La Reconstruction de la France en 1800/11

La Reconstruction de la France en 1800
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 5-27).
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LA RECONSTRUCTION
DE
LA FRANCE EN 1800

L'ECOLE

L’INSTRUCTION PUBLIQUE DEPUIS 1815.
QUATRIÈME PARTIE[1].


IV

Considérons maintenant un autre effet, non moins pernicieux, de l’institution primitive. Au sortir du lycée, après la classe de philosophie, le système suppose que l’éducation générale est achevée ; il n’en propose pas une seconde, ultérieure et supérieure, celle des universités. A la place de ces universités encyclopédiques, dont l’objet est l’enseignement libre et l’avancement libre de la science, il met des écoles d’État, spéciales, séparées les unes des autres, chacune d’elles enfermée dans son compartiment distinct, chacune ayant pour but de créer, constater et proclamer une capacité pratique, chacune d’elles chargée de conduire pas à pas le jeune homme, à travers une série d’études et d’épreuves, jusqu’au titre ou diplôme final qui le qualifie pour sa profession, diplôme indispensable ou du moins très utile, puisque, sans lui, dans beaucoup de cas, on n’a pas le droit d’exercer, et que, grâce à lui, dans tous les cas, on entre dans la carrière avec faveur et crédit, dans un bon rang, avec une notable avance. — À l’entrée de presque toutes les carrières dites libérales, un premier diplôme est exigé, celui de bachelier ès-lettres ou de bachelier ès-sciences, parfois l’un et l’autre, et l’acquisition de ce grade est maintenant pour toute la jeunesse française un grave souci, une préoccupation quotidienne et pénible. À cet effet, aux alentours de la seizième année, le jeune homme travaille, ou plutôt on le travaille ; perdant un an ou deux, il se soumet à une culture forcée, non pas en vue d’apprendre et de savoir, mais pour répondre bien ou passablement à l’examen et pour faire certifier, sur preuves ou semblans de preuves, qu’il a reçu toute l’éducation classique. — Ensuite, à l’école de médecine ou de droit, pendant les quatre années prescrites, seize inscriptions échelonnées, quatre ou cinq examens superposés, deux ou trois vérifications terminales, l’obligent à fournir les mêmes preuves ou semblans de preuves, pour faire constater, chaque année, qu’il s’est assimilé les enseignemens de l’année, et pour faire attester, à la fin de ses études, qu’il possède à peu près l’ensemble et la diversité des connaissances auxquelles il est astreint.

Dans les écoles où le nombre des admis est limité, la culture, encore plus active, devient intense et continue : à l’École centrale, aux écoles commerciales ou agronomiques, à l’École des Beaux-Arts ou des Chartes, l’élève est là toute la journée ; aux écoles militaires, à l’École polytechnique ou normale, il est là toute la journée et toute la nuit ; on l’a caserne. — Et l’impulsion qu’il subit est double : à la pression de l’examen s’ajoute celle du concours. À l’entrée, à la sortie et pendant tout son séjour, non-seulement à la fin de chaque année, mais chaque semestre ou trimestre, parfois toutes les six semaines ou même tous les quinze jours, il est évalué d’après ses compositions, exercices, interrogatoires, avec tant de points pour chacune de ses valeurs partielles, avec tant de points pour sa valeur totale, et, d’après ces chiffres, il est classé à tel rang parmi ses camarades qui sont ses rivaux. Descendre dans l’échelle serait désavantageux et humiliant ; monter dans l’échelle sera utile et glorieux. Sous la poussée de ce motif, si fort en France, son principal objet est de monter ou, du moins, de ne pas descendre : il emploie à cela toute sa force, il n’en dépense aucune parcelle à côté ni au-delà, il ne s’accorde aucune diversion, il ne se permet aucune initiative ; sa curiosité contenue ne s’aventure pas hors du cercle tracé ; il n’absorbe que les matières enseignées et dans l’ordre où elles sont enseignées ; il s’en emplit, et à pleins bords, mais pour se déverser à l’examen, non pour retenir et garder à demeure ; il court risque de s’engorger, et, quand il se sera dégorgé, de rester creux. — Tel est le régime de nos écoles spéciales : ce sont des entreprises de jardinage systématique, énergique et prolongé ; l’État, jardinier en chef, agrée ou choisit des plants qu’il se charge de mener à bien, chacun en son espèce. A cet effet, il sépare les espèces et les range chacune à part sur sa couche de terreau ; là, toute la journée, il bêche, sarcle, ratisse, arrose, ajoute engrais sur engrais, applique ses puissans appareils de chauffage, accélère la croissance et la maturation. Dans certaines couches, ses plants sont toute l’année sous cloche ; de cette façon, il les maintient dans une atmosphère artificielle et constante, il les contraint à s’imbiber plus largement des liquides nutritifs qu’il leur prodigue, à se gonfler, à s’hypertrophier, à produire des fruits ou des légumes de montre, qu’il expose et qui lui font honneur ; car tous ces produits ont bonne apparence, plusieurs sont superbes d’aspect, leur grosseur semble attester leur excellence, il les a pesés au préalable, et les étiquettes officielles dont il les décore annoncent le chiffre authentique de leur poids.

Pendant le premier quart et même pendant la première moitié du siècle, le système est resté presque inoffensif ; il n’opérait pas encore à outrance. Jusqu’en 1850 et au-delà, ce que, dans les examens et les concours, on demandait aux jeunes gens, c’était bien moins l’étendue et la minutie du savoir que des preuves d’intelligence et la promesse d’une aptitude : dans les lettres, on vérifiait surtout si le candidat, familier avec les classiques, écrivait correctement en latin et assez bien en français ; dans les sciences, on vérifiait surtout si de lui-même, il mettait le doigt vite et juste sur la solution d’un problème, si, de lui-même, il enfilait vite et droit, jusqu’au bout, sans dévier ni broncher, une longue série de théorèmes ou d’équations ; en somme, l’épreuve avait pour but de constater en lui la présence et le degré de la faculté mathématique ou de la faculté littéraire. — Mais, depuis le commencement du siècle, les anciennes sciences subdivisées et les nouvelles sciences consolidées ont multiplié leurs découvertes, et, forcément, les découvertes finissent par s’introduire dans l’enseignement public. En Allemagne, pour s’installer et parler en chaire, elles trouvaient ces universités encyclopédiques où l’enseignement libre, souple et multiple se hausse incessamment et de lui-même jusqu’au niveau montant de la science. Chez nous, faute d’universités, elles n’avaient que les écoles spéciales ; c’est là seulement qu’elles ont pu se faire place et obtenir des professeurs. Dès lors, le caractère propre de ces écoles a changé : elles ont cessé d’être strictement spéciales et véritablement professionnelles. — Chacune d’elles, étant un individu, s’est développée à part et pour soi ; elle a voulu posséder à domicile et fournir sous son toit tous les enseignemens généraux, collatéraux, accessoires et ornementaux qui, de près ou de loin, pouvaient servir à ses élèves. Elle ne s’est plus contentée de faire des hommes compétens et exerçans ; elle a conçu la forme supérieure, le modèle idéal de l’ingénieur, du médecin, du juriste, du professeur, de l’architecte ; pour fabriquer ce type extraordinaire et désirable, elle a imaginé quantité de cours surérogatoires et de luxe, et, pour obtenir ces cours, elle a fait valoir l’avantage de donner au jeune homme, non-seulement toutes les connaissances techniques, mais encore le savoir abstrait, les informations diverses et multiples, la culture complémentaire et les grandes vues générales qui mettront dans le spécialiste un savant proprement dit et un esprit très largement ouvert.

