La Race inconnue/Les déboires d’un pasteur

Grasset (p. 61-69).


LES DÉBOIRES D’UN PASTEUR


Le pasteur P. O. Barklay sortait du temple de la London Missionary Society, à Andevourantou, et regagnait son domicile. En ce matin de juillet, la chaleur n’était pas excessive, mais humide et molle, après les ondées de la nuit. Le ciel, d’un bleu très doux, semblait ouaté par les brumes qui montaient de la terre ; dans le silence de la ville paresseuse, on entendait seulement le ressac monotone de l’Océan Indien. Le Révérend, mal à l’aise dans la tiédeur amollissante de cette matinée tropicale, se souvenait, malgré lui, qu’il était homme ; sa pensée, avec une lâche faiblesse, s’appesantissait sur les turpitudes de la chair. Sous le casque blanc et l’ombrelle verte, le crâne du pasteur s’échauffait. Son visage rougissait, sans doute à cause du soleil, et parce qu’il songeait avec angoisse à l’immoralité ambiante. L’immoralité malgache, quel thème de prédication ! Pour lui, hélas ! quel fait d’observation courante ! Du Nord au Sud de l’île régnait la liberté la plus absolue des mœurs, c’est-à-dire l’abandon volontaire et conscient à des passions mauvaises, dégradantes ! En ce coin d’Andevourantou, terre brûlante d’alluvions, où les fleuves et la mer mêlent leurs eaux fécondes, le sol sue la volupté ; les plantes jaillissent avec toute l’exubérance tropicale ; les bêtes se multiplient dans un rut toujours inapaisé. En vain le Révérend chassait les images de luxure : partout elles s’offraient à ses yeux. Il semblait que ce matin-là, Andevourantou ne fût peuplée que de femmes : des femmes marchaient, le long des barrières de bambous, à l’ombre des badamiers ; les lambas multicolores étalaient des dessins naïfs sur les croupes lascives, sur les poitrines provocantes ; d’autres femmes tressaient leurs cheveux, les bras mollement arrondis au-dessus de la tête, bombant leurs seins fermes sous l’akandzou aux plis raides ; certaines, au seuil des cases, cherchaient ingénument des parasites dans la chevelure de leurs enfants ; quelques-unes plaisantaient avec des bourjanes, leur bouche sensuelle ouverte en un rire éclatant. Le pasteur filait vite dans les rues vertes et discrètes ; il était arrivé maintenant à la grande avenue sableuse, bordée de cocotiers, le boulevard d’Andevourantou, implacablement ensoleillé, le long duquel s’abritent, parmi les dunes verdoyantes, les maisons des colons ou des fonctionnaires. Hélas ! là aussi s’étalait le scandale : à l’ombre des varangues circulaient, affairées et décentes en apparence, les ramatous des vazahas, qui cachaient sous de longues robes blanches leurs formes prostituées. Et se hâtaient vers l’école les petites filles rieuses, aguichantes, naïvement impudiques, prêtes déjà pour les chutes prochaines. Ainsi se perpétuait, sous l’œil des Européens complices, la prostitution d’une race. Le révérend P. O. Barklay en souffrait deux fois, dans sa conscience d’Anglais et de protestant. Il cherchait en lui-même les moyens d’enrayer le mal. L’Administration ne lui facilitait guère la tâche : ces Français sont si dissolus ! Eux-mêmes donnaient le mauvais exemple en vivant avec des ramatous. N’osaient-ils pas prétendre que chaque race se fait des mœurs selon le milieu où elle se développe et les circonstances de son évolution, que les Malgaches, par les divagations amoureuses de leurs femmes, librement acceptées, avaient supprimé bien des problèmes sociaux, dont souffrent, sans parvenir à les résoudre, les peuples de l’Occident ; qu’il était injuste et fou d’imposer à l’âme malgache la morale chrétienne. Ces Français sont si paradoxaux !

