La Race inconnue/Le fatidra

Grasset (p. 195-211).


LE FATIDRA


Impouinimerina, chef des Bara Imamounou, était un beau type de roi. Physiquement c’était un homme d’une soixantaine d’années, d’une taille au-dessus de la moyenne, bien musclé, d’allure majestueuse. Il avait les yeux vifs, le nez fort, sans être épaté, la bouche large et sensuelle, la figure encadrée d’un collier de barbe grise et rare, très hirsute. Il était généralement vêtu, comme le reste de son peuple, d’un salaka, sorte de pagne étroit ceint autour des reins, passant dans l’entre-jambes, et d’un lamba de cotonnade sale, de cette teinte indéfinissable que donne la crasse. Par-dessus il portait parfois un lambamena très propre, en soie rouge et noire, rayée de blanc. Il savait se draper avec beaucoup de dignité dans ce manteau royal. Il avait renoncé à la coiffure traditionnelle des Bara : une couronne en grosses boules de cheveux enduites de graisse de bœuf mêlée à de la terre blanche. Le casque colonial porté par les vazaha lui plaisait davantage. Dans les grandes occasions, il mettait la casquette de gouverneur indigène à broderies d’or.

Rusé et ambitieux, Impouinimerina avait su cultiver l’amitié des puissants et se mettre à l’abri des sottes aventures où l’amour de la gloire militaire menait la plupart des roitelets bara : de cette façon il avait accru son prestige de mpandzaka et aussi le domaine territorial légué par ses ancêtres.

Pour lui-même il avait accepté les bienfaits de la civilisation ; il les avait prudemment refusés à son peuple. Ainsi tous les jours il se grisait abominablement avec du rhum, du champagne, de l’absinthe, et autres drogues vendues par le Grec, mais il ne permettait l’ivresse à sa tribu que lors des grandes fêtes. Il autorisait les enfants mâles de la famille royale à fréquenter l’école ouverte par le Fandzakana : il est bon que les rois et ceux qui les approchent sachent lire les taratasy des vazaha ; mais il interdisait aux Bara du commun de faire instruire leurs petits ; car il se réjouissait de leur candide ignorance, qu’il jugeait très idoine au maintien de son autorité. Il absorbait à tort et à travers toutes les médecines données par les docteurs européens ; une fois il se laissa soigner pendant quinze jours à l’hôpital de Tuléar ; mais pour les autres Bara, il estimait suffisants les fanafoudy en usage dans le pays, et vendus par les sorciers.

C’était donc un grand mpandzaka, tyrannique et puissant, vénéré de tout son peuple. Lorsqu’il sortait du lapa royal, on ne lui marchandait pas les témoignages de respect. Il savait stimuler du reste la servitude de ses sujets. Un de ses petits-fils le suivait toujours avec un sac plein de piastres, pour être distribuées, le long du chemin, à ceux qui lui prodiguaient de suffisants honneurs. Les autres recevaient des coups de trique.

Le Fandzakana lui avait confié la perception des impôts dans le district des Bara Imamounou. Religieusement il apportait chaque année à l’administrateur le nombre de piastres requis ; pour lui-même il en gardait bien davantage ; quant au peuple, il jouissait du bonheur d’avoir conservé l’indépendance, de n’obéir qu’à son mpandzaka Impouinimerina, issu de la caste illustre des Zafimanely.

Or ce jour-là, Impouinimerina était heureux : son ami le chef de la province, M. l’administrateur Lebrègeois, venait d’arriver à Ankazouabou, en tournée de service. Sa Majesté n’avait donc rien bu, par exception, de toute la matinée, pour conserver l’esprit lucide dans l’entrevue avec le grand chef vazaha. Vers dix heures, Elle se rendit à la résidence.

En avant marchaient plus de cent guerriers bara, vêtus seulement du salaka, armés chacun d’une paire de sagaies et d’un fusil de traite à la crosse rehaussée de clous de cuivre. Leurs poitrines nues se hérissaient de cordons d’amulettes : morceaux de racines bizarrement contournés, dents de caïmans, fragments d’os humains, perles de couleur, petits sacs en toile ou en peau contenant d’effroyables mixtures. A leur ceinture pendaient les poires à poudre ou les porte-briquet : des cornes de bœuf ornées de dessins géométriques en perles, ou serties de cuivre et d’argent. Beaucoup d’entre eux avaient à la partie supérieure du bras gauche un bracelet en os ; tous étaient coiffés avec la couronne en grosses boules de cheveux crépus, également espacées, et un cordon retenait fixé au milieu de leur front le coquillage blanc traditionnel, en forme d’entonnoir très évasé.

