La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre/10

◄  IX.

X.


ANARCHIE OU CÉSARISME. — CONCLUSION.



S'il est un fait qui atteste la réalité et la force de la révolution, c’est sans contredit le 2 décembre. Que la France l’entende, et que l’Europe en soit instruite : après les journées de février et juin 1848, celles de décembre 1851 doivent compter comme la troisième éruption du volcan.

Rendons-nous compte de cette secousse qui, plus qu’aucune autre, a fait faire à la révolution un pas décisif.

La France, par toute son histoire, par les Romains et les Francs, par Charlemagne et les Capétiens, marche, d'une marche continue, à 89 ; par 89, elle aboutit à 1848.

En 1848, comme en 1789, tout, DANS LES CHOSES, appelle une révolution. Mais à la différence de 1789, il n’y a en 1848, dans les idées, rien, ou peu s’en faut, qui la détermine. La situation est mûre, L’opinion est en retard. De ce désaccord entre les choses et les idées jaillissent tous les incidents qui ont suivi...

D’abord, la prédication socialiste.

La révolution, s’imposant comme nécessité, et l'opinion s’en défiant parce qu’elle ne la connaissait pas, le premier travail devait être de révéler au pays la révolution sociale. Tandis donc que le gouvernement provisoire, la Commission exécutive, 1e général Cavaignac, s’occupent de maintenir l'ordre, le socialisme, avec l’énergie que commandait la circonstance, organise sa propagande. On lui a reproché d'avoir fait peur, on l’accuse encore aujourd’hui d’avoir, par ses extravagances, compromis, perdu la république ! Oui, le socialisme a fait peur, et il s’en vante ! On meurt de peur comme de toute autre maladie, et la vieille société n’en reviendra pas. Le socialisme a fait peur ! Fallait-il donc, parce que les autres ne faisaient rien, ne pouvaient faire rien, que nous nous tussions nous-mêmes ? Fallait-il, en mettant des sourdines à nos tambours, laisser tomber l’idée avec l’action ?... Le Socialisme a fait peur ! Puissants génies, à qui le socialisme a fait peur, et qui n’avez pas tremblé devant le suffrage universel !...

Or, comme le socialisme, effrayant à première vue (toute idée qui se manifeste pour la première fois effraye), ne pouvait passer sans soulever une contradiction violente ; comme cependant il était dans la donnée de l’histoire et des institutions, il devait arriver, d’un côté, que le socialisme grandirait sous une réaction générale ; en second lieu, qu’il mettrait a nu l’inconséquence de tous ses adversaires, depuis les montagnards jusqu’aux dynastiques, et par cette révélation de leur illogisme, les précipiterait les uns après les autres du pouvoir, dont ils se servaient contre lui.

Pas un fait qui n’atteste le progrès du socialisme, qui ne montre en même temps la déroute successive, inévitable de ses adversaires.

Pourquoi, de février à décembre 1848, les républicains de toute nuance sont-ils successivement évincés ? parce qu’ils se tiennent hors du socialisme, qui est la révolution ; parce que hors de la révolution sociale, la république n’a plus de sens, qu’elle semble un juste-milieu, une doctrine, un arbitraire.

Mais pourquoi les républicains , adorateurs de 93, se tiennent-ils en 1848 hors du mouvement ? parce qu’ils aperçoivent dès l’abord que la révolution sociale est la négation de toute hiérarchie, politique et économique ; que ce vide fait horreur à leurs préjugés d’organisation, à leurs habitudes de gouvernement ; et que leur esprit, s’arrêtant à la superficie des choses, ne découvrant pas sous la nudité de la forme le lien intelligible du nouvel ordre social, recule à cet aspect, comme devant un abîme.

Ainsi, même comme négation, comme table rase ou plutôt comme vide, la révolution exerce déjà une puissance sur le milieu ambiant ; elle est une force d’attraction, une finalité, un but, puisqu’en la niant les républicains semblent se renier eux-mêmes et se perdent !

Au 10 décembre, Louis Bonaparte obtient la préférence sur le général Cavaignac, qui cependant avait bien mérité de la patrie, dont le civisme, le désintéressement, la modestie seront relevés par l’histoire impartiale. Pourquoi cette injustice de l’élection ? parce que le général Cavaignac, fatalité ! avait dû combattre, au nom de l'ordre et de la loi, la révolution dans le socialisme ; parce qu’ensuite il se présentait, au nom de la révolution, comme adversaire des partis dynastiques, et franchement républicain parce que, enfin, devant cette rigidité à la fois constitutionnelle et républicaine le nom de Bonaparte se levait, pour les masses comme une espérance de révolution plus prompte, pour les partisans de l’autel et du trône qui les poussaient comme une espérance de contre-révolution. Révolution, contre-révolution, le oui et non, qu’importe ? c’est toujours la même passion qui agite, la même idée qui dirige.

