La Race inconnue/La marche à la mort

Grasset (p. 71-80).


LA MARCHE À LA MORT


Depuis que Ravô était morte, Rafaralahy ne connaissait plus la joie. Les premiers jours, accroupi dans un coin de la case, comme hébété, il se cachait le visage dans un pli de son lamba, quand on lui parlait ; il ne pouvait même pas pleurer. Des semaines passèrent ; sa douleur éperdue se tourna en obsession. Le corps du désespéré hantait la maison, son esprit semblait être resté dans le Tombeau-des-Ancêtres, après qu’on y avait étendu sur la dalle froide la dépouille de la bien-aimée, roulée dans les linceuls de soie rouge.

Pendant deux années, il avait joui de l’amour de Ravô ; elle morte, il la gardait dans les moelles et dans le cerveau ; il n’avait plus de goût à la vie. Ses sœurs, sa vieille mère étaient scandalisées d’un deuil si tenace ; car les Malgaches, race douce et puérile, donnent rarement l’exemple de pareils excès dans la douleur ; ils n’ont pas la crainte de la mort, ni pour eux, ni pour leurs proches, et ils continuent de rire ou d’aimer, près des Tombeaux.

La vieille alla trouver le prêtre catholique qui avait enseigné au père et au grand-père la religion des vazaha ; Rafaralahy avait été instruit dans son école ; elle lui demanda d’apporter un remède à l’inconsolable douleur du mari de Ravô. Le Monpère vint à la case, parla longuement à celui qui ne voulait pas être consolé ; il lui reprocha son incrédulité, rappela les beaux enseignements de la religion chrétienne : Ravô n’était pas perdue pour lui, il n’en était séparé que pour un temps et la retrouverait au ciel. L’argument sembla toucher le Malgache au delà de ce qu’espérait le Monpère, qui insista. Avait-il jamais trompé Rafaralahy ? Celui-ci demeurait-il fidèle à la religion de son père, aux souvenirs pieux de son enfance ? Aussi vrai que l’Andriamanitra existait, sa femme chérie ne lui était que momentanément enlevée ; il la reverrait un jour au Paradis, où Dieu réunit tous les justes ; alors il ne la quitterait plus ; et qu’est-ce que le temps si bref de la vie terrestre en regard de l’Éternité ? Rafaralahy restait muet mais le pli têtu qui barrait son front s’était effacé ; le prêtre, en partant, put croire qu’il avait apporté un peu de consolation à cette âme.

Les jours suivants, le désespéré fut plus calme. Il était perdu en une sorte de rêve, souriait parfois à l’absente, se laissait gagner par l’espérance de la revoir. Crédule comme ceux de sa race, il croyait à tout ce que lui avaient dit les Monpères ; mais, en son esprit de jeune barbare, les idées traditionnelles des Ancêtres se mêlaient aux superstitions chrétiennes ; avec les histoires ressassées par ses grand’mères païennes et les bribes de catéchisme apprises à l’école, il s’était fait une étrange religion, où les Anges et les Diables voisinaient avec les Loulo et les Angatra, où les fady anciens gardaient leur place à côté des commandements de Dieu et de l’Église. Puisqu’il était sûr de retrouver sa femme au Ciel, puisque d’autre part il ne pouvait vivre sans elle, il n’avait qu’à mourir pour la rejoindre plus vite. Lorsqu’il se fut mis cette idée en tête, rien ne put la lui enlever, ni les plaintes de sa mère affolée, ni les objurgations du Monpère, qui lui rappelait l’interdiction du suicide, édictée par l’Église, le menaçait de la damnation éternelle et de l’éternelle séparation d’avec Ravô. Rien n’y fit. Rafaralahy croyait à l’autre monde, à ce vague Au-delà promis par toutes les religions pour leurrer les hommes ; cet Au-delà représentait l’union avec Ravô. Peu importait le lieu où elle devait s’accomplir, le Paradis des chrétiens, où d’étranges mpilalô dansent et chantent pour les élus, en s’accompagnant sur de mélodieuses valiha, la montagne mystérieuse d’Amboundroumbé, rendez-vous des païens morts, lorsqu’ils abandonnent les alentours des Tombeaux, même la chambre sépulcrale, murée par les dalles de pierre, où tous les ans, au mois rituel, les Malgaches retournent les défunts dans leur suaire rouge.

Maintenant Rafaralahy ne gardait plus de son christianisme que l’inébranlable foi dans la réunion avec Ravô ; sa douleur avait remué en lui tout le tréfonds du paganisme héréditaire et fait remonter des abîmes de la race d’ancestrales croyances, en apparence abolies.