Sous l’œil tolérant des conquérants papistes, les femmes betsimisaraka continuaient donc de s’accoupler au hasard de leurs fantaisies et au gré d’un tempérament excessif. Cette race maudite ne vivait que pour la luxure. Les hommes travaillaient deux mois par an dans les rizières ou sur les concessions, pour gagner de quoi payer l’impôt ; le reste du temps ils dormaient, vautrés sur les nattes, dans l’ombre tiède des cases. Quant aux femmes, elles n’avaient d’autre métier que de faire l’amour.

Pourtant les Anglais avaient annoncé depuis longtemps à ce peuple la bonne nouvelle. Dès le commencement du XIXe siècle, des missionnaires venus de Londres avaient évangélisé les pacifiques Betsimisaraka. Hélas ! les conversions auraient donc été plus apparentes que réelles, puisque la troisième génération retournait aux erreurs païennes et déshonorait par sa conduite la religion évangélique qu’elle croyait professer. P. O. Barklay, inspiré par l’esprit du Christ, sentit qu’une grande tâche lui incombait : la régénération de la femme betsimisaraka. Christ lui-même n’avait-il pas relevé la pécheresse, pardonné à la femme adultère ? N’avait-il pas dit à la Chananéenne : « Je ne suis envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël » (Matth. 15, 24). Le Révérend médita tout le jour sur les moyens d’extirper l’esprit immonde du corps des ramatous. Dès le lendemain, il se mit à l’œuvre.

D’abord il consacra tous ses soins aux jeunes âmes que la gangrène du vice n’avait pas encore atteintes, et s’occupa des petites filles. Il appela les deux instituteurs indigènes de la mission, leur donna d’excellents conseils pour préparer des enfants à une vie chaste et chrétienne. Il s’efforça de montrer à ces néophytes vertueux ce que la toute-puissante grâce divine avait accompli déjà en eux-mêmes ; il stimula leur zèle par la vision d’une gerbe de vocations innocentes que Dieu permettrait à ses serviteurs de récolter pour lui sur la terre malgache. Mais c’est surtout aux jeunes filles, aux malheureuses en âge de pécher, qu’il réserva sa pieuse sollicitude. Il prit pour lui-même cette partie la plus ardue de la tâche entreprise, et fonda une Société Évangélique : l’Union Chrétienne des Filles d’Andevourantou. Tous les jours, à quatre heures, il réunit dans le temple les catéchumènes nubiles du sexe féminin. Il leur dit, il leur répéta, il leur ressassa les devoirs de la vierge, de l’épouse, de la mère chrétienne. Il ne cessa de leur montrer, sous les formes les plus diverses, les funestes conséquences, au point de vue physique, moral et religieux, du vice et de la débauche ; en d’éloquents sermons, il commenta les versets d’Ezéchiel sur les abominations de Jérusalem. « Tu t’es confiée en ta beauté, tu t’es prostituée à la faveur de ta renommée, tu as prodigué tes prostitutions à tout passant, en te livrant à lui. » Puis il disait les punitions suscitées par l’Éternel contre les femmes folles de leur corps : « Je ferai monter contre elles une multitude et les livrerai à l’insulte et au pillage. Et cette multitude les assommera à coups de pierres et les taillera en pièces par l’épée. Ils égorgeront leurs fils et leurs filles ; ils brûleront leurs maisons par le feu. Ainsi je mettrai fin aux infamies dans le pays, et toutes les femmes apprendront à ne point imiter vos désordres » (Ezéch., 23, 46). Les petites Betsimisaraka, peureusement serrées dans leurs lambas multicolores, écoutaient avec effroi l’Homme de Dieu : il leur contait l’histoire de deux prostituées appelées Ohola et Oholiba, et elles redoutaient le sort de ces malheureuses qui, pour s’être données à des hommes venus d’un pays éloigné au delà des mers, avaient été lapidées. Elles aussi s’étaient livrées à des vazaha : devaient-elles pour cela mourir, comme les femmes de l’Écriture ? Certaines, impressionnables comme des enfants, hantées par les paroles du missionnaire, crurent qu’elles étaient réellement de grandes pécheresses : leurs corps furent tout secoués des larmes amères versées sur elles-mêmes. Plusieurs triomphèrent momentanément du péché ; pour un temps la vision de l’amour de Christ l’emporta chez elles sur les images de luxure. Hélas ! elles ne purent garder la main que le Sauveur leur tendait, et retombèrent dans leur erreur.