Contre qui est entreprise plus tard la guerre de Rome ? contre Mazzini ? Allons donc ! ceux qui firent décréter la guerre de Rome étaient tout aussi démocrates que Mazzini. Comme Mazzini, comme Rossi, ils portaient écrit sur leur drapeau : Séparation du spirituel et du temporel ! Gouvernement laïc et libre ! La révolution de Rome a été faite contre la révolution sociale.

Contre qui est votée la loi du 31 mai ? — contre la révolution.

Comment, en 1849 et 1850, l’élu de cinq millions et demi de suffrages parvient-il à se dépopulariser ? par son alliance avec les réacteurs. Comment ensuite recouvre-t-il sa popularité ? en affirmant le suffrage universel, voix, on le suppose, de la révolution. Le peuple, en 1851, a reçu Louis Bonaparte à résipiscence : comme le père de l’enfant prodigue, sans écouter les observations du fils sage, il a pardonné au fils repentant.

Nous voici en présence des élections de 1852 : à gauche la proposition de rappel de l’Elysée, à droite l’obstination de la loi du 31 mai, derrière nous l’insurrection. La situation est on ne peut plus révolutionnaire : qu’est-ce qu’il en sortira ?

Ici, nous ne devons plus juger les événements au point de vue de la légalité et de la morale, de l’exercice régulier du pouvoir, du respect de la constitution, de la religion du serment. L’histoire prononcera sur la moralité des actes : ce qui nous appartient c’est d’en constater le fatal coté. Constitution, serment, lois, tout a sombré au milieu de la compétition ardente : la mauvaise conscience de l’un a délié celle de l’autre, et quand la royauté se proclame à la tribune, pourquoi l’empire ne s'élèverait-il pas sur la place publique ? La foi constitutionnelle foulée aux pieds par la majorité, il ne reste que l’action brute, im-morale, des ambitions et des partis, instrument aveugle du destin.

Telle est donc, en novembre 51, la situation des forces antagoniques : la révolution est représentée par la gauche républicaine, et incidemment par l’Elysée, qui se joint à elle pour le rappel de la loi du 31 mai ; — la contre-révolution a pour organe la majorité, et incidemment aussi l’Elysée, qui s'unit à elle pour tout le reste, contre le parti républicain.

L'Elysée, élément équivoque, sans signification par lui-même, est en ce moment combattu par les deux partis, qui tendent, avec une égale ardeur, à l’éliminer. Il s’agit en effet de savoir si la France sera a la révolution ou à la contre-révolution. Qu’est-ce que M. Bonaparte, pour qu’il vienne dire : Ni l’un ni l’autre ; c’est à moi que sera la France ?...

Cependant, à la vue de ce champ clos où vont se jouer ses destinées, que pense le pays ? Le pays répugne à rétrograder, mais il redoute les révolutionnaires. Ce n’est plus seulement le socialisme qui lui fait peur : c’est une réaction montagnarde, ce sont les représailles de la démocratie !... Cette disposition des esprits, qui repousse également, d’un côté le principe de la réaction, de l’autre les hommes de la révolution, fait la fortune de l’Elysée. La même raison qui pouvait le faire broyer entre les deux armées, lui vaut le triomphe sur toutes deux : il affirme la révolution, et il protège les conservateurs ! Solution bilatérale et contradictoire, mais logique pourtant, vu l’état de l’opinion, et que les circonstances rendaient presque inévitable.

La signification du 2 décembre, l’idée qu’il représente, est donc, bien authentiquement, révolution. Le reste est affaire de personnes, c’est-à-dire, intrigues de partis, transactions de coteries, vengeances privées, manifestations autocratiques, mesures de salut public et de raison d’état. C’est la marge laissée au bon plaisir gouvernemental par la loi des révolutions.

Mais cet ambigu ne peut durer : tout principe doit produire ses conséquences, tout pouvoir dérouler son idée. Nous en sommes là : que va faire Louis Napoléon ?

