Nous menâmes, mon bon maître et moi jusqu’au printemps une vie exacte et recluse. Nous travaillions toute la matinée, enfermés dans la galerie, et nous y retournions après le dîner comme au spectacle, selon l’expression même de M. Jérôme Coignard ; non point, disait cet homme excellent, pour nous donner, à la mode des gentilshommes et des laquais, un spectacle scurrile, mais pour entendre les dialogues sublimes, encore que contradictoires, des auteurs anciens.

De ce train, la lecture et la traduction du Panopolitain avançaient merveilleusement. Je n’y contribuais guère. Un tel travail passait mes connaissances, et j’avais assez d’apprendre la figure que les caractères grecs ont sur le papyrus. J’aidai toutefois mon maître à consulter les auteurs qui pouvaient l’éclairer dans ses recherches, et notamment Olympiodore et Photius, qui, depuis ce temps, me sont restés familiers. Les petits services que je lui rendais me haussaient beaucoup dans ma propre estime.

Après un âpre et long hiver, j’étais en passe de devenir un savant, quand le printemps survint tout à coup, avec son galant équipage de lumière, de tendre verdure et de chants d’oiseaux. L’odeur des lilas, qui montait dans la bibliothèque, me faisait tomber en de vagues rêveries, dont mon bon maître me tirait brusquement en me disant :

— Jacquet Tournebroche, grimpez s’il vous plaît à l’échelle et dites-moi si ce coquin de Manéthon ne parle point d’un dieu Imhotep qui, par ses contradictions, me tourmente comme un diable ?

Et mon bon maître s’emplissait le nez de tabac avec un air de contentement.

— Mon fils, me dit-il encore, il est remarquable que nos habits ont une grande influence sur notre état moral. Depuis que mon petit collet est taché de diverses sauces que j’y ai laissé couler, je me sens moins honnête homme. Tournebroche, maintenant que vous êtes vêtu comme un marquis, n’êtes-vous point chatouillé de l’envie d’assister à la toilette d’une fille d’Opéra et de pousser un rouleau de faux louis sur une table de pharaon ; en un mot, ne vous sentez-vous point homme de qualité ? Ne prenez pas ce que je vous dis en mauvaise part, et considérez qu’il suffit de donner un bonnet à poil à un couard pour qu’il aille aussitôt se faire casser la tête au service du Roi. Tournebroche, nos sentiments sont formés de mille choses qui nous échappent par leur petitesse, et la destinée de notre âme immortelle dépend parfois d’un souffle trop léger pour courber un brin d’herbe. Nous sommes le jouet des vents. Mais passez-moi, s’il vous plaît, les Rudiments de Vossius, dont je vois les tranches rouges bâiller là, sous votre bras gauche.

Ce jour-là, après le dîner de trois heures, M. d’Astarac nous mena, mon bon maître et moi, faire un tour de promenade dans le parc. Il nous conduisit du côté occidental, qui regardait Rueil et le Mont-Valérien. C’était le plus profond et le plus désolé. Le lierre et l’herbe, tondus par les lapins, couvraient les allées, que barraient çà et là de grands troncs d’arbres morts. Les statues de marbre qui les bordaient souriaient sans rien savoir de leur ruine. Une Nymphe de sa main brisée, qu’elle approchait de ses lèvres, faisait signe à un berger d’être discret. Un jeune Faune, dont la tête gisait sur le sol, cherchait encore à porter sa flûte à sa bouche. Et tous ces êtres divins semblaient nous enseigner à mépriser l’injure du temps et de la fortune. Nous suivions le bord d’un canal où l’eau des pluies nourrissait les rainettes. Autour d’un rond-point, des vasques penchantes s’élevaient où buvaient les colombes. Parvenus à cet endroit, nous prîmes un étroit sentier pratiqué dans les taillis.

— Marchez avec précaution, nous dit M. d’Astarac. Ce sentier a ceci de dangereux, qu’il est bordé de Mandragores qui, la nuit, chantent au pied des arbres. Elles sont cachées dans la terre. Gardez-vous d’y mettre le pied : vous y prendriez le mal d’aimer ou la soif des richesses, et vous seriez perdus, car les passions qu’inspire la mandragore sont mélancoliques.

