La Reconstruction de la France en 1800/10

La Reconstruction de la France en 1800
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 758-781).
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LA RECONSTRUCTION
DE
LA FRANCE EN 1800

L'ECOLE

L’INSTRUCTION PUBLIQUE DEPUIS 1815.
TROISIÈME PARTIE[1]


I

Après lui, dans les ressorts de sa machine, naturellement une détente se fait, et, naturellement aussi, des deux groupes que la machine atteignait, c’est le premier, celui des hommes faits, qui se libère le moins incomplètement et le plus vite : pendant le demi-siècle qui suit, on voit la censure préventive ou répressive des livres, des journaux, des théâtres, tous les instrumens spéciaux de compression, tous les bâillons de la parole se desserrer, se détacher par morceaux, et, à la fin, tomber à terre ; même restaurés et appliqués de nouveau, avec insistance et rudesse, ces bâillons légaux ne seront jamais si efficaces qu’autrefois ; aucun gouvernement n’entreprendra, comme Napoléon, de fermer à la fois toutes les issues à la pensée écrite ; il restera toujours des passages à peu près libres. Même pendant les années rigoureuses de la Restauration et du second Empire, l’étouffement sera moindre, les bouches pourront s’ouvrir, et il y aura moyen de parler, au moins par les livres, et aussi par la presse, à condition d’y parler avec discrétion et mesure, en termes froids et généraux, d’un ton uni, en baissant la voix. De ce côté, la machine impériale, trop blessante, s’est promptement détraquée ; tout de suite, le bras de fer par lequel elle tenait les adultes a paru insupportable aux adultes ; ils l’ont de plus en plus infléchi, écarté ou cassé ; aujourd’hui, il n’en reste que des débris ; depuis vingt ans il n’opère plus ; ses morceaux même sont hors d’usage. — Au contraire, de l’autre côté, sur le second groupe, sur les enfans, les adolescens, les jeunes gens, le second bras, intact jusqu’en 1850, puis écourté, mais bientôt renforcé, plus énergique et plus agissant que jamais, a gardé presque toutes ses prises.

Sans doute, à partir de 1814, son mécanisme est moins rigide, son application moins stricte, son emploi moins universel, sa manœuvre moins dure ; il froisse moins les âmes, et il n’en froisse pas autant. Par exemple, dès la première Restauration[2], le décret de 1811 contre les petits séminaires est rapporté ; ils sont restitués aux évêques, reprennent leur caractère ecclésiastique, rentrent dans la voie spéciale et normale hors de laquelle Napoléon, par contrainte, les faisait marcher. Presque aussitôt, le tambour, l’exercice et les autres pratiques trop manifestement napoléoniennes disparaissent dans les établissemens privés et publics d’instruction moyenne ; le régime scolaire cesse d’être un apprentissage militaire, et le collège n’est plus l’annexe préparatoire de la caserne. Un peu plus tard et pendant plusieurs années, dans des chaires de l’État, à la Sorbonne, M. Guizot, M. Cousin, M. Villemain, professent, en toute liberté, avec éclat, devant une foule attentive et passionnée, sur les plus hautes questions de philosophie, de littérature et d’histoire. Ensuite sous la monarchie de Juillet, l’Institut, mutilé par le premier consul, se répare, se complète, et retrouve dans l’Académie des sciences morales et politiques la classe suspecte qui, depuis le consulat, lui manquait. En 1833, un ministre, M. Guizot, pourvoit, par une loi qui est une institution, à l’entretien régulier, à la dotation obligatoire, au recrutement certain, à la qualité, à l’universalité de l’enseignement primaire, et, pendant dix-huit ans, aux trois étages de l’enseignement, l’engin universitaire, modérant sa pression ou émoussant ses pointes, travaille sous des mains tolérantes ou libérales, avec tous les ménagemens que comporte sa structure, de façon à faire beaucoup de bien sans faire beaucoup de mal, à contenter à demi la majorité qui est tout ensemble demi-croyante et demi-libre penseuse, à ne choquer gravement personne, sauf le clergé catholique et cette minorité intransigeante qui, par principe doctrinal ou par zèle religieux, assignent à l’éducation, comme but dirigeant et comme objet suprême, la culture, l’enracinement, la floraison définitive de la foi. Mais, dans la loi et même dans la pratique, l’Université de 1808 subsiste ; elle a conservé ses droits, elle perçoit ses taxes, elle exerce sa juridiction, elle jouit de son monopole.

Aux premiers jours de la Restauration, en 1814, le gouvernement ne la maintenait que par provision ; il promettait tout, réforme radicale, liberté plénière ; il annonçait que par ses soins, « les formes et la direction de l’éducation des enfans seraient rendues à l’autorité des pères et mères, tuteurs et familles[3]. » Simple prospectus et réclame du pédagogue nouveau qui s’installe, et, par une belle phrase, tâche de se concilier les parens. Après une ébauche partielle et une ordonnance vite rapportée[4], les gouvernans découvrent que l’Université de Napoléon est un très bon instrument de règne, bien meilleur que celui dont ils disposaient avant 1789, plus facile à manier, plus efficace. Il en est ainsi de tous les instrumens sociaux, esquissés et demi-fabriques par la Révolution, achevés et mis en jeu par le Consulat et l’Empire ; chacun d’eux a été construit « par la raison, » « selon les principes ; » partant, son mécanisme est simple ; toutes ses pièces s’engrènent avec précision ; elles se transmettent exactement l’impulsion reçue ; il opère ainsi d’un seul coup, uniformément, à l’instant, avec certitude, sur toutes les parties du territoire ; sa poignée est centrale et, dans tous les services, les nouveaux gouvernans mettent la main sur cette poignée. A propos de l’administration locale, le duc d’Angoulême disait, en 1815[5] : « Nous préférons les départemens aux provinces. » Pareillement, aux anciennes universités provinciales, à la vieille institution scolaire éparse, diverse, et plutôt surveillée que gouvernée, à tout établissement scolaire plus ou moins indépendant et spontané, le gouvernement de la monarchie restaurée préfère l’Université impériale, une, unique, cohérente, disciplinée et centralisée.

En premier lieu, il gagne à cela un vaste personnel de salariés et de créatures, tout le personnel enseignant[6], sur lequel il a prise par ses faveurs ou ses défaveurs, par l’ambition et le désir d’avancement, par la crainte d’une destitution et le souci du pain quotidien, d’abord plus de 22,000 instituteurs primaires, des milliers de professeurs, proviseurs, censeurs, principaux, régens, répétiteurs et maîtres d’étude dans les 36 lycées, dans les 368 collèges, dans les 1,255 institutions et pensions ; ensuite, plusieurs centaines d’hommes importans, tous les personnages considérables de chaque circonscription universitaire, les administrateurs des 28 académies, les professeurs de Faculté dans les 23 Facultés des lettres, dans les 10 Facultés des sciences, dans les 7 Facultés de théologie, dans les 9 Facultés de droit, dans les 3 Facultés de médecine ; ajoutez-y les savans du Collège de France, du Muséum, de l’École polytechnique, de tous les établissemens de haute instruction, spéculative ou pratique : entre tous, ils sont les plus accrédités et les plus influens ; on tient en eux la tête de la science et de la littérature : par eux et par leurs seconds ou suivans de tout degré dans les Facultés, Lycées, Collèges, petits séminaires, institutions, pensions et petites écoles, on peut imposer ou suggérer des croyances et des opinions aux 2,000 étudians en droit, aux 4,000 étudians en médecine, aux 81,000 élèves de l’enseignement secondaire, aux 700,000 écoliers de l’enseignement primaire. Conservons et employons cet admirable engin ; mais appliquons-le à nos fins, utilisons-le pour notre service. Jusqu’ici, sous la République et l’Empire, ses fabricans, plus ou moins jacobins, l’ont manœuvré dans leur sens, à gauche ; manœuvrons-le dans notre sens, à droite. Pour cela, il suffit de l’orienter à nouveau, et bien ; désormais, « les bases de l’éducation[7]seront la religion, la monarchie, la légitimité et la charte. »

A cet effet, nous, le parti dominant, nous usons de nos droits légaux ; à la place des rouages mauvais, nous en mettons de bons ; nous épurons notre personnel, nous ne nommons ou ne laissons en place que des hommes sûrs ; au bout de six ans, presque tous les recteurs, proviseurs et professeurs de philosophie, beaucoup d’autres professeurs, nombre de censeurs[8], seront des prêtres. A la Sorbonne, nous avons fait taire M. Cousin, et nous remplaçons M. Guizot par M. Durosoir ; au Collège de France, nous avons destitué Tissot et nous n’agréons pas Magendie. Nous « supprimons » en bloc la Faculté de médecine afin d’avoir, en la reconstituant, les mains libres, et d’en exclure onze professeurs mal notés, entre autres Pinel, Dubois, de Jussieu, Desgenettes, Pelletan et Vauquelin. Nous supprimons un autre foyer d’insalubrité, l’École normale supérieure, et, pour recruter notre corps enseignant, nous instituons[9], au chef-lieu de chaque académie, une sorte de noviciat universitaire où les élèves, peu nombreux, choisis exprès, préparés dès l’enfance, s’imbiberont plus à fond et à demeure des doctrines saines qui conviennent à leur futur état.

