La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre/9

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IX.

NE MENTEZ PAS A LA RÉVOLUTION.


Toute l’histoire est figurative ; toutes ses époques sont fatidiques et se servent l’une à l’autre d’annonce et de correction. Et la destinée sociale n’est aussi qu’un long mythe, où se joue l’Esprit infini, préludant à la création de quelque nouvelle humanité…

J’ai dit la légende impériale : je vais en montrer dans les faits contemporains la réalité. Hoc est somnium, et hœc est interpretatio ejus.

Comme Nabuchodonosor a rêvé Cyrus, l’Empereur a prophétisé Louis-Napoléon. À part l’opposition déjà signalée, savoir que l’Empereur venait clore une révolution, tandis que Louis-Napoléon en ouvre une autre, opposition qui dans la série historique est une ressemblance de plus, on retrouve entre les deux figures, entre leurs situations et leurs époques, la plus constante analogie.

Le premier Bonaparte n’est heureux en rien de ce qu’il entreprend de sa propre initiative : il n’a de succès que sous le couvert de la nation. Laissons aux Ossians populaires ses éternelles batailles : elles sont en général bien combinées ; bien jouées, supérieurement gagnées, ou brillamment perdues. Il ne s’agit point ici de l’individu, dans son métier de héros ; il s’agit de l’homme politique. C’est comme conceptions politiques qu’il faut juger les expéditions d’Egypte et de Saint-Domingue : elles ont échoué, parce que l’inspiration publique avait complètement manqué à la première, et qu’une entreprise de cette importance devait jaillir exclusivement de la raison nationale ; parce qu’ensuite le souffle révolutionnaire avait fait défaut à la seconde, et qu’il était absurde, criminel, de remettre les Haïtiens dans les fers, en vertu de la déclaration des droits de l’homme.

Malgré ce double insuccès, malgré ses travers d’administration et de police, déjà trop apparents, le premier Consul réussit néanmoins ; et jusqu’à la rupture du traité d’Amiens, son gouvernement, réparateur et pacificateur, fort de l’adhésion générale, est fécond et prospère. Mais l’Empereur, affranchi de la tutelle de l’opinion et des lisières constitutionnelles, tombe de faute en faute, et bientôt d’insuccès en insuccès. La chronologie nous en a fait toucher la raison : cette tête olympienne, impatiente de la voix publique, et qui voulait penser toute seule, finit par ne rien penser du tout !...

Ramenée à ses véritables termes, la comparaison entre les deux Bonaparte peut donc se suivre. Louis-Napoléon, il est vrai, n’a pas gagné de batailles : qui sait s’il n’en gagnerait pas ? Mettez en présence deux armées, deux généraux. L’un des deux sera nécessairement vainqueur, l'autre vaincu ; le premier un héros, le second une mazette, disait Paul-Louis. Et puis une victoire peut s’acheter, comme toute chose... il ne s’agit que d’y mettre le prix. Triomphes et lauriers à part, abandonnant le terrain de la guerre et de ses hasards pour nous placer sur celui de la politique, je dis, sans flatterie comme sans ironie, que l’oncle et le neveu se valent, bien plus, que leurs destinées se suivent et s’apparient, comme en une métempsycose. A Strasbourg et à Boulogne, Louis-Napoléon échoue, comme Bonaparte en Egypte et à Saint-Domingue. Il réussit le 10 décembre, avec les mêmes éléments, lorsqu’au lieu de surprendre, dans une conspiration in-promptu, les sympathies nationales, il se présente dans des conditions régulières aux suffrages du peuple. Il est heureux encore le 2 décembre, malgré la violation du pacte, comme son oncle l’avait été le 18 brumaire : je crois avoir suffisamment expliqué comment, en cette circonstance, la fatalité de la situation couvrit L’anomalie de la forme.

Mais si, dans les deux hommes, la volonté, le jugement, la conception politique, l’alternative des succès et des revers, paraissent en tout semblables et par les mêmes causes, la parité des conjonctures est bien autrement frappante.

Les antagonistes de l’Empereur étaient, d’une part, l’aristocratie féodale, représentée par les émigrés, les prêtres et la coalition ; de l'autre l’aristocratie financière et mercantile, représentée par l’Angleterre. Ces deux aristocraties faisant cause commune et combinant leurs moyens, c’était une combinaison de moyens analogues que l’Empereur devait les combattre. On a vu, dans la chronologie que nous avons dressée du consulat et de l’empire, comment Bonaparte, au lieu d’organiser contre l’ennemi les forces économiques de la nation, puis d’entraîner dans le même mouvement, sous la pression des libertés françaises, le continent de l’Europe, s’enchevêtra et périt dans sa politique de sabre, dans le dédale d’une police ressuscitée de la Terreur, enfin, dans la nécessité de conquêtes sans fin et l’absurdité de son système continental.

Louis-Napoléon a aussi pour adversaires, d’un côté, l’ancienne féodalité, représentée par la Sainte-Alliance, le parti légitimiste et ultramontain ; de l’autre, l’aristocratie capitaliste, représentée par la haute bourgeoisie et par l’Angleterre. Comme en 1805, ces aristocraties s’entendent, se concertent, se fusionnent. Pour les vaincre, il faut, sans négliger la force militaire, une combinaison de moyens empruntés à la pratique des intérêts, à la science économique ; il faut, surtout, embrasser fortement, franchement, l’idée révolutionnaire. Déjà cependant, funeste analogie ! déjà, par les fausses mesures du 2 décembre et les déclamations de ses journaux, la révolution est abandonnée ; les aristocraties hostiles se présentent sous le couvert des intérêts généraux et des libertés publiques ; encore un peu, et comme en 1809 et 1813, les peuples eux-mêmes, à la voix de leurs nobles, de leurs prêtres, de leurs exploiteurs et de leurs despotes, jetteront l’anathème, courront sus à Louis-Napoléon.

