La Rôtisserie de la reine Pédauque/I
J’ai nom Elme-Laurent-Jacques Ménétrier. Mon père, Léonard Ménétrier, était rôtisseur rue Saint-Jacques à l’enseigne de la Reine Pédauque, qui, comme on sait, avait les pieds palmés à la façon des oies et des canards.
Son auvent s’élevait vis-à-vis de Saint-Benoît-le-Bétourné, entre madame Gilles, mercière aux Trois-Pucelles, et M. Blaizot, libraire à l’Image Sainte-Catherine, non loin du Petit Bacchus, dont la grille, ornée de pampres, faisait le coin de la rue des Cordiers. Il m’aimait beaucoup et quand, après souper, j’étais couché dans mon petit lit, il me prenait la main, soulevait l’un après l’autre mes doigts, en commençant par le pouce, et disait :
— Celui-là l’a tué, celui-là l’a plumé, celui-là l’a fricassé, celui-là l’a mangé. Et le petit Riquiqui, qui n’a rien du tout.
» Sauce, sauce, sauce, ajoutait-il en me chatouillant, avec le bout de mon petit doigt, le creux de la main.
Et il riait très fort. Je riais aussi en m’endormant, et ma mère affirmait que le sourire restait encore sur mes lèvres le lendemain matin.
Mon père était bon rôtisseur et craignait Dieu. C’est pourquoi il portait, aux jours de fête, la bannière des rôtisseurs, sur laquelle un beau saint Laurent était brodé avec son gril et une palme d’or. Il avait coutume de me dire :
— Jacquot, ta mère est une sainte et digne femme.
C’est un propos qu’il se plaisait à répéter. Et il est vrai que ma mère allait tous les dimanches à l’église avec un livre imprimé en grosses lettres. Car elle savait mal lire le petit caractère qui, disait-elle, lui tirait les yeux hors de la tête. Mon père passait, chaque soir, une heure ou deux au cabaret du Petit Bacchus, que fréquentaient Jeannette la vielleuse et Catherine la dentellière. Et, chaque fois qu’il en revenait un peu plus tard que de coutume, il disait d’une voix attendrie en mettant son bonnet de coton :
— Barbe, dormez en paix. Je le disais tantôt encore au coutelier boiteux : Vous êtes une sainte et digne femme.
J’avais six ans, quand, un jour, rajustant son tablier, ce qui était en lui signe de résolution, il me parla de la sorte :
— Miraut, notre bon chien, a tourné ma broche pendant quatorze ans. Je n’ai pas de reproche à lui faire. C’est un bon serviteur qui ne m’a jamais volé le moindre morceau de dinde ni d’oie. Il se contentait pour prix de sa peine de lécher la rôtissoire. Mais il se fait vieux. Sa patte devient raide, il n’y voit goutte et ne vaut plus rien pour tourner la manivelle. Jacquot, c’est à toi, mon fils, de prendre sa place. Avec de la réflexion et quelque usage, tu y réussiras sans faute aussi bien que lui.
Miraut écoutait ces paroles et secouait la queue en signe d’approbation. Mon père poursuivit :
— Donc, assis sur cet escabeau, tu tourneras la broche. Cependant, afin de te former l’esprit, tu repasseras ta Croix de Dieu, et quand, par la suite, tu sauras lire toutes les lettres moulées, tu apprendras par cœur quelque livre de grammaire ou de morale ou encore les belles maximes de l’Ancien et Nouveau Testament. Car la connaissance de Dieu et la distinction du bien et du mal sont nécessaires même dans un état mécanique, de petit renom sans doute, mais honnête comme est le mien, qui fut celui de mon père et qui sera le tien, s’il plaît à Dieu.
À compter de ce jour, assis du matin au soir, au coin de la cheminée, je tournai la broche, ma Croix de Dieu ouverte sur mes genoux. Un bon capucin, qui venait, avec son sac, quêter chez mon père, m’aidait à épeler. Il le faisait d’autant plus volontiers que mon père, qui estimait le savoir, lui payait ses leçons d’un beau morceau de dinde et d’un grand verre de vin, tant qu’enfin le petit frère, voyant que je formais assez bien les syllabes et les mots, m’apporta une belle Vie de sainte Marguerite, où il m’enseigna à lire couramment.
Un jour, ayant posé, comme de coutume, sa besace sur le comptoir, il vint s’asseoir près de moi, et, chauffant ses pieds nus dans la cendre du foyer, il me fit dire pour la centième fois :Pucelle sage, nette et fine,
Aide des femmes en gésine,
Ayez pitié de nous.