Nous laissons les petits séminaires se multiplier et se remplir jusqu’à comprendre 50,000 élèves. C’est l’évêque qui les fonde ; aucun éducateur ou inspecteur de l’éducation n’est si digne de confiance : partant, nous lui conférons, « en tout ce qui concerne la religion[10], le droit de surveillance sur tous les collèges de son diocèse, » la charge « de les visiter lui-même ou de les faire visiter par un de ses vicaires-généraux, » la faculté « de provoquer auprès du conseil royal de l’instruction publique les mesures qu’il aura jugées nécessaires. » Au sommet de la hiérarchie siège un Grand-Maître avec les pouvoirs et le titre de M. de Fontanes, avec un titre de plus, celui de membre du cabinet et de ministre de l’instruction publique, M. de Freyssinous, évêque d’Hermopolis[11]et, dans les cas difficiles, cet évêque, placé entre sa conscience catholique et les articles positifs du statut légal, « sacrifie la loi » à sa conscience[12]. — Voilà le parti qu’on peut tirer de l’instrument scolaire ; après 1850, on l’emploiera de même et dans le même sens ; après 1796, on l’a fait travailler et, après 1875, on le fera travailler aussi vigoureusement, dans le sens contraire. Quels que soient les gouvernans, monarchistes, impérialistes ou républicains, ils sont toujours maîtres de s’en servir à leur profit ; c’est pourquoi, même résolus à n’en pas abuser, ils le conserveront en entier, ils s’en réserveront l’usage[13], et il faudra des secousses bien fortes pour rompre ou relâcher l’étreinte fixe par laquelle leurs mains tiennent la poignée centrale.

Sauf ces excès et surtout après la fin de ces excès, quand le gouvernement, de 1828 à 1848, cesse d’être sectaire, et que le jeu normal de l’institution n’est plus vicié par l’ingérence de la politique, les gouvernés acceptent en bloc l’Université, telle que les gouvernans la maintiennent : eux aussi, ils ont leurs motifs, les mêmes que pour se soumettre aux autres engins de la centralisation napoléonienne. — Et d’abord, comme l’institution départementale et communale, l’institution universitaire fonctionne toute seule ; elle n’exige qu’à peine ou point du tout la collaboration des intéressés ; elle les dispense de tout effort, tracas ou souci, et cela est bien commode. Pareille à l’administration locale, qui, sans leur concours ou avec leur concours presque nul, leur fournit des ponts, des chaussées, des canaux, la propreté, la salubrité et des précautions contre les fléaux qui se propagent, l’administration scolaire met à leur disposition, sans demander aucun effort à leur paresse, son service complet, tout l’appareil local et central de l’instruction primaire, secondaire, supérieure et spéciale, personnel et matériel, outillage et bâtimens, maîtres et programmes, examens et grades, règlemens et discipline, dépenses et recettes. Comme à la porte d’une table d’hôte, on leur dit : — « Entrez, asseyez-vous, on va vous présenter les plats qui vous conviennent le mieux et dans l’ordre le plus convenable ; ne vous préoccupez pas du service ni de la cuisine : une grande compagnie centrale, une agence bienfaisante et savante dont le siège est à Paris, s’en est chargée et vous en décharge. Tendez votre assiette, mangez, vous n’avez pas d’autre peine à prendre ; d’ailleurs, votre écot sera très petit. » En effet, ici comme ailleurs, Napoléon a importé ses habitudes de sévère économie, de comptabilité exacte et de perceptions opportunes ou déguisées[14]. Quelques centimes additionnels inscrits d’office, parmi beaucoup d’autres, au budget local, quelques millions indiscernables, parmi plusieurs centaines d’autres millions, dans l’énorme monceau du budget central, voilà les ressources et les recettes qui défraient l’enseignement public : non-seulement, pour cet objet, la cote de chaque contribuable reste infime, mais elle disparaît, englobée dans le total dont elle n’est qu’un article ; il ne la remarque pas. — De leur poche et directement, avec la conscience d’un service distinct qu’on leur rend et qu’ils rétribuent, les parens, pour l’instruction primaire de leur enfant, ne paient[15]que 12, 10, 3 ou même 2 francs par an ; encore, par l’extension croissante de la gratuité, un cinquième, puis un tiers[16], plus tard, la moitié d’entre eux sont exemptés de cette charge. — Pour l’instruction secondaire, au collège ou au lycée, ils ne tirent chaque année de leur bourse que deux ou trois louis ; et, si leur fils est pensionnaire, ces quelques pièces d’or se confondent avec d’autres en un tas qui est le prix total de l’internat, en moyenne 700 francs[17], somme médiocre pour défrayer, non-seulement l’instruction, mais encore pendant tout un an l’entretien d’un jeune garçon, gîte, nourriture, blanchissage, éclairage, chauffage et le reste ; à ce taux, les parens sentent qu’ils ne font pas un mauvais marché ; ils ne subissent pas d’extorsion, l’État n’agit point en fournisseur rapace. Bien mieux, il est souvent un créancier paternel, il distribue trois ou quatre mille bourses ; si leur fils en obtient une, leur dette annuelle leur est remise, et toute la fourniture universitaire, instruction et entretien, leur est livrée gratis. — Aux Facultés, ils ne s’étonnent pas de solder des droits d’inscription, d’examen, de grade et de diplôme ; car les certificats ou parchemins qu’ils reçoivent en échange de leur argent sont, pour le jeune homme, des acquisitions positives qui l’acheminent vers une carrière et des valeurs sociales qui lui confèrent un rang. Au reste, dans ces Facultés et dans tous les autres établissemens d’instruction supérieure, l’entrée est libre, gratuite ; assiste qui veut, quand il veut, sans payer un sou.

Ainsi constituée, l’Université apparaît au public comme une institution libérale, démocratique, humanitaire et pourtant économique, peu dispendieuse. Ses administrateurs et professeurs, même les premiers, n’ont qu’un salaire modique : 6,000 francs au Muséum et au Collège de France[18], 7,500 à la Sorbonne, 5,000 dans les Facultés de province, 4,000 ou 3,000 dans les lycées, 2,000,1,500, 1,200 dans les collèges communaux, juste de quoi vivre. Le train des plus hauts fonctionnaires est modeste ; chacun vivote sur des appointemens restreints qu’il gagne par un travail modéré, sans surcharge ou décharge notable, dans l’attente d’un avancement graduel ou d’une retraite sûre. Point de gaspillage, les écritures sont bien tenues ; peu de sinécures, même dans les bibliothèques ; point de passe-droits ou de scandales crians. L’envie égalitaire est presque désarmée : il y a beaucoup de places pour les petites ambitions et les mérites moyens, et il n’y a presque aucune place poulies grandes ambitions, les grands mérites. Les hommes éminens servent l’État et le public à prix réduits moyennant un traitement alimentaire, un grade plus haut dans la Légion d’honneur, parfois un siège à l’Institut, un renom universitaire ou européen, sans autre récompense que le plaisir de travailler d’après leur conscience intime[19]et l’approbation des vingt ou trente personnes compétentes, qui, en France ou à l’étranger, sont capables d’apprécier leur travail à sa valeur.