Je pourrais, prophète de malheur, pénétrant plus à fond dans le mystère de l’avenir, marquer les phases de cette lutte dont les symptômes jaillissent déjà des dernières élections de l’Angleterre ; montrer la révolution, tour à tour invoquée, repoussée, comme sous le consulat et l’empire, abandonnant enfin le 2 décembre, et Louis-Napoléon, trahi comme son oncle par sa personnalité, donner une fois de plus l’exemple des vengeances du Destin : Discite justitiam moniti, et non temnere divos !

J’aime mieux, pour l’enseignement de mon pays, pour l’édification de ses maîtres, présents et à venir, et par mesure de garantie contre des factions qui, sans plus d’intelligence et de bonne volonté les unes que les autres, dévorent déjà en idée la succession du 2 décembre, démontrer une dernière fois, et par un nouvel argument, l’inviolabilité des révolutions.

Non, dirai-je à l’Elysée, vous ne pouvez continuer de sang-froid cette triste parodie de l’épopée impériale. Et si, comme certains philosophes seraient induits à le penser, vous êtes une nouvelle incarnation de votre oncle, vous n’êtes point revenu pour retomber dans vos anciens égarements, mais pour en faire pénitence. Vous nous devez l’expiation de 1814 et 1815, ce qui veut dire, des dix années de la servitude impériale ; l’expiation de la légitimité, que vous avez fait restaurer ; l’expiation de la quasi-légitimité, que vous avez rendue possible. Mettez-vous donc à l'unisson de votre époque et de votre pays, car vous ne pouvez faire par vous-même, pas plus que l'Italie de Mazzini, Italia fara da se !... Votre étoile ne le veut pas ; le peuple ne le veut pas ; l’ombre gémissante, non encore purifiée, de Napoléon, ne le veut pas ; et moi, votre astrologue bénévole, qui n’aspire, comme tant d’autres, qu’à en finir, je ne le veux pas non plus.

Quel doit être, d’abord, votre point de départ ? je vous l’ai dit, la révolution.

La révolution, démocratique et sociale, tous les deux, entendez-vous, est désormais pour la France, pour l’Europe, une condition forcée, presque un fait accompli, que dis-je ? le seul refuge qui reste au vieux monde contre une dissolution imminente.

Tant que le malade a la gangrène, il engendre de la vermine. De même, aussi longtemps que la société sera livrée à une économie de hasard, il est inévitable qu’il y ait des exploiteurs et des exploités, un parasitisme et un paupérisme, qui la rongent d’une dent rivale ; — aussi longtemps que pour soutenir ce parasitisme et pour en pallier les ravages la société se donnera un pouvoir concentrique et fort, il y aura des partis qui se disputeront ce pouvoir, avec lequel le vainqueur boit dans le crâne du vaincu, avec lequel on fait et l’on défait les révolutions ; — aussi longtemps, enfin, qu’il y aura des partis antagonistes et des classes hostiles , le pouvoir sera instable et l’existence de la nation précaire.

Telle est la généalogie de la société, abandonnée aux agioteurs, aux usuriers, aux empiriques, aux gendarmes et aux factions ! Le vice du régime économique produit l’inégalité des fortunes, et par suite la distinction des classes ; la distinction des classes appelle, pour la défendre, la centralisation politique ; la centralisation politique donne naissance aux partis, avec lesquels le pouvoir est nécessairement instable et la paix impossible. Une réforme économique, radicale, peut seule nous tirer de ce cercle : on la repousse. Ce sont les conservateurs qui retiennent la société à l’état révolutionnaire.

La France, pays de logique, semble s’être donné pour mission de réaliser, de point en point, cette théorie à priori de la misère, de l’oppression et de la guerre civile.

Il existe en France, et tant que la révolution ne sera pas faite dans l’économie, il existera : 1. une bourgeoisie qui prétend maintenir, à perpétuité, les rapports antiques du travail et du capital, bien que le travail n’étant plus repoussé comme une servitude mais réclamé comme un droit, et la circulation des produits pouvant s’opérer presque sans escompte, le privilège capitaliste n’ait plus de raison d’existence ; 2. une classe moyenne, au sein de laquelle vit et s’agite l’esprit de liberté, qui possède la raison de l’avenir, et qui, refoulée de haut et de bas, par l’insolence capitaliste et l’envie prolétarienne, n’en forme pas moins le cœur et le cerveau de la nation ; 3. un prolétariat, plein de sa force, que la prédication socialiste a enivré, et qui, à bon droit, sur l’article du travail et du bien-être, se montre intraitable.

Chacune de ces classes se disputant le pouvoir, la première, pour refouler une révolution qui menace ses intérêts ; la seconde, pour la modérer ; la troisième, pour la lancer à fond de train, la division par classes se change en une division par partis, entre lesquels on distingue : 1. le parti de la légitimité, représentant de la loi salique et des traditions féodales, seules capables, selon lui, d’arrêter la révolution ; 2. le parti de la monarchie constitutionnelle, plus bourgeois que noble, et qui, dans ce moment, par la voix de M. Creton, rappelle le pays aux bienfaits et aux gloires de 1830 ; 3. le parti de la république modérée, qui, très-circonspect à l’endroit des réformes économiques, ne veut plus cependant ni de royauté, ni de noblesse, ni de présidence ; 4. le parti de la république rouge, plus gouvernemental encore qu’économiste, et qui a pris pour programme la constitution de 93 ; 5. le parti bonapartiste, qui tend à satisfaire ou tromper par la guerre l’appétit du prolétariat ; 6. le parti prêtre, enfin, qui, parfaitement renseigné sur la marche du siècle, ne voit plus d’issue pour la société, et pour lui-même de salut, que dans le rétablissement de l’omnipotence spirituelle et temporelle du pape. Je ne compte pas comme parti les socialistes, quoique plus républicains et plus radicaux que les rouges, parce que, dans aucune de leurs écoles, ils ne sont hommes de pouvoir, mais hommes de SCIENCE et de solution.

Trois classes et six partis, en tout NEUF grandes divisions antagoniques : voilà la France, sous le régime de l’économie malthusienne et de la centralisation politique. Voila le produit de cette unité dont nous sommes si fiers, que l’étranger nous envie, et à laquelle il faut donner pour emblème la tête de Méduse et ses serpents !