J’ai rapporté les actes principaux du 2 décembre ; j’en ai fait ressortir l’inspiration, moitié réelle, moitié personnelle, et la constante incertitude. Et nous avons pu constater que jusqu’à ce moment le nouveau pouvoir, arrêté par le néant de l’opinion publique, abandonné à ses seules inspirations, plutôt dirigé, au sein de la contradiction universelle, par la prudence de l’homme que par la raison des choses, au lieu de quitter le double visage qui lui a donné la victoire, tendait plutôt, en vertu de l’idée qu’il se fait de la délégation, et d’après ses traditions domestiques, à continuer son jeu de bascule, et à transformer, probablement sans s’en rendre compte, en une féodalité de fantaisie les institutions actuelles.

J’ai montré alors, par l’exemple de l’Empereur, la vanité de toute conception politique en dehors de la synthèse sociale, de la raison de l’histoire, des indications de l’économie, et de la donnée révolutionnaire. Et l’analogie des époques m’y autorisant, j’ai rappelé Louis Bonaparte à sa véritable mission, définie par lui-même, à l’époque de son premier avènement, la fin des partis : définition qui se traduit en cette autre, la fin de la politique machiavélique ou personnelle, c’est-à-dire, la fin de l’autorité elle-même.

La négation de l’autorité, et par suite la disparition de tout organisme gouvernemental pouvait paraître encore, en 1849, une idée obscure[1] ; après le 2 décembre, il n’y reste plus le moindre nuage. Le 2 décembre a fait ressortir la contradiction du gouvernementalisme et de l’économie, de l’état et de la société, dans la France actuelle ; ce que nous ne pouvions que deviner, il y a quatre ans, par les règles de la logique, les faits, interprètes infaillibles, le rendent aujourd’hui palpable : le paradoxe est devenu une vérité.

Résumons ces faits, et prouvons par leur analyse la vérité de cette triple proposition, qui représente tout le mouvement des 64 dernières années :

Le gouvernement personnel, ou despotique, est impossible ;
Le gouvernement représentatif est impossible ;
Le gouvernement est impossible.

Les principes sur lesquels repose depuis 89 la société française, disons toute société libre, principes antérieurs et supérieurs à la notion même de gouvernement, sont :

1. La propriété libre, celle qu’on appelait à Rome quiritaire, et chez les barbares envahisseurs allodiale. C’est la propriété absolue, autant du moins qu’il peut se trouver chez les hommes quelque chose d’absolu ; propriété qui relève directement et exclusivement du propriétaire, lequel l’administre, la loue, la vend, la donne ou l’engage, suivant son bon plaisir, sans en rendre compte à personne.

La propriété doit être transformée, sans doute, par la révolution économique, mais non pas en tant qu’elle est libre : elle doit, au contraire, gagner sans cesse en liberté et en garantie. La transformation de la propriété porte sur son équilibre : c’est quelque chose d’analogue au principe qui a été introduit dans le droit des gens par les traités de Westphalie et de 1815.

2. Le travail libre, avec toutes ses dépendances, la profession libre, le commerce libre, le crédit libre, la science libre, la pensée et la religion libres : ce qui veut dire, le droit absolu, à priori, sans restriction ni contrôle, pour tout citoyen, de travailler, fabriquer, cultiver, extraire, produire, transporter, échanger, vendre, acheter, prêter, emprunter, transiger, inventer, s’instruire, penser, discuter, vulgariser, croire ou ne pas croire, etc., dans la mesure de ses moyens, sans autre condition que celle de tenir ses engagements, comme aussi de ne gêner personne dans l’exercice du même droit.

Le travail aussi doit être révolutionné, comme la propriété ; mais quant à ses garanties, nullement quant à son initiative. Prendre l’organisation corporative pour garantie du travail, ce serait recommencer l’œuvre du moyen âge, l’extirpation de l’esclavage par la féodalité.

3. La distinction naturelle, êgalitaire et libre, des spécialités industrielles, mercantiles, scientifiques, etc., d’après le principe de la division du travail, et en dehors de tout esprit de caste.


Tels sont les principes de 89, objet de la célèbre Déclaration des droits de l’homme et au citoyen, unis par la dernière constitution ; et telles dpuis cette époque les bases de notre société.

Or, le gouvernement devant être l’expression de la société, suivant l’expression de M. de Bonald, on demande quel peut être le gouvernement d’une société établie sur de pareilles bases ?

