La Révolution sociale démontrée par le coup d’État du 2 décembre/6

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VI.

LOUIS-NAPOLÉON.


Je ne suis pour rien dans la formation du pouvoir actuel : je voudrais que tous ses adversaires, royalistes et démocrates, pussent en dire autant. Je n’ai cessé de combattre, dans la république et hors de la république , les éléments divers qui devaient fatalement l’amener ; je puis, comme Pilate, me laver les doigts de cette création spontanée : Dieu sait ce que j’ai osé pour en étouffer le germe ! Il n’y avait pas de Président de la République, que déjà je prévoyais qu’il en serait de la souveraineté du peuple comme de la Jérusalem d’Ezéchiel, qui se pâmait d’amour pour l’Assyrien et l’Égyptien, et que je tonnais contre la folie de la moderne Ooliba. Comme toujours, la voix du prophète s’est perdue dans le désert, et la fornication s’est accomplie. Puisqu’il est inutile de parler ni contre ni pour, qu’il me soit au moins permis de raisonner SUR !... Aux puissants les puissantes vérités. C’est leur droit et c’est notre devoir, pourvu qu’il ne s’y mêle ni perfidie ni offense, Absque dolo et injuriâ ! Je veux dire à Louis-Napoléon la bonne aventure. Je ne fais à mes prédictions qu’une réserve ; c’est qu’il reste parfaitement le maître, à ses risques et périls, de me faire mentir, et de tromper l’irrévocable destin. Le décret est inflexible : mais l’homme a la liberté de désobéir, sur la perte de son âme ! Car, disait la loi des XII Tables, interprète de l’éternelle Providence, « Quiconque manquera à la loi » sera sacré, » c’est-à-dire, dans le langage antique, imité plus tard par l’Eglise, dévoué aux dieux infernaux, anathème. Qui secus faxit, sacer esto !

Combien, depuis 60 ans, ont été ainsi sacrés, pour leur ignorance aussi bien que pour leur rébellion ! Louis XVI, Sacer esto ! Napoléon, Sacer esto ! Charles X,Sacer esto ! Louis-Philippe, Sacer esto ! Et parmi les républicains, la Gironde, Danton, Robespierre, Ledru-Rollin, Cavaignac, chacun avec les siens. Rien n’a pu les sauver, ni leur éloquence, ni leur énergie, ni leur vertu. Qu’ils n’aient pas vou1u, ou qu’ils n’aient pas compris, l’arrêt a été le même : Sacri sunto !

Louis-Napoléon a aussi son mandat, d autant plus impératif, qu’il se l’est adjugé de vive force. Le connaît -il ? Dans le discours d’ouverture du Corps législatif, il a laissé entendre que si les partis n’étaient pas sages il pourrait se faire empereur, sinon, qu’il se contenterait du titre de Président. Eh quoi ! Prince, vous ne savez pas au juste ce que vous représentez, l’Empire ou la République ! À peine entré dans le labyrinthe, vous avez perdu votre fil ! Comment donc espérez -vous de vaincre le Minotaure ? Prenez garde que le sang des martyrs du 2 décembre ne s’élève contre vous : Sacer esto ! Il serait possible, et je dois encore l’en avertir, que tout en suivant son étoile, Louis-Napoléon succombât avant d’avoir achevé son œuvre. C’est la destinée ordinaire des initiateurs de sceller de leur sang leur initiation. Eux aussi, ils sont des victimes expiatoires : la vengeance des vieux intérêts et des vieilles idées les poursuit à mort. Le peuple qu’ils servent ne se lève pas pour les sauver : plus il conquiert de bien-être, moins il garde de reconnaissance. Dans ce rude métier de l’apostolat révolutionnaire, il faut travailler gratis, souvent même donner son sang avec sa fortune. Mais lequel vaut le mieux, pour un chef d’état, de périr par le fer de Ravaillac, ou par celui de Guillotin ? de mourir de la mort des martyrs, ou de celle des réacteurs ? Sacré pour la gloire ou sacré pour la honte, Bonaparte, voilà ce que je lis dans ton étoile : Sacer esto !

Pour tirer l’horoscope d’un homme, deux conditions sont nécessaires : connaître sa signification historique et fonctionnelle, s’assurer de ses inclinations. La destinée de cet homme sera la résultante de ces deux éléments.

Un homme, dans toutes les circonstances de sa vie, n’est jamais que l’expression d’une idée. C’est par elle qu’il se fortifie ou se perd, suivant qu’il en procure la manifestation, ou qu’il marche à contresens de son influence. L’homme du pouvoir surtout, en raison des intérêts généraux qu’il représente, ne peut avoir de volonté, d’individualité, que son idée même. Il cesse de s’appartenir, il perd son libre arbitre, pour devenir serf du destin. S’il prétendait, dans des vues personnelles, s’écarter de la ligne que lui trace son idée , ou si par erreur il en déviait, il ne serait plus l’homme du pouvoir, ce serait un usurpateur, un tyran...

Quel est donc, d’abord, au point de vue de sa signification historique, Louis-Napoléon ? Telle est la première question à laquelle nous ayons à répondre. Je l’ai dit déjà : Louis-Napoléon est, de même que son oncle, un dictateur révolutionnaire, mais avec cette différence, que le premier Consul venait clore la première phase de la révolution, tandis que le Président ouvre la seconde.

La série historique nous l’a déjà démontré.

Ceux qui déclament contre les idées révolutionnaires réfléchissent-ils que le rôle des rois de France, pendant la troisième race, c’est la révolution ; que les états-généraux, sous saint Louis, Philippe le Bel, Charles V, Louis XI, Louis XII, Charles IX, Henri III, Henri IV, Louis XIII, c’est la révolution ; que le sage Turgot, le philanthrope Necker, le vertueux Malesherbes, c’est la révolution ?

