour la gloire impériale, les avait correctement repoussées, mais il avait cru de son devoir d’en informer le préfet et plus tard le Ministère. Le 25 octobre, le prince Louis avait quitté Arenenberg sous prétexte de chasse et était, comme on sait, entré à Strasbourg le 28.
  3. Fils de la nourrice de la reine Hortense, attaché au service du prince Louis.
  4. Amis de la Reine et du Prince, hôtes assidus d’Arenenberg.
  5. Caserne de Strasbourg.
  6. Auberge fréquentée par le prince Louis et où avaient eu lieu les réunions des conjurés.
  7. Un des précepteurs du Prince.