Impouinimerina, drapé comme un empereur romain dans une toge, le casque blanc sur la tête, marchait le dernier, conformément au protocole bara. Entre les cases royales et la résidence, toute la tribu était réunie, nue et grouillante, pour se prosterner au passage de son roi. Les cent guerriers montèrent lentement le grand escalier et s’arrêtèrent sur le terre-plein en avant de la maison. Le mpandzaka entra seul.

Il fut cordialement reçu par les deux administrateurs. On fit venir des liqueurs, du champagne, et l’on causa. Le vazaha-bé s’informa de la récolte du riz et du manioc, de l’accroissement des troupeaux. Il demanda s’il n’y avait pas eu ces derniers mois de vols de bœufs, si on avait vendu beaucoup de caoutchouc aux Indiens. Il prévint Impouinimerina que le Fandzakana allait construire une route de Manera à Ankazouabou, afin de faciliter les échanges et d’enrichir le pays : les marchands indiens, créoles ou betsileo viendraient ainsi plus facilement dans les villages bara pour acheter les bœufs, le caoutchouc et le riz. Le mpandzaka se défiait un peu de cette route ; il aimait bien les blancs, mais redoutait de voir le nombre des étrangers devenir trop grand en son pays. Pourtant il n’osa rien dire. Il déclara au grand chef que les impôts rentraient bien, que le Fandzakana ne perdrait pas une piastre cette année. Ensuite la conversation languit. On parla de la pluie récente, de la crue des fleuves, des rizières inondées. Impouinimerina raconta qu’il aimait beaucoup le vin de Bordeaux mélangé par parties égales avec de la menthe, et qu’il faisait de cette mixture sa boisson habituelle.

— Mais tu vas te tuer, malheureux ! s’écria M. Lebrègeois. Si tu veux vivre âgé, bois du vin de Bordeaux pur, ou coupe-le d’eau, mais abstiens-toi d’alcool.

Impouinimerina prit un air piteux : il avait grande confiance dans le vazaha-bé.

— Je ne boirai plus ce mélange, puisque tu me dis que c’est mau-vais. C’était très bon pourtant. Mais je ne veux pas encore mourir : j’ai trop de bœufs et trop de femmes.

— Combien as-tu de femmes ?

— Soixante-quatre. Mais il y en a beaucoup de vieilles, qui ont dépassé vingt-cinq ans, et avec qui je ne dors plus. Maintenant elles pilent le riz et elles écrasent du tabac. J’en ai trente jeunes et jolies. Je te les montrerai. Elles me servent à manger, dix par dix ; chacune arrive en portant un plat sur sa tête ; quand j’ai fini, elles dansent toutes, enveloppées dans des lambas de soie, les danses des ancêtres. Lorsque je m’ennuie trop, je fais venir ma mère, qui est très vieille : elle a vécu plus de quatre-vingts fois douze lunes. Elle n’a plus de dents et elle est toute cassée. Je lui ordonne de danser comme faisaient les femmes de son temps. Alors elle se trémousse d’une façon ridicule, en bavant et en frappant le sol en cadence de son bâton, et moi, je ris à perdre haleine. Je te la ferai voir aussi… Mais toi, combien as-tu de femmes ?

— Je n’en ai qu’une. Il est fady pour les vazaha d’avoir plus d’une femme…

— Alors tu en changes souvent, pour ne pas dormir avec la même.

— J’ai parfois des vadikely, seulement elles ne vivent pas dans ma maison, ce ne sont pas vraiment des épouses, mais plutôt des amies de passage.

— Chez les Bara, un homme riche a toujours plusieurs femmes. Plus il est riche et plus il en a. De tous les rois des Bara, c’est moi qui en ai le plus. Mais chaque peuple a ses coutumes, léguées par les ancêtres. Toi aussi, tu es un grand chef, quoique tu n’aies qu’une femme. Je t’aime beaucoup, M. l’administrateur ; veux-tu devenir mon frère de sang?

Refuser à un Bara d’être son frère de sang serait lui faire une injure mortelle. Du reste l’administrateur, au point de vue politique, ne voyait que des avantages à s’unir d’un lien indissoluble avec le chef le plus influent de la région. L’offre fut donc acceptée et la cérémonie du fatidra[1] fixée à l’après-midi même.