Or, je défie tout pouvoir qui ne sera pas révolutionnaire, celui de Henri V aussi bien que celui du 2 décembre, la théocratie comme la bourgeoisie, de faire cesser cette division des partis et des classes ; et par la même raison je défie tout pouvoir, au point ou an sont les choses, de tenir contre. Vous pouvez quelque temps vous soutenir sur l’antagonisme des partis, comme la lanterne du Panthéon sur les arcs-boutants du dôme : mais cet équilibre, qui fit toute la stabilité de Louis-Philippe, est précaire. Qu’un instant, à la première occasion, les partis cessent de se contrebuter, les classes de se menacer, et le pouvoir tombe. La suppression des libertés, les gênes de la presse, l’état de siège, les prisons d’état, l’ostracisme érigé en institution, tous ces instruments de la vieille tyrannie, n’y feront rien. Un gouvernement qui n’aura pour lui que la force et des millions de suffrages, sera obligé, comme Robespierre, de recommencer sans cesse l’épuration de la société, jusqu’à ce que lui-même il soit épuré.

L’Empereur crut arrêter la corrosion des partis par la guerre : détestable ressource, qui atteste moins le despotisme de l’homme que l’extrémité où il se voyait réduit, et sa profonde ignorance des choses révolutionnaires. Eh bien ! la guerre a prononcé en dernier ressort contre l’Empereur. Et puis, quelle guerre ferait Louis-Napoléon ? à quel propos ? contre qui ? avec quoi ?... Je pose ces questions, sans les presser : je ne voudrais rien dire qui eût l’ombre d’un défi ou d’une ironie. Passons donc sur la politique guerrière, et puisqu’il est à peu près défendu au 2 décembre, hors le cas où il prendrait fait et cause pour la révolution, de rendre au peuple cette poésie impériale ; puisqu’il est condamné à faire de la vile prose économique et sociale, disons-lui que les idées ne se combattent que par les idées ; qu’en conséquence, pour avoir raison des partis, il n’est qu’un moyen, c’est d’en former un qui les engloutisse tous. J’ai expliqué ailleurs comment, dans la donnée actuelle, ce parti d'absorption devait se composer de la classe moyenne et du prolétariat : je m’en réfère à mes précédentes indications.

Nier, dans l’économie actuelle de la société, la nécessité des partis : impossible.

Gouverner avec eux, sans eux ou contre eux : impossible.

Leur imposer silence par des moyens de police, ou leur donner le change par la guerre et les aventures : impossible.

Il reste que l’un quelconque devienne l’instrument d’absorption de tous : c’est cela qui est possible.

Que le 2 décembre donc, et ce que je dis ici pour le gouvernement qui passe, je l’adresse à tous ceux qui viennent ; que le 2 décembre embrasse franchement sa raison d’être ; qu’il affirme, sans restriction ni équivoque, la révolution sociale ; qu’il dise tout haut à la France, qu’il notifie à l’étranger la teneur de son mandat ; qu’il appelle à lui, au lieu d’un corps de muets, une représentation vraie de la classe moyenne et du prolétariat ; qu’il prouve la sincérité de sa tendance par des actes d’un libéralisme explicite ; qu’il se purge de toute influence cléricale, monarchique et malthusienne ; qu’il transporte aux corps des instituteurs et des médecins, les uns dans la misère, les autres livrés au hasard d’un honteux casuel, les 42 millions jetés aux prêtres ; qu’il chasse de sa société cette bande d’intrigants, sans foi ni loi, bohèmes, espions la plupart, qui le grugent ; qu’il abandonne aux gémonies de l’opinion ces gentillâtres littéraires, dont le souffle vénal, pestilentiel, enfle la voile de toute tyrannie ; qu’il livre aux francs-juges de la démocratie la plus pourpre tous ces renégats, dramaturges de cour, pamphlétaires de police, marchands de consultations anonymes, moutons de prisons et de cabarets, qui après avoir mangé le pain sec du socialisme, lèchent les plats gras de l’Elysée...

Quoi donc ! parce que la démocratie a combattu la candidature de Louis Bonaparte au 10 décembre, j’y étais ; parce qu’elle l’a fait reculer le 29 janvier, j’y étais ; parce qu’elle s’est insurgée contre lui le 13 juin, sans la prison j’y aurais été ; parce qu’elle l’a vaincu dans les élections de 1850, du fond de la Conciergerie j’y étais encore ; parce qu’elle s’est levée contre lui le 2 décembre, je ne puis plus dire que j’y étais !... Louis-Napoléon se croirait obligé, par esprit de concurrence, de donner à sa politique une signification personnelle ! Il aurait peur de paraître éclipsé, si l’on disait de lui qu’après avoir terrassé la république sociale, il lui a pris ses idées, et s’est mis à sa remorque !

L’Empereur céda jadis à ce puéril amour-propre. Il voulut être autre chose que la république, faire plus que la république, penser mieux que la république. Il arriva, en fin de compte, qu’avec tous ses titres, ses couronnes, ses trophées, il ne fut rien, ne fit rien, seul ne pensa jamais rien : il resta Napoléon. Allons-nous recommencer ce concert à un seule partie du grand maestro ?

Ni Galba, qui remplaça Néron, tant regretté du peuple ; ni Vespasien, qui refusa aux larmes d’Éponine le pardon de Sabinus ; ni Nerva, qui avait conspiré contre Donatien ; ni Pertinax, qui tua Commode ; ni Septime-Sévère, qui fit décapiter Didius-Julianus, le dernier et plus offrant enchérisseur du césarisme ; ni Aurélien, qui traîna à son char l’immortelle Zénobie : aucun de ces empereurs ne se crut obligé de modifier le statut impérial, statut révolutionnaire alors, parce que l’ayant repris de mains rivales, quelquefois indignes, il se serait cru déshonoré en le suivant. Brutus, il est vrai, après avoir expulsé les Tarquins, abolit le titre de roi et proclama la république. C’est que les Tarquins, affectant les airs des tyrans grecs, manquaient à leur mission modératrice, qui était de procurer, par le patronage des patriciens, l’émancipation de la plèbe.