Passons sur les états-généraux de Louis XVI, par lesquels, après un despotisme de 175 ans, la nation reprenait, pour la réformer et la développer, sa constitution traditionnelle ; passons sur la Constituante, la Législative, la Convention, le Directoire, qui ne firent après tout que renouer cette chaîne des temps, brisée par les rois. Mais l’Empereur, qui rappela les nobles et les prêtres, et n’eut garde pourtant de leur rendre leurs biens ; qui rouvrit les églises, en sanctionnant la constitution du clergé et la sécularisation du culte, c’est la révolution ; mais la Charte de 1814, qui enfanta celles de 1830 et 1848, c’est le pacte révolutionnaire. Et celui qui, une première fois, en vertu de ce pacte, fut élu Président de la République ; qui, se prévalant de ce même pacte, bien qu’il en déchirât la dernière cédule, et arguant des complots monarchiques, vient de se faire réélire pour dix ans chef de cette même République ; celui-là, dis-je, reniant son principe, son droit, si je puis ainsi dire, sa propre légitimité, serait un homme de contre-révolution ! — Je l’en défie.

Or, non-seulement Louis-Napoléon porte en lui, sur le front et sur l’épaule, le stigmate révolutionnaire ; il est l’agent d’une nouvelle période, il exprime une formule supérieure de la Révolution. Car l’histoire ne stationne ni ne se répète, pas plus que la vie dans les plantes et le mouvement dans l’Univers. Quelle est donc cette formule dont le tour semble être arrivé, et que représente, à peine de non-sens, Louis-Napoléon ?

Est-ce cette République, honnête et modérée, sagement progressive, raisonnablement démocratique, qui prévalut après le 24 février ? — Mais Louis-Napoléon en a renversé le monument ; il en poursuit partout les défenseurs. S’il ne voulait que cette République, qu’avait-il besoin de faire arrêter à son domicile le général Cavaignac, le 2 décembre ? Il devait lui dire : Général, vous m’avez remis, il y a trois ans, le gouvernail de la République. Je le dépose à mon tour en vos civiques mains, après avoir chassé les royalistes. Convoquez la Haute-Cour, je rendrai devant elle compte de ma conduite.

La monarchie constitutionnelle et bourgeoise ?

— Retirez-vous, en ce cas, dirai-je à Louis-Napoléon : ce n’est pas à vous de dépenser cette liste civile, c’est au comte de Paris. Puisque vous n’avez violé le contrat que pour remettre les choses in statu quo, allez-vous-en. La bourgeoisie entend gérer ses affaires ; le pouvoir, elle le veut pour elle ; elle ne reconnaît au chef de l’état d’autorité que celle qu’elle-même lui a mesurée. Sa maxime est connue : Le Roi règne et ne gouverne pas. Certes, il ne vous manquera pas de recrues comme l’honorable M. Devinck, candidat d’opposition monarchique avant le 2 décembre , aujourd’hui adhérent de l’Elysée, qui trouveront que tout est bien dans votre système. Ces gens-là, en jurant pour vous, méconnaissent l’esprit de leur caste. La bourgeoisie vous boude ; elle se sépare de vous de plus en plus : il serait absurde que vous en fussiez le représentant.

La monarchie, dite légitime ? — Place alors au comte de Chambord ! vous n’êtes pas le Roi, vous êtes l'Usurpateur. Henri V vous le fait assez entendre quand il engage ses fidèles serviteurs et sujets à vous prêter leur concours en tout ce que vous faites contre la révolution, et qu’en même temps il leur recommande de vous refuser le serment.

L’empire ? On le dit, le gouvernement a l’air d'y croire. Il inclinerait peut-être à cette idée ! — Mais, reprendrai-je, prenez garde. Vous confondez votre tradition domestique avec votre mandat politique, votre extrait de baptême, avec votre IDÉE. Une tradition, si populaire qu’elle soit, quand elle n’a trait qu’à la dynastie et ne se fond pas dans les tendances d’une époque, loin d’être une force vive, est un danger. On peut s’en servir pour escalader le pouvoir : elle est inutile pour l’exercer. C’est pour cela que dans l’histoire la tradition apparaît constamment vaincue : foi de nos pères, royalisme de nos pères, mœurs, coutumes, préjugés, vertus et vices de nos pères, vous êtes finis à jamais ! Et toi, sublime Empereur, reste aussi sur ta colonne : tu perdrais de ta taille, si tu t’avisais d’en descendre.

Caligula a beau être le fils du grand Germanicus et de la vertueuse Agrippine, Chéréas poignarde sans respect cette tradition vide. En vain Commode se recommande des Antonins, Héliogabale de Mammée et de Sévère : ces fils de famille, qui n’affirment d’eux-mêmes que leur hérédité, soulèvent le monde impatient. Le talent et la vertu, non moins que la débauche et le crime, sont impuissants à soutenir une idée passée à l’état de tradition. Julien, espèce de Chateaubriand païen devenu césar, qui en pleine révolution chrétienne écrivit le génie du polythéisme, grand homme de guerre et grand homme d’État, âme stoïque ; Julien entreprend de ressusciter la tradition idolâtre, la vraie tradition impériale. il est vaincu par le Galiléen ! De quoi sont morts les Stuarts, rois légitimes d’Ecosse et d’Angleterre ? de leur fidélité à la tradition. Pourquoi Henri ne rentrera-t-il pas en France ? c’est qu’il n’est et ne veut être toujours que le monument d’une tradition ; c’est qu’il a perdu le fil des Idées, qu’il n’a point de fonction historique, point de mandat. Ce descendant de Hubert le Fort ne connaît de ses ancêtres que les armoiries : il ne sait pas qu’ils furent pendant neuf siècles les chefs de la Révolution ; il ne sait pas que son aïeul Hugues Capet, point de départ de la Constitution nationale et de la décadence de la féodalité, fut roi vraiment légitime, quoi qu’on ait dit ; tandis que Louis XIV et Louis XV, par qui fut interrompu le mouvement constitutionnel, et Charles X, qui essaya d’y faire obstacle, perdirent la légitimité. Henri V ! c’est la royauté française dans son impénitence finale.

