La Reine Hortense et le prince Louis
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 848-873).
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LA REINE HORTENSE
ET
LE PRINCE LOUIS

VI.[1]
EN ANGLETERRE (JUIN-JUILLET 1831)

Le général Fabvier désapprouve les relations de la Reine avec l’ambassade de France, sa correspondance avec M. d’Houdetot et par-dessus tout la lettre du Prince à Louis-Philippe. Le gouvernement de Juillet, dit-il, est destiné à périr et « ne vaut pas la peine qu’on aliène pour lui sa liberté. » L’avis de la duchesse de Frioul est que nous nous en retournions tranquillement à Arenenberg, pour y attendre les événemens. Le Prince pose cette question : « Au cas où des troubles éclateraient à Paris, vaut-il mieux être en France qu’à l’étranger ? » Il pense que oui et considère Vichy comme un bon endroit pour se poster, tout en ayant l’air d’y boire de l’eau chaude. La Reine se dit lasse des ambitions et des agitations ; elle place avant tout le bonheur de la France et ne désire plus pour soi-même que son million d’abord et son duché ensuite. Dans cette disposition d’esprit, elle veut éviter Vichy et Paris, et c’est par Baden qu’elle nous ramène à Arenenberg.

J’en repars aussitôt pour développer un plan imaginaire qui serait, en cas de guerre étrangère ou civile, de se retirer à Strasbourg, de s’y enfermer et de capituler ensuite aux meilleures conditions. Le Prince répond que ce rêve n’est pas tellement absurde ; que, selon la maxime de l’Empereur, tout arrive et qu’il faut être préparé à tout. « Louis, prends garde aux échauffourées ! » reprend la Reine. Elle parle d’aller s’établir en Grèce., Elle y construirait des maisons, y planterait des jardins. Le Prince formerait des régimens. J’apprendrais à monter à cheval, je ferais des confitures et, chacun dans sa sphère, nous serions heureux !

Samedi matin, j’ai profité de ce que le Prince me demandait de l’argent pour lui faire la morale sur ses inconséquences politiques. L’un ne me coûtait pas plus que l’autre ; et, comme il me donnait la réplique avec bonne humeur, notre entretien s’est prolongé assez longtemps. J’en rapporte ici les parties principales :

— Allons, mon prince, avouez que vous conspirez encore, et que cet argent n’est pas pour vous, mais pour quelque factotum politique.

— Peut-être…

— Vous vous ruinerez, pour des gens qui vous trompent et ne songent qu’à vous gruger.

— Erreur, erreur. Il y a parmi eux des cœurs désintéressés ! Beaucoup se sont ruinés pour la cause qu’ils soutiennent.

— Ce dévouement existe aussi dans les autres partis. Il n’en est pas moins vrai que les partis se contrarient les uns les autres ; leur rivalité fait l’affaire du juste-milieu.

— Erreur : le juste-milieu est frappé à mort, et c’est un autre parti qui le remplacera.

— Les républicains…

— Les républicains n’ont pas l’armée ; l’armée est bonapartiste.

— Est-ce sûr ?

— Tous les rapports s’accordent à le dire.

— L’affaire de Tarascon prouve que les carlistes s’agitent et sont pleins d’espoir. On dit qu’ils se forment une armée, en enrôlant les Suisses licenciés et que le clergé est pour eux.

— Ils n’ont pas le peuple. Le peuple est bonapartiste. Si je n’avais pas été malade, le 5 mai, et si j’étais descendu sur la place Vendôme en criant : « Vive Napoléon III » tout le monde m’aurait suivi. Louis-Philippe le savait, et c’est pourquoi il m’a fait partir. N’étant sur le trône que par hasard, il sent qu’une chiquenaude pourrait le renverser.

— Par hasard ? .. mais rien n’arrive par hasard, mon prince. Si la révolution de Juillet s’est faite d’elle-même au profit du Duc d’Orléans, c’est qu’elle ne pouvait pas se faire autrement.

— Le Duc d’Orléans était à Paris et le Duc de Reichstadt à Vienne. On avait l’un sous la main, et il fallait demander l’autre à Metternich… Vous voyez, mademoiselle, que vous auriez tort de tenir pour Louis-Philippe et de me refuser de l’argent pour le combattre ; allons, soyez bonne, donnez-moi encore vingt-cinq louis.

— Impossible, mon prince. Ou bien je ne paierai pas la voiture que la Reine et vous avez achetée…

— Adieu, alors. Vous êtes une méchante.

Je ne l’ai plus revu jusqu’au soir, et, comme il dînait chez lady Dudley, c’est en tête à tête avec la Reine que je pensais achever la journée.

L’attitude que la Reine adopte est celle d’une réserve absolue ; elle ne veut ni déclarer la guerre à Louis-Philippe, ni provoquer des troubles en France ; d’un autre côté, elle entend rester à portée de profiter des circonstances et garder l’avantage d’arriver la première à Paris, si Napoléon II était proclamé après une république éphémère ou après l’essai de chouannerie qu’entreprend la Duchesse de Berry.


Mardi 14 juin 1831.

Aujourd’hui, dernier jour de la duchesse de Frioul à Londres, il a fallu se lever de bonne heure pour courir chez elle, et cependant s’habiller de pied en cap dès le saut du lit, en prévision de la vente faite par les femmes de la société au profit des Irlandais. M. Fox avait beaucoup insisté pour que la Reine y parût ; elle se disposait à y dépenser quelques louis, les regrettait d’avance et craignait surtout de se rencontrer avec les ambassadeurs. Fort heureusement, en cherchant l’endroit de cette vente, nous nous sommes trompées d’adresse. La Reine, se voyant dans la Cité, en a profité pour explorer les boutiques des tapissiers, des joailliers et des orfèvres. Un magnifique vase ciselé de notre artiste italien Kirstein, des diamans incomparables et tels que le Régent seul peut leur être préféré, de curieux bijoux indiens ont satisfait sa curiosité ; mais comme elle n’avait d’autre prétexte que d’aider aux achats problématiques de la duchesse, nous avons bientôt interrompu ces visites pour aller chez lady Grey.

Nous espérions y trouver des nouvelles sûres de l’impératrice du Brésil, qu’un billet de M. de Montrond disait arrivée à Falsmouth avec dom Pedro. La Reine aime beaucoup sa nièce Amélie et s’inquiète à bon droit pour elle, dom Pedro étant un de ces souverains errans que les idées nouvelles ont fortement secoué sur le trône et qu’elles n’ont pas fini de ballotter dans leurs remous.

Lady Grey n’étant pas chez elle, nous sommes revenues au logis au moment où le Prince y rentrait. Il avait acheté pour moi à la vente et, j’en ai peur, payé très cher une jolie bourse amarante et or, brodée de la main de la reine d’Angleterre. Il a dit gentiment que, puisque j’administrais très bien ses finances, c’était bien le moins qu’il me donnât une escarcelle, pour y serrer mon propre argent. Pour la Reine, il rapportait une pelote à épingles et, pour lui-même, une simple plume d’oie, payée un louis à la belle lady Northon.

L’heure des adieux à la duchesse de Frioul est ainsi venue. La Reine voudrait l’attirer auprès d’elle en Suisse et la persuader d’arranger Salenstein en gothique, afin d’y passer les étés, Mais la prudence politique parait s’opposer en ce point aux désirs de l’amitié : la baronne Fabvier ne s’exposera pas à faire ce que la duchesse de Frioul se serait permis. Son absence va faire dans le cœur de la Reine un vide immense. Le général était aussi bien nécessaire au Prince ; j’applaudissais des deux mains aux conseils de sagesse qu’il lui donnait, comme « de laisser agir les causes » et « de faire deux pas en arrière, chaque fois qu’un tentateur politique ferait un pas en avant vers lui. »


Mercredi 15 juin.