Que parlez-vous donc de plagiat et de remorque, comme s’il s’agissait des individus, non de la destinée ? Laissez les hommes, puisque la défaite et leur propre dignité ne leur permettent pas d'être à vous. Entre Esaü et Jacob, le supplanté et le supplanteur, il peut y avoir paix, jamais amitié ni oubli. Pour des gens de cœur, il est des griefs qui ne se peuvent effacer. Je veux bien, acquittant le tribut de mes opinions à ma patrie, contribuer peut-être à éclairer un pouvoir que j’ai dû cesser de combattre ; je ne le servirai pas. Mais précisément parce qu’Esaü a perdu son droit d’aînesse, il faut que Jacob soit chef du peuple de bien : sinon Esaü, dit Édom, le Rouge, revendiquera l'héritage, et châtiera son cadet suborneur et infidèle.

Ne rusez point avec la révolution ; n’essayez pas de la faire tourner a vos fins particulières, l’ opposant à vos compétiteurs, pendant que vous vous tailleriez dans son écharpe un manteau d’empereur ou de roi. Ni vous, ni aucun de ceux qui aspirent à vous remplacer, vous ne pouvez concevoir une idée valable, mener à fin la moindre entreprise, hors des données de la révolution. La révolution a tout prévu, tout conçu ; elle-même a dressé le devis. Cherchez, et quand d’un esprit droit et d’un cœur docile vous aurez trouvé, ne vous mêlez plus, en commun avec le pays, que de l'exécution.

Et quelle serait donc la haute pensée, l’idéal politique et économique, que le dépositaire de la souveraineté nationale se créerait à lui-même, le produisant de son génie, et ne le recevant, ni par transmission historique des partis qui l’ont précédé aux affaires, ni par voie analytique de l’étude des faits sociaux et de leur généralisation ? Que pourrait-il penser de lui-même, comme homme, qu’il ne dût recevoir de l’opinion comme chef d’état ; contre quoi par conséquent tous les citoyens n’eussent le droit de protester, s’il lui plaisait d’imposer, en vertu de son titre, son idée nouvelle ?

« Parmi tant de religions qui se contredisent, disait Rousseau, une seule est la bonne, si tant est qu’une le soit. » De même, parmi tant de politiques que la fantaisie des partis et la présomption des hommes d’état enfantent, une seule peut être vraie, c'est celle qui, par sa conformité constante, harmonique, avec la nature des choses, acquiert un tel caractère d’impersonnalité et de réalité, que chacun de ses actes semble un décret de la nature même, et qu’à l’Académie, à l’atelier sur la place publique, dans un conseil d’experts, partout où des hommes se réunissent pour traiter ensemble, elle puisse se formuler aussi bien que dans une assemblée de représentants et un conseil d’état. Elevée à ce degré d’authenticité où elle tient tout des choses et rien de l’homme, la politique est l’expression pure de la raison générale, le droit immanent de la société, son ordre intérieur, en un mot, son Économie.

Cette politique, vous ne la trouverez ni dans Aristote, ni dans Machiavel, ni dans aucun des maîtres qui ont enseigné aux princes l’art, essentiellement subjectif, d’exploiter leurs états. Elle se dégage des rapports sociaux, et des révélations de l’histoire. Pour moi, la révolution au 19e siècle en doit être l’avènement.

C’est un principe, dans cette politique à la fois rationnelle et réelle, que sans travail il n’est pas de richesse, et que toute fortune qui n’en provient pas est par cela même suspecte ; que le labeur augmente toujours et que le prix des choses diminue ; qu’ainsi le minimum de salaire et le maximum des heures de travail sont inassignables ; que si l’hectolitre de blé vaut 20 francs, aucun décret du prince ne le peut faire vendre 15 ou 25, et que toute hausse ou baisse factice, par autorité de l’état, est un vol ; que sous le régime de l’intérêt, l’impôt proportionnel, équitable en lui-même, devient progressif dans le sens de la misère, sans que rien au monde puisse l’empêcher ; qu’un autre corollaire de cet intérêt est la protection douanière, en sorte que toute tentative pour abolir celle-ci sans toucher à celui-là est une contradiction ; que toute taxe qui affecte les objets de luxe, au lieu d’être supportée par le consommateur, le sera infailliblement par l’ouvrier, attendu que la consommation étant facultative et le prix libre, le producteur d’objets de luxe a toujours plus besoin de vendre que le consommateur d’acheter....

Que de bévues des gouvernements et de leur politique arbitraire auraient été empêchées ; que de vexations, de souffrances, de mécomptes, de déficits prévenus ; que de tendances funestes arrêtées à leur origine, si depuis soixante ans ces propositions, avec leurs corollaires, avaient eu rang de vérités démontrées et d’articles de loi dans la conscience générale ! Avec une douzaine de propositions de cette espèce, et une presse libre, je voudrais arrêter court, dans toutes ses fugues, le gouvernement du 2 décembre. Quoi donc ! Louis-Napoléon ne régnerait-il que par l’imbécillité des Français ?...

Il existe, sur les rapports des hommes en société, sur le travail, le salaire, le revenu, la propriété, le prêt, L’échange, l’impôt, les services publics, le culte, la justice, la guerre, une foule de vérités pareilles, dont un simple extrait, accompagné d’exemples, dispenserait les gouvernements de toute autre politique, et bientôt la société des gouvernements eux-mêmes. C’est là notre véritable constitution : constitution qui domine toutes les difficultés, qui ne laisse rien a la sagesse des princes, qui se moque des dictateurs et des tribuns ; dont les théorèmes, enchaînés l’un à l’autre comme une mathématique, conduisent l’esprit du connu à l’inconnu dans les voies sociales, fournissent des solutions pour toutes les circonstances ; et contre laquelle tout ce qui se fait, d’où qu’il vienne, est nul de soi, et peut être réputé tyrannie ! Le pouvoir qui enseignera aux citoyens cette constitution, et la chose commence à devenir possible, aura plus fait pour l'humanité que tous les empereurs et les papes : après lui les révolutions de l’espèce seront comme celles de la planète, rien ne les troublera, et personne ne les sentira plus.