Et puis, avec quoi faire et soutenir un empire ? on dit, avec l’armée. Or, sauf le respect dû au soldat, l’esprit moderne répugne à cette influence. Napoléon, qui ne fut empereur que par l’armée, qui fit manœuvrer tant de légions et avec tant de succès, l’éprouva lui-même. Ils rien veulent plus ! disait-il sur la fin de sa carrière. C’est qu’en effet, avec la meilleure volonté du monde, nous n’en pouvions plus... Maintenant les causes d’affaiblissement de l’esprit guerrier, qui chez la nation la plus belliqueuse et dans les circonstances les plus favorables eurent raison de l’Empereur, ont redoublé d’intensité ; et sans partager les illusions du Congrès de la Paix, on peut douter que Napoléon lui-même, s’il vivait de notre temps, fût autre chose qu’un Lamoricière ou un Changarnier. La France, autant et peut-être plus que le reste de l’Europe, avec ses myriades d’industries séparées, sa propriété morcelée, sa population besogneuse, vivant au jour le jour, cherchant le travail, ne pouvant un seul moment, même pour la défense des libertés publiques, se distraire de ses labeurs, la France est devenue réfractaire au métier des armes. La bourgeoisie, la classe moyenne, le peuple même, sont de moins en moins sympathiques à l’uniforme : il n’y a plus que le prêtre qui fraternise avec le soldat. Le pays compte ce qu’il lui coûte, et n’attend qu’une occasion de rappeler dans leurs foyers ces enfants, armés pour la défense de l’ordre et le maintien de sa dignité. Qui prouverait l’inutilité de cette protection soldatesque aurait vaincu l’empire, tant les dispositions du pays laissent peu de chance à cette hypothèse de gouvernement !

Empire, monarchie constitutionnelle et légitime, république de modération et de vertu : rien de tout cela ne fournit une raison d’existence au gouvernement du 2 décembre, n’explique le rôle de Louis-Napoléon. Il faut donc conclure, ainsi qu’il est résulté pour nous de la situation de la France au 24 février, des lacunes laissées par la première révolution, des questions soulevées par le socialisme, de l’éviction des démocrates, de la proclamation du 2 décembre, de l’adhésion du peuple aux promesses contenues dans cette proclamation, que le 2 décembre est le signal d’une marche en avant dans la voie révolutionnaire, et que Louis-Napoléon en est le général. Le veut-il ? le sait-il ? peut-il soutenir ce fardeau ? c’est ce que la suite nous apprendra. Quant à présent, il s’agit pour nous, je le répète, non pas des inclinations et de la capacité du sujet, mais de sa signification. Or, cette signification du 2 décembre, l’histoire la démontre, c’est la Révolution démocratique et sociale...

Mais, peut-être que cette démonstration, toute de chronologie, pèche par la base ; peut-être qu’une science plus haute, en nous révélant à la fois le principe des sociétés, la destination des gouvernements, la cause des révolutions, nous ferait apercevoir le vice de la donnée historique, et prouver a que le but du 2 décembre, et le rôle providentiel de Louis-Napoléon, c’est, tout au rebours, d’arrêter dans une mer immobile le torrent révolutionnaire, échappé lui-même d’un océan supérieur à travers les fissures d’un terrain bouleversé.

Sans doute, nous dira-t-on, tout gouvernement repose sur une idée dont il est l’agent, et qui en même temps constitue sa force, ils sont donnés 1'un par l’autre ; ils se produisent l’un l’autre : leur action est réciproque et leur existence commune. Ainsi l’idée religieuse est tout à la fois principe et produit d’une autorité : c’est elle qui fit la puissance des Numa, des Constantin, des Charlemagne, des Califes et des Papes. Ainsi encore la centralisation politique, ce qu’on a appelé mystiquement droit divin, à cause de sa spontanéité, est produit et principe d’autorité : c’est elle qui détermina la formation des anciennes monarchies, qui dans la Grèce démocratique assura la prépondérance des rois de Macédoine, qui en France illustra la troisième race de rois ; qui, après le 21 janvier, se servit des régicides eux-mêmes pour recomposer la monarchie.

Mais d’où savez-vous que l’idée gouvernementale ou sociale, comme vous voudrez, doive se modifier indéfiniment, jusqu’à ce qu’elle laisse 1'Humanité, élevée au plus haut degré de civilisation, sans formes politiques ? d’où savez-vous que tout pouvoir qui se substitue à un autre est pour cela même un pouvoir de révolution, condamné à servir une révolution nouvelle, laquelle aurait pour terme inévitable de l’emporter ? Oui vous dit, enfin, qu’un gouvernement ne puisse pas, d’une vue plus haute, se dérober à ce qu’il vous plaît d’appeler sa raison historique, et sans remonter le cours des siècles, revenir à la source de tout gouvernement, laquelle se retrouve au fond de toutes les traditions, et qui constitue la destinée générale ?...