Une chose qui me déconcerte, c’est que M. de Flahaut, écrivant à la Reine au sujet des banquiers Devaux et craignant qu’elle ne fût dans la gêne, vient de lui envoyer une lettre de crédit. J’ai tout de suite été chercher cet argent à la Cité et trouvé la Reine, au retour, tout heureuse de la visite que le prince Léopold de Saxe-Cobourg venait de lui faire.

Le Prince paraît considérer comme définitif le vote du 4 juin dernier, qui l’appelle à diriger la nouvelle monarchie belge. Il a dit en partant à la Reine, qui parlait de passer par Bruxelles pour revenir à Arenenberg : « J’espère que vous ne me prendrez pas mon royaume au passage. »

Cette question posée montre avec quelle facilité les bruits de Paris se répandent à Londres, avec quelle persistance ils y circulent. Le Temps a le premier prétendu que la Reine était venue ici intriguer pour les affaires de Bruxelles : on se souvient qu’elle a été reine de Hollande, et l’on passe de la Hollande à la Belgique par enchaînement d’idées.

Le Courrier de Paris veut qu’elle se prépare à franchir le détroit et que le roi Joseph soit prochainement attendu à Londres. La Gazette de France et le Globe annoncent qu’elle est à Paris depuis quatre jours et s’y tient cachée dans l’attente des événemens. Une lettre de Mme de Flahaut à lady Grey confirmait l’autre jour que la même imposture circulait dans le faubourg Saint-Germain. On aurait pu y voir une machination de la Duchesse de Berry, si cette princesse n’était pas si sotte, car elle s’est montrée curieuse à l’excès des actes de la Reine, au point même de venir de Bath à Londres pour en raisonner avec ses agens.

Quoi qu’il en fût, la Reine a pressé le prince Louis d’expédier aujourd’hui même au Temps la réponse qu’il a préparée, et nous l’avons passée au creuset avec lui. Il était très mal portant depuis le matin, d’une sorte de dépôt sur le foie, dont l’enflure s’étendait jusqu’à la cuisse ; des cataplasmes qu’on lui avait mis le forçaient à garder la chambre, mais ne l’empêchaient pas de recevoir le dangereux Mirandoli. Je transcris ici sa lettre, pour le cas où elle ne paraîtrait pas dans le journal :


Londres, 17 juin 1831.

Je lis dans votre journal du 18 juin l’article suivant : « Mme la duchesse de Saint-Leu habite Londres depuis plusieurs semaines. On prétend que la reine de Hollande y guette l’occasion d’offrir son fils aux Belges, au cas qu’ils se trouvent embarrassés pour choisir un souverain. »

Il parait qu’on veut prêter un but politique à la présence de ma mère en Angleterre : ma mère s’y trouve parce qu’elle n’a pas voulu se séparer du seul fils qui lui reste. Ayant pris parti pour la cause sacrée de l’indépendance italienne, j’ai dû me réfugier en Angleterre, la France m’étant encore fermée. Ma mère n’aspire qu’au repos et à la tranquillité.

Quant à moi, loin d’avoir des idées d’ambition, mon seul désir serait de servir ma patrie, ou la liberté dans les pays étrangers, et il y a longtemps qu’on m’aurait vu comme simple volontaire dans les rangs glorieux des Belges ou ceux des immortels Polonais, si je n’avais craint qu’on n’imputât à mes actions des vues d’intérêt personnel et que mon nom n’inquiétât le monde diplomatique, qui ne saurait croire aux dévouemens désintéressés et à la sympathie qu’inspirent les peuples malheureux. »


C’est lui qui, de concert avec M. Bruce, le célèbre voyageur, réussit en 1815 à sauver de l’échafaud le comte de Lavalette.

Le soir, dans son salon, la Reine est revenue à dessein sur les erreurs répandues par la presse française ; elle a prié ses amis anglais de l’aider à rétablir la vérité.


Dimanche, 19 juin.

Les mensonges répandus sur elle ont décidé la Reine à prolonger son séjour à Londres et à y faire connaître sa présence, en se montrant le plus possible dans la société.

Invitée à déjeuner pour jeudi chez la duchesse de Bedford, elle accepte, et comme elle a précédemment refusé pour le même jour chez la duchesse de Saint-Alban, elle croit bon d’aller s’en excuser d’abord au château d’Hampstead. Lady Glengall est de cette partie, comme elle le sera le lendemain du somptueux déjeuner manqué par la Reine. On entendra Paganini, qui recevra cinquante louis pour une heure de musique, et tout sera luxueux, pompeux, ainsi qu’il est de règle chez la duchesse de Saint-Alban.

Cette personne passe pour la plus riche de Londres, mais elle y est peu considérée. Simple fille de la campagne, elle venait a la ville vendre ses légumes, quand elle fut rencontrée par M. Kuntz, le plus gros banquier de la Cité. Le premier geste du crésus fut d’offrir à la villageoise le chèque d’une somme énorme ; il la plaça ensuite au théâtre, l’épousa nombre d’années plus tard, après la mort de sa première femme et la fit enfin héritière de toute sa fortune, au détriment de ses deux filles. L’une d’elles, la marquise de Byonde, est mère de lord Dudley ; elle reçoit de sa belle-mère une pension annuelle de 10 000 louis. Le jeune duc de Saint-Alban n’a pas dédaigné d’échanger son titre et sa jolie figure contre les millions de Mme Kuntz. Il l’a introduite à la Cour, où elle enrage d’être mal vue, et prend au tragique les sarcasmes dont elle est l’objet. C’est pourquoi sa joie a été grande de recevoir la visite de la Reine. En montrant les préparatifs de sa fête, elle insistait pour nous avoir quand même au nombre de ses invités. Un goûter de sept ou huit gros plats de viande et de toutes sortes de vins a été servi, on a admiré quatre orangers venus de Saint-Leu et donnés par feu le prince de Condé. Lady Glengall faisait l’interprète, la maîtresse de maison ne sachant pas un mot de français ; la Reine se montrait particulièrement aimable, dans l’espoir de trouver à vendre ici son fameux collier du couronnement.

Jeudi, je n’aurais pas demandé mieux que d’esquiver le déjeuner des Bedford, ayant de nombreuses lettres à écrire, notamment à MM. de Boubers, de Raguse et de Massa, et plusieurs billets d’excuses pour décliner des invitations ; mais la Reine n’a pas voulu être seule dans une société aussi étrangère. Elle portait une fort jolie toilette, moi, ma robe de moire rose, dont elle a bien voulu me faire compliment. Bien nous en a pris de nous être habillées quelque peu, car l’élégance était extrême tout autour de nous. Une triple file de voitures encombrait les abords ; une foule de jolies femmes, brillamment parées, parcouraient en tous sens les allées du jardin. Lady Bedford a présenté son mari, réitéré son invitation antérieure, de recevoir la Reine au château de Wooburn Abbey, expliqué en détail la manière de s’y rendre et disparu bientôt en nous désignant de la main la tente des rafraîchissemens : on servait là des glaces, du thé, des fruits de toutes les saisons et de tous les pays. Nous y avons trouvé M. Erdodi, une de nos connaissances de Rome ; il demande la permission de présenter M. de Dietrichstein, fils du gouverneur du duc de Reichstadt. Le comte Walewski était avec lady Mulgrave ; il m’a bientôt offert le bras pour un tour de jardin.