Elle eut lieu, selon le rite habituel, sur la grande place voisine des cases royales. Un espace libre, au milieu, avait été réservé : les guerriers bara s’y accroupirent en cercle, avec leurs sagaies, leurs fusils et tous leurs oudy ; en arrière se tenaient les enfants et les femmes.

Dans un grand plat en bois, plein d’eau, on mit solennellement une poignée de terre prise à une certaine profondeur, une pincée de cendre recueillie au milieu du foyer, sept grains de riz, sept brins d’herbe, une pièce d’or et un peu de sang d’un bœuf égorgé pour la circonstance. Puis on y plongea une sagaie, la pointe en l’air, l’antsourou[2] reposant sur l’or. Les deux futurs frères en saisirent chacun le bois et maintinrent l’arme bien verticale. Le principal oumbiasy des Bara s’approcha pour prononcer l’invocation d’usage. Il appela d’abord les Êtres redoutables, garants du fatidra, ceux qui ont enseigné aux hommes l’amitié et l’amour, les Zanahary, Maîtres-de-la-Vie, Dispensateurs-des-Richesses, Inventeurs-du-Riz. Il prit à témoin le sampy Andriamamounou, procréateur de la race. Il énuméra les obligations qui lient les frères de sang, avec des sanctions étranges, répétées comme des litanies. Quand toutes les imprécations furent finies, on versa un peu de l’eau contenue dans le plat sur la tête de chacun des contractants, on inclina vers les quatre points cardinaux le fer de la sagaie ; enfin Impouinimerina et M. Lebrègeois échangèrent une goutte de sang : la cérémonie du fatidra était terminée.

Pendant que rôtissaient les quartiers de bœuf, les poulets et les dindons, l’administrateur envoya chercher une pièce de cotonnade, un fusil avec cent cartouches de chasse, douze bouteilles de champagne, une dame-jeanne de rhum, cadeaux pour Impouinimerina. Avant qu’on se mît à boire, celui-ci fit visiter à son frère de sang les cases royales.

— Ce que tu vois ici est à toi, disait-il, car maintenant tout est commun entre nous. Le riz et le manioc, les rabanes et les nattes, les boules de caoutchouc, les lambas d’étoffe, tu en peux prendre autant que tu voudras. Si tu as besoin de sagaies et de fusils, je te conduirai mes guerriers pour marcher avec tes miliciens et tes tirailleurs. Mes parcs à bœufs sont en grand nombre dans tout le pays des Imamounou : chaque fois que tu passeras près d’un, tu pourras y entrer et emmener autant de bœufs qu’il te plaira. Et mes femmes aussi sont tiennes, toutes, sans exception. Le soir, tu en choisiras quelqu’une, pour dormir sur ta natte.

Cette dernière perspective n’était pas pour déplaire à M. Lebrègeois. Il était marié, mais avec une grosse femme proche de la quarantaine, et il ne dédaignait pas, en brousse, quelques aventures. Celles-ci pouvaient être piquantes, d’autant qu’il était sûr de la discrétion de son chef de district, célibataire.

On visita la grande case commune du harem, où mangeaient les femmes, et les cases plus petites où elles vivaient, par groupes de cinq ou six. Impouinimerina n’avait pas épousé seulement des filles bara. De toutes ses expéditions de brigandage, avant l’arrivée des Français, il avait ramené des enfants et des filles de diverses tribus et avait gardé les plus jolies pour son lapa. Ce soir-là, M. l’Administrateur choisit une petite Tanala, menue et fine, l’air jeune, très puérile. Le lendemain, il prit une Imérinienne à la peau claire, de mine matoise et d’esprit subtil ; le surlendemain, une Bara à la tignasse ébouriffée, aux appas puissants. Le quatrième jour, il partit de grand matin pour le chef-lieu de sa province, à cinq étapes de là.

Il avait invité son frère de sang à lui rendre sa visite, certain de ne jamais le voir venir ; car il est fady pour les chefs bara de sortir de leur terre autrement que pour une guerre ou un pillage. Le malheureux M. Lebrègeois ignorait que ce fady était aboli de plein droit par la fraternité du sang, que désormais Impouinimerina était chez lui dans le chef-lieu de la province.

Trois mois plus tard, un bourjane se présenta un beau soir avec une lettre urgente du chef du district bara : celui-ci annonçait pour le lendemain ou le surlendemain l’arrivée du mpandzaka ; lui-même l’accompagnerait à tout hasard, et pour plus de sûreté.