A cet effet, elle s’est adressée à l’État ; c’est lui, l’entrepreneur de l’instruction publique, qui fonde toute chaire nouvelle, nomme l’occupant, paie le traitement, et, quand il est en fonds, il n’y répugne pas ; car il gagne à cela une bonne renommée, un surcroît d’attribution et un fonctionnaire de plus. — Voilà comment et pourquoi, dans chaque école, les chaires se sont multipliées : Écoles de droit, de médecine, de pharmacie, des chartes, des Beaux-Arts, Écoles polytechnique, normale, centrale, agronomique, commerciale, chacune d’elles devient ou tend à devenir une sorte d’université au petit pied, à rassembler dans son enceinte la totalité des enseignemens qui, si l’élève en profite, feront de lui, dans sa profession, un personnage accompli. — Naturellement, pour que ces cours soient suivis, l’École, de concert avec l’État, accroît les exigences de ses examens, et bientôt, pour la moyenne des intelligences et des santés, le fardeau qu’elle impose devient trop lourd. En particulier, dans les écoles où l’on n’entre que par un concours, la surcharge s’exagère ; c’est que la presse est trop grande à l’entrée ; il y a maintenant cinq, sept, et jusqu’à neuf candidats pour une place. Devant cet encombrement, il a bien fallu exhausser et multiplier les barrières, prescrire aux concurrens de les sauter, ouvrir la porte à ceux qui en franchissent de plus hautes et en plus grand nombre. Nul autre moyen de choisir entre eux, sans être taxé par eux d’arbitraire et de népotisme ; à eux d’avoir de bons jarrets et d’en tirer tout le service possible, partant, de se soumettre à un dressage méthodique, de s’exercer et de s’entraîner, toute l’année, pendant plusieurs années de suite, en vue de l’épreuve finale, sans autre pensée que celle des barrières qu’ils vont trouver devant eux, en champ clos, à date fixe, et qu’ils devront sauter mieux que leurs rivaux.

Aujourd’hui, après le cours complet des études classiques, quatre années d’école ne suffisent plus pour faire un docteur en médecine ou en droit ; il en faut cinq ou six. Du baccalauréat ès-lettres ou ès-sciences, aux diverses licences ès-lettres ou ès-sciences, on compte au moins deux ans, et, de celles-ci aux agrégations correspondantes, deux ans, trois ans, et souvent davantage. Trois années de mathématiques préparatoires et de travail acharné conduisent le jeune homme jusqu’au seuil de l’École polytechnique ; ensuite, après ses deux ans d’école et d’effort non moins soutenu, le futur ingénieur passe trois années non moins laborieuses à l’École des ponts et chaussées ou des mines : cela lui fait huit ans de préparation professionnelle. De même ailleurs, et avec plus ou moins d’excès, dans les autres écoles. — Notez l’emploi des jours et des heures[2] pendant cette longue période : les jeunes gens ont suivi des cours, mâché et remâché des manuels, résumé des résumés, appris par cœur des mémentos et des formules, emmagasiné et rangé dans leur mémoire une multitude énorme de généralités et de détails. Toutes les informations préalables, toutes les connaissances théoriques, qui, même indirectement, peuvent servir dans leur future profession ou qui servent dans les professions voisines, sont là, classées dans leur tête, prêtes à sortir au premier appel, et, comme l’examen va le prouver, disponibles à la minute : ils les possèdent, mais rien d’autre ni de plus. Leur éducation a versé tout entière d’un seul côté : ils n’ont point fait d’apprentissage pratique. Jamais ils n’ont pris une part active et mis la main, en qualité de collaborateurs ou d’aides, à une œuvre de leur profession. A vingt-quatre ans, le futur professeur, agrégé nouveau, qui sort de l’École normale, n’a pas encore lait une classe, sauf pendant quinze jours dans un lycée de Paris. A vingt-quatre ou vingt-cinq ans, le futur ingénieur qui sort breveté de l’Ecole centrale, de l’École des ponts ou des mines n’a jamais coopéré à l’exploitation d’une mine, à la chauffe d’un haut-fourneau, au percement d’un tunnel, à l’établissement d’une digue, d’un pont ou d’une chaussée : il ignore les prix de revient et n’a jamais commandé une équipe. Si le futur avocat ou magistrat ne s’est pas résigné à l’office de clerc dans une étude de notaire ou d’avoué, à vingt-cinq ans, même docteur en droit avec trois boules blanches, il ignore les affaires, il ne sait que ses codes, il n’a jamais dépouillé un dossier, conduit une procédure, dressé une liquidation, rédigé un acte. De dix-huit à trente ans, le futur architecte, qui concourt pour le prix de Rome, peut rester à l’École des Beaux-Arts, y rendre projets sur projets, puis, s’il a le prix, passer trois ans à Rome, y dessiner à outrance, multiplier sur le papier les plans et les restaurations, enfin, à trente-trois ans, revenir à Paris, muni des plus beaux titres, architecte du gouvernement, et avec l’ambition de bâtir des édifices, sans avoir collaboré, en second ou même en troisième, à la construction effective d’une seule maison. — Aucun de ces hommes si savans ne sait son métier, et chacun d’eux, à cette heure tardive, est tenu de s’improviser praticien[3], comme il peut, en toute hâte, trop vite, à travers beaucoup de mécomptes, à ses dépens, aux dépens des autres, et avec des risques graves pour les premières œuvres qu’il conduit.

Avant 1789, dit un témoin de l’ancien régime et du régime moderne[4], les jeunes Français ne dépensaient point ainsi leur jeunesse. Au lieu de piétiner si longtemps aux abords d’une carrière, ils y étaient introduits de très bonne heure, et, tout de suite, ils se mettaient à y courir. Avec un bagage fort mince et lestement acquis, « on entrait à seize ans et même à quinze ans dans le militaire, à quatorze ans dans la marine, » un peu plus tard dans les armes spéciales, artillerie ou génie. Dans la- magistrature, à dix-neuf ans, le fils d’un conseiller-maître au parlement était conseiller-adjoint, sans voix délibérative jusqu’à vingt-cinq ans, mais, en attendant, employé, actif et parfois rapporteur d’une affaire. Non moins précoces étaient les admissions « à la Cour des comptes, à la Cour des aides, dans les juridictions inférieures, dans les bureaux de toutes les administrations financières. » Là et ailleurs, si quelque grade en droit était exigé, le retard qui s’ensuivait n’était pas sensible ; les examens de la Faculté n’étaient que des simulacres ; moyennant argent, après une cérémonie plus ou moins grave, quand on avait besoin d’un diplôme, presque sans études, on l’obtenait[5]. — Aussi bien, ce n’était pas dans l’école, mais dans la profession, qu’on acquérait l’instruction professionnelle : à parler exactement, pendant six ou sept années, le jeune homme, au lieu d’être un étudiant, était un apprenti, c’est-à-dire un ouvrier novice sous un ou plusieurs ouvriers-maîtres, dans leur atelier, à l’ouvrage avec eux, et il s’instruisait en faisant, ce qui est la meilleure façon de s’instruire. Aux prises avec les difficultés de l’ouvrage, il sentait tout de suite son insuffisance[6], il devenait modeste, il était attentif ; devant ses maîtres, il se taisait, il écoutait, ce qui est l’unique moyen d’entendre. S’il avait de l’esprit, il découvrait lui-même ses lacunes ; à mesure qu’il les constatait, il éprouvait le besoin de les combler, il cherchait, s’ingéniait, choisissait entre les divers moyens ; librement et par sa propre initiative, il collaborait à son éducation, générale ou spéciale. S’il lisait des livres, ce n’était pas avec résignation et pour les réciter, mais avec avidité et pour les comprendre. S’il suivait des cours, ce n’était point parce qu’il y était tenu, mais volontairement, parce qu’il s’y intéressait et y profitait. — Magistrat à dix-sept ans, le témoin que je cite suivait au lycée ceux de Garât, La Harpe, Fourcroy, Duparcieux, et, tous les jours, à table ou le soir, il entendait son père et les amis de son père raisonner entre eux des affaires qui, le matin, avaient été discutées au Palais ou à la Grande-Chambre. Il se prenait de goût pour sa profession : avec deux ou trois avocats de mérite et quelques jeunes magistrats comme lui, il s’inscrivait à une conférence chez le premier président de la première chambre des enquêtes. Cependant, il allait chaque soir dans le monde ; il y voyait, de ses yeux, les mœurs et les intérêts, les hommes et les femmes. D’autre part, au Palais, conseiller-écoutant, il siégeait, pendant cinq années, à côté des conseillers-juges, et parfois, rapporteur d’une affaire, il opinait. Après un tel noviciat, il pouvait juger lui-même, au civil et au criminel, avec expérience, compétence, autorité ; dès vingt-cinq ans, il était formé et capable des plus hautes charges ; il n’avait plus qu’à vivre pour s’achever, pour devenir l’administrateur, le député, le ministre, le dignitaire que l’on a vu sous le premier Empire, sous la Restauration, sous la monarchie de Juillet, c’est-à-dire le politique le mieux renseigné, le mieux équilibré, le plus judicieux, et, à la fin, le plus considéré[7] de son temps.