Dernière raison pour accepter ou tolérer l’Université ; son œuvre, chez elle ou à côté d’elle, se développe par degrés, et plus ou moins largement, selon les besoins sentis. — En 1815, il y avait 22,000 écoles primaires de toute espèce ; en 1829[20]on en compte 30,000, et, en 1850, 63,000. En 1815, elles instruisaient 737,000 enfans, et, en 1829, 1,357,000 ; en 1850, elles en instruisent 3,787,000. En 1815, pour former les instituteurs primaires, il n’y avait qu’une école normale ; en 1850, il y en a 78. Par suite, tandis qu’en 1827, sur 100 conscrits 42 savaient lire, en 1877, c’est 85 ; tandis qu’en 1820, sur 100 femmes, 34 pouvaient signer leur acte de mariage ; en 1879, c’est 70. — Pareillement, dans les lycées et collèges, l’Université qui élevait en 1815 37,000 adolescens, en élève 54,000 en 1848 et 64,000 en 1865[21] ; plusieurs branches d’études, en particulier l’histoire[22], s’introduisent dans l’enseignement secondaire et y portent de bons fruits. — Même dans l’enseignement supérieur qui, par institution, reste languissant, décoratif ou routinier, il se produit des améliorations ; l’État ajoute des chaires à ses établissemens de Paris, et fonde en province des Facultés nouvelles. En somme, un esprit curieux et capable de se conduire lui-même peut, à Paris du moins, en utilisant les diverses institutions universitaires, acquérir sur tous les sujets des informations complètes et se donner l’éducation compréhensive. — Qu’il y ait dans le système des inconvéniens très graves, par exemple l’internat, les pères, qui l’ont subi, s’y résignent pour leurs fils. Qu’il y ait dans le système des lacunes très grandes, par exemple le manque d’Universités véritables, le public, qui n’a pas vu l’étranger et ignore l’histoire, ne s’en aperçoit pas. En vain, à propos de l’instruction publique en Allemagne, M. Cousin, dans son rapport éloquent de 1834, comme autrefois Cuvier dans son rapport discret de 1811, signale cette lacune ; en vain, M. Guizot, ministre, se propose de la combler : « Je ne rencontrai point, dit-il[23], de forte opinion publique qui me pressât d’accomplir, dans le haut enseignement, quelque œuvre générale et nouvelle. En fait d’instruction supérieure, le public, à cette époque,.. n’était préoccupé d’aucune grande idée, d’aucun impatient désir… Le haut enseignement tel qu’il était constitué et donné suffisait aux besoins pratiques de ta société, qui le considérait avec un mélange de satisfaction et d’indifférence. »

En matière d’éducation, non-seulement pour ce troisième stade, mais encore pour les deux premiers, à l’endroit de leurs objets, de leurs effets, de leurs méthodes et de leurs limites, l’opinion est apathique ; la belle science qui, au XVIIIe siècle, avec Jean-Jacques, Condillac, Valentin Haüy, l’abbé de l’Épée et tant d’autres, avait poussé des jets si puissans ou si fructueux, s’est desséchée et a fini par avorter ; transplantée en Suisse et en Allemagne, la pédagogie vit encore, mais sur son terrain natal elle est morte[24]. Sur le but, les moyens, les procédés, les degrés, les formes de la culture mentale et morale, il n’y a plus en France de recherches suivies ni de théories fécondes, aucune doctrine en voie de formation et d’application, point de controverses, point de dictionnaires et manuels spéciaux, pas une Revue bien informée et considérable, point de cours publics. Une science expérimentale n’est que le résumé de beaucoup d’expériences diverses, librement tentées, librement discutées et vérifiées, et, par un effet forcé du monopole universitaire, celles-ci manquent : entre autres conséquences de l’institution napoléonienne, on pouvait constater, dès 1808, la décadence de la pédagogie et prédire sa fin certaine, à courte échéance. Ni les parens, ni les maîtres, ni les jeunes gens, ne s’en soucient ; hors du système dans lequel ils vivent, ils n’imaginent rien ; ils s’y sont accommodés comme à la maison qu’ils habitent. Contre la distribution des appartemens, la hauteur des étages et l’étroitesse des escaliers, contre les insuffisances de l’éclairage, de l’aération et de la propreté, contre les exigences du propriétaire et du concierge, ils peuvent bien gronder quelquefois ; mais, transformer la maison, l’aménager autrement, la reconstruire en tout ou en partie sur un autre plan, ils n’y songent pas. Car, d’abord, ils n’ont pas de plan ; ensuite, la maison est trop grosse et ses parties sont trop bien liées ; par son ensemble, par sa masse, elle tient et tiendrait indéfiniment, si, tout d’un coup, en 1848, un tremblement de terre imprévu n’y venait faire une brèche.


II

Le lendemain même du 24 février 1848, M. Cousin, rencontrant M. de Rémusat sur le quai Voltaire, levait les bras au ciel et s’écriait : « Courons nous jeter aux pieds des évêques ; eux seuls peuvent nous sauver aujourd’hui. » Et, dans la commission parlementaire, M. Thiers, avec une vivacité égale : « Cousin, Cousin, avez-vous bien compris quelle leçon nous avons reçue ? Il a raison, l’abbé Dupanloup[25]. » De là le statut nouveau[26] ; le rapporteur, M. Beugnot, en explique nettement les motifs et l’objet : il s’agit pour les gouvernans « de recueillir toutes les forces morales du pays, de s’unir les uns aux autres pour combattre et terrasser l’ennemi commun, » le parti antisocial, a qui, victorieux, ne ferait grâce à personne, » ni à l’Université ni à l’Église. En conséquence, l’Université renonce à son monopole : l’État n’est plus l’unique entrepreneur de l’instruction publique ; les écoles tenues par des particuliers ou des associations enseigneront à leur guise, non à la sienne ; il n’y inspectera plus « l’enseignement, » mais seulement « la moralité, l’hygiène et la salubrité[27] ; » elles seront exemptes de sa juridiction et affranchies de ses taxes. Partant, ses établissemens et les établissemens libres seront les uns pour les autres, non plus des adversaires dangereux, mais des « coopérateurs utiles ; » ils se devront et se donneront « de bons avis et de bons exemples ; » aux uns et aux autres, « il portera un intérêt égal ; » désormais son Université « ne sera qu’une institution entretenue par lui pour stimuler la concurrence, pour lui faire porter tous ses fruits, » et, à cet effet, il s’entend avec son principal concurrent, avec l’Église.

Mais, dans cette coalition des deux pouvoirs, c’est l’Église qui se fait la meilleure part, prend l’ascendant, donne la direction. Car, non-seulement elle profite de la liberté décrétée et en profite presque seule, pour fonder en vingt ans près de cent collèges ecclésiastiques, et pour placer partout des frères ignorantins dans les écoles primaires ; mais encore, en vertu de la loi[28], elle met dans le conseil supérieur de l’Université quatre évêques ou archevêques ; en vertu de la loi, elle met dans chaque conseil académique et départemental l’évêque diocésain avec un ecclésiastique désigné par lui ; d’ailleurs, par son crédit auprès du gouvernement central, elle jouit de toutes les complaisances administratives. Bref, d’en haut et de près, elle conduit, réprime, régente l’Université laïque, et, de 18/19 à 1859, la domination et l’ingérence ecclésiastiques, les tracasseries, la compression, les destitutions[29], les disgrâces, renouvellent le régime qui, de 1821 à 1828, a déjà sévi. Comme sous la Restauration, l’Église a mis sa main dans celle de l’État pour manœuvrer de concert avec lui la machine scolaire ; mais, comme sous la Restauration, elle s’est réservé la (1) haute main, et, bien plus que lui, c’est elle qui manœuvre. En somme, sous le nom, l’affiche et la proclamation théorique de la liberté pour tous, le monopole universitaire se reconstitue, sinon de droit, du moins de fait, et en faveur de l’Église.

Vers 1859 et après la guerre d’Italie, à propos du pape et du pouvoir temporel, les deux mains jointes se desserrent, puis se séparent ; leur association se défait, les deux intérêts ne sont plus d’accord, et deux mots naissent, l’un et l’autre prédestinés à une grande fortune : d’un côté apparaît l’intérêt « laïque, » de l’autre côté, l’intérêt « clérical ; » désormais le gouvernement ne subordonne plus le premier au second, et, sous le ministère de M. Duruy, la direction de l’Université redevient franchement laïque. Par suite, en gros et dans ses grandes lignes, le régime total de l’enseignement va jusqu’en 1876 ressembler à celui de juillet ; pendant seize ans, faute de mieux, les deux grands pouvoirs enseignans, le spirituel et le temporel, vont se supporter l’un l’autre et opérer chacun à part, chez soi et à sa façon ; seulement, l’Église, chez elle, n’exerce plus par tolérance et permission gracieuse de l’Université, mais par abolition légale du vieux monopole et en vertu d’un droit écrit. Le tout compose un régime passable, moins oppressif que les précédens ; à tout le moins, les deux millions de catholiques pratiquans qui considèrent l’incrédulité comme un malheur extrême, les pères et les mères qui subordonnent l’instruction à l’éducation[30], et veulent avant tout préserver la foi de leurs enfans jusqu’à l’âge adulte, trouvent maintenant dans les établissemens ecclésiastiques des serres bien aménagées, soigneusement calfeutrées contre les courans d’air moderne. Un besoin urgent de premier ordre[31], légitime, vivement senti par beaucoup d’hommes et surtout par beaucoup de femmes, a reçu satisfaction ; les autres parens, qui n’éprouvent pas ce besoin, mettent leurs enfans au lycée ; en 1865, dans les petits séminaires et autres établissemens ecclésiastiques, il y a 54,000 élèves, dans les lycées et collèges de l’État, 64,000[32], et les deux clientèles se balancent.