Dès le jour suivant, l’administrateur adjoint et le roi des Bara étaient là : Impouinimerina, pour faire honneur à son frère, et avant d’entrer dans la ville, avait mis des gants de peau beurre frais (il en avait commandé en France douze douzaines), des chaussettes blanches et des souliers vernis, dont il avait coupé les deux bouts, afin que ses orteils fussent à l’aise. Il n’était accompagné que d’une dizaine de guerriers et d’une vingtaine de porteurs. Ceux-ci se dispersèrent dans le village indigène. Le roi fut logé dans la case des passagers, avec une ample provision de bouteilles de vin, de bière, de rhum et d’apéritifs variés. De toute la journée, l’hôte royal ne dessoula point. Le lendemain matin, il fut à peu près sobre, parce qu’il avait trop bu la veille, et demanda à visiter la Résidence. Il admira tout, fit main basse sur un certain nombre de choses.

— Ce qui est à moi est à toi, répétait-il, et ce qui est à toi est à moi. Ne sommes-nous point frères de sang ?

Ce disant, il mettait dans un pli de son large lamba les objets les plus hétéroclites, un vase en bronze, une montre, un verre à dents bleu, un chandelier de porcelaine, une paire de bottines de femme, un vide-poche en étain. On lui avait fait entendre quelques airs sur un phonographe : il ne consentit à lâcher l’instrument qu’après promesse formelle qu’on allait le lui porter dans sa case. L’administrateur adjoint, comprenant le danger, proposa de boire quelque chose : il versa au roi trois grands verres de vin blanc coupé par moitié de cognac. L’hôte, complètement gris, laissa choir les objets contenus dans son lamba ; on put le ramener chez lui, précédé d’un bourjane qui portait le phonographe.

Ensuite on rangea la maison ; on mit sous clef tous les bibelots, les objets de valeur, on ne laissa en place que les gros meubles et diverses petites horreurs achetées dans le pays. M. Lebrègeois ne regrettait qu’à moitié le phonographe : les disques en étaient fort usés ; d’ailleurs l’instrument appartenait au Fandzakana ; il avait été acheté au temps où il y avait un Résident de France, meublé par les Affaires Étrangères ; celles-ci font les choses, comme on sait, beaucoup plus grandement que les Colonies. L’administrateur en serait quitte pour faire sortir le phonographe de l’inventaire par une commission ad hoc ; le motif de la sortie serait on ne peut plus légitime, et le procès-verbal, véridique, conçu en ces termes : objet très usagé, offert sur sa demande au mpandzaka Impouinimerina, notre allié.

Le lendemain, il y eut déjeuner à la Résidence. Naturellement on n’avait invité personne, sauf l’administrateur adjoint. Sur la table, Mme Lebrègeois avait fait disposer la vaisselle des jours ordinaires ; même elle avait emprunté à l’hôtelier grec des couverts en fer battu.

— De cette façon, disait-elle rageusement à son mari, ton Impouinimerina pourra emporter l’argenterie.

Car elle ne décolérait pas, l’excellente Mme Lebrègeois. Tous ses instincts de bourgeoise provinciale étaient révoltés par ce barbare indiscret et mal odorant, lâché dans son intérieur. M. Lebrègeois avait beau mettre en avant les raisons administratives, parler même de nécessités politiques : rien ne la calmait.

La première partie du déjeuner s’écoula sans incidents notables. Le mpandzaka était arrivé avec une paire de gants neufs, l’une des cent quarante-quatre, et n’avait jamais voulu les quitter. Il ignorait d’ailleurs ou dédaignait l’usage des fourchettes ; il mangea du poulet au Karry avec ses doigts, ou plutôt avec ses gants, pour le plus grand dommage de la nappe. Mais Mme Lebrègeois avait eu soin de mettre du vieux linge de table troué ; elle s’en moqua. Soudain Impouinimerina se mit à parler femmes. Il donna un souvenir ému à ses soixante-quatre épouses, se félicita que son frère de sang en eût distingué quelques-unes. Tout cela naturellement dit en langue malgache, à laquelle la bonne dame ne comprenait goutte. Pourtant M. l’Administrateur était inquiet : qui sait quelle fantaisie saugrenue allait passer par la tête de cet hôte bizarre ; on essaya de détourner la conversation. Mais le roi avait son idée de derrière la tête ; il l’exposa en deux mots.

— Ta vadibé[3] me plaît ; elle est grasse, elle a des cheveux comme de l’or, et une peau blanche comme la femme vazaha de mon grand ancêtre. Ce soir tu me l’enverras dans ma case, pour qu’elle dorme sur ma natte.