A cette objection, on a reconnu la doctrine ultramontaine. Au fond, c’est la négation du progrès, et la calomnie du genre humain. C’est aussi toute la science des jésuites, ennemis jurés de la raison, falsificateurs de l’histoire, fauteurs de mauvaises mœurs, par principe de religion. A les en croire, il n’y aurait de légitime, dans les annales de l’humanité, que la période comprise entre l’an 1073, date de l’avènement de Grégoire VII, et l’an 1309, date de la translation du Saint-Siège à Avignon. Encore s’en faut-il que cette période, pleine de révoltes, et de la part des princes, et de la part des peuples, contre l’autorité des Papes, soit aux yeux des jésuites entièrement irréprochable. A plus forte raison tout le reste, avant et après, doit-il être considéré, suivant la parole de M. Donoso-Cortès, comme réprouvé. L’Eglise, jusqu’à Charlemagne destituée de puissance temporelle, réprobation. L’Eglise feudataire des empereurs, réprobation. L’Eglise, séparée de l’état, réprobation, L’Eglise, enfin, salariée de l’état, menacée de perdre encore, avec la propriété, le salaire, réprobation, abomination de la désolation. Ce que veulent les jésuites, c’est L’Eglise dominant l’état, l’Eglise férulant les rois et les peuples, dispensant les droits et les devoirs, le travail et la récompense, le plaisir et l’amour. C’est en cela que consistent, suivant eux, pour les nations, la vérité, la justice et la paix. A cette condition seulement la société rentrera dans l’ordre, jouira d’une stabilité inaltérable. Et c’est pour parvenir à ce but que les jésuites conseillent aux rois de l’Europe, notamment à Louis-Napoléon, de replacer définitivement, chacun dans ses états, le trône à l’abri de l’autel, et de se coucher avec leurs armées en travers de l’histoire, dans laquelle, disent-ils, et non sans raison, il n’y a de salut que pour les révolutionnaires.

En sorte que, d’après les jésuites, il faudrait rejeter comme apocryphes, et ne pouvant induire qu’à une science illégitime, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l’histoire ; prendre le gouvernement ecclésiastique, tel qu’il s’est manifesté de Grégoire VII à Boniface VIII, pour formule unique de l'ordre dans l’humanité. Et comme la véritable autorité se trouve là où est la véritable formule, le Pape redeviendrait, comme au moyen âge, le chef suprême des princes, l’arbitre spirituel et temporel de tous les gouvernements. La restauration de l’Eglise donc, voilà, voilà, disent-ils, la vraie révolution ; la théocratie , voilà le vrai socialisme. Comme ce prédicateur en plein vent, qui se voyait abandonné de son auditoire pour un spectacle de polichinelle, établi en face de sa chaire, ils nous crient, en agitant leurs crucifix de bronze : Ecco, ecco il vero pulcinello !

On a tant fait pour le clergé, pour tous les clergés depuis quatre ans, qu’à bon droit chacun des cultes que l’état subventionne a pu en concevoir l’espoir d’une résurrection. L’affaiblissement même des mœurs que l’histoire signale aux époques de transition, et la confusion des idées, viennent en aide à l’utopie théocratique. Dans l’indécision des croyances, chacun redemande à l’Eglise qui un remède à la corruption, qui un préservatif contre la révolution sociale. La bourgeoisie, quel heureux symptôme ! après un siècle d’indifférence, se prend tout à coup de ferveur religieuse. Elle avise que la religion peut être utile à ses intérêts : aussitôt elle demande de la religion, beaucoup de religion. Une commandite s’est organisée dans son sein, pour la restauration des idées religieuses. Christ a été appelé au secours des dieux bourgeois, Mammon, Plutus, Porus et Fœnus. Christ n’a pas répondu ; mais l’Église, orthodoxe et réformée, s’est empressée d’accourir. Après les fameux petits livres de la rue de Poitiers, nous avons eu les conciles de Paris, Lyon, Bordeaux, les mandements des évêques, les sermons des curés, les prêches des ministres. Un jour ils chantèrent pour la République ; la fortune tournant, ils se prononcent, en parfaite sécurité de conscience, contre la Révolution.

Ainsi la vieille société est fondée sur la théocratie. Le fatal dilemme revient toujours, Catholicité ou Liberté. Les jésuites le savent, et c’est ce qui les rend seuls forts dans l’église, comme les socialistes sont seuls forts dans la Révolution. En vain les jésuites sont désavoués par les évêques : ne vous fiez pas à ces gallicans, doctrinaires de l’état ecclésiastique, plus jésuites en cela que les jésuites. La théocratie papale, vous dis-je, est la dernière ressource de la contre-révolution.

L’Eglise, appelée par l’état, pourrait-elle donc lui fournir l’idée mère, irréformable, L'aliquid inconcussum que poursuivent tous les pouvoirs, et dont l’image mobile, semblable à ces feux nocturnes qui égarent le voyageur, les attire l’un après l’autre au fond de l’abîme ?

Je le nie. Je soutiens au contraire que le principe de tout gouvernement est identique et adéquat à sa donnée historique, et ma raison est péremptoire : c’est que, hors la loi même du mouvement, tout est mobile dans la nature et dans l’humanité, la religion, conséquemment l’Eglise, comme tout le reste. Ce qu’on nomme repos, station, immobilité, est un état purement relatif : en réalité, tout pèse, tout se meut, tout est en perpétuel changement.