Le 2 décembre, dans le premier feu du coup d’état, réparant la longue incurie de nos assemblées, a pu décréter coup sur coup des concessions de chemins de fer, des adjudications de travaux, des prorogations de privilège, des réductions d’escompte, des saisies d’immeubles, des conversions de rentes, des continuations d'impôts, etc., etc ; faire une foule de choses qui, si la société était instruite de sa vraie constitution, auraient été depuis longtemps faites, et mieux faites, ou ne se seraient jamais faites. Le vulgaire, qui rapporte tout à la volonté du chef, à peu près comme le père Malebranche voyait tout en Dieu, a admiré cette fécondité décrétale, et parasites d’applaudir à ce pouvoir fort et agissant ! Mais bientôt la fièvre des réformes s’est calmée : plus d’une fois le 2 décembre a dû rétracter des résolutions sous presse, retirer des projets dont était saisi déjà le conseil d’état, et l'on peut prévoir que s’il n’apprend à lire mieux dans le livre de la politique éternelle, il paraîtra bientôt aussi impuissant, aussi incapable, aussi téméraire, aussi fou que ses devanciers, sans en excepter l’Empereur lui-même.

Quoiqu’il en soit, et des décrets rendus jusqu’ici par le 2 décembre au milieu de l’abstention universelle, et de ceux qu’il rendra par la suite du fond de sa prérogative, il ne fera pas que la maximation des fortunes cesse d’être une idée contradictoire ; qu’une vente puisse être réputée parfaite, avant que les parties soient convenues de la chose et du prix ; que le mandat et l’adjudication, dans le même individu, soient termes compatibles ; que le quasi-contrat ne devienne quasi-délit, et même crime, alors que le bienfaiteur d’office se prévaut du bienfait pour asservir le bénéficiaire.....

Le 2 décembre ne fera pas que le système féodal, vaincu dans l’ordre politique et religieux, redevienne une vérité dans l’ordre industriel, quand les conditions du travail et les lois de la comptabilité s’y opposent ; il ne fera pas après son décret sur l’escompte, rendu au nom de la propriété publique, que l’intérêt des capitaux soit désormais autre chose qu’une taxe arbitraire et transitoire ; il ne fera pas, malgré ses concessions de quatre-vingt-dix-neuf ans, que si le prix de revient des transports, par fer et par eau peut descendre à 1 centime par tonne et kilomètre, le pays consente à payer aux compagnies 8, 10 et 14 centimes, par amour de la féodalité industrielle : ni, quand le salaire du travailleur, dans toutes les catégories de services, est en décroissance continue, que celui des fonctionnaires de l’état doive augmenter.

L'Empereur, avec sa concentration politique, avec son blocus continental et ses incorporations perpétuelles d’états, se créait cent impossibilités dont chacune, avec le temps, pouvait le détruire. Louis-Napoléon, qui ne s’est pas donné le quart de la besogne de son oncle, avec sa seule constitution renouvelée de l’an VIII, s’en crée mille : tant, depuis la chute de l’Empereur, les éléments réfractaires à l’autorité ont pris de développement !...

Le 2 décembre a donné au clergé un brevet d’enseignement à peu près exclusif. Mais ce brevet, tout à fait gratuit, ne contient pas plus de garantie du gouvernement que les milliers de brevets et diplômes qu’il délivre chaque année, contre écus, aux étudiants et industriels. Il ne fera pas, ce brevet, même quand il joindrait à l’autorité de l’état celle de la sainte écriture, que le travail, considéré par la théologie comme l’expiation d’un vice originel, In sudore vultûs tui vesceris pane tuo, redevienne un état servile ; que celui qui par le travail se rachète de la misère, de l’ignorance et de l’esclavage, ne conçoive pas la pensée de se racheter aussi, par le même moyen, du péché et de la coulpe ; que l’esprit religieux, entretenu par les prêtres, ne se trouve ainsi balancé par le génie industriel ; que pauvreté soit de nouveau réputée vertu, et que le progrès du bien-être et du luxe n’ait pas pour corrélatif le développement de la raison, l’affranchissement de la conscience, le règne absolu de la liberté, à la place de l’humilité, du détachement et de la passivité chrétienne.

Le 2 décembre, par philanthropie, autant que par intérêt, se préoccupe de l’amélioration du sort des classes pauvres. Les circulaires de ses ministres le répètent ; les caresses du Président en témoignent ; plusieurs de ses actes le font entendre ; les confidences de ses amis et l’hostilité croissante des partis rendent la chose tout à fait probable.

Mais comment se propose-t-il d’opérer cette amélioration ? Il ne peut pas sur la France moderne régner en calife ; s’emparer au nom de l’intérêt public de la production et du commerce ; mettre 27,000 lieues carrées de pays, 27 millions de propriétés, fabriques, métiers, en régie ; convertir 36 millions de producteurs de tout âge et de tout sexe, plus ou moins libres, et qui aspirent chaque jour à le devenir davantage, en salariés. On n’avale pas plus gros que soi, et si le 2 décembre pense engloutir la nation, c’est lui qui crèvera.

Supposons que le 2 décembre, poursuivant la solution du problème économique, essaye de reconstituer la nation suivant le système que nous avons signalé comme étant la conséquence du décret sur les biens de la famille d’Orléans. Hors de la liberté progressive, indiquée par l’histoire, et de la communauté des égaux, adoptée au fond par tous les utopistes, il n’y a pas d’autre système. Il faut au préalable que le 2 décembre intéresse à ses vues une partie du pays ; qu’avec celle-là, il conquière le reste ; et comme il entend se réserver l'initiative, qu’il ne saurait consentir aucun démembrement de son autorité, qu’il ne peut offrir à ses auxiliaires et adhérents que des récompenses pécuniaires, des concessions de terres, mines, etc., ou des privilèges commerciaux et industriels ; il faut que cette association pour l’organisation du travail et 'extirpation de la misère, d’après le principe de la hiérarchie militaire et gouvernementale, offre aux associés, en facultés économiques, une indemnité suffisante du renoncement à leurs droits politiques.