À ce moment, un homme d’une taille épaisse et pourtant assez noble, vêtu de l’habit ecclésiastique, entra dans la rôtisserie et cria d’une voix ample :
— Holà ! l’hôte, servez-moi un bon morceau.
Il paraissait, sous ses cheveux gris, dans le plein de l’âge et de la force. Sa bouche était riante et ses yeux vifs. Ses joues un peu lourdes et ses trois mentons descendaient majestueusement sur un rabat, devenu par sympathie aussi gras que le cou qui s’y répandait.
Mon père, courtois par profession, tira son bonnet et dit en s’inclinant :
— Si Votre Révérence veut se chauffer un moment à mon feu, je lui servirai ce qu’elle désire.
Sans se faire prier davantage, l’abbé prit place devant la cheminée à côté du capucin.
Entendant le bon frère qui lisait :
Pucelle sage, nette et fine,
Aide des femmes en gésine…,
il frappa dans ses mains et dit :
— Oh, l’oiseau rare ! l’homme unique ! Un capucin qui sait lire ! Eh ! petit frère, comment vous nommez-vous ?
— Frère Ange, capucin indigne, répondit mon maître.
Ma mère, qui de la chambre haute entendit des voix, descendit dans la boutique, attirée par la curiosité.
L’abbé la salua avec une politesse déjà familière et lui dit :
— Voilà qui est admirable, madame : Frère Ange est capucin et il sait lire !
— Il sait même lire toutes les écritures, répondit ma mère.
Et, s’approchant du frère, elle reconnut l’oraison de sainte Marguerite à l’image, qui représentait la vierge martyre, un goupillon à la main.
— Cette prière, ajouta-t-elle, est difficile à lire, parce que les mots en sont tout petits et à peine séparés. Par bonheur, il suffit, dans les douleurs, de se l’appliquer comme un emplâtre à l’endroit où l’on ressent le plus de mal, et elle opère de la sorte aussi bien et mieux même que si on la récitait. J’en ai fait l’épreuve, monsieur, lors de la naissance de mon fils Jacquot, ici présent.
— N’en doutez point, ma bonne dame, répondit frère Ange : L’oraison de sainte Marguerite est souveraine pour ce que vous dites, à la condition expresse de faire l’aumône aux capucins.
Sur ces mots, frère Ange vida le gobelet que ma mère lui avait rempli jusqu’au bord, jeta sa besace sur son épaule et s’en alla du côté du Petit Bacchus.
Mon père servit un quartier de volaille à l’abbé, qui, tirant de sa poche un morceau de pain, un flacon de vin et un couteau dont le manche de cuivre représentait le feu roi en empereur romain sur une colonne antique, commença de souper.
Mais, à peine avait-il mis le premier morceau dans sa bouche, qu’il se tourna vers mon père, et lui demanda du sel, surpris qu’on ne lui eût point d’abord présenté la salière.
— Ainsi, dit-il, en usaient les anciens. Ils offraient le sel en signe d’hospitalité. Ils plaçaient aussi des salières dans les temples, sur la nappe des dieux.
Mon père lui présenta du sel gris dans le sabot qui était accroché à la cheminée. L’abbé en prit à sa convenance et dit :
— Les anciens considéraient le sel comme l’assaisonnement nécessaire de tous les repas et ils le tenaient en telle estime qu’ils appelaient sel, par métaphore, les traits d’esprit qui donnent de la saveur au discours.
— Ah ! dit mon père, en quelque estime que vos anciens l’aient tenu, la gabelle aujourd’hui le met encore à plus haut prix.
Ma mère, qui écoutait en tricotant un bas de laine, fut contente de placer son mot.
— Il faut croire, dit-elle, que le sel est une bonne chose, puisque le prêtre en met un grain sur la langue des enfants qu’on tient sur les fonts du baptême. Quand mon Jacquot sentit ce sel sur sa langue, il fit la grimace, car, tout petit qu’il était, il avait déjà de l’esprit. Je parle, monsieur l’abbé, de mon fils Jacques, ici présent.
L’abbé me regarda et dit :
— C’est maintenant un grand garçon. La modestie est peinte sur son visage, et il lit attentivement la Vie de sainte Marguerite.
— Oh ! reprit ma mère, il lit aussi l’oraison pour les engelures et la prière de saint Hubert, que frère Ange lui a données, et l’histoire de celui qui a été dévoré, au faubourg Saint-Marcel, par plusieurs diables, pour avoir blasphémé le saint nom de Dieu.