Mais cela même est un danger. Car, naturellement, l’État enseignant constate avec regret que sa clientèle diminue ; il ne voit pas de bon œil le rival qui lui prend tant d’élèves. Naturellement aussi, en cas de lutte électorale, l’Église favorise le parti qui la favorise le plus, ce qui l’expose à des rancunes, et, en cas de défaite politique, à des hostilités. Or, il y a des chances pour qu’en ce cas les gouvernans hostiles s’appliquent à la frapper à l’endroit sensible, à l’endroit de l’enseignement, qu’ils répugnent à la liberté et même à la tolérance, qu’ils prennent en main la machine scolaire de Napoléon pour la restaurer de leur mieux, pour l’agrandir, pour lui faire rendre, à leur profit et contre l’Église, tout ce qu’elle comporte d’effet, pour en user de toute leur force d’après les principes et les intentions de la Convention et du Directoire. Ainsi, la transaction acceptée par l’Église et par l’État n’est qu’une trêve provisoire ; demain, elle sera rompue : le fatal préjugé français qui érige l’État en éducateur de la nation est toujours là ; après une détente partielle et courte, il va retrouver son ascendant et recommencer ses ravages. — Et d’autre part, même sous ce régime, plus libéral que le précédent, la liberté effective est très restreinte ; au lieu d’un monopole, il y en a deux. Entre les deux genres d’établissemens, l’un, laïque, qui ressemble à une caserne, l’autre, ecclésiastique, qui ressemble à un séminaire ou à un couvent, les parens ont le choix, rien de plus. Ordinairement, lorsqu’ils préfèrent l’un, ce n’est point parce qu’ils le jugent bon, mais parce que, dans leur opinion, l’autre est pire, et il n’y en a point un troisième à leur portée, construit sur un type différent, ayant son esprit indépendant et particulier, capable de se conformer à leurs goûts et de s’accommoder à leurs besoins.

Dans les premières années du siècle, il y en avait, et par milliers, écoles secondaires de toute espèce et de tout degré, partout naissantes ou renaissantes, spontanées, locales, suscitées par l’entente des parens et des maîtres, par suite, subordonnées à cette entente, diverses, flexibles, soumises à la loi de l’offre et de la demande, concurrentes, chacune d’elles attentive à conserver sa clientèle, chacune d’elles forcée, comme toute autre entreprise privée, d’ajuster son œuvre aux convenances et aux facultés de ses cliens. Très probablement, si on les eût laissées vivre, si le législateur nouveau n’avait pas été hostile, et par principe, aux corps permanens, aux fondations, à la mainmorte, si, par l’intervention jalouse de son Conseil d’État et par les prélèvemens énormes de son fisc, le gouvernement n’avait pas découragé les associations libres et les libres donations qu’elles peuvent mériter, les meilleures de ces écoles secondaires auraient survécu ; celles qui auraient su s’adapter au milieu ambiant auraient été les plus viables ; selon une loi bien connue, elles auraient prospéré en divergeant, chacune en son sens et dans sa voie. — Or, à cette date, après les abatis de la Révolution, toutes les voies pédagogiques étaient ouvertes, et, à l’entrée de chacune d’elles, on voyait des coureurs prêts, non-seulement des laïques, mais encore des ecclésiastiques indépendans, gallicans libéraux, jansénistes survivans, prêtres constitutionnels, moines éclairés, quelques-uns philosophes et demi-laïques d’esprit ou même de cœur, ayant en main les manuels de Port-Royal, le Traité des études de Rollin, le Cours d’études de Condillac, les méthodes d’enseignement les mieux éprouvées et les plus fécondes, toutes les traditions du XVIIe siècle depuis Arnauld et Lancelot, toutes les nouveautés du XVIIIe siècle depuis Locke et Jean-Jacques Rousseau, tous éveillés ou réveillés par le cri du besoin public et par l’occasion unique, avides de faire et de bien faire. En province[33]comme à Paris, on cherchait, on essayait, on tâtonnait ; il y avait de la place et des stimulans pour l’invention originale, sporadique et multiple, pour des écoles proportionnées et appropriées aux besoins différens et changeans, latines, mathématiques, ou mixtes, les unes de science théorique, les autres d’apprentissage pratique, celles-ci commerciales, celles-là industrielles, depuis le plus bas terre-à-terre de la préparation technique et rapide, jusqu’aux plus hautes cimes de l’étude spéculative et prolongée.

Sur ce monde scolaire en voie de formation, Napoléon a plaqué son uniformité, l’appareil rigide de son université, son cadre unique, étroit, inflexible, appliqué d’en haut, et l’on a vu par quelles contraintes, avec quelle insistance, quelle convergence de moyens, quelles interdictions, quelles taxes, quelle application du monopole universitaire, quelle hostilité systématique contre les établissemens privés. — Dans les villes, et par force, ils deviennent des succursales du lycée et en répètent les classes : c’est ainsi que Sainte-Barbe à Paris peut subsister, et, jusqu’à l’abolition du monopole, les principaux établissemens de Paris, Massin, Jauffrey, Bellaguet, n’ont vécu qu’à cette condition, à la condition d’être des auxiliaires, des subordonnés, des aubergistes pour les lycées d’externes ; tel est encore le cas aujourd’hui pour Bossuet et Gerson. En fait d’éducation et d’enseignement, ce qu’une institution si réduite peut conserver d’originalité et de vertu pédagogique est bien peu de chose. — A la campagne, les oratoriens qui ont racheté Juilly sont obligés[34], pour fonder une maison libre et durable « d’éducation chrétienne et nationale, » de tourner la loi civile qui interdit les fidéicommis, de se constituer en « société tontinière, » de présenter leur entreprise désintéressée comme l’exploitation industrielle et commerciale d’un pensionnat lucratif et achalandé. Encore aujourd’hui, c’est par des fictions analogues que des entreprises analogues[35]parviennent à se fonder et à subsister.

Naturellement, sous ce régime préventif, les établissemens privés ont de la peine à naître ; ensuite, englobés, mutilés, étranglés, ils n’ont pas moins de peine à vivre, dégénèrent, dépérissent et succombent un à un. Pourtant, en 1815, sans compter les 41 petits séminaires avec leurs 5,000 élèves, il restait encore 1,255 maisons particulières, instruisant 39,000 écoliers, en face des 36 lycées et des 368 collèges communaux, qui ensemble n’avaient que 37,000 élèves. De ces 1,255 maisons privées, il n’en subsiste plus que 825 en 1854, 622 en 1865, 494 en 1876, enfin, en 1887, 302 avec 20,174 élèves ; en revanche, en 1887, les établissemens de l’État en ont 89,000, et ceux de l’Église 73,000. C’est surtout à partir de 1850 que la décadence des institutions laïques et privées se précipite : en effet, au lieu d’un concurrent, elles en ont deux, le second aussi formidable que le premier, l’un et l’autre pourvus d’un crédit illimité, maîtres de capitaux immenses, et résolus à dépenser sans compter, d’une part l’État qui prend ses millions dans la poche des contribuables, d’autre part l’Eglise qui puise ses millions dans la bourse des fidèles : entre des individus isolés et ces deux grandes puissances organisées qui donnent l’instruction au rabais ou gratis, la lutte est trop inégale[36]. — Tel est l’effet actuel et final du premier monopole napoléonien : l’entreprise de l’État a, par contre-coup, suscité l’entreprise du clergé ; à elles deux maintenant, elles achèvent de ruiner les autres, particulières, diverses, indépendantes, qui, n’ayant d’autre support que l’approbation des familles, n’ont d’autre objet que le contentement des familles. Au contraire, à côté de cet objet, les deux survivantes en ont un autre, chacune le sien, objet supérieur endoctrinai, qui lui est assigné par son intérêt propre et par l’antagonisme de l’intérêt contraire ; c’est en vue de cet objet, en vue d’un but politique ou religieux, que chacune d’elles dirige chez elle l’éducation et l’enseignement ; comme Napoléon, elle inculque ou insinue aux jeunes gens ses opinions sociales et morales, lesquelles sont tranchées et deviennent tranchantes. Or la majorité des parens, qui préfère la paix à la guerre, souhaite à ses enfans des opinions moyennes, non belliqueuses ; elle voudrait qu’on fit d’eux des adolescens instruits et respectueux, capables et sociables, rien de plus ; mais aucune des deux institutions rivales ne s’en tient là ; chacune d’elles opère au-delà et à côté[37], et, quand le père, à la fin de juillet, vient reprendre son fils au collège ecclésiastique ou au lycée laïque, il court risque de trouver, dans le jeune homme de dix-sept ans, les préjugés militans, les conclusions hâtives et violentes, la raideur intransigeante d’un « laïcisant » ou d’un « clérical. »


III

Cependant, les vices internes du système primitif ont persisté, entre autres, l’un des pires, l’internat sous une discipline de caserne ou de couvent, et l’Université, par sa primauté et son ascendant, par son contact et sa contagion, l’a communiqué, d’abord à ses subordonnés, ensuite à ses rivales. — En 1887[38], dans les lycées et collèges de l’État, sur 90,000 élèves, il y avait plus de 39,000 internes, et, dans les établissemens ecclésiastiques, c’était pis : sur les 50,000 élèves, on y comptait plus de 27,000 internes, auxquels il faut ajouter les 23,000 élèves des petits séminaires proprement dits, presque tous pensionnaires ; sur un total de 163,000 élèves, voilà 89,000 internes. Ainsi, pour recevoir l’instruction secondaire, plus de la moitié de la jeunesse française subit l’internat, ecclésiastique ou laïque. Cela est propre à la France, et cela tient à la façon dont Napoléon, en 1806, accapara et pervertit l’entreprise scolaire.