Ce ne pourra pas être une féodalité territoriale, puisque la propriété est libre ; ni une féodalité industrielle, mercantile ou financière, puisque le travail est libre, le commerce libre, le crédit libre, ou du moins en puissance manifeste de le devenir ; ni un régime de castes, puisque les spécialités professionnelles , d’après leur principe économique, sont libres ; ni une théocratie, puisque la conscience est libre aussi. Sera ce une monarchie absolue ? non, puisque les facultés de l’homme et du citoyen, le travail, l’échange, la propriété, etc., converties en droits, étant libres, et leur exercice libre, il ne reste plus rien qui puisse servir de motif ou d’objet à une autorité quelconque, et que le souverain, jadis visible, personnel, incarnation du droit divin, est devenu une abstraction, une fiction, à savoir le peuple.

Si donc, dans la société ainsi constituée il se forme un gouvernement, ce gouvernement ne pourra résulter que d’une délégation, convention, fédération, en un mot, d’un consentement, libre et spontané, de tous les individus qui composent le peuple, chacun d’eux stipulant et se cotisant pour la garantie de ses intérêts. Si bien que le gouvernement, si gouvernement il y a, au lieu d’ÊTRE l’AUTORITÉ, comme auparavant, représentera le Rapport de tous les intérêts qu’engendrent la propriété libre, le travail libre, le commerce libre, le crédit libre, la science libre, et n’aura par conséquent lui-même qu’une valeur représentative, comme le papier monnaie n’a de valeur que par celle des écus qu’il représente. Au fond, le gouvernement représentatif a pour emblème et peut-être défini, un assignat.

Ainsi la nature démocratique et représentative du gouvernement découle de la nature essentiellement libre des intérêts dont il indique le rapport ; ces intérêts donnés, tout rappel à une autorité quelconque devient un non sens. Pour que le gouvernement cessât d’être démocratique, dans une société ainsi faite, et que l’autorité y reparût, il faudrait que les facultés déclarées libres cessassent de l’être ; que la propriété ne fut plus propriété, mais fief ; le commerce plus commerce, mais octroi ; le crédit plus crédit, mais servitude, corvée, dîme et mainmorte : ce qui est contre l’hypothèse.

Ai-je besoin de redire, ce que tout le monde sait, que la pensée de 89, celle de toutes les constitutions qui en sont sorties, a été d’organiser le gouvernement, de telle manière qu’il fut la représentation des intérêts libres sur lesquels la société repose, et que telle est encore la prétention du 2 décembre ? Le 2 décembre, comme tous les pouvoirs qui l’ont précédé depuis 89, se flatte de représenter par excellence le rapport des intérêts reconnus libres par nature et à priori. Ni lui, ni aucun de ses devanciers ne s’est jamais douté de ce que c’est, pour un gouvernement, qui d’ailleurs vise à l’autorité, que d’être une représentation, la représentation d’un rapport, d’un rapport d’intérêts, et d’intérêts libres !!!

Ainsi le gouvernement n’existe aujourd’hui que par ce qu’il représente. Il ne jouit pas, comme dit l'école, de l'aséité ; il ne se pose pas de lui-même, il est le produit du bon plaisir des libertés, de la convenance des intérêts. Un tel gouvernement est-il possible ? N’y a-t-il pas contradiction entre tous ces termes : Gouvernement, représentation, intérêts, liberté, rapport ?... Au lieu de nous livrer sur ce point à une discussion de catégories, de tenir le lecteur plongé dans la métaphysique, faisons de l’histoire.

Supposons que, dans l’ordre des connaissances politiques, il arrive, comme en tout autre ordre de connaissance, que les idées abstraites prenant peu à peu la place des idées concrètes, le gouvernement, au lieu d’être considéré comme la représentation ou personnification du rapport social, ce qui n’est qu’une conception matérialiste et idolâtrique, soit conçu comme étant ce rapport lui-même, chose moins poétique peut-être, moins favorable à l’imagination, mais plus conforme aux habitudes de la logique : le gouvernement, ne se distinguant plus des intérêts et des libertés, en tant que les uns et les autres se mettent en relation, cesse d’exister.

Car un rapport, une loi, peut s’écrire, comme on écrit une formule d’algèbre , mais ne se représente pas, dans le sens gouvernemental et scénique du mot, ne s’incarne pas, ne peut pas devenir toute une armée d’histrions, ayant pour mandat de jouer devant le peuple le Rapport des intérêts ! Un rapport est une idée pure, qui se consigne, en quelques chiffres, caractères, signes, ou vocables, dans un livre, dans un traité, dans un contrat, mais qui n’a de réalité que celle des objets mêmes qui sont en rapport.