Tel est aussi le procédé qui, encore aujourd’hui, en Angleterre et en Amérique, forme, dans les diverses professions, les futurs talens. À l’hôpital, dans la mine, dans la manufacture, chez l’architecte, chez l’homme de loi, l’élève, admis très jeune, fait son apprentissage et son stage, à peu près comme chez nous un clerc dans son étude ou un rapin dans son atelier. Au préalable et avant d’entrer, il a pu suivre quelque cours général et sommaire, afin d’avoir un cadre tout prêt pour y loger les observations que tout à l’heure il va faire. Cependant, à sa portée, il y a, le plus souvent, quelques cours techniques qu’il pourra suivre à ses heures libres, afin de coordonner au fur et à mesure les expériences quotidiennes qu’il fait. Sous un pareil régime, la capacité pratique croît et se développe d’elle-même, juste au degré que comportent les facultés de l’élève, et dans la direction requise par sa besogne future, par l’œuvre spéciale à laquelle dès à présent il veut s’adapter. De cette façon, en Angleterre et aux États-Unis, le jeune homme parvient vite à tirer de lui-même tout ce qu’il contient. Dès vingt-cinq ans, et bien plus tôt, si la substance et le fonds ne lui manquent pas, il est, non-seulement un exécutant utile, mais encore un entrepreneur spontané, non-seulement un rouage, mais de plus un moteur. — En France, où le procédé inverse a prévalu et, à chaque génération, devient plus chinois, le total des forces perdues est énorme.

De quinze à seize ans jusqu’à vingt-cinq ou vingt-six, s’étend la période la plus féconde de la vie humaine ; il y a là sept ou huit années de sève montante et de production continue, bourgeons, fleurs et fruits ; c’est alors que le jeune homme ébauche toutes ses idées originales. Mais, pour qu’elles naissent en lui, pour qu’elles poussent, pour qu’elles soient viables, il leur faut, dès ce moment, l’influence excitante ou répressive de l’air ambiant dans lequel elles vivront plus tard ; elles ne se forment que là, dans leur milieu naturel et normal ; ce qui fait végéter leur germe, ce sont les innombrables impressions sensibles que le jeune homme reçoit tous les jours à l’atelier, dans la mine, au tribunal, à l’étude, sur le chantier, à l’hôpital, au spectacle des outils, des matériaux et des opérations, en présence des cliens, des ouvriers, du travail, de l’ouvrage bien ou mal fait, dispendieux ou lucratif : voilà les petites perceptions particulières des yeux, de l’oreille, des mains et même de l’odorat qui, involontairement recueillies et sourdement élaborées, s’organisent en lui pour lui suggérer tôt ou tard telle combinaison nouvelle, simplification, économie, perfectionnement ou invention[8]. De tous ces contacts précieux, de tous ces élémens assimilables et indispensables, le jeune Français est privé, et justement pendant l’âge fécond ; sept ou huit années durant, il est séquestré dans une école, loin de l’expérience directe et personnelle qui lui aurait donné la notion exacte et vive des choses, des hommes, et des diverses façons de les manier. Pendant tout ce temps, sa faculté inventive est stérilisée, de parti-pris ; il ne peut être qu’un récipient passif ; ce qu’il eût produit avec l’autre système, il ne le produit point sous celui-ci : dans la balance du doit et avoir, c’est une perte sèche. — Cependant, il a beaucoup coûté. Tandis que l’apprenti, le clerc assis devant ses dossiers dans son étude, l’interne debout en tablier blanc auprès des malades dans son hôpital, paie par ses services, d’abord son instruction, puis son déjeuner, et finit par gagner quelque chose en plus, au moins son argent de poche, l’étudiant à la Faculté ou l’élève dans une école spéciale s’instruit et vit aux frais de sa famille ou de l’État ; il ne livre en échange aucune œuvre utile aux autres hommes, évaluable en deniers sur le marché ; sa consommation actuelle n’est point compensée par sa production actuelle. Sans doute, on espère qu’un jour la compensation se fera, que plus tard il remboursera, et largement, capital et intérêts, toutes ces avances ; en d’autres termes, on escompte ses futurs services, et, à son endroit, on fait une spéculation à longue échéance. — Reste à savoir si la spéculation est bonne, si finalement la recette couvre la dépense, bref, quel sera le rendement net et moyen de l’homme ainsi formé.

Or, parmi les valeurs consommées, il faut compter en première ligne le temps et l’attention de l’élève, la somme de ses efforts, telle quantité d’énergie mentale ; il n’en a qu’une provision limitée, et, non-seulement la proportion que le système en consomme est excessive, mais encore l’application que le système en fait n’est pas rémunératrice. On épuise cette provision, et on l’épuisé en l’employant à faux, presque sans profit. — Dans nos lycées, l’élève travaille assis plus de onze heures par jour ; dans tel collège ecclésiastique, c’est douze heures, et dès l’âge de douze ans, par besoin de primer dans les concours et d’obtenir aux examens le plus grand nombre d’admissions. — Au terme de cette éducation secondaire, s’échelonnent les épreuves successives, et d’abord le baccalauréat. Sur cent candidats inscrits, cinquante échouent, et les examinateurs sont indulgens[9]. Cela prouve d’abord que les refusés n’ont guère profité de leurs études ; mais cela prouve aussi que le programme de l’examen n’est pas adapté au type ordinaire des esprits, ni aux facultés natives de la majorité humaine, que beaucoup de jeunes gens capables d’apprendre par la méthode contraire n’apprennent rien par celle-ci, que l’enseignement, tel qu’il est, avec l’espèce et la grandeur du travail cérébral qu’il impose, avec son tour abstrait et théorique, excède la portée moyenne des intelligences et des mémoires. — En particulier, pendant la dernière année des études classiques, les élèves ont dû suivre le cours de philosophie : au temps de M. Laromiguière, cela pouvait leur être utile ; au temps de M. Cousin, le cours n’était pas encore très malfaisant ; aujourd’hui, tout imprégné de néo-kantisme, il ingère, dans des esprits de dix-huit, de dix-sept, et même seize ans, une pâtée métaphysique aussi lourde que la scolastique du XIVe siècle, horriblement indigeste et malsaine pour ces estomacs novices : ils l’avalent en se distendant, et, à l’examen, la rendent, telle quelle, toute crue, faute d’avoir pu se l’assimiler. — Souvent, après un échec au baccalauréat ou à l’entrée des écoles spéciales, les jeunes gens se mettent ou sont mis dans ce qu’ils nomment « une boîte » ou « un four ; » c’est un internat préparatoire, analogue aux boîtes dans lesquelles on élève les vers à soie, et aux fours où on fait éclore les œufs. Plus exactement, c’est une gaveuse mécanique : là, toute la journée, on les bourre ; par cette alimentation incessante et forcée, on n’accroît pas leur savoir véritable, ni leur vigueur mentale, tout au contraire ; mais on produit en eux l’engraissement superficiel, et, au bout d’un an, de dix-huit mois, ils se présentent au jour dit, avec le volume artificiel et momentané dont ils ont besoin pour ce jour-là, avec le volume, la surface, le luisant et tous les dehors requis, parce que ces dehors sont les seuls que puisse constater et imposer l’examen[10]. Un peu moins brutalement, mais de la même façon et avec le même objet, fonctionnent, dans nos lycées et collèges, tous les enseignemens spéciaux et systématiques qui préparent les jeunes gens à l’École de Saint-Cyr, aux Écoles polytechnique, navale, centrale, normale, agricole, commerciale, forestière ; eux aussi, ces enseignemens sont des gaveuses qui opèrent sur l’élève en vue de l’examen. Pareillement, au-dessus de l’enseignement secondaire, toutes nos écoles spéciales sont des gaveuses publiques[11] ; à côté d’elles, il y en a de privées, annoncées par des réclames dans les journaux et par des affiches sur les murs, pour préparer le jeune homme à la licence en droit, au troisième et quatrième examen de médecine ; probablement, il y en aura quelque jour pour le préparer à l’inspection des finances, au Conseil d’Etat, à la Cour des comptes, à la diplomatie, au concours qui fera de lui un médecin ou un chirurgien des hôpitaux, à l’agrégation de droit, de médecine, des lettres ou des sciences.