Avant 1789, en France, cette entreprise, quoique déjà bien entravée et gênée par l’intervention de l’État et de l’Église, n’était point faussée dans son principe, ni violentée dans son essence ; aujourd’hui encore, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, elle vit et se développe conformément à sa nature. On admet qu’elle est une entreprise privée[39], l’œuvre collective et spontanée de plusieurs particuliers volontairement associés, anciens fondateurs, bienfaiteurs actuels et futurs, maîtres et parens et même écoliers[40], chacun à sa place et dans son office, sous un statut et d’après une tradition, de manière à subsister indéfiniment par elle-même, pour fournir comme une compagnie de gaz et d’éclairage, sous sa propre responsabilité, à ses frais et à ses risques, un objet de consommation à des consommateurs ; en d’autres termes, l’entreprise scolaire doit, comme l’autre, faire agréer à des besoins sentis la satisfaction qu’elle leur offre. — Naturellement, elle s’adapte à ces besoins ; ses gérans et participans font le nécessaire. Libres de leurs mains, groupés autour du même but par un intérêt majeur, commun et sensible, solidaires entre eux et véritables sociétaires, non-seulement de fait, mais aussi de cœur, attachés sur place à l’entreprise locale, et résidens à demeure pendant beaucoup d’années, quelquefois même pendant toute leur vie, ils s’ingénient pour ne pas heurter les répugnances profondes des adolescens et des familles ; à cet effet, ils s’arrangent entre eux et avec les parens[41]. — Voilà pourquoi, hors de France, l’internat français, si artificiel, si forcé, si exagéré, est presque inconnu. En Allemagne, dans les gymnases qui correspondent à nos lycées, c’est à peine si, sur cent élèves, dix sont pensionnaires, logés et nourris dans le gymnase ; les autres, même quand leurs parens n’habitent point à portée, restent externes, hôtes privés d’une famille qui se charge d’eux, souvent à très bas prix, et remplace pour eux la famille absente. Il n’y a d’internes que dans quelques gymnases comme Pforta, et en vertu d’une vieille fondation ; mais, en vertu de la même fondation, leur nombre est limité ; ils dînent, par groupes de huit ou dix[42], à la table des professeurs logés comme eux dans l’établissement, et ils ont, pour s’ébattre, un vaste domaine, bois, champs et prairies. — De même en Angleterre, à Harrow, Eton et Rugby ; là, chaque professeur est maître de pension ; 10, 20, 30 élèves habitent sous son toit, et mangent à sa table ou à une table présidée par une dame de la maison. Ainsi, de la famille à l’école, sans chute douloureuse ni contraste brusque, l’adolescent reste sous le régime qui convient à son âge, et qui est la vie domestique, continuée, mais élargie.

Tout au rebours et contrairement au véritable esprit de l’institution scolaire, le collège ou lycée français est, depuis quatre-vingts ans, une entreprise de l’État, le prolongement local d’une œuvre centrale, un des cent rameaux de la grosse tige universitaire, sans racines propres, et son personnel dirigeant ou enseignant se compose de fonctionnaires, pareils aux autres, c’est-à-dire mobiles[43], instables et préoccupés de l’avancement, ayant, pour principal motif de bien faire, l’espoir de monter en grade et d’être promus ailleurs, par suite, et d’avance, presque détachés de l’établissement où ils exercent, outre cela, conduits, poussés et réprimés d’en haut, enfermés chacun dans son compartiment spécial et dans sa besogne restreinte, le proviseur cantonné dans son administration et le professeur dans sa classe, avec défense expresse d’en sortir, aucun professeur, « sous aucun prétexte, ne pouvant recevoir dans sa maison, comme externes ou internes, plus de deux élèves[44], » aucune femme ne pouvant loger dans l’intérieur du lycée ou collège, tous, proviseur, censeur, économe, aumônier, maîtres et sous-maîtres, juxtaposés comme des rouages engrenés ensemble par art et par force, sans concorde intime, sans lien moral, sans intérêt collectif, belle et savante machine, qui, à l’ordinaire, fonctionne correctement et sans accrocs, mais qui n’a point d’âme, parce que, pour avoir une âme, il faut d’abord être un corps vivant. En sa qualité de machine construite à Paris sur un type unique et superposée aux gens et aux choses depuis Perpignan jusqu’à Douai et depuis La Rochelle jusqu’à Besançon, elle ne s’accommode pas aux convenances de son public, elle soumet son public aux exigences, à la rigidité, à l’uniformité de son jeu et de sa structure. Or, comme elle n’agit que mécaniquement, par pression extérieure, la matière humaine, sur laquelle elle opère, doit être passive, composée, non de personnes diverses, mais d’unités toutes semblables : les élèves ne peuvent être pour elle que des numéros et des noms. — De là, nos internats, ces grosses boîtes de pierre dressées et isolées dans chaque grande ville, ces lycées aménagés pour trois cents, quatre cents et jusqu’à huit cents pensionnaires, dortoirs et réfectoires immenses, cours de récréation fourmillantes, salles d’étude et de classe encombrées, et, pendant huit ou dix ans, pour la moitié de nos enfans et adolescens, un régime à part, antisocial et antinaturel, la clôture exacte, nulle sortie, sauf pour marcher deux à deux en file sous les yeux du sous-maître qui maintient l’ordre dans les rangs, la promiscuité et la vie en commun, la régularité minutieuse et stricte, sous une discipline égalitaire et sous une contrainte incessante, pour manger, dormir, étudier, jouer, se promener, et le reste, bref, le communisme.