Le voyage qu’il vient de faire à Paris lui permet d’espérer encore le salut de son héroïque patrie. Il a conté avec animation les dangers auxquels il s’est exposé pour elle, son arrestation en Prusse, d’où on s’apprêtait à le conduire sous escorte à, Pétersbourg, son évasion à travers des bois immenses, tout couverts de neige. Pour pouvoir traverser l’Allemagne, au retour, il a dû se donner pour acteur et voyager avec Hervey, qui, après de grands succès en Pologne, rentrait en France.

La Reine, pendant ce temps, errait au bras de miss Brook, une beauté qui revient de Florence, et s’attendrissait à parler de l’Italie. Toute notre compagnie s’est reformée devant les salons, où des tables richement dressées se remplissaient et se vidaient tour à tour. M. Walewski nous a montré là un jeune cavalier blond, de tournure militaire, qui n’était autre que le tyrannique duc de Brunswick, récemment déposé par son peuple et remplacé sur le trône par son frère cadet. J’aurais voulu m’accrocher au bras du Prince ; il est toujours mon appui, dans ces foules qui m’intimident et me font sentir le peu que je suis. Mais le major Webster, un de ses amis du soir, est venu le relancer pour l’entraîner chez la duchesse de Saint-Alban, et c’est seules avec lady Glengall que nous avons réclamé notre voiture et regagné noire logis.

Avant-hier, vendredi, course à Richmond, déjeuner chez la marquise de Byonde. Nous avons fait route avec lord Dudley et son petit Frenk (diminutif de Francis), charmant enfant de six ans dont le Prince s’est amusé tout le long du chemin. La maîtresse de maison attendait ses hôtes dans une belle bibliothèque, près d’un grand feu de cheminée. Elle est âgée, souffrante, mais parfaitement aimable, de cette bonne grâce anglaise qui craint d’attenter à la liberté des autres et produit à tort sur nous, Françaises, l’impression de la froideur. Le fait est qu’à l’instant du déjeuner, chacun s’est assis à sa guise, sans que personne s’occupât de placer les gens ni de leur faire les honneurs. J’étais restée debout près d’une porte du jardin ; sur un signe du Prince, toujours attentif et bon pour moi, je suis venue me ranger à côté de lui.

Un lord James Stuart, de la famille royale, était là, avec sa femme, très gracieuse, puis le duc et la duchesse de Saint-Alban, celle-ci de fort méchante humeur : nous avons su bientôt pourquoi. C’est que le matin même, en se rendant à Richmond, elle avait rencontré sur la route un valet à cheval portant la livrée de sa belle-fille et tenant une lettre à la main. Ne doutant pas que le billet ne fût pour elle, elle l’avait lu sans regarder l’adresse, qui était celle d’un seigneur du voisinage. Lady Byonde le priait à déjeuner avec la reine Hortense, en s’excusant de ce qu’il rencontrerait aussi « cette ennuyeuse duchesse de Saint-Alban. »

Cette histoire se répétait à l’envi dans l’après-midi, mais la Reine en a effacé l’impression sur l’esprit de la duchesse, en acceptant la loge que celle-ci offrait pour le soir, aux Italiens. Il a fallu se bousculer pour dîner, changer de toilette, et faire au passage une inutile visite à lady Dudley. Son mari la disait très souffrante et, en effet, elle nous a reçues dans son lit ; mais, une heure après, nous l’avons retrouvée au spectacle. Cette femme se tuera.

Rubini ne se donnait pas la peine d’ouvrir la bouche dans Lindor ; sa femme hurlait dans Elvire. Quant à Mme Pasta, elle a paru au-dessous d’elle-même, gênée qu’elle était dans ses souliers et enragée d’un mal de dents. Lord Dudley avait remplacé le Prince dans la loge et l’avait envoyé auprès de lady Christine. Le Prince a profité de ce chassé-croisé pour être toute la soirée à ses petites affaires, si bien qu’au départ cet enfant prodigue n’était plus là et que sa mère a dû l’attendre, non sans inquiétude ni sans dépit.

Elle avait accepté chez la duchesse une tasse de thé, qui s’est trouvée être un souper des plus fins et qui nous a conduites beaucoup trop avant dans la nuit. Mais au moins l’objet principal a été atteint, en ce que la Reine a mis la conversation sur le projet des bijoux, que la duchesse lui a montré avec orgueil ceux de sa cassette et qu’elles ont pris jour pour voir à loisir le collier du couronnement.

Le duc de Wellington avait donné le même soir un dîner à l’occasion de l’anniversaire de Waterloo. Le Roi assistait à cette fête ; il a remis au duc une épée.


Mercredi, 22 juin.

La Reine, étendue toute la journée d’hier sur sa chaise longue, m’a fait lire les gazettes à haute voix. Le Temps avait imprimé la réponse du Prince dans son numéro du 20. Ce morceau a été savamment dégusté ; mais, quand j’ai commencé dans la Quotidienne la lettre de La Fayette à ses électeurs, elle m’a interrompu bientôt, protestant que cela était médiocre, diffus, et que j’avais vraiment d’étranges manières de la désennuyer.

Elle n’aime pas La Fayette, contre qui elle a hérité des préventions de l’Empereur ; elle ne peut lui pardonner.

Le Prince est rentré à six heures, venant de la séance d’ouverture du Parlement où M. Fox l’avait conduit. Arrivés en retard, ils avaient eu toutes les peines du monde à pénétrer dans la salle, et n’en avaient pas moins entendu en entier le discours du Trône.

Le Prince a conté plaisamment les frayeurs de M. Fox dans la foule. Il le montrait se précipitant dans une voiture qui passait et qui s’est trouvée être celle de son intime ennemi. Le fait est que l’insolence du peuple est extrême ; le Prince en a fait l’expérience en échangeant une pièce d’or dans un cabaret, ce qui lui a valu des injures et des huées.

La conversation a continué pendant le dîner sur ce sujet de la haine des classes les unes pour les autres. La Reine insistait sur la nécessité de maintenir à leur place ceux qui sont en bas, et, pour cela de leur faire porter sur les épaules le poids de la hiérarchie : « Mais de quel droit la leur faites-vous, cette place ? ai-je demandé. Ne sera-t-elle pas bien petite et tout à fait insuffisante si le peuple n’est pas admis à la discuter ? » La Reine répondait que souvent c’est l’amour-propre et la vanité qui se révoltent contre l’autorité ; les vrais besoins du peuple n’ont rien de commun avec l’orgueil des tribuns, des cuistres et des maîtres d’étude ; ceux-ci méprisent la foule autant qu’ils haïssent l’aristocratie, et c’est pour de bien petites rancunes d’envie qu’ils défendent les principes et se font les champions des droits. Le farouche M. Le Bas, reprend le Prince, n’avait jamais pu se résigner a n’être que le troisième à table ; en rentrant chez lui, il se réjouissait à l’idée qu’il mangeait des ailes de poulet, après s’être contenté si longtemps des cuisses à Arenenberg.

Notre trio a été interrompu en ce point par un quatuor fort bavard, composé des Murat, d’un de leurs amis, M. de Malherbe, et d’un Italien, qu’il paraît que nous avons vu à Foligno, où il était secrétaire du fier-à-bras Sercognani… « Soyez tranquille, prenez patience, disait celui-ci à la Reine. Si vous avez été malheureuse quinze ans, bientôt vous ne le serez plus 1 » Elle a remercié avec une ironie qu’il n’a pas sentie, et le Prince, en pouffant de rire, l’a serrée comiquement sur son cœur.