Afin de rester dans mon sujet, et pour édifier mes lecteurs sur cette question capitale de la mutabilité des idées religieuses , je consignerai ici les propres paroles d’un vieux prêtre, aussi savant qu’orthodoxe, à qui je demandais son opinion sur le mouvement de la société et l’immobilisme prétendu de l’Église. Si, lui faisais-je observer, la civilisation, à l’instar de tous les organismes, éprouve une métamorphose incessante, comment accorder avec elle l’immobilité de la foi ? Et si la foi est emportée dans le même mouvement, comment croire à sa céleste origine ? où est sa vérité, son authenticité, sa certitude ? Êtres changeants, qu’avons-nous à faire d’une institution soi-disant immuable ? Serviteurs d'une loi comme nous transitoire, au contraire, qu’avons-nous besoin, pour la suivre, d’autorité ? Ma transition, c’est ma révélation ; et tout ce que j’affirme, dans le cercle de ce mouvement, est suffisamment juridique et divin. Il y a contradiction entre la destinée de l’homme et ce que vous prétendez être sa règle ; en deux mots, entre la révolution et la religion. D’où je conclus, que l’humanité ne pouvant subsister que dans un perpétuel mouvement, la religion, supposée éternelle et immuable, n’est pas faite pour elle : si cette religion est vraie, l’humanité n’existe pas ; et, réciproquement, si l’humanité n’est point une chimère, la religion est impossible.

Telle était ma question très-instante, et voici quelle était la réponse de mon interlocuteur. Il n’admettait pas, bien entendu, en sa qualité de prêtre, que la révélation chrétienne fût soumise, comme les pensées des hommes, à la loi de progrès : pour lui la religion existait de toute éternité, comme Dieu. Mais cette faculté d’évolution, qu’il rejetait dans le christianisme, il l’admettait dans la société, et c’est par le mouvement, très-réel, il l’avouait, de celle-ci, qu’il rendait raison du mouvement apparent de celui-là. L’humanité ne faisait ainsi que traverser la révélation et s’immerger, en passant, dans le sang de Jésus-Christ. Quant à concilier la perpétuité et l’indéfectibilité de l’Église avec son règne transitoire, il le faisait à l’aide de la théorie de la grâce appliquée à la pluralité des mondes, entendant ainsi, de l’Univers entier, ce qui, dans l'Écriture et les Pères, semble dit seulement de l’habitation terrestre, πασής οίΧουμενής.

Le christianisme, disait-il, est éternel et immuable, comme son auteur. Mais l’humanité est évolutive et changeante, comme tous les êtres vivants. C’est pour cela qu’elle n’était capable de recevoir la révélation chrétienne que dans un âge relativement avancé ; qu’elle l’a exprimée ensuite peu à peu ; qu’en se débattant sous cet enseignement surnaturel, elle a paru le produire elle-même, et qu’aujourd’hui, par un décret incompréhensible de la providence, le sens de la foi se fermant en elle, comme l’ouïe chez le vieillard, elle semble à la veille de s’en détacher. Le christianisme, après être monté, comme le soleil, sur l’horizon des sociétés pendant un certain nombre de siècles, nous est apparu un moment au zénith ; puis il est entré dans sa décadence, et l’humanité vieillissant, se corrompant ou changeant toujours, je ne l’examine pas, il a commencé de s’éteindre sous divers horizons. A cette heure, pour la majorité de la France, il a cessé d’exister. Cette révolution de la société, sous la lumière du Christianisme, il est facile de la démontrer, les fastes de l’Eglise à la main.

Ainsi, poursuivait ce prêtre, en ce qui concerne la hiérarchie, nous savons, par la tradition et l’écriture, que l’Église a passé par quatre états différents : la fraternité inorganique, ou démocratie pure ; le gouvernement des prêtres ou anciens ; la fédération épiscopale, et la monarchie papale. Ce n’est pas tout : l’Église, après s’être établie exclusivement dans la sphère du spirituel, a fini par envelopper le temporel : autant les apôtres se défendirent d’empiéter sur le droit de césar, autant les papes de la grande époque prétendirent soumettre les peuples à leur autorité. Depuis le 13e siècle, un mouvement en sens inverse s’est manifesté. Le temporel s’est distrait du spirituel ; l’état s’est scindé d’avec l’Église ; les princes ont voulu se rendre indépendants des pontifes, tenir de Dieu seul et directement leurs droits. Vers la même époque, les conciles se sont mis au-dessus des papes, et, de fait, la fédération épiscopale a été de nouveau reconnue. Les évêques, nommés par les princes devenus à leur place les représentants des peuples, n’ont plus été qu’agréés par le pape. La primauté du Saint-Siège n’est donc plus, en ce moment, quant à la hiérarchie, qu’un symbole, et quant à la foi, qu’une sorte de Cour de cassation ecclésiastique. Le mouvement ne s’est pas arrêté là, et bien qu’il ait été constamment dissimulé, réprimé et nié par la puissance ecclésiastique, sa réalité n’en ressort qu’avec plus d’éclat. Le principe du libre examen, reconnu par les états à mesure qu’ils sortaient du giron de l’Église, impossible à nier en soi, s’est tourné contre l’Eglise ; la faculté d’examiner est devenue faculté de décider, et c’est ce qui ramené invinciblement le Christianisme à son point de départ, à la démocratie, à la dissolution.

Pourquoi ce mouvement d’ascension et de décadence, que d’après votre façon de parler, vous attribuez au christianisme, mais qui dans la réalité n’appartient qu’à l’humaine nature ? Les saintes Écritures nous en donnent la seule raison que nous puissions concevoir : Propter duritiam cordis eorum ; et encore, Non potestis portare. De même que Jésus ne révélait que peu à peu, à ses disciples, les profondeurs de sa doctrine, à cause de l’état d’infirmité de leurs âmes ; de même, c’est à un état pathologique de noire nature, qu’il faut attribuer cet affaiblissement de la foi, dans lequel les philosophes croient trouver la preuve de l’origine naturelle et de la corruptibilité de la religion. Une diminution de capacité pour les choses de la foi, dans le cœur des hommes, n’est pas plus difficile à admettre au temps où nous vivons qu’un accroissement de cette capacité, depuis l’époque où parut Notre-Seigneur jusqu’à celle où l’Eglise manifesta sa puissance par les croisades. Le concert divin, que Pythagore déjà croyait entendre, n’a pas cessé ; l'Hosanna éternel ne s’est pas affaibli : c’est nous qui, après avoir été un instant guéris de notre surdité, reperdons l’ouïe spirituelle. Tout passe donc, en autres termes, l’humanité change sans cesse : l'ordre de Dieu est immuable.