De l’Université, ce régime s’est propagé chez ses rivales. Aussi bien, c’est elle qui, conférant les grades et faisant passer les examens, dresse et surcharge tous les programmes scolaires : par suite, elle provoque chez autrui ce qu’elle pratique chez elle, l’entraînement de la jeunesse, l’éducation factice dans une serre close et surchauffée. D’autre part, l’internat est, pour les entrepreneurs, moins onéreux que l’externat[45], et, dans toute maison, plus les pensionnaires sont nombreux, plus les frais généraux se réduisent ; ainsi, pour subsister en face des établissemens universitaires, il faut des internats et des internats très peuplés. A cela les établissemens ecclésiastiques se résignent volontiers ; même, ils y sont enclins ; ce sont les jésuites qui les premiers, sous l’ancienne monarchie, ont introduit les pensionnats très fermés et très remplis. Par essence, l’Église catholique est, comme l’État français, une institution romaine, encore plus exclusive et plus gouvernante, résolue à saisir, tenir, régir et régenter tout l’homme, et, au préalable, tout l’enfant, tête et cœur, opinions et impressions, afin d’imprimer en lui à demeure la forme définitive et salutaire qui est pour lui la première condition du salut. En conséquence, dans la cage ecclésiastique, la clôture est encore plus stricte que dans la cage laïque : si les barreaux y sont moins gros et moins rudes, le grillage, plus souple et plus fin, est plus enveloppant, plus serré et mieux entretenu ; on ne souffre pas qu’il s’y fasse des trous, ni que des mailles s’y relâchent ; contre les interventions du monde et de la famille, contre les écarts et les sursauts de l’initiative individuelle, les précautions sont innombrables et font un réseau double ou même triple. Car, à la discipline scolaire, s’ajoute la discipline religieuse, non moins imposée, aussi rigide et plus continue, exercices quotidiens de piété, pratiques ordinaires et cérémonies extraordinaires, direction spirituelle, influence du confessionnal, exemple et tenue de tout un personnel rallié autour de la même œuvre par la même foi. Plus un milieu est fermé, plus son action est forte : les chances sont pour que celle-ci soit décisive sur l’enfant séquestré, abrité, élevé sous cloche, pour que son intelligence, sa croyance et sa pensée, soigneusement cultivées, émondées et toujours dirigées, reproduisent exactement le modèle voulu. — C’est pourquoi, en 1876, sur les 46,000 élèves des 309 établissemens ecclésiastiques d’instruction secondaire, 33,000 étaient internes[46], et les autorités catholiques admettent que, dans les 86 petits séminaires, il ne faut point d’externes, point de futurs laïques. Pour les 23,000 élèves des petits séminaires et pour les 10,000 élèves des grands séminaires, ce parti-pris est peut-être raisonnable ; il est peut-être raisonnable aussi pour les futurs officiers que l’État forme à La Flèche, Saint-Cyr, Saumur et sur le Borda. Futurs militaires ou futurs prêtres, leur éducation les prépare à leur vie ; ce qu’ils seront, adultes, ils le sont déjà, adolescens et enfans ; l’internat, sous une discipline de couvent ou de caserne, les qualifie d’avance pour leur profession ; puisqu’ils doivent en avoir l’esprit, il faut qu’ils en contractent les habitudes ; ayant pris le pli de leur métier, ils en accepteront plus aisément les contraintes, et d’autant mieux que les contraintes seront moindres pour le jeune officier au régiment que tout à l’heure à Saint-Cyr, pour le jeune desservant dans sa paroisse rurale que tout à l’heure au grand séminaire. — Tout au rebours pour les 75,000 autres internes des établissemens publics ou privés, ecclésiastiques ou laïques, pour les futurs ingénieurs, médecins, architectes, notaires, avoués, avocats et autres gens de loi, fonctionnaires, propriétaires, chefs ou sous-chefs dans l’industrie, l’agriculture et le commerce ; car l’internat est justement le contraire de l’éducation requise pour une carrière laïque et civile. De cet internat prolongé, ils emportent une provision suffisante de latin ou de mathématiques ; mais deux acquisitions capitales leur manquent : ils ont été privés des deux expériences indispensables ; au moment d’entrer dans le monde, l’adolescent en ignore les deux personnages principaux, l’homme et la femme, tels qu’ils sont et qu’il va les rencontrer dans le monde. Il n’en a point l’idée, ou plutôt il n’en a qu’une idée préconçue, arbitraire et fausse.

Il n’a point dîné, à l’ordinaire, auprès d’une dame, maîtresse de maison, en présence de ses filles et parfois d’autres dames ; le son de leurs voix, leur attitude à table, leur toilette, leur réserve plus grande, les égards dont on les entoure, la politesse ambiante, n’ont point tracé dans son imagination les premiers linéamens d’une notion exacte ; par suite, à l’endroit du ton qu’on doit prendre avec elles, il y a chez lui une lacune ; il ne sait pas leur parler, il est gêné dans leur compagnie, elles sont pour lui des êtres étranges, nouveaux, d’une espèce inconnue. — Pareillement, à table et le soir, il n’a point entendu des hommes faits causer : il n’a point recueilli les mille petites informations qu’un jeune esprit, en train de croître, puise dans la conversation générale. Sur les carrières et la concurrence, sur les affaires, l’argent, le ménage et le budget domestique, sur la dépense qui doit toujours être équilibrée par la recette, sur la recette qui presque toujours est le prix courant d’un travail accepté et d’un assujettissement subi, sur les intérêts puissans, pressans, personnels qui tout à l’heure vont se prendre au collet, et peut-être à la gorge, sur l’effort continu, le calcul incessant, le combat quotidien qui, dans la société moderne, composent la vie d’un homme ordinaire, on lui a ôté les moyens de s’instruire, le contact des hommes vivans et divers, les images que la sensation de ses yeux et de ses oreilles aurait imprimées dans sa cervelle. Ces images sont les seuls matériaux d’une conception correcte et saine ; par elles, spontanément et graduellement, sans trop de déceptions ni de heurts, il se serait figuré la vie sociale, telle qu’elle est, ses conditions, ses difficultés et ses chances : il n’en a pas le sentiment, ni même le pressentiment. En toute affaire, ce que nous appelons le bon sens n’est jamais qu’un résumé involontaire et latent, le dépôt persistant, solide et salutaire qui se fait en nous après beaucoup d’impressions directes ; à l’endroit de la vie sociale, on l’a privé de ces impressions directes, et le précieux dépôt n’a pu se former en lui. — Avec ses professeurs, il n’a presque jamais conversé ; quand ils l’ont entretenu, c’était de choses impersonnelles et abstraites, langues, littératures et mathématiques. Avec ses maîtres d’étude, il n’a guère parlé, sauf pour contester une injonction ou gronder tout haut contre une réprimande. De causeries véritables, avec acquisitions et mutuel échange, il n’en a point eu, sauf avec des camarades : si, comme lui, ils sont tous internes, ils n’ont pu se communiquer que leurs ignorances ; si le pensionnat admet en outre des externes, ceux-ci, contrebandiers actifs ou commissionnaires complaisans, importent et colportent dans la maison les livres prohibés, les journaux scandaleux, les vilenies, les provocations et tout le mauvais air de la rue. — Or, sous ces excitations ou dans ce vide, aux approches de la puberté et de la délivrance, les têtes des captifs travaillent, et nous savons dans quel sens[47], avec quels contresens, à quelle distance de la vérité observable et positive, comment ils se figurent la société, l’homme et la femme, sous quels traits simples et grossiers, avec quelle insuffisance, quelle présomption, quels appétits de serfs libérés et de jeunes barbares, comment, à l’endroit des femmes, leur rêve précoce et trouble devient vite brutal et cynique[48], comment, à l’endroit des hommes, leur pensée sans lest et précipitée devient aisément chimérique et révolutionnaire[49]. La pente est raide du mauvais côté, et, pour enrayer, pour remonter la pente, il faut que le jeune homme, prenant en main la conduite de sa propre vie, sache vouloir par lui-même et persévérer dans sa volonté.

Mais une faculté ne se développe que par l’exercice, et justement l’internat français est l’engin le plus efficace pour empêcher celle-ci de s’exercer. — Depuis le premier jusqu’au dernier jour de son internat, l’adolescent n’a point eu à délibérer, choisir et décider l’emploi d’aucune heure de ses journées scolaires ; sauf pour flâner à l’étude et ne pas écouter en classe, il n’a pu faire usage de sa volonté. Presque tous ses actes, en particulier les extérieurs, attitudes, postures, immobilité, silence, défilé, marche en rangs, lui ont été commandés. Il a vécu comme un cheval attelé, entre les deux brancards de sa charrette ; elle-même, cette charrette, engagée par ses deux roues, ne pouvait sortir des ornières rectilignes qu’on lui avait creusées et frayées tout le long du chemin ; impossible au cheval de s’écarter. Au reste, chaque matin, à la même heure, on l’attelait, et, chaque soir, à la même heure, on le dételait ; chaque jour, à d’autres heures, on le faisait reposer, on lui donnait sa ration d’avoine et de loin. Il n’a jamais eu besoin de s’en préoccuper, ni de regarder en avant ou par côté ; d’un bout à l’autre de l’année, il n’a eu qu’à tirer, d’après les avertissemens de la bride ou les encouragemens du fouet, et ses principaux ressorts d’action n’ont été que de deux espèces : d’une part, ces avertissemens et encouragemens plus ou moins durs, d’autre part, son indocilité, sa paresse et sa fatigue plus ou moins grandes ; entre les deux, il pouvait opter. Pendant huit ou dix ans, son initiative a été réduite à cela : nul autre emploi de son libre arbitre : ainsi l’éducation de son libre arbitre est rudimentaire ou nulle.