Eh bien ! le résultat le plus positif, le seul positif, de tous les gouvernements qui depuis 89 ont passé sur la France, a été de mettre en lumière cette vérité simple comme une définition, évidente comme un axiome : Le Gouvernement est le Rapport des libertés et des intérêts.

Et cette première proposition donnée, les conséquences accourent : c’est que désormais la politique et l’économie se confondent ; que pour qu’il y ait rapport d’intérêts, il faut que les intérêts eux-mêmes soient présents, répondants, stipulants, s’obligeants, et agissants ; qu’ainsi la raison sociale et son vivant emblème sont une seule et même chose ; en dernière analyse, que tout le monde étant gouvernement, il n’y a plus de gouvernement. La négation du gouvernement surgit ainsi de sa définition : Qui dit gouvernement représentatif, dit rapport des intérêts ; qui dit rapport des intérêts, dit absence de gouvernement.

Et, en effet, l’histoire des soixante dernières années prouve qu’avec le gouvernement représentatif, pas plus qu’avec le despotique, les intérêts ne sont ni libres, ni en rapport ; que pour qu'ils se maintiennent dans les conditions de leur déclaration, qui sont celles de leur existence, il faut qu'ils traitent directement entre eux, suivant la loi de leur solidarité, et sans intermédiaire. Hors de là, la propriété redevient fief, le travail servitude, le commerce péage, les corporations se reforment, la philosophie est à la discrétion de l’Eglise, la science, entre les mains des Cuvier et des Flourens, ne dit que ce qu’il plaît à la théologie et au pape : il n’y a plus ni libellés ni intérêts !

Les intérêts, dans leur Déclaration fameuse, avaient dit que la conscience serait libre. — Le représentant des intérêts déclare, en 1814, que la religion catholique est la religion de l’état ; en 1830, qu’elle, est la religion de la majorité, ce qui, pour la pratique et pour les finances, revient exactement au même. En effet, en 1852, les catholiques, sous prétexte qu’ils sont la majorité, mettent hors de l’instruction publique les dissidents, ôtent les chaires, ferment les écoles aux protestants et aux juifs. En sorte que tout citoyen, qu’il ait ou non un intérêt de croyance, paye, d’abord, pour toutes les religions, et s’il a le malheur d’être juif ou protestant, est excommunié, non pas comme juif ou protestant, mais comme faisant partie de la minorité religieuse, par les catholiques. Où est la liberté ? où est le rapport ?

Les intérêts voulaient, par la même Déclaration, que la pensée fut libre. — Le représentant des intérêts, du rapport des intérêts, prétend, de son côté, qu’il ne peut remplir son mandat en présence de cette liberté ; qu’il a besoin que les intérêts ne parlent point, n’écrivent rien, ne lisent pas ; attendu que, s’ils y regardaient de trop près, s’ils donnaient un avis, leur sécurité et celle de l’état se trouverait compromise. L’Empereur supprime les journaux, la restauration crée la censure, la monarchie de juillet fait les lois de septembre, la république septembrise les journaux, le 2 décembre leur donne des avertissements. Où est la liberté des intérêts où est leur rapport ? Et quelle étrange manière de représenter les intérêts, que de les réduire au silence.....

Dans la prévision des intérêts, la guerre devait être le dernier argument auquel la nation aurait recours pour conserver la paix. Hors le cas de guerre, l’entretien d’une armée permanente leur semblait une anomalie, que l’institution des gardes nationales avait surtout pour but de faire cesser. — Mais le représentant des intérêts, chef des armées de terre et de mer, trouve toujours quelque raison de faire valoir son titre ; et quand il ne guerroie pas, il tient ses armées au complet, sous prétexte que sans cela il ne peut répondre de l’ordre intérieur, maintenir la paix entre les intérêts ! Les intérêts ne sont donc pas en rapport, ou pour mieux dire ce rapport n’est pas représenté, puisque le représentant ne peut les tenir en paix que par la force.

Les intérêts demandent un gouvernement à bas prix, la modération des impôts, leur répartition équitable, l’économie dans les dépenses, le remboursement des dettes ! — À cela le représentant des intérêts répond, que pour être bien gouverné, il faut bien payer ; qu’un fort budget est une marque de richesse et de force, une dette énorme une condition de stabilité. Et le budget avec la dette double en 50 ans ! N’est-ce pas la mystification des intérêts ?