Du coté de la doctrine, même évolution de l’esprit humain, et pour la destinée de la religion, même résultat.

Le dogme chrétien, obscur, indécis, contradictoire même dans les écrits des apôtres, se dégage peu à peu des nuages amoncelés par les sectes d’Orient et les philosophes convertis. À Nicée, il obtient sa première constitution. Pendant plus de mille ans encore, il se développe, il s’épure, c’est-à-dire que l’Univers chrétien le conçoit de mieux en mieux dans la plénitude de son essence, à travers les hérésies continuelles, les schismes, et l’antichristianisme de Mahomet. La philosophie d’Aristote, si fort en vogue au moyen âge, fut un des instruments dont se servit la Providence pour produire en nous cette glorieuse intuition. Enfin, au concile de Trente, la vérité resplendit de tous ses rayons : alors, malgré la protestation de Luther, on peut dire que la foi, sous le rapport de la connaissance, fut complète.

A dater aussi de cette mémorable assemblée, l’attitude de l’Église devient toute négative. Elle n’avait plus rien a donner, en fait de dogme, à ses enfants : après leur avoir tout appris , elle ne pouvait plus que combattre l’éternel contradicteur, celui qui, selon la bible, dit toujours non, le Satan de l’incrédulité. La parole de Dieu, entrant dans le monde par l’audition, fides ex auditu, peut bien se produire par parties : il implique qu’elle se réforme, elle n’est susceptible ni d’augmentation, ni de diminution. Le caractère de l’Eglise est donc de garder le statu quo. Mais la raison de l’homme est infatigable dans ses investigations ; et plus ses points de vue se multiplient, plus elle devient inquiète, insoumise, sur l’objet de la religion. Là est la pierre de scandale de notre foi. Nous voudrions l’accommoder à notre philosophie, l’éclairer de nos nouvelles lumières, tandis qu’elle ne peut avoir rien de commun avec elles. Quid mihi et tibi est, mulier ? dit le Christ à Marie, symbole de notre humanité. Aussi, est-ce avec une profonde inconséquence que certains esprits, plus zélés que prudents, ont essayé de faire évoluer, comme ils disent, le monument désormais achevé du génie chrétien. Comme si le génie chrétien était autre chose que l’idée immuable de Dieu ! Mais l’Eglise, avec une merveilleuse inspiration, ne les a point suivis. Bossuet, Fénelon, disciples de Descartes, essayent en vain de philosopher sur la foi : l’exemple de Malebranche et des jansénistes leur démontre bientôt l’impossibilité de soumettre les choses de la foi aux mesures de la raison. Autant, un siècle plus tard, on vit le clergé rebelle à sa constitution prétendue civile, autant le dogme qu’il défend se montre rebelle à la philosophie. La langue pourrait-elle déguster la flamme, et la lime mordre le diamant ?... De nos jours, certains empiriques ont voulu rendre à ce dogme ce qu’ils nomment sa vitalité ; ils sont allés jusqu’à dire que le christianisme est la religion du progrès. Une telle proposition était ce qu’on peut imaginer de plus absurde en théologie. L’Eglise n’a donné aucune approbation à cette école : la pensée de M. de Maistre a décidément prévalu. Que l’humanité tourne, tourne, emportée dans sa civilisation interminable ! le christianisme s’affirme comme infini, éternel, immuable, absolu ; il ne peut avoir d’autre raison que son absolutisme, d’autre vie que son éternité. Ce que demande le christianisme, s’il est permis de supposer que l’homme se retirant Dieu le cherche, c’est que la hiérarchie ecclésiastique soit rétablie, au spirituel et au temporel, sur le plan de Grégoire VII ; ce qu’il exige, c’est que toute philosophie, à peine d’anathème, se renferme dans la limite des prescriptions tridentines ; ce qu’il se propose, ce n’est pas de suivre l’humanité dans ses joyeuses aventures, mais de la fixer, dans la cendre et le cilice, au pied de son monument.

Que l’humanité, comète égarée, revienne un jour à son soleil, et se fixe sur lui dans une orbite régulière, c’est ce que nous devons désirer tous, mais ce dont rien ne nous garantit la certitude. Bien au contraire, l’humanité parait, en vertu de sa nature propre, s’éloigner de plus en plus, et le christianisme mourir progressivement a ses regards ; et tandis que le prêtre, les yeux ouverts par la théologie, le contemple dans sa splendeur et son immensité, il n’apparaît plus au vulgaire, à travers le télescope de l’histoire , que comme un astre éteint, sans diamètre apparent et sans parallaxe. ..

— Eh quoi ! m’écriai-je presque épouvanté, vous, prêtre du Christ, c’est ainsi que vous interprétez les promesses ! L’humanité perdrait sans retour sa religion, et vivrait séparée de son Dieu ! Vous n’admettez pas même la possibilité d’une conversion ! Mais que pensez-vous donc de cette recrudescence des idées religieuses, qui s’est manifestée si hautement depuis l’installation de la République, de cette réprobation violente qui éclate par toute l’Europe contre les athées ?