Là-dessus, notre système suppose qu’elle est faite et parfaite ; nous jetons au jeune homme la bride sur le cou ; nous lui remettons le gouvernement de lui-même. Nous admettons que, par une grâce extraordinaire, l’écolier est tout d’un coup devenu un homme, qu’il est capable de se donner des consignes et de les suivre, qu’il s’est habitué à peser d’avance les conséquences prochaines et lointaines de ses actes, à se les imputer, à s’en croire responsable, que sa conscience, subitement maîtresse, et sa raison, subitement adulte, vont marcher droit à travers les séductions et se redresser vite après les défaillances. En conséquence, on le lâche, avec une pension, dans une grande ville ; il s’inscrit à la Faculté, et devient un étudiant, parmi dix mille autres, sur le pavé de Paris. — Or, en France, aucune police universitaire n’intervient, comme à Bonn et Gœttingue, à Oxford et Cambridge, pour surveiller sa conduite et réprimer ses écarts, à domicile et dans les lieux publics : à l’École de médecine, de droit, de pharmacie, des beaux-arts, des chartes, des langues orientales, à la Sorbonne, à l’École centrale, son émancipation est totale et brusque. Quand il sort de l’éducation secondaire pour entrer dans l’éducation supérieure, il ne passe pas, comme en Angleterre et en Allemagne, d’une liberté restreinte à une liberté moins restreinte, mais d’une discipline claustrale à l’indépendance complète. En chambre garnie, dans la promiscuité et l’incognito d’un hôtel banal, à peine échappé du collège, le novice de vingt ans trouve autour de lui les innombrables tentations de la rue, l’estaminet, les brasseries, les bals publics, les publications obscènes, les camaraderies de rencontre, les liaisons de bas étage ; contre tout cela, son éducation antérieure l’a désarmé ; au lieu de constituer en lui la force morale, le long et strict internat a maintenu en lui la débilité morale. Il cède à l’occasion, à l’exemple : il suit le courant, il flotte au hasard, il se laisse aller. A l’endroit de l’hygiène, en matière d’argent, du côté du sexe, ses sottises et ses folies, grandes ou petites, sont presque inévitables, et sa chance est moyenne si, pendant ses trois, quatre ou cinq années de licence plénière, il ne se gâte qu’à demi.