La vigne est une des sources principales de la richesse du pays. Il faudrait, pour en encourager la culture, assurer aux vins et eaux-de-vie le débouché dont ils ont besoin, en supprimant les trois quarts au moins des droits sur les boissons, ce qui serait en même temps faire grand plaisir au peuple qui se prive de vin. — Que dit là-dessus le représentant des intérêts ? que les droits sur les boissons forment la catégorie la plus importante de ses recettes, le plus beau fleuron de sa couronne ; que les remplacer, est impossible ; que les supprimer, c’est le pousser à la banqueroute. Pour comble de contradiction i ! ferme les cabarets ! En sorte que, si l’intérêt vinicole n’est refoulé, écrasé, sacrifié, les autres intérêts ne peupeuvent être représentés ! Où est la liberté pour la vigne ? où est son rapport avec les autres cultures, avec l’industrie et le commerce ?...

Mais quoi ! ce n’est pas la vigne seule qui se plaint : l’agriculture demande du sel ; l’ouvrier de la viande, du sucre, du tabac, de la houille, du cuir, de la toile, des laines. L’ouvrier est nu, et meurt de faim. — Le représentant des intérêts en souffrance, et ces intérêts sont tous les intérêts ! fait dire par ses journaux et ses orateurs, qu’il n’est pas vrai que le sel soit indispensable à l’agriculture et au bétail, comme s’il savait cela mieux que les agriculteurs ! comme s’il lui appartenait, à lui représentant, d’en décider !... Qu’au surplus, il serait heureux de réaliser en faveur du peuple le vœu de Henri IV, la poule au pot : mais que l’intérêt des éleveurs français, celui des fabricants de sucre indigène, etc., etc., ne permettent pas de laisser introduire dans le pays, franc de port, les bestiaux, les sucres, les houilles, etc., dont le peuple a besoin pour sa consommation. Si bien que les intérêts sont sacrifiés, par leur propre représentant, au rapport des intérêts, et qu’en vertu de ce rapport, d’après le témoignage du représentant, la nation ne pourrait devenir riche sans qu’elle fut à l’instant même ruinée ! A quoi sert donc le gouvernement ? N'est-il pas clair ici, que la représentation du rapport ne représente qu’une chose, c’est que le rapport n’existe pas ?

Depuis vingt ans les intérêts réclamaient, sans pouvoir les obtenir, des institutions de crédit. Enfin, un décret du 2 décembre organise le crédit foncier : c’est tout ce qu’il peut faire. Mais comme il n’a pas de fonds, l’institution n’est qu’une caisse, qui restera vide jusqu’à ce qu’il plaise aux intérêts de la remplir. Est-il clair, malgré ce qu’a dit le fameux Law, cité par M. Thiers, que l’état ne donne point crédit mais le reçoit au contraire : ce qui fait que le représentant des intérêts se trouve, en matière de crédit, dans une absolue incapacité d’agir, s’il n’est lui-même représenté par les intérêts qu’il représente !

Le rapport des intérêts démontre que les canaux doivent être livrés à la batellerie gratis. Le représentant des intérêts établit un tarif sur les canaux, et les afferme. Pourquoi ? parce que cela oblige ses amis, et lui procure un revenu. Le représentant des intérêts a donc d’autres intérêts que les intérêts !

Le rapport des intérêts exige que les postes, les chemins de fer, tous les instruments d’utilité publique, soient exploités au prix le plus bas, et sans intérêt de capitaux. Le représentant des intérêts fait payer le transport des lettres, des personnes et des marchandises, le plus cher qu’il peut ; les particuliers n’ont pas même la sécurité de leurs correspondances. Jusqu’ici on avait cru que c’était au mandant de témoigner sa confiance au mandataire : point du tout, c’est le mandataire qui dit n’avoir pas confiance a ses commettants !

L’intérêt des familles, intérêt universel, absolu, sans contradicteur possible, veut que l’instruction soit donnée à l'enfant par des hommes qui aient la confiance du père, et suivant des principes qui lui agréent. Le représentant de l'intérêt de famille, expression la plus liante de la puissance paternelle, livre l’instruction aux ignorantins et aux jésuites ; et cela, sous couleur qu’il ne représente pas seulement les pères, qu’il représente aussi les enfants !... Que dites-vous, pères de famille, de cette consciencieuse représentation ?...

Sur tous les points, le représentant des libertés et des intérêts, est en contradiction avec la liberté, en révolte contre les intérêts : le seul rapport qu’il exprime, c’est leur servitude commune !