Je demandai comment il était possible d’éviter ce danger invisible. M. d’Astarac me répondit qu’on y pouvait échapper par intuitive divination, et point autrement. — Au reste, ajouta-t-il, ce sentier est funeste.

Il conduisait tout droit à un pavillon de brique, caché sous le lierre, qui, sans doute, avait servi jadis de maison à un garde. Là finissait le parc sur les marais monotones de la Seine,

— Vous voyez ce pavillon, nous dit M. d’Astarac. Il renferme le plus savant des hommes. C’est là que Mosaïde, âgé de cent douze ans, pénètre, avec une majestueuse opiniâtreté, les arcanes de la nature. Il a laissé bien loin derrière lui Imbonatus et Bartoloni. Je voulais m’honorer, messieurs, en gardant sous mon toit le plus grand des cabbalistes après Enoch, fils de Caïn. Mais des scrupules de religion ont empêché Mosaïde de s’asseoir à ma table, qu’il tient pour chrétienne, en quoi il lui fait trop d’honneur. Vous ne sauriez concevoir à quelle violence la haine des chrétiens est portée chez ce sage. C’est à grand’peine qu’il a consenti à loger dans ce pavillon, où il vit seul avec sa nièce Jahel. Messieurs, vous ne devez pas tarder davantage à connaître Mosaïde, et je vais vous présenter tout de suite, l’un et l’autre, à cet homme divin.

Ayant ainsi parlé, M. d’Astarac nous poussa dans le pavillon et nous fit monter, par un escalier à vis, dans une chambre où se tenait, au milieu de manuscrits épars, dans un grand fauteuil à oreilles, un vieillard aux yeux vifs, au nez busqué, dont le menton fuyant laissait échapper deux maigres ruisseaux de barbe blanche. Un bonnet de velours, en forme de couronne impériale, couvrait sa tête chauve, et son corps, d’une maigreur qui n’était point humaine, s’enveloppait d’une vieille robe de soie jaune, éblouissante et sordide.

Bien que ses regards perçants fussent tournés vers nous, il ne marqua par aucun signe qu’il s’apercevait de notre venue. Son visage exprimait un entêtement douloureux, et il roulait lentement, entre ses doigts ridés, le roseau qui lui servait à écrire.

— N’attendez pas de Mosaïde des paroles vaines, nous dit M. d’Astarac. Depuis longtemps, ce sage ne s’entretient plus qu’avec les Génies et moi. Ses discours sont sublimes. Comme il ne consentira pas, sans doute, à converser avec vous, messieurs, je vous donnerai en peu de mots une idée de son mérite. Le premier, il a pénétré le sens spirituel des livres de Moïse, d’après la valeur des caractères hébraïques, laquelle dépend de l’ordre des lettres dans l’alphabet. Cet ordre avait été brouillé à partir de la onzième lettre. Mosaïde l’a rétabli, ce que n’avaient pu faire Atrabis, Philon, Avicenne, Raymond Lulle, Pic de la Mirandole, Reuchelin, Henri Morus et Robert Flydd. Mosaïde sait le nombre de l’or qui correspond à Jéhovah dans le monde des Esprits. Et vous concevez, messieurs, que cela est d’une conséquence infinie.

Mon bon maître tira sa boîte de sa poche et, nous l’ayant présentée avec civilité, huma une prise de tabac et dit :

— Ne croyez-vous pas, monsieur d’Astarac, que ces connaissances sont extrêmement propres à vous mener au diable, à l’issue de cette vie transitoire. Car enfin, ce seigneur Mosaïde erre visiblement dans l’interprétation des saintes écritures. Quand Notre Seigneur mourut sur la croix pour le salut des hommes, la synagogue sentit un bandeau descendre sur ses yeux ; elle chancela comme une femme ivre, et sa couronne tomba de sa tête. Depuis lors, l’intelligence de l’Ancien Testament est renfermée dans l’Église catholique à laquelle j’appartiens malgré mes iniquités multiples.

À ces mots, Mosaïde, semblable à un dieu bouc, sourit d’une manière effrayante et dit à mon bon maître d’une voix lente, aigre et comme lointaine :

— La Mashore ne t’a pas confié ses secrets et la Mischna ne t’a pas révélé ses mystères.