H. TAINE.

  1. Voyez la Revue du 15 mai et du 1er juin.
  2. Ordonnance du 4 octobre 1814.
  3. Liard, l’Enseignement supérieur pendant la Restauration. (Revue des Deux Mondes, numéro du 15 février 1892.) Arrêté du 8 avril 1814.
  4. Ordonnance du 17 avril 1815 (pour supprimer la rétribution universitaire et pour segmenter l’Université unique en dix-sept universités régionales). Cette ordonnance, qui date des derniers jours de la première Restauration, est rapportée dès les premiers jours de la seconde Restauration (15 août 1815).
  5. Le Régime moderne, I, 391.
  6. Basset, censeur des études au collège Charlemagne, Coup d’œil général sur l’Éducation et l’Instruction publique en France (1816), p. 21. (État de l’Université en 1815.)
  7. Ordonnance du 21 février 1821, article 13, et Rapport de M. de Corbières : « La jeunesse réclame une direction religieuse et morale… La direction religieuse appartient de droit aux premiers pasteurs : il convient de réclamer d’eux pour ces établissemens (les collèges de l’Université) une surveillance continuelle, et de les appeler légalement à provoquer toutes le » mesures qu’ils croiront nécessaires. »
  8. Liard, ibid., p. 840 ; discours de Benjamin Constant à la chambre des députés, 18 mai 1827.
  9. Ordonnances du 21 novembre 1822, article 1er, et du 2 février 1823, article 11.
  10. Ordonnances du 6 septembre 1822, et du 21 février 1821, titre VI, avec rapport de M. de Corbières.
  11. Liard, ibid., p. 840. (Circulaire adressée aux recteurs par Mgr de Freyssinous aussitôt après son installation) : — « En appelant à la tête de l’instruction publique un homme revêtu d’un caractère sacré, Sa Majesté a fait assez connaître à la France entière combien elle désire que la jeunesse de son royaume soit élevée dans des sentimens monarchiques et religieux… Celui qui aurait le malheur de vivre sans religion, ou de ne pas être dévoué à la famille régnante, devrait bien sentir qu’il lui manque quelque chose pour être un digne instituteur de la jeunesse. Il est à plaindre, et même il est coupable. » — Ambroise Rendu, par Eugène Rendu, p. 111. (Circulaire aux recteurs en 1817) : — « Faites connaître à MM. les évêques et à tous les ecclésiastiques que, dans l’œuvre de l’éducation, vous n’êtes que des auxiliaires, et que l’objet de l’instruction primaire est surtout de fortifier l’instruction religieuse. »
  12. De Riancey, Histoire de l’Instruction publique, II, 312. (A propos des cours de MM. Guizot et Cousin, suspendus par Mgr de Freyssinous) : « Il ne croyait pas qu’un protestant et un philosophe pussent traiter avec impartialité les questions les plus délicates de l’histoire et de la science, et, par une conséquence fatale du monopole, il se trouvait placé entre sa conscience et la loi. En cette occasion, il sacrifia la loi. »
  13. Liard, ibid., p. 837. A partir de 1820, « c’est une série de mesures qui, peu à peu, rendent à l’Université sa constitution primitive et finissent même par l’incorporer au pouvoir plus étroitement que sous l’Empire. »
  14. Le Régime moderne, I, p. 232 et 254.
  15. Maggiolo, les Écoles en Lorraine. (Détails sur plusieurs écoles communales), 3e partie, p. 9 à 50. — Cf. Jourdain, le Budget de l’Instruction publique, 1857, passim. (Subvention de l’État pour l’instruction primaire, en 1829, 100,000 francs ; en 1832, 1 million ; en 1847, 2,400,000 francs ; — pour l’instruction secondaire, en 1830, 920,000 francs ; en 1848, 1,500,000 francs ; en 1854, 1,549,241 francs. (Ce sont les villes qui entretiennent à leurs frais leurs collèges communaux.) — Liard, Universités et Facultés, p. 11. En 1829, le budget des Facultés n’atteint pas 1 million ; en 1848, il est de 2,876,000 francs.
  16. Loi du 11 florial an X, article 4. — Rapport sur la statistique comparée de l’enseignement primaire, 1880, t. II, p. 133 : — « 31 pour 100 des élèves des écoles publiques étaient admis gratuitement en 1837 ; 57 pour 100 l’ont été en 1876-77. Les congréganistes admettent environ 2/3 de leurs élèves gratuitement et 1/3 avec rétribution. »
  17. Cf. Jourdain, ibid., p. 22, 143, 161.
  18. Cf. Jourdain, ibid., p. 287. (Dans les chiffres ci-dessus, on a compris, avec le traitement fixe, les droits d’examen, qui sont le casuel.) En 1850, le traitement fixe des professeurs à la Faculté de médecine de Paris est réduit de 7,000 à 6,000 francs. En 1849, le maximum du traitement total pour les professeurs à la Faculté de droit de Paris est limité à 12,000 francs.
  19. Entre autres biographies, lire Ambroise Rendu, par Eugène Rendu.
  20. Rapport sur la statistique comparée de l’enseignement primaire, 1880, t. II, p. 8, 110, 206. — Loi du 15 mars 1850, Exposé des motifs, par M. Beugnot.
  21. Revue des Deux Mondes, numéro du 15 août 1869, p. 909 et 911 (article de M. Bousier).
  22. Arrêté du 9 novembre 1818. (Jusqu’en 1850 et au-delà, l’Université arrangeait son enseignement pour ne pas entrer en conflit avec le clergé sur les terrains contestés de l’histoire ; par exemple, l’histoire ancienne finissait en quatrième avec Auguste et recommençait en troisième avec l’invasion des Barbares ; on évitait ainsi les quatre siècles intermédiaires, la naissance et la formation du christianisme. Par la même raison, l’histoire moderne s’arrêtait en 1789.)
  23. M. Guizot, Mémoires, t. II.
  24. Un grand personnage universitaire, homme politique et homme du monde, me disait en 1850 : « La pédagogie n’existe pas : il n’y a que des procédés personnels que chacun découvre lui-même pour lui-même, et des phrases éloquentes qu’on débite en public. » — Bréal, Quelques mots sur l’instruction publique (1872), p. 300. « La France produit plus de livres sur la sériciculture que sur la direction des collèges : les règlemens et quelques ouvrages déjà anciens nous suffisent. »
  25. L’Église et l’État sous la monarchie de juillet, par Thureau-Dangin, 481 à 483.
  26. Loi du 15 mars 1850 (Rapport de M. Beugnot).
  27. Loi du 15 mars 1850, article 21.
  28. Ibid., chap. I, art. 1.
  29. Ambroise Rendu et l’Université de France, par E. Rendu, p. 128 (janvier 1850) Pouvoir discrétionnaire donné aux préfets pour frapper, parmi les instituteurs primaires, « les fauteurs de socialisme. » — Six cent onze instituteurs révoqués. — Dans l’enseignement secondaire et dans l’enseignement supérieur, la répression et l’oppression ne furent pas moindres.
  30. De Riancey, ibid., 11, 476. (Paroles de M. Saint-Marc Girardin.) « Nous instruisons, nous n’élevons pas ; nous cultivons et développons l’esprit, non le cœur. » — Témoignages analogues de M. Dubois, directeur de l’École normale, et de M. Guizot, ministre de l’instruction publique. « L’éducation n’est pas au niveau de l’instruction. » (Exposé des motifs de la loi de 1836.)
  31. De Riancey, ibid., II, 401, 475. — Thureau-Dangin, ibid., 145 et 146. — (Paroles d’un catholique fervent, M. de Montalembert, dans le procès de l’École libre, 29 septembre 1831.) « C’est le cœur encore navré de ces souvenirs (personnels) que je déclare ici que, si j’étais père, j’aimerais mieux voir mes enfans croupir toute leur vie dans l’ignorance et l’oisiveté que de les exposer à l’horrible chance que j’ai courue moi-même, d’acheter un peu de science au prix de la foi de leur père, au prix de tout ce qu’il y avait de pureté et fraîcheur dans leur âme, d’honneur et de vertu dans leur cœur. » — (Témoignage d’un protestant zélé, M. de Gasparin.) « L’éducation religieuse n’existe réellement pas dans les collèges. Je me rappelle avec terreur ce que j’étais au sortir de cette éducation nationale. Étions-nous de bien excellons citoyens ? Je l’ignore. Mais assurément nous n’étions pas des chrétiens. » — (Témoignage d’un libre penseur, Sainte-Beuve.) — « En masse, les professeurs de l’Université, sans être hostiles à la religion, ne sont pas religieux. Les élèves le sentent, et, de toute cette atmosphère, ils sortent, non pas nourris d’irréligion, mais indifférens… On ne sort guère chrétien des écoles de l’Université. »
  32. Boissier, ibid., p. 711.
  33. Dans ma jeunesse, j’ai pu causer avec des témoins du Consulat ; ils portaient tous le même jugement. L’un d’eux, admirateur de Condillac et fondateur d’un pensionnat dans une ville du nord, avait écrit pour ses élèves plusieurs petits traités élémentaires, que je possède encore.
  34. Charles Hamel, Histoire de Juilly, p. 413, 419 (1818). — Ibid., 532, 005(15 avril 1846.) Remplacement de la Société tontinière par une société à terme fixe (40 ans) avec un capital social de 500,000 francs divisé en 1,000 actions de 500 francs chacune, etc.
  35. Par exemple, Monge, l’École alsacienne, l’École libre des sciences politiques. Les jurisconsultes compétens conseillent aux fondateurs d’une école privée de la constituer sous forme de société commerciale, ayant pour objet le lucre et non le service du public ; si les fondateurs de l’école veulent en conserver la libre direction, ils éviteront de la faire déclarer « d’utilité publique. »
  36. Depuis quelques années, l’École alsacienne ne se soutient que par un subside de 40,000 francs alloué par l’État ; cette année, l’État fournit à Monge et à Sainte-Barbe des subsides de 130,000 et de 150,000 francs ; sans quoi elles feraient faillite ou fermeraient. Probablement, l’État les soutient ainsi pour avoir à côté de ses lycées un champ d’expériences pédagogiques, ou pour empêcher une congrégation catholique de les acheter.
  37. Même lorsque les maîtres sont concilians ou réservés, les deux institutions s’affrontent, et les élèves ont conscience de cet antagonisme ; par suite, ils voient de mauvais œil les élèves, l’éducation et les idées de l’institution rivale. En 1852, et dans quatre voyages circulaires de 1803 à 1866, j’ai pu constater sur place ces sentimens très manifestes aujourd’hui.
  38. Exposition universelle de 1889, Rapport du jury, groupe II, 1re partie, p. 492. — Documens recueillis aux bureaux de l’instruction publique pour 1887. (Aux internes énumérés ci-contre, il faudrait ajouter ceux des établissemens privés laïques, 8,958 internes sur 20,174 élèves.) — Bréal, Excursions pédagogiques, p. 293, 298.
  39. Bréal, ibid., p. 10, 13. Id., Quelques mots sur l’instruction publique, p. 286. « L’internat est à peu près inconnu en Allemagne… Le directeur (du gymnase) indique aux parens du dehors les familles où leurs enfans pourraient trouver l’hospitalité, et il doit s’assurer si cette hospitalité est à l’abri de tout reproche… Dans les gymnases nouveaux, aucune place n’est faite à des internes. » — Demogeot et Montucci, Rapport sur l’enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse, 1865. — (Je me permets d’indiquer aussi, dans mes Notes sur l’Angleterre, une description de Harrow-on-the-Hill, et une autre d’Oxford, toutes deux faites sur place.)
  40. Notes sur l’Angleterre, p. 139. Les élèves de la classe supérieure (sixth form), notamment les quinze premiers (monitors), en particulier le premier élève, sont chargés de maintenir l’ordre, de faire respecter le règlement, et, à tout prendre, tiennent dans l’école la place de nos maîtres d’étude.
  41. Bréal, Quelques mots, etc., 281, 282. De même en France, « avant la Révolution,.. sauf dans deux ou trois grandes maisons de Paris, le nombre des élèves était généralement assez restreint… Le nombre des pensionnaires à Port-Royal n’a jamais dépassé 50 à la fois. » — « Avant 1764, la plupart des collèges étaient des externats comprenant de 15 à 80 élèves, » outre des boursiers et les pensionnaires payans assez peu nombreux. — « Une armée d’internes qui comprend plus de la moitié de notre bourgeoisie, une discipline réglée et surveillée par l’État, des maisons comprenant jusqu’à sept ou huit cents pensionnaires, voilà ce qu’on chercherait vainement ailleurs, et ce qui est essentiellement propre à la France contemporaine. »
  42. Bréal, ibid., 287. Id., Excursions pédagogiques, p. 10. « J’ai pris part (avec ces élèves), dans la chambre du célèbre latiniste Corssen, à un souper plein d’entrain et de gaîté, et je me souviens du sentiment qui me saisit, quand je revis, par la pensée, les repas que nous faisions en silence à Metz, au nombre de deux cents, sous l’œil du censeur et du surveillant-général et sous la menace des punitions, dans notre froid et monacal réfectoire. »
  43. Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon au Conseil d’État, p. 172. (Séance du 7 avril 1807) : « On fera circuler les professeurs dans l’Empire selon les besoins. » — Décret du 1er mai 1802, article 21 : « Les trois fonctionnaires chargés de l’administration et les professeurs des lycées pourront être appelés, d’après le zèle et le talent qu’ils apporteront dans leurs fonctions, des lycées les plus faibles dans les plus forts, et des places inférieures aux supérieures. »
  44. Arrêté du 11 janvier 1811. — Décret du 17 mars 1808, articles 101 et 102.
  45. Boissier (Revue des Deux Mondes, numéro du 15 août 1869, p. 919) : « Les lycées d’externes coûtent et les lycées d’internes rapportent. »
  46. Statistique de l’enseignement secondaire (40,816 élèves, dont 33,092 internes, et 13,724 externes). — L’abbé Bougaud, le Grand péril de l’Église de France, p. 135. — Moniteur du 14 mars 1865, Discours au sénat, par le cardinal de Bonnechose.
  47. Bréal, Quelques mots, etc., p. 308 : « Il ne faut pas s’étonner si nos enfans, une fois sortis du collège, ressemblent à des chevaux échappés, se butant à toutes les bornes, commettant toutes les sottises. L’âge de raison a été artificiellement retardé pour eux de cinq ou six ans. »
  48. Sur le ton et le tour de la conversation entre élèves à ce sujet, en rhétorique. en seconde et même plus tôt, je ne puis qu’en appeler aux souvenirs du lecteur… — De même, pour un autre danger de l’internat, non moins grave et qu’on évite de mentionner ici.
  49. Bréal, Excursions pédagogiques, p. 326, 327. (Témoignages de deux universitaires) : « La grande vertu du collège est la camaraderie, qui comprend la solidarité des élèves et la haine du maître. » (Bersot) : — « Les punitions irritent celui qu’elles atteignent et engendrent les punitions ; les élèves se fatiguent : une irritation sourde les prend, doublée de mépris contre le régime lui-même et contre ceux qui l’appliquent. Le désordre leur fournit un moyen de se venger ou du moins de se détendre les nerfs ; ils font du désordre partout où s’offre une chance d’en faire impunément… Il suffit qu’un acte soit interdit par l’autorité pour qu’il y ait gloire à le commettre. » (A. Adam, Notes sur l’administration d’un lycée.) — Deux esprits indépendans et originaux ont raconté leurs impressions à ce sujet ; l’un d’eux, Maxime Du Camp, a subi le régime du lycée ; l’autre, G. Sand, n’a pu le tolérer pour son fils. (Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, et G. Sand, Histoire de ma vie.)