Sans doute, quelques esprits, très prompts et très robustes, résistent à ce régime ; tout ce qui leur est ingurgité, ils l’absorbent et le digèrent ; après leur sortie de l’école et la conquête de tous les grades, ils gardent intacte la faculté d’apprendre, de chercher, d’inventer, et composent la petite élite de savans, lettrés, artistes, ingénieurs, médecins, qui, dans l’exposition internationale des talens supérieurs, maintient à la France son ancien rang. — Mais les autres, en très grande majorité, au moins neuf sur dix, ont perdu leur temps et leur peine, plusieurs années de leur vie, et des années efficaces, importantes ou même décisives : comptez d’abord la moitié ou les deux tiers de ceux qui se présentent à l’examen, je veux dire les refusés, ensuite, parmi les admis, gradués, brevetés et diplômés, encore la moitié ou les deux tiers, je veux dire les surmenés. On leur a demandé trop en exigeant que tel jour, sur une chaise ou devant un tableau, ils fussent, deux heures durant et pour un groupe de sciences, des répertoires vivans de toute la connaissance humaine ; en effet, ils ont été cela, ou à peu près, ce jour-là pendant deux heures ; mais, un mois plus tard, ils ne le sont plus ; ils ne pourraient pas subir de nouveau l’examen ; leurs acquisitions, trop nombreuses et trop lourdes, glissent incessamment hors de leur esprit, et ils n’en font pas de nouvelles. Leur vigueur mentale a fléchi ; la sève féconde est tarie ; l’homme fait apparaît, et, souvent c’est l’homme fini. Celui-ci, rangé, marié, résigné à tourner en cercle et indéfiniment dans le même cercle, se cantonne dans son office restreint ; il le remplit correctement, rien au-delà. Tel est le rendement moyen ; certainement la recette n’équilibre pas la dépense. En Angleterre et en Amérique, où, comme jadis avant 1789, en France, on emploie le procédé inverse[12], le rendement obtenu est égal ou supérieur, et on l’obtient plus aisément, plus certainement, à un âge moins tardif, sans imposer des efforts si grands et si malsains au jeune homme, une si grosse dépense à l’Etat, une si longue attente et de tels sacrifices aux familles[13].

Or, dans les quatre Facultés, droit, médecine, sciences et lettres, on compte cette année 22,000 étudians ; ajoutez-y les élèves des écoles spéciales et les aspirans qui étudient pour y entrer, en tout probablement 30,000. Au reste, il n’est pas besoin de les compter : depuis la suppression du volontariat d’un an, c’est toute la jeunesse capable d’études, qui, pour ne rester qu’un an à la caserne et ne pas s’y abrutir pendant trois ans, se précipite sur les bancs du lycée et sur les banquettes d’une Faculté : il ne s’agit plus pour le jeune homme d’arriver au baccalauréat, comme autrefois ; il faut encore qu’il soit admis, après un concours, dans une école spéciale, ou qu’il obtienne dans une Faculté les plus hauts grades et diplômes ; en tous les cas, il est tenu de subir avec succès des examens multipliés et difficiles. Présentement, il n’y a plus de place en France pour l’éducation inverse, ni pour aucune autre d’un type différent. Désormais, à moins de se condamner à trois ans de caserne, aucun jeune homme ne peut voyager jeune et longtemps, ou se former à domicile par des études originales et libres, séjourner en Allemagne pour y chercher dans les universités l’instruction spéculative, s’en aller en Angleterre ou en Amérique pour y puiser dans une usine ou dans une ferme l’instruction pratique. Saisi par notre système, il est contraint de se livrer à l’engrenage qui va remplir son esprit de prétendus outils, d’acquisitions inutiles et encombrantes, qui lui impose en échange une dépense exorbitante d’énergie mentale, et qui probablement fera de lui un mandarin.


V

A cet étrange et dernier effet aboutit l’institution de l’an X, et l’on voit que, pour le produire, l’esprit jacobin, grossièrement égalitaire, est intervenu. En effet, depuis 1871 et surtout depuis 1879, c’est lui qui, à travers la forme napoléonienne, souffle, pousse, dirige, et cette forme lui convient. Sur le principe, qui est l’entreprise de l’éducation par l’État, Napoléon et les vieux jacobins étaient d’accord ; ce qu’il établit en fait, ils l’avaient proclamé en dogme ; par suite, la structure de son engin universitaire ne leur répugnait pas ; au contraire, elle agréait à leur instinct. C’est pourquoi les nouveaux jacobins, héritiers de cet instinct et de ce dogme, ont tout de suite adopté l’engin subsistant ; il n’y en avait point qui leur fût plus commode, plus capable de se prêter à leurs fins, mieux adapté d’avance à leur service. En conséquence, sous la troisième République comme sous les gouvernemens antérieurs, la machine scolaire continue à rouler et à grincer dans la même ornière, par le jeu du même mécanisme, sous l’impulsion du même moteur unique et central, conformément à la même conception napoléonienne et jacobine de l’État enseignant, conception redoutable qui, chaque année plus envahissante, plus largement et plus rigoureusement appliquée, exclut de plus en plus la conception contraire, la remise de l’éducation aux intéressés, aux ayans-droit, aux parens, aux entreprises libres et privées qui ne dépendent que d’elles-mêmes et des familles, à des corps permanens, locaux, spéciaux, propriétaires, organisés par un statut, et régis, administrés, défrayés par eux-mêmes. Sur ce modèle, quelques hommes d’esprit et de cœur, instruits par le spectacle de l’étranger, essaient de constituer, dans nos grands centres académiques, des universités régionales, et l’État va peut-être leur concéder, sinon la chose, du moins le nom et le simulacre de la chose ; mais rien au-delà. Par son droit public, par les attributions de son Conseil d’État, par sa législation fiscale, par le préjugé immémorial de ses juristes, par la routine de ses bureaux, il est hostile aux individus collectifs ; jamais ils ne seront pour lui des individus véritables ; s’il consent à les ériger en personnes civiles, c’est toujours à condition de les tenir sous sa tutelle étroite, de les traiter en mineurs et en enfans. — Au reste, même majeures, ces universités resteraient ce qu’elles sont, des officines de grades ; elles ne peuvent plus être maintenant un asile intellectuel, une oasis au terme de l’instruction secondaire, une station de trois ou quatre ans pour la libre curiosité, pour la culture désintéressée de soi-même. Depuis l’abolition du volontariat d’un an, un jeune Français n’a plus le loisir de se cultiver ainsi ; la curiosité libre lui est interdite ; il est trop harcelé par un intérêt trop positif, par le besoin des grades et diplômes, par les préoccupations de l’examen, par la limite d’âge ; il n’a pas de temps à perdre en tâtonnemens, en excursions mentales, en spéculation pure. Désormais notre système n’admet pour lui que le régime auquel nous le voyons soumis, à savoir l’entraînement, l’essoufflement, la course au galop sans répit dans une piste, et les sauts périlleux, de distance en distance, par-dessus des obstacles préparés et numérotés. Au lieu de se restreindre et de s’atténuer, les inconvéniens de l’institution napoléonienne s’étendent et s’aggravent, et cela tient à la façon dont nos gouvernans la comprennent, au procédé original et héréditaire de l’esprit jacobin.