M. de Malherbe est descendant du poète ; planteur en Amérique, conspirateur à Paris, il s’est donné, à Londres, l’agréable rôle de montrer le français à la jeune princesse Murat. Leur connaissance a commencé en Floride, où le bel émigré, travaillant avec le seul secours de la hache, s’est lui-même construit une maison.

Le soir, ce disciple de Rousseau faisait une toilette de dandy ; il venait chercher chez le prince Achille l’usage de la langue et les manières de son pays. Envoyé dans ces derniers temps à Paris pour des négociations, il s’y est beaucoup répandu dans le monde et s’est surtout fait voir chez Mme Merlin, cette belle élégante dont on dit qu’elle a renouvelé la musique de salon au point d’en faire un art social. Quant aux affaires dont il était chargé, elles n’ont pas réussi. Le prince Achille suppose que son trop galant émissaire donnait de la jalousie aux maris.

Le prince Achille une fois parti avec son Italien et le prince Louis pour le Vauxhall, avec M. de Malherbe, on a introduit alors un mystérieux personnage, qui venait à dessein fort tard, et nous apportait, entre chien et loup, des nouvelles fort importantes.

C’est un agent juif, factotum au service de divers partis. Il a vu la Duchesse de Berry, lors de ce récent voyage de Bath à Londres, fait exprès par elle pour se renseigner sur les intentions de la reine Hortense ; il connaît ainsi les projets carlistes, qu’il se hâte de livrer aux Bonaparte, en attendant qu’il raconte ailleurs ce qu’il aura pu apprendre chez nous.

La Duchesse de Berry est impatiente d’agir. M. de Blacas a eu beau lui dire « que la poire n’est pas mûre, » elle se préoccupe des projets de la reine Hortense. Elle s’inquiète des menées des républicains, qui préparent, dit-on, quelque chose de formidable pour l’anniversaire des journées de Juillet, et, pour ne pas être en reste avec les uns et avec les autres, elle s’apprête à s’embarquer pour le continent. Elle a dit : « pour l’Italie. » MM. de Bourmont et de Blacas, ses deux gardes-du-corps, la suivent à regret et pensent qu’elle court à une échauffourée.

L’insuccès de cette aventure peut servir les intérêts de Napoléon II. La Reine gardant le silence, il ajoute qu’un ordre négatif sur le sujet du passeport avait été apporté par le dernier courrier de l’ambassade (voilà sans doute pourquoi nous n’avons pas vu M. de Montrond depuis plus d’une semaine). Un nouvel avis est arrivé aujourd’hui, selon lequel la Reine sera autorisée à traverser la France, mais en suivant une route tracée et en évitant Paris.

Elle est lasse à mourir de cette incertitude perpétuelle, de ces fluctuations au jour le jour, et ne se fie qu’à demi à son interlocuteur ; mais au moins, pendant cette visite, son fils était-il absent. Londres est plein pour lui d’embûches ; elle craint qu’il ne nous montre ici, avec les républicains français, la copie conforme de ce que nous avons vu à Florence avec les carbonari. Elle s’écartera donc, et, pour commencer, se rendra lundi à Wooburn Abbey, chez les Bedford.

Son sort veut qu’elle ne soit jamais tant sollicitée et tentée que dans les temps les plus troubles et les plus dangereux. Ces confuses années 1830 et 1831 rappellent 1814 et 1815 ; tout le monde sentait la fin de l’Empire ; personne ne voulait croire au recommencement des Bourbons ; elle a fait alors ce qu’elle fera toujours : elle a agi au jour le jour, et chaque fois selon son cœur.

L’Empereur disait d’elle : « Hortense est si sensible qu’on pourrait craindre pour son jugement ; mais, au contraire, c’est sa sensibilité même qui la fait juger sainement. » Elle a eu des amis, elle a été aimée : voilà ce qui doit la consoler de tout. Labédoyère a eu pour elle un sentiment pur, fidèle et désintéressé. C’était l’âme du monde la plus haute et la plus chevaleresque, un moderne Hippolyte, pour qui rien n’existait, que la patrie et le devoir. Elle n’a reçu de lui qu’une seule lettre d’amour, à laquelle elle n’a pas répondu ; mais il lui a donné mille preuves du dévouement le « plus tendre et le plus vigilant.

En 1809, tandis qu’elle prenait les eaux à Plombières, il vint lui annoncer la victoire de la Raab, remportée par le prince Eugène. En 1814, al veilla comme un père sur les jeunes princes, pendant qu’elle était absente, et ne manqua pas d’aller tous des deux jours de Paris à Saint-Leu, exprès pour les voir.

Plusieurs fois, elle dut lui reprocher de venir trop souvent chez elle, ou de n’y pas amener sa femme. Il était allié aux Damas, aux Chatellux, ce qui lui permit de garder sous les Bourbons son grade et son commandement ; mais il ne leur avait prêté aucun serment, il les détestait, et c’est de son propre mouvement, sans que la Reine y eût été pour rien, qu’il se porta au-devant de l’Empereur à Vizille, en lui amenant son régiment. Après Waterloo, il prit énergiquement la défense de l’Empereur devant la Chambre des pairs, le jour où Napoléon II y fut proclamé ; le soir, il était treizième à table, rue Cérutti et, d’après ce présage, se condamnait lui même à mourir avant la fin de l’année. Cependant, après le retour des alliés, quand la Reine le vit pour la dernière fois chez elle, caché sous un déguisement, il ne paraissait plus croire au danger. Réfugié à l’armée de la Loire, il aurait dû de là gagner l’étranger, et son cousin M. de Flahaut lui en offrait les moyens ; il commit au contraire l’imprudence de revenir à Paris où une dénonciation de son valet de chambre le livra à la police. Elle a versé des larmes sur la mort de ce preux, mais sa conscience ne lui reproche rien envers lui. Une affection fraternelle est tout ce qu’elle lui avait voué, avec la satisfaction secrète, jamais confessée, d’être payée de retour plus tendrement. Elle a écrit naïvement (out cela dans ses Mémoires : c’est pourquoi elle ne les montre qu’à des amis éprouvés et parfaitement sûrs.


Lundi, 27 juin.

M. Angerstein avait pris rendez-vous à une heure pour nous conduire à sa campagne de Woolams, entre Greenwich et Woolwich. Le meilleur garçon du monde, et le plus hospitalier, il a souffert longtemps d’un amour contrarié ou plutôt, n’étant aimé qu’à demi et voulant l’être tout à fait, il a fini par abandonner sa belle à un rival heureux. Pour s’en consoler, il a donné dans tous les excès, s’est cassé un bras en tombant de cheval, s’est fait un trou dans la tête par lequel, disait-il, son bon sens s’en est allé ; il porte aujourd’hui une perruque, ce qui ne l’embellit pas. Un déjeuner vraiment royal nous attendait chez lui ; une profusion d’ananas, de raisins, de toutes sortes de fruits rares me donnaient l’envie de visiter les serres d’où ces merveilles sont sorties ; mais la Reine, avertie la veille par M. Fox que lady Holland serait chez elle dans l’après-midi, n’a pu donner qu’un coup d’œil à toutes ces splendeurs.

Ramenées à Londres par M. Angerstein, nous en sommes reparties aussitôt pour Holland House. Lord-et* lady Cooper s’y trouvaient, ainsi que lord Ponsonby, arrivé justement de Bruxelles. C’est lui qui, après boire, écrivit le mois dernier cette lettre cause de tant de tapage dans les journaux. Il divulguait l’accord qui s’était fait entre les chancelleries, mais qu’elles tenaient soigneusement secret, sur la non-réunion du Luxembourg à la Belgique en vue de former l’apanage du prince Léopold ; cette indiscrétion remit en cause l’élection du prince qui, la veille encore, paraissait décidée.