C’est à elles qu’il demanda la réalisation du suicide suggéré par l’idée chrétienne. Il gardait la répulsion instinctive de tous les primitifs pour le geste brutal qui supprime la vie ; le suicide, avant l’introduction du christianisme, était inconnu à Madagascar. Donc, pour rejoindre Ravô, il commença par violer les fady qui font mourir. Il pila de la cendre dans le mortier à riz, il attisa le feu avec son couteau, et balaya la maison en marchant vers le sud. Il se lava la figure et se coupa les ongles pendant la nuit ; il s’étendit pour dormir dans le coin sud-est de la case, interdit aux vivants.

Puis, la sanction de ces fady tardant à venir, il en viola d’autres, plus redoutés. Il tua l’oiseau vourondreou, dont la mort est suivie de près par celle de son meurtrier. Il sema du riz vers l’heure où le soleil, à son déclin, incendie la rizière de lueurs rouges. Il trouva une natte sur laquelle Ravô, lorsqu’elle vivait, s’était couchée, et il y dormit, avec l’ espoir de ne pas se réveiller. Mais les Êtres redoutables qui veillent à l’observation des fady ne voulaient pas de lui sans doute, car il continuait de vivre.

Il cherchait toujours l’acte inexpiable qu’il pourrait commettre. Non loin de Tananarive, sur un mont dénudé, dort, au milieu des touffes de roseaux, une vasque d’eau mystérieuse, près d’une roche hantée par un Vazimba. Depuis que les Houves occupaient le pays, cet endroit était sacré, on ne voyait aux alentours ni cultures ni maisons ; à tous ceux qui avaient enfreint un des innombrables fady attachés à sa sépulture, le Vazimba irrité avait sur place tordu le cou. Rafaralahy, un matin, se rendit à cette montagne : il avait eu soin de manger du porc, animal immonde pour les Vazimba, et d’emporter avec lui des oignons, qui leur sont particulièrement odieux. Il foula les herbes aux abords de la pierre sacrée, il regarda sa propre image dans la source, pour contraindre l’âme à quitter son corps ; il agita et souilla l’eau de la vasque sainte, puis s’en alla, étonné d’être encore vivant. Les abominations commises l’avaient troublé au point qu’il en avait presque oublié Ravô ; l’idée fixe de sa mort à lui, de sa mort toute proche, le hantait seule. Il marchait sans tourner la tête, avec l’épouvante de sentir l’Être s’approcher pour le saisir. Un vent très fort, à un moment, souffla derrière lui, faisant tourbillonner des feuilles sèches. Il s’arrêta, les jambes coupées, et la sueur d’angoisse coula sur ses membres. Mais les doigts de l’Être ne tordirent point son cou ; il marcha jusqu’à sa maison, vivant toujours.

Quand il fut rentré, une crise de désespoir le prit ; l’idée de Ravô perdue lui redevint insupportable. Il fluctuait d’une de ses religions à l’autre. Sans doute les oudy chrétiens des Monpères étaient plus forts que les fady malgaches ; leur puissance avait annihilé tous ses sacrilèges. Alors il jeta dans l’étable aux cochons le scapulaire attaché autour de son cou depuis vingt ans, et résolut, pour mourir, de profaner les grands fady chrétiens : une nuit, il s’introduisit dans une église, il arracha du mur un crucifix, le piétina, il cracha sur l’autel, il souilla le bénitier, il invoqua contre les dieux des vazaha la Terre sacrée, le Ciel, et tous les Zanahary des Ancêtres, il blasphéma le nom du Christ, et il sortit de l’église, vivant.

Repoussé de la mort par les Êtres invisibles, il en conçut un découragement encore plus profond et une manie singulière de la persécution : Andriamanitra et les Zavatra lui en voulaient, exerçaient sur lui leur méchanceté, en le condamnant à vivre. Il devint tout à fait hypocondriaque, ne sortit plus. Des journées entières, dans la pénombre d’une chambre close, il pleurait sans faire de bruit, comme un petit enfant qui a peur de l’obscurité. Il ne savait plus quand il reverrait Ravô ; il attendait qu’elle se décidât à venir, du lieu inconnu qu’elle habitait, pour l’emmener. Un matin sa mère entra dans la pièce où il demeurait enfermé, et récrimina longuement, à la façon des vieilles. Elle parlait avec volubilité, d’une voix suraiguë et geignarde ; elle gourmandait Rafaralahy, comme s’il avait eu dix ans, s’exaspérait de son mutisme. Elle en vint à injurier Ravô, à maudire sa mémoire. Un homme, après tout, n’était pas fait pour une seule femme ; le plaisir qu’il avait pris avec la morte, il pouvait le trouver au-près d’une autre. Elle, sa mère, savait ce qui lui restait à faire. Elle partirait pour Imerintsiatousika, son village natal, berceau de leur famille, où ils étaient apparentés avec tout le monde. Là elle découvrirait une femme plus jeune que Ravô, aussi jolie : elle la ramènerait à son fils.