Mon père me regarda avec admiration, puis il coula dans l’oreille de l’abbé que j’apprenais tout ce que je voulais, par une facilité native et naturelle.
— Ainsi donc, répliqua l’abbé, le faut-il former aux bonnes lettres, qui sont l’honneur de l’homme, la consolation de la vie et le remède à tous les maux, même à ceux de l’amour, ainsi que l’affirme le poète Théocrite.
— Tout rôtisseur que je suis, répondit mon père, j’estime le savoir et je veux bien croire qu’il est, comme dit Votre Grâce, un remède à l’amour. Mais je ne crois pas qu’il soit un remède à la faim.
— Il n’y est peut-être pas un onguent souverain, répondit l’abbé ; mais il y porte quelque soulagement à la manière d’un baume très doux, quoique imparfait.
Comme il parlait ainsi, Catherine la dentellière parut au seuil, le bonnet sur l’oreille et son fichu très chiffonné. À sa vue, ma mère fronça le sourcil et laissa tomber trois mailles de son tricot.
— Monsieur Ménétrier, dit Catherine à mon père, venez dire un mot aux sergents du guet. Si vous ne le faites, ils conduiront sans faute frère Ange en prison. Le bon frère est entré tantôt au Petit Bacchus, où il a bu deux ou trois pots qu’il n’a point payés, de peur, disait-il, de manquer à la règle de saint François. Mais le pis de l’affaire est que, me voyant sous la tonnelle en compagnie, il s’approcha de moi pour m’apprendre certaine oraison nouvelle. Je lui dis que ce n’était pas le moment, et, comme il devenait pressant, le coutelier boiteux, qui se trouvait tout à côté de moi, le tira très fort par la barbe. Alors, frère Ange se jeta sur le coutelier, qui roula à terre, emportant la table et les brocs. Le cabaretier accourut au bruit et, voyant la table culbutée, le vin répandu et frère Ange, un pied sur la tête du coutelier, brandissant un escabeau dont il frappait tous ceux qui l’approchaient, ce méchant hôte jura comme un diable et s’en fut appeler la garde. Monsieur Ménétrier, venez sans tarder, venez tirer le petit frère de la main des sergents. C’est un saint homme et il est excusable dans cette affaire.
Mon père était enclin à faire plaisir à Catherine. Mais cette fois les paroles de la dentellière n’eurent point l’effet qu’elle en attendait. Il répondit net qu’il ne trouvait pas d’excuse à ce capucin et qu’il lui souhaitait une bonne pénitence au pain et à l’eau, au plus noir cul de basse-fosse du couvent dont il était l’opprobre et la honte.
Il s’échauffait en parlant :
— Un ivrogne et un débauché à qui je donne tous les jours du bon vin et de bons morceaux et qui s’en va au cabaret lutiner des guilledines assez abandonnées pour préférer la société d’un coutelier ambulant et d’un capucin à celle des honnêtes marchands jurés du quartier ! Fi ! fi !
Il s’arrêta court à cet endroit de ses invectives et regarda à la dérobée ma mère qui, debout et droite contre l’escalier, poussait à petits coups secs l’aiguille à tricoter.
Catherine, surprise par ce mauvais accueil, dit sèchement :
— Ainsi, vous ne voulez pas dire une bonne parole au cabaretier et aux sergents ?
— Je leur dirai, si vous voulez, qu’ils emmènent le coutelier avec le capucin.
— Mais, fit-elle en riant, le coutelier est votre ami.
— Moins mon ami que le vôtre, dit mon père irrité. Un gueux qui tire la bricole et va clochant !
— Oh ! pour cela s’écria-t-elle, c’est bien vrai qu’il cloche. Il cloche, il cloche, il cloche !
Et elle sortit de la rôtisserie, en éclatant de rire.
Mon père, se tournant alors vers l’abbé, qui grattait un os avec son couteau :
— C’est comme j’ai l’honneur de le dire à Votre Grâce : chaque leçon de lecture et d’écriture que ce capucin donne à mon enfant, je la paie d’un gobelet de vin et d’un fin morceau, lièvre, lapin, oie, voire géline ou chapon. C’est un ivrogne et un débauché !
— N’en doutez point, répondit l’abbé.
— Mais s’il ose jamais mettre le pied sur mon seuil, je le chasserai à grands coups de balai.