— Mosaïde, reprit M. d’Astarac, interprète avec clarté, non seulement les livres de Moïse, mais celui d’Enoch, qui est bien plus considérable, et que les chrétiens ont rejeté faute de le comprendre, comme le coq de la fable arabe dédaigna la perle tombée dans son grain. Ce livre d’Enoch, monsieur l’abbé Coignard, est d’autant plus précieux qu’on y voit les premiers entretiens des filles des hommes avec les Sylphes. Car vous entendez bien que ces anges, qu’Enoch nous montre liant avec des femmes un commerce d’amour, sont des Sylphes et des Salamandres.

— Je l’entendrai, monsieur, répondit mon bon maître, pour ne pas vous contrarier. Mais par ce qui nous a été conservé du livre d’Enoch, qui est visiblement apocryphe, je soupçonne que ces anges étaient, non point des Sylphes, mais des marchands phéniciens.

— Et sur quoi, demanda M. d’Astarac, fondez-vous une opinion si singulière ?

— Je la fonde, monsieur, sur ce qu’il est dit dans ce livre que les anges apprirent aux femmes l’usage des bracelets et des colliers, l'art de se peindre les sourcils et d’employer toute sorte de teintures. Il est dit encore au même livre, que les anges enseignèrent aux filles des hommes les propriétés des racines et des arbres, les enchantements, l’art d’observer les étoiles. De bonne foi, monsieur, ces anges-là n’ont-ils pas tout l’air de Tyriens ou de Sidoniens débarquant sur quelque côte à demi déserte et déballant au pied des rochers leur pacotille pour tenter les filles des tribus sauvages ? Ces trafiquants leur donnaient des colliers de cuivre, des amulettes et des médicaments, contre de l’ambre, de l’encens et des pelleteries, et ils étonnaient ces belles créatures ignorantes en leur parlant des étoiles avec une connaissance acquise dans la navigation. Voilà qui est clair et je voudrais bien savoir par quel endroit M. Mosaïde y pourrait contredire.

Mosaïde garda le silence et M. d’Astarac sourit de nouveau.

— Monsieur Coignard, dit-il, vous ne raisonnez pas trop mal, dans l’ignorance où vous êtes encore de la gnose et de la cabbale. Et ce que vous dites me fait songer qu’il pouvait se trouver quelques Gnomes métallurgistes et orfèvres parmi ces Sylphes qui s’unirent d’amour aux filles des hommes. Les Gnomes, en effet, s’occupent volontiers d’orfèvrerie, et il est probable que ce furent ces ingénieux démons qui forgèrent ces bracelets que vous croyez de fabrication phénicienne. Mais vous aurez quelque désavantage, monsieur, je vous en préviens, à vous mesurer avec Mosaïde sur la connaissance des antiquités humaines. Il en a retrouvé les monuments qu’on croyait perdus et, entre autres, la colonne de Seth et les oracles de Sambéthé, fille de Noé, la plus ancienne des Sibylles.

— Oh ! s’écria mon bon maître en bondissant sur le plancher poudreux d’où s’éleva un nuage de poussière, oh ! que de rêveries ! C’en est trop, vous vous moquez ! et M. Mosaïde ne peut emmagasiner tant de folies dans sa tête, sous son grand bonnet qui ressemble à la couronne de Charlemagne. Cette colonne de Seth est une invention ridicule de ce plat Flavius Josèphe, un conte absurde qui n’avait encore trompé personne avant vous. Quant aux prédictions de Sambéthé, fille de Noé, je serais bien curieux de les connaître, et M. Mosaïde, qui paraît assez avare de ses paroles, m’obligerait en en faisant passer quelques-unes par sa bouche, car il ne lui est pas possible je me plais à le reconnaître, de les proférer par la voie plus secrète à travers laquelle les sibylles anciennes avaient coutume de faire passer leurs mystérieuses réponses.

Mosaïde, qui ne semblait point entendre, dit tout à coup :

— La fille de Noé a parlé ; Sambéthé a dit : « L’homme vain qui rit et qui raille n’entendra pas la voix qui sort du septième tabernacle ; l’impie ira misérablement à sa ruine. »

Sur cet oracle nous prîmes tous trois congé de Mosaïde.