Une autre célébrité de Londres, habituée du salon de lady Rolland est lord John Russel, deuxième fils du duc de Bedford. Il est petit, maigre, de figure spirituelle ; le sujet de conversation obligé avec lui a été le bill de réforme, dont il est l’auteur. La Reine a bientôt demandé à passer chez lord Holland, toujours impotent et goutteux, mais qui captive son auditoire par la clarté de sa parole et la force de ses idées. Il a parlé des espérances de dom Pedro et des agitations politiques françaises. La Reine, tout en louant Louis-Philippe et les siens, s’est plainte des accusations injustes que les journaux ministériels dirigent contre les Bonaparte. Lord Holland a changé aussitôt l’entretien.


Jeudi 30 juin 1831.

Lundi, notre voyage de Londres à Wooburn-Abbey s’est fait le plus lestement du monde, quarante-deux milles en trois heures et demie : on ne peut être mieux mené. La nouvelle voiture de la Reine a des ressorts excellens, et l’on y tient très bien trois ; mais le Prince, par peur de gêner, sa mère ou moi, nous mettait au supplice en se pelotonnant au bord de la banquette entre nous deux.

Il avait emporté des journaux, qu’il feuilletait tout le long de la route, et, pour me mettre à demi dans sa lecture, me posait à haute voix les questions qui se présentaient à son esprit. « Mademoiselle Masuyer, quelles raisons le roi des Français a-t-il d’écrire à l’empereur d’Autriche pour lui demander la grâce de Zucchi ? .. Mademoiselle Masuyer, pouvez-vous me dire si la mort de Diebitch changera quelque chose aux affaires des Polonais ? Diebitch était un ivrogne, vous savez. » Le concours ouvert par le gouvernement français pour la nouvelle statue à placer sur la colonne de la place Vendôme a prêté à de longues discussions.

Nous raisonnions à l’envi sans les connaître sur les projets de Foyatier, de Dumont et Duret, de Rude, de Jouffroy, de Duseigneur. Enfin, comme j’avais emporté dans mon sac une lettre de M. Salvage reçue juste au moment de partir, les nouvelles de Rome qu’elle apportait nous ont aidés à faire le reste du chemin.

Quel admirable pays que cette Angleterre ! Quel luxe de soins et de propreté ! Quelle résidence royale que ce château de Wooburn ! L’étendue, le confort, le luxe et l’élégance de maisons pareilles laissent loin derrière elles tout ce qu’on peut voir en France ; nous n’y avons pas, il est vrai, de propriétaires qui disposent, comme le duc de Belford, de deux millions de revenus, et qui cependant habitent leurs terres une grande partie de l’année. Ce simple gentilhomme est un beaucoup plus grand seigneur que le prince régnant de Hohenzollern-Sigmaringen ; il est juste de dire qu’il est aussi beaucoup plus simple et plus facilement accessible au commun des mortels. La duchesse excelle comme lui à remplir les devoirs de l’hospitalité et je doute qu’on trouve ailleurs beaucoup de maîtresses de maison qui fassent ce qu’elle vient de faire en quittant un bal, voyageant la nuit, et s’imposant une course de quarante milles, rien que pour recevoir aux champs des invités.

La grille du château une fois franchie, on parcourt encore un assez long trajet avant d’arriver à l’habitation. La façade, ni très moderne, ni très élégante, n’est qu’un des côtés d’une construction massive où s’enchaînent et se superposent des dédales de pièces et d’appartemens. De nombreux domestiques nous attendent au perron pour nous conduire à nos chambres ; elles sont voisines les unes des autres et donnent toutes sur un corridor qui enveloppe une cour intérieure assez triste. Deux fois le tour de ce corridor font un quart de mille, et comme une centaine de poêles font régner dans tout cela une température égale pendant tout l’hiver, le chauffage seul de Wooburn est un objet de 50 000 francs par an.

Les jardins et les parterres sont tenus à la manière anglaise, c’est-à-dire dans la perfection. Dans l’instant où nous l’avons rejointe, la duchesse les parcourait avec MM. Fox et Hamilton, les seules personnes qu’elle ait invitées avec nous. Sa vivacité, sa gaîté et son esprit sont charmans. A quarante-neuf ans et après avoir mis dix enfans au monde, elle garde toute la fraîcheur de la jeunesse ; elle doit cet avantage à sa robuste santé et aux bains froids qu’elle prend chaque matin et dans toutes les saisons.

Ancien diplomate, puis secrétaire du roi d’Angleterre, M. Hamilton n’est plus maintenant dans les affaires, mais garde ses entrées à la Cour, où il connaît tout le monde, et dont il sait toutes les nouvelles. Il est particulièrement lié avec le prince d’Orange, qu’il a vu bien souvent l’hiver dernier passer les soirées dans le monde, les nuits au bal et souper les matins chez lady Dudloy. Une des singularités dont il a été témoin fut la rencontre à la Cour du prince Léopold et du prince d’Orange. Celui-ci avait brigué sans succès la main de la princesse Charlotte d’Angleterre, avant d’épouser la grande-duchesse russe Anna Pavlovna.

Son entrevue avec son rival fut des plus cordiales. « Il serait étrange, disait-il ensuite, qu’après m’avoir soufflé ma femme ; Léopold me soufflât aussi mon royaume. » Depuis, cette seconde partie de la destinée s’est accomplie, sans que les rapports entre les deux princes aient cessé d’être amicaux.

Après une visite aux volières, où les cages réservées aux oiseaux des différentes espèces sont disposées selon les rayons d’un cercle, nous sommes revenus à la laiterie, vrai bijou de luxe, telle qu’on peut s’imaginer celle de Marie-Antoinette à Trianon ; de là, bien que la distance soit grande, une galerie couverte ramène au château ; elle sert de promenade pendant l’hiver et se double d’une autre pareille, au-dessus, fermée par un vitrage et remplie de pots de fleurs.

Le lendemain matin, ma toilette finie, je me suis perdue dans la maison en cherchant la Reine, qui, de son côté, errait au hasard dans les salons. Le bibliothécaire nous attendait pour nous faire les honneurs du musée, élégant et spacieux bâtiment, construit exprès pour les œuvres d’art qu’il renferme ; dans une rotonde qui le flanque et qui s’éclaire par le plafond, on a placé le groupe des Trois Grâces, par Canova. Un buste de l’Empereur a fait l’admiration de la Reine, comme un des plus beaux et des plus ressemblais qui soient.

L’après-midi a été employée tout entière à visiter les serres, les jardins et les dépendances. Un bois charmant, planté d’arbres séculaires, sert de promenade d’hiver ; au-delà, s’étend un parc immense, fermé de murs, où paissent des troupeaux de daims familiers. Chaque barrière est surveillée par un gardien, dont l’habitation a le même caractère d’élégance coquette que les communs du château. Nous sommes sortis par une de ces portes pour nous rendre à Wooburn, jolie petite ville située au milieu du parc extérieur.

Le duc l’a dotée d’une école gratuite, et il vient d’y faire construire une église gothique. On travaille maintenant au tracé d’une route, qui exigera des dépenses immenses et telles qu’un seigneur de son envergure peut seul s’en permettre.

Le soir, la duchesse a plaisanté son monde avec humour. Une heure après le café, le thé est arrivé, et, dans l’instant où nous nous séparions, on a servi encore une sorte d’ambigu. La duchesse veut que la Reine vienne passer le mois de décembre à Wooburn, et, comme il n’en coûte rien de promettre, on le lui a promis.