Que faudra-t-il donc vous dire, race moutonnière, pour vous prouver qu’un rapport, une idée, ne se représentent point, comme il vous plaît de l’entendre ; que la liberté à plus forte raison ne se représente pas non plus ; que la représenter, c’est la détruire ; et que du jour où nos pères firent, devant Dieu et devant les hommes, la Déclaration de leurs droits, posèrent en principe le libre exercice des facultés de l’homme et du citoyen, ce jour-là, l’autorité fut niée dans le ciel et sur la terre, et le gouvernement, même par voie de délégation, rendu impossible ?

Revenez, si vous le voulez, aux mœurs féodales, à la foi théocratique, ou à la piété de césar ; rétrogradez de dix, de vingt, de quarante siècles, mais ne parlez plus de libertés représentées, de droits et d’intérêts représentés : parce que les libertés et les intérêts, dans leur collectivité et leur rapport, ne se représentent point, et que le représentant d’une nation, de même que le représentant d’une famille, d’une propriété, d’une industrie, ne peut en ètre que le chef et le maître. La représentation des intérêts, c’est la reconstitution de l’autorité !

Anarchie ou césarisme donc, M. Romieu vous l’a dit ; les jésuites vous le disent, et pour la centième fois je vous le répète. Ne cherchez plus de faux-fuyants, plus de milieux. Depuis soixante ans ils ont été tous épuisés, et l’expérience vous a fait voir que ces milieux ne sont, comme le purgatoire de Dante, qu’une sphère de transition, où les âmes, dans l’agonie de la conscience et de la pensée, sont préparées pour une existence supérieure.

Anarchie, vous dis-je, ou césarisme : vous ne sortirez plus de là. Vous n’avez pas voulu de la république, honnête, modérée, conservatrice, progressive, parlementaire, et libre ; vous voilà pris entre l'Empereur et la Sociale ! Avisez, maintenant, ce qui vous plaît le plus : car, en vérité, Louis-Napoléon, s’il tombe, ne tombera, comme son oncle, que par la révolution, et pour la révolution ; et le prolétaire, quoi qu’il arrive, se lassera moins que vous. N’est-ce pas pour lui que se fera la révolution ; et, en attendant la révolution, n’est-il pas l’ami de César ?...

Mais le césarisme ! Le joyeux conseiller de l’Elysée y a-t-il réfléchi ? Le césarisme devint possible chez les Romains, quand à la victoire de la plèbe sur le patriciat s’ajouta la conquête du monde, comme garantie de subsistance. Alors César put récompenser ses vétérans des terres prises à l’étranger, ses prétoriens avec les tributs de l’étranger, nourrir sa plèbe des produits de l’étranger. La Sicile, l’Egypte, fournissaient des grains : la Grèce, ses artistes ; l’Asie, son or, ses parfums et ses courtisanes ; l’Afrique, ses monstres ; les Barbares, leurs gladiateurs. Le pillage des nations organisé pour la consommation de la plèbe romaine, plèbe fainéante, 10 féroce, hideuse, et pour la sécurité de l’Empereur : voilà le césarisme. Cela dura, que bien, que mal, trois siècles, jusqu’à ce que la coalition des plèbes étrangères, sous le nom de christianisme, eût rempli l’empire et conquis César.

Il s’agit aujourd’hui de bien autre chose. Nous avons perdu nos conquêtes, et celles de l’Empereur et celles de la république. Nous ne tirons pas de l’étranger un centime dont nous puissions faire l’aumône au dernier des décembristes, et l’Algérie nous coûte, bon an mal an, cent millions, Pour triompher de la bourgeoisie, capitaliste et propriétaire ; pour contenir la classe moyenne, industrieuse et libérale, et régner par la plèbe, il ne s’agit plus de l’entretenir, cette plèbe, des dépouilles des nations vaincues ; il s’agit de la faire vivre de son propre produit, en un mot de la faire travailler. Comment s’y prendra César ? la question est là. Or, de quelque manière qu’il s’y prenne, qu’il s’adresse à Saint-Simon, Fourier, Owen, Cabet, Louis-Napoléon, etc., nous sommes en plein socialisme, et le dernier mot du socialisme, c’est, avec le non-intérêt, le non- gouvernement !........

Croyez-vous, me demandera à cette heure une curiosité indiscrète, malveillante peut-être, que le 2 décembre accepte le rôle révolutionnaire dans lequel vous l’enfermez, comme dans le cercle de Popilius ? Auriez-vous foi dans ses inclinations libérales ? et sur cette nécessité, si bien démontrée par vous, du mandat de Louis-Napoléon, vous rallierez-vous à son gouvernement, comme à la meilleure ou à la moins mauvaise des transitions ? C’est là ce qu’on veut savoir, et où l’on vous attend !...