Quand Napoléon édifia son Université, ce fut en homme d’État et en homme d’affaires, avec les prévisions d’un entrepreneur et d’un praticien, avec le calcul de la dépense et du rendement, des besoins et des débouchés, de manière à se fabriquer, au plus vite et avec le minimum de irais, les outils militaires et civils qui lui manquaient et dont il avait toujours trop peu, parce qu’il en faisait une consommation très grande : à ce but précis et défini, il rapportait et subordonnait le reste, y compris la théorie de l’État enseignant ; elle n’était pour lui qu’un résumé, une formule et un décor. Au contraire, pour les vieux jacobins, elle était un axiome, un principe, un article du Contrat social ; par ce contrat, l’État était chargé de l’éducation publique ; il avait le droit et le devoir de l’entreprendre et de la conduire. Cela posé, en théoriciens convaincus et par le procédé aveuglément déductif, ils tiraient les conséquences et se lançaient, les yeux clos, dans la pratique, avec autant de précipitation que de raideur, sans se préoccuper des matériaux humains, du milieu réel, des ressources disponibles, des effets collatéraux, de l’effet total et final. De même, aujourd’hui, les jacobins nouveaux : selon eux, puisque l’instruction est bonne[14], elle sera d’autant meilleure qu’elle sera plus étendue et plus approfondie ; puisque l’instruction étendue et approfondie est très bonne, l’État doit, de toute sa force, et par tous les moyens, l’inculquer au plus grand nombre possible d’enfans, d’adolescens et de jeunes gens. Tel est désormais, aux trois étages de l’enseignement, supérieur, secondaire et primaire, le mot d’ordre transmis d’en haut.

En conséquence, de 1876 à 1890[15], rien qu’en bâtisses pour l’enseignement supérieur, l’État a dépensé 99 millions. Jadis les recettes des Facultés couvraient à peu près leurs dépenses ; aujourd’hui, en sus de leurs recettes, l’État leur alloue chaque année 6 millions et demi. Il y a fondé et il y défraie 221 chaires nouvelles, 168 cours complémentaires, 129 conférences, et, pour leur fournir des auditeurs, il entretient, depuis 1877, 300 boursiers qui se préparent à la licence, et, depuis 1881, 200 boursiers qui se préparent à l’agrégation. — Pareillement, dans l’enseignement secondaire, au lieu de 81 lycées en 1876, il en a 100 en 1887 ; au lieu de 3,820 bourses en 1876, il en distribue, en 1887, 10,528 ; au lieu de 2,200,000 francs pour cet enseignement en 1857, il dépense 18 millions en 1889. — Par cette surcharge de l’instruction, tous les examens ont été surchargés : il fallait bien « mettre dans les grades » que l’État exige et confère « plus de science que par le passé ; c’est ce qu’on fit partout où il sembla nécessaire[16]. » Naturellement, et par contagion, l’obligation d’un savoir plus grand descendit de l’enseignement supérieur dans l’enseignement secondaire. En effet, c’est depuis cette date qu’on voit la philosophie néo-kantienne, du plus haut de l’éther métaphysique, grêler sur la dernière classe des lycées et meurtrir à demeure des cerveaux de dix-sept ans ; c’est encore depuis cette date qu’on voit, dans la classe de mathématiques spéciales, la végétation épineuse des théorèmes compliqués pulluler et s’enchevêtrer avec un tel excès qu’aujourd’hui le candidat à l’École polytechnique doit posséder, pour y entrer, des théories que son père y apprenait une fois admis. — De là « les boîtes, fours, » internats privés, cours préparatoires laïques ou ecclésiastiques et autres « gaveuses scolaires ; » de là l’effort mécanique et prolongé pour introduire dans chaque éponge intellectuelle tout le liquide scientifique qu’elle peut contenir, pour l’en imbiber jusqu’à saturation, pour la maintenir en cet état de plénitude extrême, ne fût-ce que pendant les deux heures de l’examen, saut à la laisser ensuite se dégonfler incontinent, puis s’aplatir ; de là cet emploi erroné, cette dépense outrée, cette usure précoce de l’énergie mentale, et tout ce pernicieux régime qui opprime si longtemps la jeunesse, non pas au profit, mais au détriment de l’âge mûr.

Pour arriver jusqu’aux masses incultes, pour parler à l’intelligence et à l’imagination populaires, il faut des mots d’ordre absolus et simples ; en fait d’instruction primaire, le plus simple et le plus absolu est celui qui la promet et l’offre à tous les enfans, filles et garçons, non-seulement universelle, mais encore complète et gratuite. À cet effet, de 1878 à 1891[17], l’État a dépensé en constructions et installations scolaires 582 millions ; en salaires et autres frais, il fournit cette année-ci 131 millions. Quelqu’un paie tout cela, c’est le contribuable, et de force ; de force, et avec l’assistance des gendarmes, le percepteur met la main dans toutes les poches, même dans celles où il n’y a que des sous, et il en retire tous ces millions. Instruction gratuite, le mot sonnait bien, et semblait indiquer un cadeau véritable, une libéralité du grand personnage vague qu’on appelle l’État et que le public ordinaire entrevoit toujours à l’horizon lointain comme un supérieur indépendant, par suite, comme un bienfaiteur possible. En réalité, c’est avec notre argent qu’il fait ses cadeaux, et sa générosité est le beau nom dont il décore ici son exaction fiscale, cette nouvelle contrainte ajoutée à tant d’autres qu’il nous impose et dont nous souffrons[18]. — Au reste, par instinct et tradition, il est naturellement enclin à multiplier les contraintes, et cette fois il ne s’en cache pas. De six à treize ans, l’instruction primaire devient obligatoire[19] : le père est tenu de prouver que ses enfans la reçoivent, sinon à l’école publique, du moins dans une école privée ou à domicile. Pendant ces sept années elle est continue, et, chaque année, elle dure dix mois. L’école prend et garde l’enfant trois heures chaque matin et trois heures chaque après-midi ; elle verse dans ces petites têtes tout ce que, pendant une période si longue, elle peut y verser, tout ce qu’elles peuvent contenir et au-delà : orthographe, syntaxe, analyse grammaticale et logique, préceptes de composition et de style, histoire, géographie, calcul, géométrie, dessin, notions de littérature, de politique, de droit, et finalement une morale complète, « la morale civique. »

Qu’il soit fort utile à chaque adulte de savoir lire, écrire, compter, et que, pour ce motif, l’Etat exige de chaque enfant ce minimum de connaissances, on peut ne pas désapprouver cette exigence de l’État : par le même motif et du même droit, il devrait, dans toutes les villes et villages des côtes, fleuves et rivières, installer, pour les riverains, des écoles de natation, et là commander à chaque garçon d’apprendre à nager. — Qu’aux États-Unis il soit fort utile à chaque fille ou garçon de recevoir la totalité de l’instruction primaire, cela est particulier aux États-Unis, et cela se comprend dans un pays vaste et neuf, où les débouchés multiples et divers s’offrent de toutes parts[20], où toute carrière peut conduire aux plus hauts sommets, où un fendeur de bois est devenu président de la république, où l’adulte change plusieurs fois de carrière et doit, pour s’improviser chaque fois une compétence, posséder les élémens de toutes les connaissances, où la femme, étant pour l’homme un objet de luxe, ne travaille pas, de ses bras, à la terre, et ne travaille presque pas, de ses mains, au ménage. — Il n’en est pas de même en France : sur dix élèves de l’école primaire, neuf, fils ou filles de paysans et d’ouvriers, resteront dans la condition de leurs parens ; la fille, adulte, fera toute sa vie, à domicile ou chez autrui, le blanchissage et la cuisine ; le fils, adulte, confiné dans un métier, fera toute sa vie la même œuvre manuelle dans un atelier, dans son échoppe, sur son champ ou sur le champ d’autrui. Entre cette destinée de l’adulte et la plénitude de son instruction primaire, la disproportion est énorme ; manifestement, son éducation ne le prépare point à sa vie, telle qu’il l’aura, mais à une autre vie, moins monotone, moins restreinte, plus cérébrale, et qui, vaguement entrevue, le dégoûtera de la sienne[21] ; du moins, elle l’en dégoûtera longtemps et à plusieurs reprises, jusqu’au jour où ses acquisitions scolaires, toutes superficielles, se seront évaporées au contact de l’air ambiant et ne lui apparaîtront plus que comme des phrases vides : en France, pour un paysan ou un ouvrier ordinaire, tant mieux quand ce jour-là vient tôt.