Or, c’est ici que la contradiction ne tarderait pas d’apparaître. Le 2 décembre apprendrait bientôt, par son expérience, ces vérités au-dessus de tout gouvernement : c’est que travail et commerce ont pour synonyme liberté ; que la liberté industrielle est solidaire de la liberté politique ; que toute restriction apportée à celle-ci est une entrave pour celle-là, conséquemment un empêchement au travail et une interdiction de la richesse ; que l’échange, le prêt, le salaire, tous les actes de l’ordre économique, sont des contrats libres qui répugnent à toute condition hiérarchique. Quant au pouvoir central, il verrait, et déjà il ne tient qu’à lui de le voir, que les affaires des particuliers ne prospèrent qu’autant qu’ils ont confiance dans le gouvernement ; que le seul moyen de leur donner cette confiance, c’est de les faire eux-mêmes membres actifs du souverain ; que les exclure du gouvernement, c’est autant que les chasser de leurs industries et propriétés ; et qu’une nation de travail, comme la nôtre, gouvernée sans le contrôle perpétuel de la tribune, de la presse et du club, est une nation en état de faillite, déjà sous la main des garnisaires...

Tous les lieux communs sont épuisés sur la nature démocratique de l’impôt, et le droit qu’a la nation de le fixer librement. Le 2 décembre sait cela comme tout le monde : la constitution du 15 janvier a bien voulu le reconnaître. Pourquoi donc les mêmes représentants qui sont appelés à voter le TOTAL de l’impôt, n’ont-ils pas le droit d’en discuter le détail, et d’y faire telles réductions qu’ils jugent utiles ? La France et son gouvernement, d’après le système de votation suivi pour l’impôt au corps législatif, est comme une maison de commerce, formée par deux individus soi-disant associés en nom collectif, et dont l’un serait chargé d’acquitter sur ses produits, à présentation des factures, et sans pouvoir demander de compte, les dépenses dont la fixation serait le privilège exclusif de l’autre. Où le 2 décembre a-t-il pris ce mode de société et surtout de comptabilité ?....

Tout a été dit pareillement sur le fonctionnaire public. Le fonctionnaire public, depuis le chef suprême de l’état jusqu’au dernier valet de ville, est le mandataire de la nation, le commis, le délégué du peuple. La constitution du 15 janvier, comme ses précédentes, reconnaît cette démocratisation du personnel de l’état. Pourquoi donc n’appartient-il qu’au chef de l’état de nommer aux emplois, d’en fixer les attributions et les salaires ? Pourquoi les 500,000 salariés de l’état forment-ils corps, caste, nation pour ainsi dire à part, sous la dépendance exclusive du chef de l’état ? Sous ce rapport encore, la France ressemble à un domaine dont l’exploitation aurait été changée par l’intendant en une servitude personnelle, établie a son bénéfice, avec faculté pour lui, non-seulement de transiger au nom du propriétaire, mais de compromettre. Où le 2 décembre a-t-il puisé cette notion du mandat et de la propriété ? Ce n’est pas dans le code Napoléon.....

Je ne veux pas que mes observations dégénèrent en attaques, et c’est pour cela que je les exprime en style juridique, me bornant à montrer, à l’aide de quelques rapprochements, et dans les formes les plus concises, combien l’exercice de l’autorité, tant réclamée de nos jours par des avocats sans science, des publicistes sans philosophie, des hommes d’état également dépourvus de pratique et de principes, est devenu incompatible avec les notions les plus élémentaires de l’économie et du droit. De quelque côté qu’on y regarde, le 2 décembre, — et quand je dis le 2 décembre, ai-je besoin de répéter sans cesse que je comprends toute autre forme dictatoriale ou dynastique ? — le gouvernement, dis-je, est acculé entre l'an-archie et le bon plaisir, obligé de choisir entre les tendances naturelles de la société, et l’arbitraire de l’homme ! Et cet arbitraire, c’est la violation perpétuelle du droit, la négation de la science, la révolte contre la nécessité ; c’est la guerre à l’esprit et au travail ! Impossible.

Je ne finirai pas, après avoir touché les impossibilités de l’intérieur, sans dire un mot de celles du dehors.

S’il est une chose que le 2 décembre doive avoir à cœur, c’est à coup sûr de réparer les désastres de 1814 et 1815, de relever dans le concert européen l’influence de notre nation, de la faire remonter au rang des puissances de premier ordre, en appuyant, au besoin, cette prétention légitime par les armes.

Le 2 décembre le peut-il, dans la situation équivoque où il s’est placé, entre la révolution et la contre-révolution ?

Des bruits ont circulé, trouvent encore des crédules, sur des projets de descente en Angleterre, d’invasion de la Belgique, d’incorporation de la Savoie, etc. Ces bruits ont été démentis par ordre : en effet, ce sont de ces choses qu’on ne croit pas sans les avoir vues, et quand on les a vues on n’y croit pas encore.

Le peuple, qui ne sait de la guerre que les batailles, qui n’en comprend ni la raison ni la politique, peut se repaître de ces chimères, attendre que le Président, ayant battu les Anglais, les Prussiens, les Autrichiens, les Russes, et revenant chargé de trésors, décharge d’autant les rôles des contributions. Partout ailleurs qu’au cabaret, on sait que la guerre est la lutte des principes, et que toute guerre qui n’a pas pour objet de faire triompher un principe, comme furent les guerres de Louis XIV et de l’Empereur, est une guerre condamnée, et d’avance perdue.

Où donc est le principe, le grand intérêt, national et humanitaire, que peut invoquer en ce moment Louis-Napoléon, pour être en droit de déclarer, à n’importe qui, la guerre ?

L’abolition des traités de 1815 ?