Je répondrai à cette question, un peu scabreuse, par une autre :

Ai-je le droit de supposer, quand les idées que je défends depuis quatre ans ont obtenu si peu de succès, que le chef du nouveau gouvernement les adopte de sitôt et les fasse siennes ? Ont-elles revêtu, aux yeux de l’opinion, ce caractère d’impersonnalité, de réalité, d’universalité, qui les impose à l'état ? Et si ces idées, encore toutes jeunes, ne sont guère encore que les idées d’un homme, d’où me viendrait l’espoir que le 2 décembre, qui est homme aussi, les préfère à ses idées ?.....

J’écris, afin que les autres réfléchissent à leur tour, et s’il y a lieu, qu’ils me contredisent. J’écris, afin que la vérité se manifestant, élaborée par l’opinion, la révolution, avec le gouvernement, sans le gouvernement, ou même contre le gouvernement, puisse s’accomplir. Quant aux hommes, je crois volontiers à leur bonne intention, mais encore plus à l’infortune de leur jugement. Il est dit, au livre des Psaumes : Ne mettez pas votre confiance dans 1es princes, dans les enfants d’Adam, c’est-à-dire, dans ceux dont la pensée est subjective, parce que le salut n’est pas avec eux ! Je crois donc, et pour notre malheur à tous, que l’idée révolutionnaire, mal définie dans l’esprit des masses, mal servie par ses vulgarisateurs, laisse encore au gouvernement l’option entière de sa politique ; je crois que le pouvoir est entouré d’impossibilités qu’il ne voit pas, de contradictions qu’il ne sait point, de pièges que l’ignorance universelle lui dérobe ; je crois que tout gouvernement peut durer, s’il veut, en affirmant sa raison historique, et se plaçant dans la direction des intérêts qu’il est appelé à servir, mais je crois aussi que les hommes ne changent guère, et que si Louis XVI après avoir lancé la révolution a voulu la retirer, si l’Empereur, si Charles X et Louis-Philippe ont mieux aimé se perdre que d’y donner suite, il est peu probable que ceux qui leur succéderont s’en fassent de sitôt, et spontanément, les promoteurs.

C’est pour cela que je me tiens en dehors du gouvernement, plus disposé à le plaindre qu’à lui faire la guerre, dévoué seulement à la patrie, et que je me rallie corps et âme à cette élite de travailleurs, tête du prolétariat et de la classe moyenne, parti du travail et du progrès, de la liberté et de l’idée : qui, comprenant que l’autorité n’est de rien, la spontanéité populaire d’aucune ressource ; que la liberté qui n’agit point est perdue, et que les intérêts qui ont besoin pour se mettre en rapport d’un intermédiaire qui les représente, sont des intérêts sacrifiés, accepte pour but et pour devise, l’Éducation du peuple.

Ô patrie, patrie française, patrie des chantres de l’éternelle révolution ! patrie delà liberté, car malgré toutes tes servitudes, en aucun lieu de la terre, ni dans l’Europe, ni dans l’Amérique, l’esprit, qui est tout l’homme, n’est aussi libre que chez toi ! patrie que j’aime de cet amour accumulé que le fils grandissant porte a sa mère, que le père sent croître avec ses enfants ! Te verrai-je souffrir longtemps encore, souffrir non pour toi seule, mais pour le monde qui te paye de son envie et de ses outrages ; souffrir innocente, pour cela seulement que tu ne te connais pas ?... Il me semble à tout instant que tu es à ta dernière épreuve ! Réveille toi, mère : ni tes princes, tes barons, et tes comtes, ne peuvent plus rien pour ton salut, ni tes prélats ne sauraient te réconforter avec leurs bénédictions. Garde, si tu veux, le souvenir de ceux qui ont bien fait, va quelquefois prier sur leurs monuments : mais ne leur cherche point de successeurs. Ils sont finis ! Commence ta nouvelle vie, ô la première des immortelles ; montre-toi dans ta beauté, Vénus Uranie ; répands tes parfums, fleur de l’humanité !

Et l’humanité sera rajeunie, et son unité sera créée par toi : car l’unité du genre humain, c’est l’unité de ma patrie , comme l’esprit du genre humain n’est que l’esprit de ma patrie.


FIN.
  1. Voir Confession d’un révolutionnaire, § XVI, 3e édition.