A tout le moins, les trois quarts de ces acquisitions sont pour lui superflues : il n’en tire profit ni pour son bonheur intime, ni pour son avancement dans le monde ; et pourtant il est tenu de les faire toutes. En vain, le père de famille voudrait en limiter l’étendue, borner l’approvisionnement mental de ses enfans aux connaissances dont ils feront usage, à la lecture, à l’écriture, aux quatre règles, n’employer à cela que le temps nécessaire, la saison opportune, trois mois d’hiver pendant deux ou trois hivers, garder au logis la fille de douze ans pour aider la mère et prendre soin des derniers nés, garder à ses côtés son fils de dix ans pour paître son troupeau ou piquer ses bœufs devant sa charrue[22]. A l’endroit de ses enfans, de leurs intérêts, de ses propres besoins, il est suspect, il n’est pas bon juge ; l’État a plus de lumières et de meilleures intentions que lui. Par conséquent, l’État a le droit de le contraindre, et, d’en haut, de Paris, l’État, en fait, le contraint. Comme autrefois, en 1793, les législateurs ont opéré d’après le procédé jacobin, en théoriciens despotes : ils ont dessiné dans leur esprit un type uniforme, universel et simple, celui de l’enfant de six à treize ans, tel qu’ils le souhaitent, sans raccorder l’instruction qu’ils lui imposent avec la condition qu’il aura, abstraction faite de son intérêt positif et personnel, de son avenir prochain et certain, exclusion faite du père, seul juge naturel et mesureur compétent de l’éducation qui convient à son fils et à sa fille, seul arbitre autorisé pour déterminer la quantité, la qualité, la durée, les circonstances, les contrepoids de la manipulation mentale et morale à laquelle ces jeunes vies, inséparables de la sienne, vont être soumises hors de chez lui. — Jamais, depuis la Révolution, l’État n’a si fort affirmé son omnipotence, ni poussé si loin ses empiétemens et son intrusion dans le domaine propre de l’individu, jusqu’au centre même de la vie domestique. Notez qu’en 1793 et 1794 les plans de Lepelletier de Saint-Fargeau et de Saint-Just étaient restés sur le papier ; celui-ci, depuis dix ans, est entré dans la pratique.

Au fond, le jacobin est un sectaire, propagateur de sa foi, hostile à la foi des autres. Au lieu d’admettre que les conceptions du monde sont diverses et de se réjouir qu’il y en ait plusieurs, chacune adaptée au groupe humain qui la professe et nécessaire à ses fidèles pour les aider à vivre, il n’en admet qu’une, la sienne, et se sert du pouvoir pour lui conquérir des adhérens. Lui aussi, il a ses dogmes, son catéchisme, ses formules impératives, et il les impose. — Désormais[23] l’éducation sera non-seulement gratuite et obligatoire, mais encore laïque et purement laïque. Jusqu’ici, la très grande majorité des parens, la plupart des pères et toutes les mères avaient souhaité qu’elle fût en même temps religieuse. Sans parler des chrétiens convaincus, beaucoup de chefs de famille, même tièdes, indifférens ou sceptiques, jugeaient que cette mixture valait mieux pour les enfans, surtout pour les filles. Selon eux, la science et la croyance ne doivent point entrer séparées, mais combinées et en un seul aliment, dans les très jeunes esprits ; du moins, dans le cas particulier qui les concernait, cela, selon eux, valait mieux pour leur enfant, pour eux-mêmes, pour la discipline intérieure de leur maison, pour le bon ordre à domicile dont ils étaient responsables, pour le maintien du respect et la préservation des mœurs. C’est pourquoi, avant les lois de 1882 et de 1886, les conseils municipaux, encore libres de choisir à leur gré l’enseignement et les maîtres, confiaient souvent leur école à des Frères ou à des Sœurs, par contrat, pour tant d’années, à tel prix et d’autant plus volontiers que ce prix était très bas[24]. Par suite, en 1886, il y avait, dans les écoles publiques, 10,029 Frères enseignans et 39,125 Sœurs enseignantes. Or, depuis 1886, la loi veut, non-seulement que l’enseignement public soit purement laïque, mais encore qu’il ne soit donné que par des laïques ; en particulier, les écoles communales seront toutes laïcisées, et, pour achever cette opération, la législateur fixe un délai ; ce délai passé, aucun congréganiste, religieux ou religieuse, ne pourra enseigner dans aucune école publique.

Cependant, chaque année, en vertu de la loi, des écoles communales sont laïcisées par centaines, de gré ou de force ; là-dessus, quoique l’affaire soit locale au premier chef, les conseils municipaux ne sont pas consultés ; sur cet intérêt privé, domestique, qui les touche à vil et en un point si sensible, les chefs de famille n’ont pas voix délibérative. Pareillement, dans les frais de l’opération, leur part leur est imposée d’office : aujourd’hui[25], dans le total des 131 millions que coûte chaque année l’instruction primaire, les communes contribuent pour 50 millions ; de 1878 à 1891, dans le total des 582 millions dépensés en constructions scolaires, elles ont contribué pour 312 millions. — Si ce système déplaît à certains parens, qu’ils se cotisent entre eux, qu’ils bâtissent à leurs frais une école privée, qu’ils y entretiennent à leurs frais des Sœurs ou des Frères ; cela les regarde ; ils n’en paieront pas un sou de moins à la commune, au département, à l’État, en sorte que leur charge sera double et qu’ils paieront deux fois, d’abord pour l’instruction primaire qu’ils repoussent, ensuite pour l’instruction primaire qu’ils agréent. — Dans ces conditions, des milliers d’écoles privées se sont fondées : en 1887[26], elles avaient 1,091,810 élèves, à peu près le cinquième de tous les enfans inscrits dans toutes les écoles primaires. Ainsi un cinquième des parens ne veulent pas du système laïque pour leurs enfans ; du moins, ils préfèrent l’autre quand l’autre leur est offert ; mais, pour le leur offrir, il a fallu des dons très larges, une multitude de souscriptions volontaires. Par ce chiffre des parens et des enfans, par cette grandeur des dons et souscriptions, on peut déjà mesurer la méfiance et l’aversion que provoque le système imposé d’en haut. Notez de plus que, dans beaucoup d’autres communes, partout où les ressources, l’entente et la générosité des particuliers fondateurs et donateurs n’ont pas été suffisantes, les parens, même défians et hostiles, sont contraints aujourd’hui à livrer leurs enfans à l’école qui leur répugne. — Afin de préciser, imaginez une gazette officielle et quotidienne, intitulée Journal laïque, obligatoire et gratuit pour les enfans de six à treize ans fondée et défrayée par l’État, moyennant 582 millions d’installation première et 131 millions de frais annuels, le tout puisé, bon gré mal gré, dans la bourse des contribuables ; posez que les 6 millions d’enfans, filles et garçons, de six à treize ans, sont abonnés d’office à ce journal, que, sauf le dimanche, ils le reçoivent tous les jours, que, chaque jour, ils sont tenus de lire le numéro pendant six heures. Par tolérance, l’État permet aux parens qui ne goûtent pas sa feuille officielle d’en recevoir une autre à leur goût ; mais, pour qu’il y en ait une autre à portée, il faut que des bienfaiteurs locaux, associés entre eux et taxés par eux-mêmes, veuillent bien la fonder et la défrayer ; sinon, le père de famille est contraint de faire lire à ses enfans le journal laïque qu’il juge mal composé, gâté par des superfétations et des lacunes, bref, rédigé dans un mauvais esprit. C’est ainsi que l’État jacobin respecte la liberté de l’individu.