Ceux qui depuis vingt ans parlent de ces traités ne savent pour la plupart de quoi il s’agit. Les traités de 1815, œuvre de la Sainte-Alliance, sont le produit des guerres impériales : à cet égard, ils prennent place dans l’histoire, à la suite du traité de Westphalie. Ils ont pour objet de former, à perpétuité, une croisade entre les puissances de L’Europe contre tout état qui, comme la France de 1804 à 1814, tendrait a sortir de ses limites naturelles ou prescrites, et a s’incorporer des portions de territoire étranger. La France, dont les empiétements successifs pendant dix années ont été l’occasion de ces traités, s’y trouve plus maltraitée que les autres puissances : elle a été refoulée en deçà du Rhin, dégarnie, ouverte. Tel était le droit de la guerre et le bénéfice de la victoire pour les alliés. Nous avons voulu nous étendre, nous sommes vaincus, nous devons paver et de plus fournir des sûretés ! Rien ne saurait infirmer ces traités, rien, dis-je, si ce n’est le consentement des parties, ou la guerre, mais la guerre appuyée sur un nouveau principe.

Je reproduis donc ma question : Ce principe, où est-il pour le 2 décembre ?

Louis-Napoléon n’a fait jusqu’ici que servir la Sainte-Alliance en frappant la démocratie et la révolution ; bien loin qu’il puisse protester contre les traités de 1815, de fait il y adhère. Il serait puéril qu’il attendît de ses alliés, à titre de récompense, la frontière du Rhin. La seule récompense que Louis-Napoléon puisse obtenir de la Sainte-Alliance, c’est qu’elle le tolère, le soutienne, le protège, comme gardien et dompteur de la révolution, jusqu’à ce que les circonstances, devenues par lui favorables, permettent aux alliés de nous rendre une troisième fois nos princes légitimes. Elle serait illogique, certes, la Sainte-Alliance, en contradiction avec elle-même, elle mentirait à son but et à ses principes, si, en faisant la guerre à la révolution, elle reconnaissait en Louis-Napoléon Bonaparte un dynaste d’origine essentiellement révolutionnaire, à plus forte raison si elle lui concédait, pour joyeux avènement, un territoire de cinq à six millions d’habitants, avec la ligne stratégique la plus formidable du monde.

Maintenant que Louis-Napoléon, usant de sa prérogative, en appelle aux armes ; que, servant la contre-révolution d’une main, et jurant de l’autre par la révolution, il engage le pays dans une guerre avec la Sainte-Alliance, pour la frontière du Rhin, il est le maître. Mais qu’il sache aussi que dans une revendication ainsi posée l’opinion ne le suivrait pas : elle ne verrait dans sa politique qu’une fantaisie conquérante, un point d’honneur national ou domestique, sans caractère moral, et par son abandon elle paralyserait ses efforts. Tant il est vrai qu’il y a dans les traités de 1815 quelque chose de légal, qui ne peut être délié que par une légalité supérieure.

La révolution au 19e siècle est cette légalité. Rappelons-nous ce qui a été dit plus haut que Louis-Napoléon, de même que l’Empereur, ayant pour adversaire principal la féodalité capitaliste représentée au dehors par l’Angleterre, la vraie manière de combattre l’Angleterre, ce n’est pas de l’attaquer en Égypte, dans l’Australie ou l’Inde, pas plus que d’enjamber la Manche : c’est de frapper l’ennemi, chez nous d’abord, dans les rapports du travail et du capital.

Dès avant la révolution de 89, l’Angleterre avait commencé la conquête du globe : comment ? par la force des armes ? non, elle laisse ce système aux Français ; — par l’accumulation de ses capitaux, la puissance de son industrie, l’extension de son commerce. Le succès ne lui a point failli : pas de pays aujourd’hui où elle ne récolte. Nous-mêmes nous payons tribut à ses ouvriers, à ses ingénieurs, à ses capitalistes ; et déjà, par les acquisitions de propriétés que font chez nous les sujets anglais, la Grande-Bretagne prépare sur notre territoire le retour de sa prépondérance. Le libre échange, auquel ses bourgeois convient les peuples, en écrasant toute concurrence, est le dernier coup qu’elle s’apprête à porter à la liberté des nations.

Ainsi procède l’Angleterre : pas de conquêtes à main armée, pas d’incorporations de territoires, pas de nations englobées, pas de dynasties destituées : elle ne se permet aucune de ces violences. Elle ne tient point à gouverner les peuples, pourvu qu’elle les pressure, témoin le Portugal : la Balance du commerce, portée à son maximum de puissance sous le nom de Libre échange, voilà l’artillerie de l’Angleterre.

Il faut donc qu’à une guerre de capitaux nous répondions, avant tout, au dedans et au dehors, par un système de crédit qui annule la supériorité que l’Angleterre tire de ses masses capitalisées : alors, nous pourrons parler à la Sainte-Alliance. Déjà, par ses décrets financiers, le 2 décembre a marqué le but : qu’il achève, qu’il n’attende point que des nécessités plus impérieuses l’y contraignent. Soit qu’il pense à négocier, soit qu’il se prépare à la guerre, qu’il commence par se rendre économiquement fort. Qu’il ose accomplir en six mois ce que ces journaux font entrevoir dans une perspective de 50 années ; que par la réduction combinée des rentes et intérêts aux simples frais de commission, il change dans leur intégralité les rapports du travail et du capital ; qu’il coupe, si j’ose ainsi dire, le nerf à la féodalité bourgeoise, et puis, qu’il déclare à son tour à l’Angleterre, non plus le Blocus continental, folie avonculaire, mais le Libre échange ; enfin qu’il abolisse autour de lui la douane.... Cela fait, voici dans quelle situation se trouverait la France, vis-à-vis d’elle-même et de l’étranger.

A l’intérieur, la production augmente d’un quart.... C’est une règle d’économie, un des théorèmes les mieux démontrés de la science, que le revenu du capital est produit, comme l’impôt, par le travail ; que dans l’inventaire de la société, ce revenu ne doit pas s’ajouter au produit, mais se déduire du produit, comme l’impôt ; qu’ainsi ce qu’on ôte au revenu, de même qu’à l’impôt, profite d’autant au travail, qui le consommant le recrée, attendu qu’il n’y a de consommation improductive que celle du capitaliste et de l’état ; de telle sorte que si, sur une production annuelle de neuf milliards, il est prélevé quatre milliards pour le capital et pour l’impôt, ce prélèvement étant par hypothèse supprimé, en même temps que la consommation des producteurs doublera, leur production s’élèvera, ipso facto, de neuf milliards à treize. Que le 2 décembre rende aux classes travailleuses ce signalé service, et il pourra se vanter, au banquet national, de ne pas manger le morceau honteux ! Ses 12 millions de liste civile lui seront comptés comme une commission, sur le surplus d’affaires qu’il aura procurées, de 1/2 ou 1/4 pour 100...