Aujourd’hui, pour occuper le temps sur le chemin du retour, la Reine a tiré de son sac de voyage Notre-Dame de Paris, le nouveau roman de M. Victor Hugo ; mais cet ouvrage a bientôt paru baroque, prétentieux et ennuyeux. Nous lui avons préféré la Maison Blanche de Paul de Kock, dont le Prince s’est lassé à son tour, et qu’il a renvoyé à plus tard. En arrivant à Londres, nous en étions au jeu de former le ministère de Napoléon II ; il ne restait plus à donner qu’un ou deux portefeuilles, quand la voiture s’est arrêtée dans la George street.

Le passeport attendu de Paris n’arrivant pas, la Reine se décide à demeurer quelque temps encore en Angleterre ; elle s’installera aux bains de Townbridge, pour attendre les nouvelles. Elle soustraira ainsi le Prince aux solliciteurs, et surtout aux solliciteuses qu’il rencontre à chaque pas sur le pavé de Londres. L’autre soir encore, au Théâtre-Français, il était tout occupé d’une jolie fille, grasse et fraîche, qui lui faisait les yeux doux par-dessus la rampe de la loge, et que nous avions très bien devinée être Française. Un billet d’elle, signé : Laure, est arrivé le lendemain ; il s’agissait d’un rendez-vous. La Reine, inquiète, craignait que cette intrigue ne cachât quelque piège politique. Elle ne se paie pas des complimens qu’on lui- fait dans le monde sur la belle figure du Prince ; et, de fait, parmi tous les mérites qu’il peut avoir, la beauté est le dernier qui se présente à l’esprit. « Louis n’est pas assez séduisant pour que les femmes courent après lui, » disait-elle, hier, à Hyde Park, en apercevant Laure dans une voiture élégante. Et elle combinait de partir pour Townbridge le plus tôt qu’il se pourrait. Deux invitations, l’une chez la duchesse de Saint-Alban, l’autre chez lady Holland, ne pouvaient ni l’une ni l’autre être évitées ; et, comme celle-ci est pour vendredi soir, notre départ se trouvait ainsi fixé à samedi matin.

Aujourd’hui, jour de travail pour tout le monde ; la Reine écrivait un article à placer dans un journal ; le Prince s’occupait à transcrire des pensées de son frère, écrites au crayon dans un petit carnet, il les trouve si belles qu’il veut les développer, les annoter et les publier.

Comme je lui portais l’article de la Reine, il m’a montré un médaillon qu’il vient de faire faire pour y mettre des cheveux du pauvre Napoléon. Une des faces de ce bijou porte la devise : Honneur, Liberté, Patrie, et l’autre un trophée de drapeaux en émail tricolore.

Il avait beaucoup pleuré en pensant à son frère et en avait encore les larmes aux yeux. J’ai profité de cet instant d’attendrissement pour le sermonner sur ses sorties du soir et sur sa Laure. Il m’a répondu que, fort heureusement pour lui, il ne savait pas ce que c’est que l’amour, qu’il ne s’en était douté qu’une fois à quinze ans ; il avait éprouvé alors un plaisir infini, le plus doux qu’il ait ressenti de sa vie, à regarder une jeune fille assise à la fenêtre, qu’il n’a jamais revue et qu’il n’oubliera jamais.

Cette déclaration était rassurante. J’ai été la redire à la Reine, qui s’apprêtait déjà pour le dîner chez la duchesse de Saint-Alban. C’était l’affaire du collier qui nous ramenait une fois de plus chez l’importante lady. Avertie, elle avait elle-même, en nous attendant, étalé tous ses joyaux sur une table, Elle a le collier de diamans de Marie-Antoinette, le diadème de la Duchesse de Berry, des fleurs de rubis qui ont appartenu à la reine de Naples et trois saphirs merveilleux qui proviennent, croit-on, des bijoux volés à la princesse d’Orange par son mari. Tout cela a pâli auprès du collier du couronnement. La duchesse s’est fait répéter qu’il avait été porté par l’impératrice Joséphine ; elle l’a admiré, soupesé, retourne, et dit tout uniment qu’elle ne l’achetait pas. Pour compléter la déconvenue et mettre à l’épreuve la sérénité inaltérable de la Reine, elle nous a fait admirer sans fin ses dentelles, sa vaisselle et son argenterie.


Samedi, 9 juillet.

En deux jours, les affaires de la Reine ont brusquement empiré, et c’est la mort dans l’âme qu’elle part tout à l’heure pour Townbridge.

Jeudi matin, le Prince était tout affaire d’une nouvelle qu’il venait d’apprendre : Mme Lennox était à Londres, elle le lui avait mandé et elle l’attendait.

C’est la femme de ce conspirateur, correspondant d’Achille Murat, qui vient d’être arrêté à Paris il y a peu de jours. Elle-même n’a évité la prison qu’en se réfugiant à Bruxelles, puis ici. Elle témoigne d’une ardeur extrême pour la cause bonapartiste et veut que le Prince se rende sans retard à Paris. A Londres, « il a l’air d’être en sous-ordre et de copier les Bourbons. » Cependant il reste en arrière des exemples donnés par la Duchesse de Berry et, quand d’autres se sacrifient pour lui, il a l’air, lui, de fuir le danger.

Le Prince, en répétant cela du ton le plus animé, ne cache pas à sa mère l’imprudence qu’il a eue d’écrire à Lennox le mois dernier. Cette lettre n’est pas parvenue à son adresse, signe certain qu’elle est tombée aux mains de la police. La Reine en est atterrée. Elle voit ruinées d’un coup toutes ses espérances et comprend pourquoi M. d’Houdetot n’a pas répondu à ses dernières lettres : c’est qu’elle n’a plus aucune chance de faire aboutir ses réclamations d’argent. Justement, les journaux ministériels d’aujourd’hui annoncent que les dernières élections sont favorables au gouvernement.

Rien de tout cela ne fait impression sur le Prince : il court chez le prince Achille dîner avec Mme Lennox ; il en revient, plus féru d’elle encore que dans l’après-midi, convaincu qu’à Paris tout est prêt pour les Bonaparte et que l’instant est venu de s’y montrer. Il refuserait du service à présent, si Louis-Philippe lui en offrait. Ce roi des barricades traite avec les Bourbons, la chose est sûre. On a tous les moyens de le faire condamner pour haute trahison, lui et ses ministres, le jour où le mouvement napoléoniste éclatera. Ce sera une révolution légale, etc.

Toutes ces assurances viennent d’un conspirateur en prison, ce qui les rend risibles, mais elles ont passé par la bouche d’une jolie femme, ce qui en fait pour le Prince des paroles d’évangile ; on a bien raison de dire qu’il n’est pire eau que l’eau qui dort. Son silence et son calme cachent en lui un caractère passionné, quoique avisé et ténébreux. Lui qui n’a jamais aimé pour la douceur d’aimer, il est prêt à s’éprendre d’une aventurière pour le plaisir de conspirer. Son cœur ingénu est tortueux comme son esprit.