En revanche, par cette opération, il s’est lui-même étendu et fortifié ; il a multiplié les institutions qu’il régit et les personnes qu’il manie. Pour diriger, inspecter, recruter et distribuer son enseignement primaire, il a maintenant 173 écoles normales d’instituteurs et d’institutrices, 736 écoles et cours d’enseignement primaire supérieur et professionnel, 66,784 écoles élémentaires, 3,597 écoles maternelles, environ 115,000 fonctionnaires, hommes et femmes[27]. Par ces 115,000 agens, représentans et porte-voix, la Raison laïque, qui siège à Paris, parle jusque dans les moindres et plus lointains villages ; c’est la Raison telle que nos gouvernans la définissent, avec le tour, les limitations et les préjugés dont ils ont besoin, petite fille myope et demi-domestiquée de l’autre, la formidable aveugle, l’aïeule brutale et forcenée qui, en 1793 et 1794, trôna sous le même nom à la même place. Avec moins de violence et de maladresse, mais en vertu du même instinct et avec le même parti-pris, celle-ci exerce la même propagande ; elle aussi, elle veut s’emparer des générations nouvelles, et, par ses programmes, ses manuels, par ses esquisses et résumés de l’ancien régime, de la Révolution et de l’Empire, par ses aperçus des choses récentes ou contemporaines, par ses formules et ses suggestions à l’endroit des choses morales, sociales et politiques, c’est elle-même, elle seule, qu’elle prêche et glorifie.


VI

Ainsi s’achève en France l’entreprise française de l’éducation par l’État. Quand une affaire ne reste pas aux mains des intéressés et qu’un tiers, dont l’intérêt est différent, s’en saisit, elle ne peut aboutir à bien : tôt ou tard, son défaut original se manifeste, et par des effets inattendus. Ici, l’effet principal et final est la disconvenance croissante de l’éducation et de la vie. Aux trois étages de l’instruction, pour l’enfance, l’adolescence et la jeunesse, la préparation théorique et scolaire sur des bancs, par des livres, s’est prolongée et surchargée, en vue de l’examen, du grade, du diplôme et du brevet, en vue de cela seulement, et par les pires moyens, par l’application d’un régime antinaturel et antisocial, par le retard excessif de l’apprentissage pratique, par l’internat, par l’entraînement artificiel et le remplissage mécanique, par le surmenage, sans considération du temps qui suivra, de l’âge adulte et des offices virils que l’homme fait exercera, abstraction faite du monde réel où tout à l’heure le jeune homme va tomber, de la société ambiante à laquelle il faut l’adapter ou le résigner d’avance, du conflit humain où, pour se défendre et se tenir debout, il doit être, au préalable, équipé, armé, exercé, endurci. Cet équipement indispensable, cette acquisition plus importante que toutes les autres, cette solidité du bon sens, de la volonté et des nerfs, nos écoles ne la lui procurent pas ; tout au rebours ; bien loin de le qualifier, elles le disqualifient pour sa condition prochaine et définitive. Partant, son entrée dans le monde et ses premiers pas dans le champ de l’action pratique ne sont, le plus souvent, qu’une suite de chutes douloureuses ; il en reste meurtri, et, pour longtemps, froissé, parfois estropié à demeure. C’est une rude et dangereuse épreuve ; l’équilibre moral et mental s’y altère, et court risque de ne pas se rétablir ; la désillusion est venue, trop brusque et trop complète ; les déceptions ont été trop grandes et les déboires trop forts ; le jeune homme a subi trop de crève-cœur. Quelquefois, avec ses intimes, aigris et fourbus comme lui, il est tenté de nous dire : « Par votre éducation, vous nous avez induits à croire, ou vous nous avez laissés croire que le monde est fait d’une certaine façon ; vous nous avez trompés ; il est bien plus laid, plus plat, plus sale, plus triste et plus dur, au moins pour notre sensibilité et notre imagination ; vous les jugez surexcitées et détraquées ; mais, si elles sont telles, c’est par votre faute. C’est pourquoi nous maudissons et nous bafouons votre monde tout entier, et nous rejetons vos prétendues vérités qui, pour nous, sont des mensonges, y compris ces vérités élémentaires et primordiales que vous déclarez évidentes pour le sens commun, et sur lesquelles vous fondez vos lois, vos institutions, votre société, votre philosophie, vos sciences et vos arts[28]. » — Et voilà ce que la jeunesse contemporaine, par ses goûts, ses opinions, ses velléités dans les lettres, dans les arts et dans la vie, nous dit tout haut depuis quinze ans.