Il me répondit, avec un sentiment de foi profonde mêlé d’ironie :

Le Christ nous a dit : Pensez-vous que lorsque viendra le Fils de l'homme il trouve encore de la foi sur terre ?... Je crois que le Verbe éclaire tour à tour, en chaque sphère des cieux, toute humanité ; je crois ainsi que la religion, dans l’infini des mondes, ne meurt jamais. C’est là que nous devons chercher la perpétuité et l’universalité de l’Eglise ; comme elle posséda notre terre, elle possède, en leur temps, tous les globes des cieux, conformément à ce qui est dit de l’éternité du Verbe, et de son universelle illumination. Mais je crois aussi que la capacité ou faculté de recevoir la foi dans toute âme vivante est bornée ; que si la grâce est gratuite, elle a pourtant sa mesure ; et qu’en toute sphère, comme il y a une heure pour la révélation, il y en a une aussi pour l’apostasie et le jugement...

Une vous dirai-je maintenant ? Ce qui fait croire à une réapparition du christianisme dans les âmes et au triomphe prochain de l’Église est le frémissement de cette faculté religieuse, dont je vous parle ; faculté toute humaine, qui n’est point la religion, qui est la condition psychique de la religion, comme l’œil est la condition physique, c’est-à-dire l’organe de la vue, comme le nez est l’organe de l’odorat. Cette faculté, que la critique de Voltaire n’avait point entièrement atrophiée, que Rousseau et les romantiques ont irritée ensuite, s’est fait ressentir de nouveau en 1848, à l’occasion du socialisme, à peu près comme, sous certaines influences atmosphériques, l’individu mutilé éprouve une sensation à l’extrémité du membre qu’il a perdu. Une politique religionnaire, qui ne croit point à elle-même, profite de ce hoquet de mysticisme pour évoquer la foi antique, et se faire un auxiliaire de l’Église, alors que l’Église est déjà tombée pour notre peuple sous l’horizon. Des prêtres, que l’abjection du sanctuaire humilie, que l’abaissement de la foi déconcerte, se prêtent à cette politique sacrilège, affectent un haut patronage sur l’état, s’immiscent dans les affaires des communes, se flattent de ressusciter par l’éducation une chrétienté morte de mort naturelle. Cette exhibition macabre ne saurait faire illusion à personne, aux vrais chrétiens encore moins qu’aux indifférents. La dignité de l’Église, l’honneur et la sécurité du sacerdoce, ne peuvent que s’y compromettre. Ici, il n’est plus question de foi, il ne s’agit que de psychologie.

La propagande des encyclopédistes avait desséché les sources de la foi. Survient une révolution, qui dépouille l’Église, dès longtemps feudataire de l'état, de ses propriétés, supprime les couvents, refait la carte de l'épiscopat. Une partie du bas clergé, qui se croit revenu aux temps de l’Eglise primitive, et quelques prélats, adhèrent à cette réforme, imposée au sacerdoce par des mains philosophiques. Les beaux esprits du temps, les chrétiens à la Jean-Jacques, s’imaginent que le prêtre, ainsi dégagé d'intérêts mondains, soustrait aux tentations du luxe et de l’avarice, va se mettre à l’unisson du siècle, et marcher avec lui. On pourra être religieux à la fois et sceptique, dîner avec son curé et se moquer de la communion ! Quel moment pour une restauration, n’est-il pas vrai ? Et comme la foi, d’accord avec la raison, va refleurir sous le soleil de la liberté !... Comme si ce n’était pas le comble de l’impiété de restaurer l’œuvre de Dieu ! comme si le prêtre pouvait plier son caractère à ces accommodements ! Non, l’Eglise, en tant qu’Eglise, ne pouvait consentir à sa dépossession, pas plus que Boniface VIII ne pouvait obtempérer aux sommations de Philippe le Bel ; et si plus tard, dans le concordat de 1801, Pie VII reconnut la conquête de la Révolution, il faut voir dans cet acte forcé une élongation nouvelle du christianisme. Pleurons sur le schisme, qui de 89 à 1801 désola l’Eglise gallicane : ce schisme était inévitable. La révolution ne pouvait s’abstenir, sans aucun doute ; mais l’Eglise non plus ne pouvait pas céder : il fallait, pour le maintien du droit canonique, que les prêtres assermentés fussent excommuniés par leurs collègues réfractaires. De ce moment la discorde, par nous allumée, court les villes et les campagnes, sépare l’époux de l’épouse ; la conscience du peuple se trouble, partagée entre l’hérésie et la contre-révolution. Le dilemme est posé à la liberté par le prêtre : Ou le respect delà propriété ecclésiastique, ou l’athéisme. Et la liberté jette la mort au prêtre, et se fait athée. Que dites-vous de ce premier essai de restauration religieuse ?...

Enfin la révolution est consommée. Triomphante par la politique et par les armes, elle s’impose à l’Eglise comme pis-aller. Le fait accompli couvre le testament de Dieu. La nation et le sacerdoce oublient leurs mutuelles injures : le prêtre est homme aussi ! et la paix, comme la misère, réconcilie tout. Alors, après les fêtes de la Raison, après le culte de l’Être suprême et les agapes des théophilanthropes, la religiosité mal antidotée des masses se retourne vers l’ancien culte. Le christianisme apparaît dans la pénombre plus grandiose ; on se passionne pour ses reliques ; on jurerait une apparition de la vieille foi. Telle est l’attraction de l’âme vers les choses divines ; et puis,

Un seul jour ne fait pas d’un mortel catholique
Un implacable athée, un brûlot anarchique.