La Reine n’aperçoit d’autre moyen de le défendre contre elle, que de se faire amener Mme Lennox : connaissant l’ennemie, elle sera mieux armée pour la combattre. Hier donc vendredi, Mme Lennox arrive de bonne heure à George street. Elle est élégamment vêtue de noir, se présente avec aisance, et, bien qu’elle prétende ensuite avoir eu un battement de cœur en abordant la Reine, ne donne pas le moindre signe de sensibilité. Un M. Guibon l’accompagne, homme de cinquante ans, aux traits fins, maladifs, qu’à certains indices, la Reine devine avoir été de l’ancienne police impériale. Mme Lennox paraît être l’enfant perdu qu’il pousse devant lui et la marionnette dont il tient les fils. Il se vante d’avoir fait un tableau du baptême du Roi de Rome, au sujet duquel l’Empereur, transporté d’admiration, aurait dit : « Demandez-moi ce que vous voulez ! » Guibon aurait demandé alors la permission d’assister chaque jour au déjeuner impérial. Toute cette histoire est entièrement hors de la manière de l’Empereur, et par conséquent inventée. Que faut-il croire, après cela, de ce que ce Guibon raconte des affaires de Belgique ? Il a été l’agent du duc de Leuchtenberg, dont il avait manigancé l’élection en sous-main ; mais « tout son ouvrage a été détruit par la faute de M. Méjean et du duc de Bassano. »

La Reine ne peut ni prendre intérêt au commerce de gens pareils, ni non plus se passer d’eux, étant, comme le dit Mme Lennox, « trop avancée pour pouvoir reculer. » La journée s’achève en visites rendues, en cartes remises ; si souffrante qu’elle soit, la Reine pousse jusque chez les Murat, pour dire adieu.

Le prince Achille est seul ; pris d’une prudence tardive, et ne se souvenant plus du tout de ce qu’il a dit devant moi, il me conduit au jardin, me laisse dans un bosquet et confie à la Reine des choses secrètes, dont elle s’empresse de me faire part au retour.

A l’inverse du prince Louis, prêt à partir en guerre avec son amazone, il est fort assagi par la nouvelle de l’arrestation de Lennox et n’aspire qu’à rentrer en France, si la loi d’exil est rapportée, à reconnaître la monarchie de Juillet, pourvu que Louis-Philippe change son ministère.

Comme nous arrivons à Kensington Garden, nous rencontrons le Prince ; la Reine met pied à terre un instant et le sermonne à l’écart dans une allée ; mais il ne dit pas tout ce qu’il a dans son jabot et la harangue est si bien perdue qu’au lieu de revenir avec nous, il court chez Mme Lennox, pour montrer à cette poupée les belles pensées inscrites sur le Carnet de Napoléon.


Townbridge, samedi 16 juillet.

Pendant les premiers jours de notre séjour à Townbridge, la Reine était dans une tristesse affreuse. Sans parler de son état physique et des douleurs intérieures qui l’obligent à rester de longues heures étendue sur un canapé, elle souffrait moralement des mécomptes, des erreurs, des ruptures et des déchire-mens qui sont pour elle le pain quotidien.

Je n’attribue pas le mieux qui s’est produit en elle aux efforts que j’ai faits pour la distraire, mais bien à l’effet calmant des eaux, à la solitude, au silence, aux larmes abondantes qu’elle a versées, et surtout aux confidences par lesquelles son cœur s’est soulagé dans le mien.

Elle m’a conté qu’elle avait été élevée religieusement, mais qu’une fois entrée dans le monde, ses principes avaient été ébranlés. Malheureuse et calomniée, elle se consolait par la pensée orgueilleuse qu’elle valait mieux que les autres et reportait toute sa tendresse sur son enfant, en disant : « Ceci ne me manquera pas. » La perte de cet être chéri l’a fait se révolter contre la Providence et rejeter les consolations de la foi. Ses autres malheurs, au contraire, l’ont ramenée par degrés à la piété et la prière lui sert maintenant de réconfort.

Un soir, la lecture de Malvina l’ayant mise sur le sujet des sentimens, elle a cité quelques-uns des hommes qui l’avaient recherchée dans sa jeunesse, la plupart moins par amour que par ambition. Un jeune Vendéen nommé Charette et cousin du fameux partisan a été sincèrement épris d’elle. C’était un homme superbe, mort bientôt d’une maladie de poitrine. M. de Brack l’a compromise sans qu’elle s’en doutât et par la raison qu’il aimait à compromettre toutes les femmes qu’il approchait. Ayant eu la témérité de faire sa déclaration, il a été fortement refroidi par la manière tranquille dont on lui a parlé ; la Reine s’est toujours louée de l’avoir gardé pour ami. Elle a conté encore qu’elle avait inspiré une passion très vive à un homme sur la ressemblance qu’elle avait avec une femme aimée autrefois par lui, mais, cette fois, n’a plus prononcé de nom. Je me suis gardée de vouloir en savoir davantage et surtout de paraître croire qu’elle ne disait pas tout.

Pour ménager ses yeux, nous avons convenu, le Prince et moi, de nous remplacer auprès d’elle pour lui faire la lecture à haute voix. Mais, la distrayant de ses idées noires et la ramenant à une meilleure disposition d’humeur, nous n’avons fait autre chose que lui rendre plus sensibles sa solitude et son inaction. À défaut du monde, qu’elle aime et dont elle ne saurait se passer, nous l’avons promenée dans ces jolies petites voitures à quatre appelées flies et traînées par des chevaux gros comme des rats.

Le malaise d’esprit dont elle souffre fait qu’elle est constamment poussée à sortir pour se fuir elle-même ; elle veut aller voir un château, une église, une ruine, et n’est pas plutôt arrivée qu’elle en a assez ; un coup d’œil lui a suffi ; elle se dépêche de repartir pour avoir ensuite l’embarras de savoir où elle pourrait aller. Elle a tant usé son courage qu’il ne se retrouve plus que pour les grandes occasions.

Dans l’ordinaire de la vie, elle montre par instans, ou plutôt laisse deviner, tant elle a l’habitude de se contraindre, des impatiences que son fils observe avec attention et calme avec mansuétude. Elle s’abandonne aussi à des peurs d’enfant qui le contrarient, mais qu’il se garde bien de contrarier. C’est ainsi qu’en revenant des High Rocks, un joli chemin qu’il voulait nous faire prendre a été abandonné, à cause d’un orage que la Reine voyait menaçant et qui n’a jamais paru. Une triste route dans les bruyères nous a fait traverser un désert et rendre chacun au cours mélancolique de ses pensées.

Le 17, nous avons quitté l’hôtel Kentish pour nous installer dans une petite maison où nos connaissances d’ici ont afflué bientôt. La principale, la « reine de Townbridge, » est lady Tighe, mère de lady James Stuart. Elle reçoit tout le voisinage et, chaque jour, amène à la Reine des figures nouvelles, parmi lesquelles il s’en trouve de jeunes et de charmantes.

Les deux misses Keanes sont sans doute les plus agréables et miss Godfrey la plus intéressante. Celle-ci, élevée en Irlande, parle le français, l’italien, et joue du piano à ravir ; c’est un chef-d’œuvre de cette bonne et solide éducation anglaise, si bien faite pour élargir les esprits, accentuer les mérites et développer les talens.

Le Prince l’appelle sa Malvina ; je l’ai surpris un soir racontant tout au long ce roman à la jeune fille, et, comme nous l’avons reconduite après chez elle dans notre voiture, il a découvert pour la première fois de sa vie que le clair de lune est une jolie chose. Depuis, l’inclination que les deux jeunes gens paraissent éprouver l’un pour l’autre et que la Reine encourage, sachant qu’il n’y a rien là que d’honnête et innocent, a ramené chaque jour miss Godfrey chez nous. Elle sert d’interprète auprès d’un peintre, devant qui nous posons tour à tour. Le Prince fait des dessins pour elle ; en lui parlant des Indes, de l’Irlande et de tout ce qui peut les intéresser, elle le détourne de la politique, et elle est pour moi-même d’un précieux secours auprès de la Reine, qui l’écoute jaser avec intérêt.