Cependant le Révérend P. O. Barklay s’illusionnait sur les résultats de ses prêches et de ses prières. Il savait que Rasoua avait mis à la porte de chez elle un jeune gouverneur indigène avec qui ses parents voulaient la mettre en essayage ; mais il ignorait, l’excellent missionnaire, que la même Rasoua se rendait tous les soirs, à la nuit close, chez un adjoint des services civils. Il louait Patsa de repousser les hommages des jeunes hommes, et il ne s’apercevait point qu’elle était enceinte, fort embarrassée de savoir si son enfant serait métis ou malgache. Il croyait si bien son œuvre en voie d’accomplissement que déjà il se détournait un peu des femmes pour s’occuper de l’instruction chrétienne des tout petits. Il ne réunissait plus les ramatous que le dimanche ; ce jour-là il cherchait à les gagner de façon définitive par des sermons où il résumait son enseignement : il tonnait contre les filles qui recherchent l’œuvre de chair en dehors du mariage, contre celles qui se vendent à des vazaha pour porter des souliers, des boucles d’oreilles et des lambas de soie, contre les femmes qui, mariées, violent la sainteté du mariage en se prostituant à des amants.

Le matin, lorsqu’il se rendait seul au temple, ou le soir, quand il se promenait avec sa famille, le Révérend, fier des résultats acquis, pensait que son œuvre était bon. Il en parlait à Mrs Barklay, il lui faisait remarquer avec orgueil d’appréciables changements dans la tenue des ramatous, grandes et petites. Toutes, du plus loin qu’elles l’apercevaient, baissaient modestement les yeux, et, pudiques, drapées dans leurs lambas, passaient sans détourner la tête à droite ou à gauche ; plus d’œillades aux jeunes hommes, plus de plaisanteries avec les bourjanes, plus de farniente provocants dans l’ombre des varangues. Une décence toute britannique régnait à Andevourantou.

Un beau dimanche, le missionnaire voulut se donner à lui-même la satisfaction de constater les transformations morales accomplies. Quand on eut chanté de nombreux cantiques aux sons de l’harmonium, il adressa à toutes ses auditrices, à ses converties, une homélie pathétique qu’il termina par ces mots :

— Mes chères filles, que demanderons-nous au Seigneur, en ce jour où ses grâces semblent particulièrement prêtes à se répandre sur nous, sur vous toutes ? Ne vous paraît-il pas qu’aujourd’hui le souffle de l’Esprit se fait sentir parmi les chrétiennes d’Andevourantou ? Christ n’a plus à vous ouvrir les yeux, à vous dévoiler l’abomination de vos péchés. Vos cœurs, éclairés par la raison, ont triomphé de l’erreur, du vice, de la débauche. C’est l’heure de demander à Dieu le prix de vos efforts, de vos luttes, de votre constance. Exprimez un vœu, consultez-vous toutes et formulez une prière. Je la transmettrai ensuite à l’Éternel avec toute l’ardeur et la confiance que Christ a mises en moi : nul doute qu’elle ne soit exaucée. Prions Dieu, mes sœurs.

Toutes les têtes noires aux petites nattes artistement tressées s’inclinèrent avec ferveur ; il sembla vraiment au missionnaire que le souffle de l’Esprit planait sur l’assistance. Quand ce fut fini, il causa familièrement avec elles ; paternel, il les engagea à lui dire ce qu’elles avaient souhaité en ce moment solennel. Sûrement leurs cœurs avaient été unis en une même pensée ; il désirait vivement connaître cette aspiration secrète de leurs âmes, ce rêve commun à elles toutes. Il y eut des chuchotements, des soupirs, des sourires ; les têtes brunes se penchèrent, mutines, les unes vers les autres ; enfin, après de longs conciliabules, l’élève préférée du Révérend, la douce Ranavavy, s’avança vers lui et dit, osant parler pour ses compagnes :

— Ce que nous désirons en notre âme, ce que nous souhaitons secrètement toutes, ce que nous venons de demander à l’Andriamanitra en ce beau jour, c’est d’avoir un enfant avec un vazaha !