An dehors, la Belgique, la Savoie, une partie de la Suisse et du Piémont, gravitent, de toute la puissance de leurs intérêts industriels, vers la France, marché libre de 36 millions de consommateur, consommant, d’après ce qui vient d’être dit, comme 45 ! Crédités par la circulation française et par leurs échanges, ces états opèrent à leur tour la liquidation de leur aristocratie capitaliste et propriétaire, dont la confiance abattue devient partout le signal de la prospérité publique : ils tombent dans le cercle d’attraction de la France. Ne leur demandez point alors si, avec leur révolution économique, solidaire de la nôtre, avec notre langue, nos monnaies, nos codes, notre commerce, ils veulent être français ! Ne leur proposez ni inspecteurs de police, ni préfets : laissez-les se gouverner à leur guise, conserver leur franchise, jouir tout d’abord de cette indépendance civile et politique, qu’il faudra bien, tôt ou tard, rendre à chacune de nos provinces. Contentez-vous, avec ces co-intéressés, d’une alliance offensive et défensive qui vous permette, dans le péril commun, de compter sur leurs soldats et leurs forteresses, comme sur les vôtres. Cette politique de réserve, bientôt comprise, vous assure d’immenses succès. Quand la conquête avait pour objet le tribut, comme au temps des monarchies orientales, la conquête, quoique brutale, était du moins rationnelle. Aujourd’hui le pillage a cessé, pour les états comme pour les particuliers, d’être un moyen de fortune. Les vraies conquêtes sont celles du commerce : l’exemple de l’Angleterre, depuis un siècle, le prouve de reste. Comment se fait-il, quand l’esprit des nations a changé, que les formes de leur diplomatie soient juste à la hauteur de celle des Cambyse et des Ninias !....

Après la Belgique, la Savoie, la Suisse française, le Piémont cisalpin, pays limitrophes, l’Italie. Rome, foyer d’éruption, projette ses flammes nationales au nord et au midi de la Péninsule. Dites-lui, Président de la république humanitaire, que nous voulez qu’elle vive par elle-même et pour elle-même, et elle vivra. D’un mot vous aurez ressuscité cette nationalité, égorgée par vous dans les murs de Rome, après avoir été trahie sur le champ de bataille de Novarre !

La Pologne aura son tour ; et le Roi des mers ne vous échappera pas, saisi dans le filet démocratique et social...

Avec la France révolutionnée, la politique extérieure est facile à suivre. Le centre de gravité européen se déplace, la nouvelle Carthage cède à la Rome nouvelle, et s’il faut combattre, la guerre est sainte, la victoire est sûre. Mais ou donc Louis-Napoléon, désertant l’idée révolutionnaire, trouverait-il un prétexte pour faire au nom de la France la moindre démonstration sur le continent ? Geôlier bénévole et gratuit de la démocratie, compère et dupe de la contre-révolution, il n’a pas même le droit d’émettre un vœu. Il a reçu les compliments du czar : qu’aurait-il à réclamer pour la Pologne ? Il a fait, de concert avec les jésuites, avec les soldats de l’Autriche et de Naples, la campagne de Rome : les choses rétablies par lui dans le statu quo, que lui reste-t-il à dire en faveur des Italiens ? Grâce à sa diversion puissante, la réaction est maîtresse partout en Europe, sur le Pô, sur le Rhin, sur le Danube : quel principe représenterait, aux yeux des Napolitains, des Romains, des Lombards, des Hollandais, des Westphaliens , la famille de l’Empereur ? Croit-elle qu’on la cherche pour sa noblesse, et MM. Louis, Jérôme, Napoléon, Pierre, Charles, Antoine, Lucien Bonaparte et Murat, pensent-ils être du limon dont se pétrissent les souverains par la grâce de Dieu, les princes légitimes, les rois absolus, et les valets ?...

Oui, citoyens ou messieurs, vous portez le plus grand des noms modernes ; vous appartenez par la chair et le sang à celui de tous les hommes qui sut le mieux fanatiser les masses, et les courber sous le joug. Souvenez-vous cependant qu’il ne parvint, quelques années, à les contenir, que parce qu’il représentait à leurs yeux la Révolution armée ; et que pour n’avoir pas su, au jour marqué par les circonstances, être grand par la paix et la liberté, comme il l’avait été par le commandement et par la guerre, pour avoir mis son libre arbitre à la place de la destinée que lui montrait son étoile, il périt, chose pitoyable, sous sa propre déraison, laissant aux Homères de l’avenir, si l’avenir produit encore des Homères, le plus riche et le plus gigantesque canevas, et presque rien à l’histoire !...

On ne trompe pas la Révolution, fût-on l’Empereur, vivant et victorieux ; alors qu’elle est muette, que tout le monde l’ignore, que personne ne prend la parole pour elle, que tous les préjugés qu’elle combat sont en honneur et ne rencontrent aucune contradiction, tandis que les intérêts qu’elle sert s’oublient eux-mêmes ou se vendent.

Et l’on s’imaginerait que pour vaincre la révolution il suffira de cette cendre impériale rapportée de l’exil, aujourd’hui que le peuple ne croit plus aux revenants, aujourd’hui que la révolution parle à toute heure, que les hommes jurent en son nom, que les jeunes filles la chantent, que les petits enfants la redisent, que les proscrits la portent sur tous les coins du globe ; aujourd’hui que le pouvoir absolu fait à cause d’elle, nuit et jour, la veille des armes, et que le capital se tord sous sa violente étreinte !

Impuissance, impuissance, impuissance !... Or, l’Elysée saurait-il me dire combien peut durer, en présence de la révolution qui grandit, un gouvernement dépouillé de prestige, et réduit à la quotidienneté de l’impuissance ?...