Elle fit comme elle disait, promettant d’être revenue le surlendemain. Elle ne s’en allait pas, la vieille, sans une angoisse profonde, car elle se doutait des choses étranges, inouïes dans leur race, que méditait son enfant. Elle savait qu’il avait foulé la terre, souillé l’eau du Vazimba, et elle redoutait la vengeance de l’Être. Le malheureux Rafaralahy était devenu adaladala ; qu’inventerait-il pendant son absence ?

Elle se hâta tant qu’elle put. Dès qu’elle parvint en vue d’Imerintsiatousika, vers quatre heures du soir, elle quitta la route ; par un chemin familier, le long des tombeaux, à l’Est du village, elle se rendit de suite chez l’une de ses cousines, à qui elle comptait demander l’hospitalité. Après les compliments d’usage, toujours longs chez les vieux Malgaches, elle exposa l’objet de sa visite : elle venait chercher au village des Ancêtres une jolie fille qui deviendrait la femme de son fils, après les quelques mois d’essayage réglementaire. Elle ne se dissimulait pas ce que sa négociation offrait d’insolite : d’habitude, en Imerina, garçons et filles s’arrangent entre eux et ne sollicitent l’agrément des parents que longtemps après l’échange des dernières privautés. Enfin les jeunes filles, pour décidées qu’elles soient à céder vite, exigent quand même une ébauche de cour. Dans la circonstance, il fallait renoncer à tous les usages reçus : la future épouse devait partir dès le lendemain matin, avec sa belle-mère, sans avoir vu son fiancé. La vieille cousine, après avoir maugréé contre les nouvelles coutumes et les mœurs singulières des gens de Tananarive, offrit pourtant une de ses nièces, belle et accorte, âgée de quatorze ans, qui mourait d’envie de voir la ville. La mère de Rafaralahy voulut qu’on la lui présentât sur l’heure : les deux vieilles sortirent pour l’aller chercher ; elles descendirent au bout du village le sentier bordé d’aloès, le long des champs d’ ananas, vers le petit lac. Sur le gros rocher rond, baigné par les eaux tranquilles, plusieurs femmes lavaient du linge. L’une avait le teint clair, le nez petit, les lèvres minces des Houves de bonne caste. C’était Ravô la deuxième, car, par un hasard singulier, elle s’appelait Ravô, et la belle-mère lui trouva une vague ressemblance avec la morte, à qui elle était du reste apparentée.

La fille plia son linge, mit le paquet sur sa tête, à la mode malgache, et on revint ensemble à la case. Un interminable entretien s’engagea entre les trois femmes. La tante et l’étrangère vantaient les avantages de l’union projetée ; l’intéressée se faisait prier un peu, par caprice, par coquetterie, par calcul, enfin parce que c’était la tradition des Imériniennes. La mère de Rafaralahy, sûre du consentement final s’inquiétait pourtant de ces lenteurs ; elle sentait que les heures de son fils étaient peut-être comptées. Pour en finir, elle ôta de sa main droite une lourde bague d’or ciselée par un Indien de Majunga, la passa au doigt de sa future bru, comme arrhes du don de sa personne. Elle lui promit, à Tananarive, des lambas de soie, des akandzou brodés garnis de dentelles, des jupons vazaha du Louvre. La jeune fille, qui portait des lambas de coton et de grossiers bijoux malgaches en argent, ne sut pas résister à la perspective d’une si brillante fortune. Elle jura d’être prête, et le fut, dès le lendemain matin, à quatre heures.

Par la nuit grise, embrumée de brouillards, elles partirent. La vieille marchait vite, anxieuse d’arriver trop tard, Ravô la deuxième suivait passive et distraite, perdue en un rêve d’or et de soie. L’autre, hantée par l’obsession de la mort, ne parlait plus ; elle courait presque en arrivant à Isoutry, dans son quartier. La case, de loin, avait son aspect habituel, volets entre-bâillés, porte entr’ouverte ; des linges séchaient sur la varangue, poules et cochons cherchaient leur vie dans le sol rouge. La mère se dépêcha d’entrer, ouvrit la porte de la chambre du Nord et vit ceci : un long corps tout raidi, enveloppé d’un lamba de soie rouge rayée de noir, pendait à l’une des solives du plafond. Rafaralahy, fidèle aux interdictions des Ancêtres, n’avait pas répandu de sa main le sang de la race, mais avait suspendu son souffle en se serrant le cou avec un lacet. On ne voyait ni le visage, ni les pieds, ni les mains, mais des proéminences, sous les plis du lamba, marquaient la place des membres crispés. Elle n’eut pas besoin de soulever l’étoffe pour être sûre que le cadavre de son fils était dessous. Elle se précipita dehors en criant, tandis que Ravô la deuxième, un coin de son lamba ramené sur sa figure pour ne pas voir le corps, attendait en un coin la venue des gens, pour accomplir les rites d’usage.