Il dit, et couvrit Mme Lebrègeois de regards concupiscents. Heureusement, à tout hasard, on l’avait placé en face d’elle, entre les deux administrateurs, sans quoi il se fût peut-être livré à quelque démonstration fâcheuse. La dame, candide, ne se doutait de rien. Le mari faisait des signes à son adjoint, pour qu’il inventât une ruse, n’importe laquelle, qui mît fin à cette situation. Le chef du district d’Ankazouabou résolut de temporiser.

— Il est fady pour les vazaha, dit-il en malgache, de parler de ces choses avant que le soleil soit à son déclin. Ton frère de sang a entendu ce que tu lui demandais ; ce soir il t’enverra sa vadibé. Mais maintenant n’en parle plus.

Impouinimerina, satisfait, garda le silence. Au café, on lui versa de l’anisette dans un grand verre. Il n’en avait jamais bu, y prit goût et en redemanda. Bientôt il fut ivre-mort.

— Nous en voilà débarrassés pour quelques heures, dit l’administrateur adjoint à son chef ; avisons !

Mme Lebrègeois venait de se retirer.

— Eh bien ! Vous en avez fait de belles ! Je n’ai pas osé vous contredire ! Mais, quoi ? Vous lui promettez ma femme maintenant !

— Calmez-vous, je me charge de tout. Seulement il vous faut aller trouver de suite Mme Lebrègeois. Vous lui confierez que le mpandzaka la trouve à son goût, et vous a proposé de l’acheter cent bœufs. Soyez tranquille, elle ne prendra pas trop mal la chose ; une femme est toujours flattée d’être distinguée, fût-ce par un sauvage. Vous lui direz ensuite que les ventes de femmes sont courantes chez les Bara, qu’on ne pourra jamais faire entendre raison à ce mpandzaka toujours ivre, que par convenance il importe qu’elle disparaisse. Envoyez-la chez son amie, la femme de l’administrateur du district de Bémalaza.

— Et Impouinimerina ? Qu’est-ce qu’on va lui dire ?

— Laissez-moi faire.

M. Lebrègeois, effaré, ne discuta plus. Une heure après, Mme Lebrègeois, dûment convertie, partait en filanzane.

Alors l’administrateur d’Ankazouabou exposa son plan. Au chef-lieu même de la province, dans une maison très hospitalière de l’avenue des Manguiers, vivait une femme créole, de moralité douteuse. Elle avait la corpulence de Mme Lebrègeois, des cheveux blonds comme elle, une certaine ressemblance dans les traits et la démarche.

— La distinction mise à part, se hâta-t-il d’ajouter, mais Impouinimerina n’en a cure. Cette créole n’est plus jeune, elle a fait les délices de la garnison européenne à l’époque de la campagne. Je sais pertinemment qu’aujourd’hui elle est très gênée et couverte de dettes. Offrez-lui un billet bleu pour faire le bonheur du roi. Je suis sûr qu’elle ne refusera point. Il ne parle pas un mot de français ; elle ne sait pas un mot de malgache ; tout ira pour le mieux… Si vous voulez, je me chargerai des négociations… J’ai vaguement connu la dame, dans les temps…

Précisément Impouinimerina, ayant cuvé son anisette, reparut.

— Voici le moment où l’Œil-du-Jour pénètre par la porte de l’ouest jusqu’au milieu des cases, où les bœufs rentrent dans les parcs. M’enverras-tu bientôt ta vadibé ?

— Ce n’est pas l’heure encore. Quand le petit soleil rouge disparaîtra derrière la montagne, ton désir sera satisfait.

Et on attabla le mpandzaka devant une bouteille de champagne, pour lui faire prendre patience.

L’administrateur d’Ankazouabou se dirigea, par l’avenue des Manguiers, vers certaine maison dont il connaissait le chemin ; il sut fort bien s’acquitter de sa mission, car deux heures plus tard, la dame créole, ayant revêtu la robe qu’avait portée au déjeuner Mme Lebrègeois, entrait mystérieusement dans la case des passagers ; Impouinimerina vint l’y rejoindre quelques instants après. Le lendemain il quittait le chef-lieu de la province, ravi de son voyage et de l’hospitalité offerte par son frère de sang.

  1. Serment du sang.
  2. Fer non tranchant adapté au talon des sagaies pour faire contrepoids à la pointe.
  3. Femme en premier, m. à m. grande épouse.