— Ce sera bien fait, dit l’abbé. Ce capucin est un âne, et il enseignait à votre fils bien moins à parler qu’à braire. Vous ferez sagement de jeter au feu cette Vie de sainte Catherine, cette prière pour les engelures et cette histoire de loup-garou, dont le frocard empoisonnait l’esprit de votre fils. Au prix où frère Ange donnait ses leçons, je donnerai les miennes ; j’enseignerai à cet enfant le latin et le grec, et même le français, que Voiture et Balzac ont porté à sa perfection. Ainsi, par une fortune doublement singulière et favorable, ce Jacquot Tournebroche deviendra savant et je mangerai tous les jours.
— Topez là ! dit mon père. Barbe, apportez deux gobelets. Il n’y a point d’affaire conclue quand les parties n’ont pas trinqué en signe d’accord. Nous boirons ici. Je ne veux de ma vie remettre le pied au Petit Bacchus, tant ce coutelier et ce moine m’inspirent d’éloignement.
L’abbé se leva, et, les mains posées sur le dossier de sa chaise, dit d’un ton lent et grave :
— Avant tout, je remercie Dieu, créateur et conservateur de toutes choses, de m’avoir conduit dans cette maison nourricière. C’est lui seul qui nous gouverne, et nous devons reconnaître sa providence dans les affaires humaines, encore qu’il soit téméraire et parfois incongru de l’y suivre de trop près. Car, étant universelle, elle se trouve dans toutes sortes de rencontres, sublimes assurément pour la conduite que Dieu y tient, mais obscènes ou ridicules pour la part que les hommes y prennent, et qui est le seul endroit par où elles nous apparaissent. Aussi, ne faut-il pas crier, à la façon des capucins et des bonnes femmes, qu’on voit Dieu à tous les chats qu’on fouette. Louons le Seigneur ; prions-le de m’éclairer dans les enseignements que je donnerai à cet enfant, et, pour le reste, remettons-nous-en à sa sainte volonté, sans chercher à la comprendre par le menu.
Puis, soulevant son gobelet, il but un grand coup de vin.
— Ce vin, dit-il, porte dans l’économie du corps humain une chaleur douce et salutaire. C’est une liqueur digne d’être chantée à Téos et au Temple, par les princes des poètes bachiques, Anacréon et Chaulieu. J’en veux frotter les lèvres de mon jeune disciple.
Il me mit le gobelet sous le menton et s’écria :
— Abeilles de l’Académie, venez, venez vous poser en harmonieux essaims sur la bouche, désormais sacrée aux Muses, de Jacobus Tournebroche.
— Oh ! monsieur l’abbé, dit ma mère, il est vrai que le vin attire les abeilles, surtout quand il est doux. Mais il ne faut pas souhaiter que ces méchantes mouches se posent sur les lèvres de mon Jacquot, car leur piqûre est cruelle. Un jour que je mordais dans une pêche, je fus piquée à la langue par une abeille et je souffris les tourments de l’enfer. Je ne fus soulagée que par un peu de terre, mêlée de salive, que frère Ange me mit dans la bouche, en récitant l’oraison de saint Côme.
L’abbé lui fit entendre qu’il parlait d’abeilles au sens allégorique. Et mon père dit sur un ton de reproche :
— Barbe, vous êtes une sainte et digne femme, mais j’ai maintes fois remarqué que vous aviez un fâcheux penchant à vous jeter étourdiment dans les entretiens sérieux comme un chien dans un jeu de quilles.
— Il se peut, répondit ma mère. Mais si vous aviez mieux suivi mes conseils, Léonard, vous vous en seriez bien trouvé. Je puis ne pas connaître toutes les espèces d’abeilles, mais je m’entends au gouvernement de la maison et aux convenances que doit garder dans ses mœurs un homme d’âge, père de famille et porte-bannière de sa confrérie.
Mon père se gratta l’oreille et versa du vin à l’abbé qui dit en soupirant :
— Certes, le savoir n’est pas de nos jours honoré dans le royaume de France comme il l’était chez le peuple romain, pourtant dégénéré de sa vertu première, au temps où la rhétorique porta Eugène à l’Empire. Il n’est pas rare de voir en notre siècle un habile homme dans un grenier sans feu ni chandelle. Exemplum ut talpa. J’en suis un exemple.
Il nous fit alors un récit de sa vie, que je rapporterai tel qu’il sortit de sa bouche, à cela près qu’il s’y trouvait des endroits que la faiblesse de mon âge m’empêcha de bien entendre, et, par suite, de garder dans ma mémoire. J’ai cru pouvoir les rétablir d’après les confidences qu’il me fit plus tard quand il m’accorda l’honneur de son amitié.