H. TAINE.

  1. Voyez la Revue du 15 mai, du 1er et du 15 juin.
  2. J’ai moi-même été examinateur pour l’entrée d’une grande école spéciale, et je parle ici après expérience.
  3. A la Faculté de médecine, l’apprentissage pratique est moins retardé : les futurs docteurs, à partir de la troisième année d’études, font, pendant deux ans, « un stage hospitalier » qui est chaque année de dix mois, ou 284 jours de service, dans un hôpital, et « un stage obstétrical, R qui est d’un mois. Plus tard, à l’entrée des concours, qui conduisent au titre de médecin ou chirurgien des hôpitaux, et d’agrégé de la Faculté, la préparation théorique sévit comme dans les autres carrières.
  4. Souvenirs, par M. X… (Écrits en 1843.)
  5. Souvenirs, etc. À la Faculté de droit de Paris, personne n’assistait aux cours, sauf des écrivains gagés qui écrivaient la dictée du professeur et en vendaient des copies. — « Les thèses étaient presque toutes soutenues à l’aide d’argumens communiqués d’avance… À Bourges, tout se bâclait dans l’espace de cinq ou six mois au plus. »
  6. Ibid. Aujourd’hui, « le jeune homme, qui n’entre dans le monde qu’à vingt-deux, vingt-trois ou vingt-quatre ans, croit n’avoir plus rien à apprendre ; il y apporte le plus souvent une confiance absolue en lui-même, et un profond dédain pour tout ce qui ne partage pas les idées, les opinions qu’il s’est faites. Plein de confiance en la force, en la valeur qu’il se suppose, il est dominé par une seule pensée, celle de montrer au plus vite cette force et cette valeur, de faire preuve enfin de ce qu’il vaut. »
  7. Ce dernier mot est de Sainte-Beuve.
  8. Dunoyer, De la liberté du travail (1845), II, 119. Selon des ingénieurs anglais, les progrès extraordinaires de l’Angleterre dans les arts mécaniques « tiennent beaucoup moins aux connaissances théoriques des savans qu’à l’habileté pratique des ouvriers, lesquels réussissent toujours mieux que les esprits cultivés à vaincre les difficultés. » Exemples à l’appui, Watt, Stephenson, Arkwright, Crampton, John Kay, et, en France, Jacquart.
  9. Bréal, Quelques mots, etc., p. 336. (Il cite M. Cournot, ancien recteur, inspecteur général, etc.) : — « Les Facultés savent qu’elles s’exposeraient à des avertissemens de la part de l’autorité, à des comparaisons et à des désertions fâcheuses de la part des élèves, si la proportion entre les candidatures et les admissions n’oscillait pas entre 45 et 55 pour 100… Quand la proportion des ajournemens a atteint le chiffre de 50 ou 55 pour 100,.. les examinateurs admettent en gémissant, vu la dureté des temps, des candidats dont la moitié au moins serait rejetée par eux s’ils ne se sentaient les mains liées. »
  10. Un vieux professeur, après trente ans d’exercice, me disait en manière de résumé : « La moitié au moins de nos élèves sont impropres à recevoir l’instruction qu’on leur donne. »
  11. Récemment, le directeur d’une de ces écoles disait avec beaucoup de satisfaction et encore plus de naïveté : « Cette École est supérieure à toutes les autres de son espèce en Europe ; car nulle part ailleurs, dans le même nombre d’années, on n’enseigne tout ce que nous y enseignons. »
  12. Souvenirs (inédits), par M. X… Quoique l’admission aux Écoles préparatoires fût très précoce, « nos officiers de marine, du génie et artillerie passaient justement pour les plus instruits de l’Europe, aussi habiles dans la pratique que dans la théorie ; la place que les officiers d’artillerie et du génie ont tenue dès 1792 dans l’armée française a suffisamment prouvé cette vérité. Et cependant ils ne savaient pas la dixième partie de ce que savent aujourd’hui ceux qui sortent seulement des Écoles préparatoires. Vauban lui-même n’eût pas été en état de subir l’examen d’entrée à l’École polytechnique. » Il y a donc dans notre système « un luxe de science, fort beau en lui-même, mais qui n’est nullement nécessaire pour assurer le bon service de l’armée déterre ni de mer. » — De même dans les carrières civiles, barreau, magistrature, administration, et même dans les lettres ou les sciences. La preuve est dans le grand nombre des talens qui, dès 1789, se signalèrent à la Constituante. Dans l’Université naissante, on ne demandait pas la moitié des connaissances qu’on exige aujourd’hui ; rien de semblable à notre baccalauréat si chargé ; et cependant il en est sorti Villemain, Cousin, Hugo, Lamartine, etc. Jadis point d’École polytechnique ; pourtant l’on vit à la fin du XVIIIe siècle en France la plus riche constellation de sa van s, Lagrange, Laplace, Monge, Fourcroy, Lavoisier, Berthollet, Haüy, etc. (Depuis la date de cet écrit, le défaut du système français s’est beaucoup aggravé.)
  13. Certainement, en Angleterre et aux États-Unis, l’architecte et l’ingénieur produisent plus que chez nous, avec plus de souplesse, de fertilité, d’originalité et de hardiesse dans l’invention, avec une capacité pratique au moins égale, et sans avoir passé par six, huit ou dix ans d’études purement théoriques. — Cf. Des Rousiers, la Vie américaine, p. 619 : « Nos polytechniciens sont des érudits scientifiques… L’ingénieur américain n’est pas omniscient comme eux, il est spécial. » — « Mais il a, de sa spécialité, une connaissance profonde, il est toujours en quête de perfectionnemens à y apporter, et il fait beaucoup, plus que le polytechnicien, avancer sa science » et son art.
  14. L’instruction est bonne, non pas en soi, mais par le bien qu’elle fait, notamment à ceux qui la possèdent ou l’acquièrent. Si un homme, en levant le doigt, pouvait mettre tous les Français et toutes les Françaises en état de lire couramment Virgile et de bien démontrer le binôme de Newton, cet homme serait dangereux, et on devrait lui lier les mains ; car, si par mégarde il levait le doigt, le travail manuel répugnerait à tous ceux qui le font aujourd’hui, et, au bout d’un an ou deux, deviendrait presque impossible en France.
  15. Liard, Universités et Facultés, p. 39 et suivantes. — Rapport sur la statistique comparée de l’instruction, t. II (1888). — Exposition universelle de 1889, (Rapport du jury, groupe II, 1re  partie, p. 492.)
  16. Liard, ibid., p. 77.
  17. Ces chiffres ont été recueillis aux bureaux de la direction de l’instruction primaire. — Le total de 582 millions se compose de 241 millions fournis directement par l’État, de 28 millions fournis par les départemens, et de 312 millions fournis par les communes : les communes et les départemens, étant en France des appendices de l’État, ne souscrivent qu’avec sa permission et sous son impulsion ; c’est pourquoi, en réalité, les trois contributions n’en font qu’une. — Cf. Turlin, Organisation financière et budget de l’Instruction primaire, 1889, p. 61. (Dans cette étude, la comptabilité est établie un peu autrement : certaines dépenses de premier établissement, étant fournies par des annuités, sont transportées dans les dépenses annuelles) : « Du 1er juin 1878 au 31 décembre 1887, dépenses d’installation première, 528 millions ; dépenses ordinaires en 1887, 173 millions. »
  18. Loi du 16 juin 1881 (sur la gratuité).
  19. Loi du 28 mars 1882 (sur l’obligation).
  20. Il faut tenir compte, non-seulement comme ici, du débouché social, mais encore du tempérament national. L’instruction disproportionnée et supérieure à la condition opère différemment sur des races différentes : pour l’Allemand adulte, elle est plutôt un calmant et un dérivatif ; dans le Français adulte, elle est surtout un irritant ou même un explosif.
  21. Parmi les élèves qui reçoivent cette instruction primaire, les plus intelligens et es plus appliqués poussent plus avant, passent un examen, obtiennent le petit brevet qui les qualifie pour l’enseignement élémentaire. En voici les conséquences. Tableau comparatif publié par la préfecture de la Seine des emplois annuellement vacans dans ses divers services, et des candidats inscrits pour ces emplois (Débats, 16 septembre 1890) : Emplois vacans d’instituteurs, 42 ; nombre des candidats inscrits, 1,847. Emplois vacans d’institutrices, 54 ; nombre des aspirantes inscrites, 7,139. — 7,085 de ces jeunes filles, instruites et brevetées, ne pouvant être placées, doivent se résigner à épouser un ouvrier ou à se faire femmes de chambre, et sont tentées de devenir des lorettes.
  22. Dans certains cas, la commission scolaire, instituée auprès de chaque école, peut accorder des dispenses. Mais il y a deux ou trois partis dans chaque commune, et le père de famille doit être bien avec le parti dominant pour obtenir ces dispenses.
  23. Lois du 28 mars 1882 et du 30 octobre 1886.
  24. Journal des Débats, 1er septembre 1891, Rapport de la commission de statistique : « En 1878-79, le nombre des écoles congréganistes était de 23,625 avec 2,301,943 élèves. »
  25. Bureaux de la direction de l’instruction primaire, budget de 1892.
  26. Exposition universelle de 1889. Rapport général, par M. Alfred Picard, t. IV, p. 367. — A la même date, le chiffre des élèves dans les écoles publiques était de 4,500,119. — Journal des Débats, n° du 12 septembre 1891, Rapport de la commission de statistique : « De 1878-79 à 1889-90, 5,063 écoles congréganistes publiques ont été transformées en écoles laïques ou supprimées ; à l’époque de leur transformation, elles comptaient en tout 648,824 élèves. — A la suite de cette laïcisation, 2,839 écoles congréganistes privées se sont ouvertes en concurrence et comptent, en 1889-90, 354,473 élèves. » — « Dans l’espace de dix années, l’enseignement public laïque a gagné 12,229 écoles et 973,380 élèves ; l’enseignement public congréganiste a perdu 5,218 écoles et 550,639 élèves. D’autre part, l’enseignement congréganiste privé a gagné 3,790 écoles et 413,979 élèves. »
  27. Turlin, ibid., p. 61. (M. Turlin compte « 104,765 fonctionnaires, » auxquels il faut ajouter le personnel enseignant, administrant, auxiliaire des 173 écoles normales, et leurs 9,000 élèves, tous gratuits.)
  28. A cet égard, on trouvera des indications très instructives dans l’autobiographie de Jules Vallès, en trois volumes intitulés : l’Enfant, le Bachelier, l’Insurgé. — Depuis 1871, en littérature, non-seulement les œuvres réussies des hommes de talent, mais encore les tentatives avortées des novateurs impuissans et des demi-talens fourvoyés sont des indices qui convergent.