Le Prince est d’ailleurs toujours dans la même agitation. Ayant lu ici le Précurseur, qui contient la déclaration de guerre des (neutres et qui trompette les projets de la Duchesse de Berry, il s’est piqué au jeu et s’est mis à préparer une petite brochure, qui est elle-même un cartel de défi à l’adresse de Louis-Philippe : Mme Lennox en sera contente, mais la Reine ne l’est pas. Sous prétexte de corrections et de retouches, elle a réussi jusqu’à présent à retarder l’impression de ce pamphlet ; elle compte aussi sur le prochain départ pour faire diversion et couper court à ce projet malencontreux.

Il a été décidé que nous retournerons demain à Londres, d’où nous repartirons au plus lot pour venir nous embarquer à Douvres. Ce plan était fixé dès dimanche, et je ne supposais pas que le Prince dût nous devancer à Londres, quand ce même matin-là, par un temps affreux, je l’ai vu qui montait en voiture avec M. Fox. La Reine m’a dit simplement qu’il avait besoin de montrer ses dents à un dentiste, que d’ailleurs il avait reçu le matin une lettre de M. X… J’ai compris qu’il s’agissait de la rencontre avec M. Mauguin et me suis tue sur cet article, parce que je n’attends rien de bon de M. X…

J’avais grand’peur que le Prince ne se laissât enlever par cet aventurier et qu’il n’allât se casser le cou à Paris. Nous le guettions par la diligence, mardi soir, pendant qu’il arrivait dans une voiture de poste ; une indisposition l’avait forcé à quitter la voiture publique au sortir de Londres et à s’arrêter dans une auberge où, pendant une heure, il avait été fort malade. Voilà de ces surprises auxquelles sa santé nous exposera encore quelque temps. Mais au moins, à la grande satisfaction de sa mère, il rapportait sa brochure ; il avait aussi dans sa poche un numéro récent de la Tribune où figure l’article sur son frère Napoléon.

Depuis, nous l’avons entraîné dans nos courses de l’après-midi ; laissant inachevés nos portraits, qu’il sera possible de terminer ensuite sans nouvelles séances, nous lui avons cédé nos places, le matin, devant le chevalet. Il me demandait à ce sujet mon avis sur ses moustaches, qu’il avait laissées grandir, afin de pouvoir les boucler ; je lui ai dit que je les préférais en brosse, et le lendemain les frisures en trompette avaient disparu. C’est sans doute que miss Godfrey pensait là-dessus comme moi.

Il était très confus, mercredi matin, de s’être laissé surprendre faisant le pied de grue sous les fenêtres de la jeune fille ; il disait ensuite que, comme neveu de l’Empereur, il ne pourrait jamais épouser une Anglaise, que Mme Cottin pourrait faire là-dessus un roman sentimental. Au raout d’adieux que la Reine a donné, il n’a pas moins paru très empressé d’essayer sur sa conquête l’effet de ses nouvelles moustaches, et comme elle avait chanté pour lui un air anglais qu’il aime, il a chanté à son tour les deux couplets de sa chanson napolitaine.

La dernière entrevue du Prince avec miss Godfrey a eu lieu chez la Reine après cette soirée. Selon le principe des hommes, de saluer la dernière la femme dont ils s’occupent le plus, il a été causer d’abord avec toutes les autres, ce qui a provoqué chez elle un mouvement de dépit. Il se plaignit ensuite qu’elle ne voulait ni le regarder, ni lui parler ; c’était une scène à la Molière dont je me régalais in petto, tout en ayant l’air d’examiner des gravures. A la fin, ils se sont rapatriés sur le canapé où j’étais assise. Il lui peignit son chagrin de partir et lui dit, en rappelant la romance de l’autre jour, que l’amour le ramènerait a Townbridge. Elle répondit qu’elle s’était habituée à le voir matin et soir, qu’il tenait une grande place dans sa vie, qu’elle serait bientôt oubliée, mais qu’elle en mourrait de chagrin.

Il avait été convenu que la voiture le reconduirait. La Reine m’a fait un signe et je suis sortie avec eux pour les accompagner. Arrivé à la porte, le Prince n’en finissait pas de faire ses adieux ; j’ai dû le brusquer en donnant à Fritz le signal du retour. Comme il m’appelait méchante, j’ai parlé d’autre chose, qu’il n’écoutait pas et qu’il interrompait par de gros soupirs, à faire tourner des ailes de moulin.


Dimanche matin, 31 juillet.

Hier, peu avant de quitter Townbridge, nous avons reçu les passeports de M. de Talleyrand, qui donnent toute latitude de passer par Paris, si l’on veut, et des lettres de la duchesse de Frioul, qui conseille fort ce dernier parti ; elle représente l’intérêt qu’a la Reine à voir son homme d’affaires, M. Devaux, et à se rencontrer une fois encore avec le roi Louis-Philippe.

Le fait est que les raisons d’argent sont en ce moment des plus pressantes. Après avoir payé la marchande de modes et quelques autres fournisseurs, j’ai dû confesser à la Reine qu’il ne me restait rien. En trois mois, elle vient de dépenser soixante mille francs ; ses revenus ne suffisent plus à la vie qu’elle mène et ne lui permettent que tout juste de végéter à Arenenberg, où elle est menacée de périr de tristesse et d’ennui. Voilà des motifs de passer par Paris et d’essayer d’y rétablir ses finances. Mais le Prince ne veut rien devoir à Louis-Philippe et persiste à lui déclarer la guerre en publiant sa brochure. J’ai combattu ce projet en représentant qu’avoir le Palais-Royal contre soi, c’était compromettre les chances qu’il a et auxquelles il tient de prendre du service dans l’armée suisse, en cas d’hostilités générales. Justement, une rupture est imminente entre la Belgique et la Hollande ; celle-ci masse ses troupes sur la nouvelle frontière tracée par la conférence de Londres et s’apprête à la franchir. La Reine, insistant sur ce que la Suisse ne fera rien qui puisse déplaire à Louis-Philippe, a permis à son fils de lui laisser faire le voyage de Genève, pour prendre là-dessus le conseil du général Dufour.

Ces raisonnemens nous ont occupés jusqu’à Londres, où la Reine était décidée à profiter de l’hospitalité de M. Taylor. Il nous a reçues, vers huit heures, avec sa bonne grâce triste et son ton mélangé d’emphase et d’ennui. La Reine lui a fait de la peine en s’excusant de ne pouvoir paraître à un concert qu’il donne demain et auquel il comptait bien qu’elle assisterait.


Samedi 6 août.

Nous partons dans quelques heures, n’ayant fait autre chose hier que courir la ville pour les adieux et que distribuer des cadeaux. Un chapeau et un cachemire à la princesse Murat. Un camée à la duchesse de Saint-Alban. Une médaille à M. Augustein, qui peut-être viendra nous voir à Arenenberg. Des épingles, des broches à tous les Taylor.

Le dîner, le soir, chez lady Tankarville, n’était encore qu’une cérémonie d’adieu, car la maîtresse de maison avait eu l’attention de réunir des amis de la Reine désireux de la revoir une dernière fois.

Je comprends ce matin, dans nos derniers emballages, trois portraits que le peintre n’a eu garde de laisser inachevés, et je paye l’artiste. C’est un premier trou dans ma bourse de voyage et nous ne sommes pas encore partis.


VALERIE MASUYER.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 août, 1er octobre, 15 novembre 1914 et 1er mars 1915.