Le premier Consul satisfit à ce retour de jeunesse, en signant le concordat. C’était, dans l’opinion générale, un service signalé rendu à la cause sainte, et d’une portée tout autre, vu la circonstance, que la réinstallation de sainte Geneviève au Panthéon. Mais est-ce que Dieu accepte les services des hommes ? est-ce qu’il se soucie de leur politique et de leurs apologies ? Mon nom est sur leurs lèvres ; mais leur cœur est loin de moi ! Ni le concordat, ni les publications de MM. de Chateaubriand, de Bonald, de de Maistre, etc., ne purent rendre à l’Eglise une influence acquise désormais à d’autres idées. Le sacerdoce condamné à rester dans sa discipline et dans sa foi, son retour ne parut à la génération révolutionnée, que ce qu’il était véritablement, une transaction tout humaine, affaire de sacristie et de reliquaire. La piété faiblit bientôt, et rapidement : quinze, seize ans s’étaient à peine écoulés depuis la réouverture des églises, lorsque l’abbé de Lamennais jeta son fameux cri d’alarme, l'Indifférence !

Indifférence ! voilà où en était le pays à la rentrée des Bourbons. L’Empereur avait cru rétablir le culte ; il n’avait fait que remplacer l’intolérance par l’indifférence, enveloppant dans le même sentiment le christianisme et toute religion. Cette aptitude du cœur, premier don de la grâce, qui avait amené la conversion du gentil et du barbare ; qui avait soupiré un instant dans les œuvres déistes de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre et avait motivé le Concordat, maintenant elle était complètement éteinte. Il n’y avait plus, dans les âmes, de place pour la foi, et tandis qu’en 93, sous la Terreur, les pages de l’Indifférence eussent effrayé peut-être, en 1820 elles ne paraissaient plus que ridicules.

A cette voix, cependant, qui révéla la profondeur de l’incrédulité, il y eut un tressaillement dans l’Eglise. Une croisade apostolique fut organisée, sous les auspices du nouveau pouvoir, contre la philosophie et la révolution. L’année 1825 fut la grande époque des missions, suivie, en 1826, du jubilé. Eh bien ! qu’a produit cette surexcitation des consciences ! Quelques débauchés, sans idées et sans vergogne, quelques jacobins décrépits, pour qui rien n’avait marché depuis Robespierre, englués par la parole de nos jeunes missionnaires : voilà les conversions éclatantes dont s’enrichirent à cette époque les fastes de la foi. Du reste les mêmes phénomènes qui avaient éclaté en 1801, dans la bourgeoisie, reparurent en 1825, dans le peuple. C'était le tour du peuple de faire à la religion de ses pères les derniers adieux. J’ai été témoin, dans ma ville bigote, de cet accès de dévotion intermittente, j’ai pu en observer tous les symptômes. J’ai vu hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles, se croiser, se confesser, répandre au pied des autels la surabondance de leur tendresse. Parce qu’ils étaient amoureux, ils se croyaient fidèles. Mais ce n’était que feu de paille, servant de chaufferette à la sensualité, comme il parut aux intrigues des jolies chanteuses avec les vicaires mondains. Les missionnaires, par une séduction pieuse, avaient eu l’idée de omposer leurs cantiques sur les airs de la Révolution. Etrange façon de la faire oublier ! En 1829, l’esprit révolutionnaire soufflait de partout ; le libertinage avait repris ses droits ; le peuple et la classe moyenne, secoués par la mission, avaient appris à se connaître : on s’en aperçut aux élections de 1830, où le clergé épuisa son influence et qui décidèrent la catastrophe de juillet. Avec le trône s’écroula la religion. Les porte-croix des missionnaires, devenus gardes nationaux, se mirent partout à détruire, au chant de la Marseillaise, le monument de leur piété : fiez-vous maintenant à la conversion d'une race révolutionnaire !

Quoi de plus ? Le progrès est la croyance du siècle. L’humanité court, d’une course effrénée, et vous voulez que je croie à la résurrection du christianisme !... Le Christ aurait-il deux passions à endurer pour le salut des hommes ?...

Sous Louis-Philippe, grâce à la protection de la sicilienne Marie-Amélie, qui dans le cercle de ses commérages dévots crut faire autant de bien à la religion que son roué de mari faisait de mal aux mœurs publiques, le clergé travaille silencieusement à se refaire : il reprend position, sinon faveur. Sa foi est devenue plus âcre : c'est une revanche qu’il lui faut, et plus il se mêle aux agitations du siècle, plus il témoigne que le siècle gagne sur lui. Il sait à quoi s’en tenir sur le mouvement de l'Idée, et ne s’y engagera pas une seconde fois. Mais, par quels puissants travaux, par quelles fortes études, par quelle parole fondatrice, va-t-il capter l’attention de la multitude, racheter sa nullité passée, rajeunir la faculté de croire, combattre la folie du progrès ? Quels contrepoids opposera-t-il à cette attraction fatale, qui ravit la civilisation à l’Eglise, l’humanité à son Dieu ? O Providence adorable ! le prêtre cherche la religion, il rencontre la superstition ; il fuit la nouveauté, il donne dans la sénilité. La dévotion à sainte Philomène et au cœur de Marie, les guérisons miraculeuses de M. de Hohenlohe, Dieu et l’Amour le plus pur, des livres de piété dans le le style à la mode, passionnés, voluptueux ou nauséabonds : voilà les créations de ce Verbe, qui jadis produisit les Origène, les Tertullien, les Augustin, les Hildebrand, les Bernard, les Thomas ! La grande œuvre de l'Eglise moderne est celle de l’abbé Desgenettes, curé de Notre-Dame des Victoires, fondateur d’une société en l’honneur de la Vierge, dont il prétend avoir eu une révélation en disant sa messe. Moyennant un sou par semaine, chaque confrère et consœur participe aux suffrages de la société ; et ce sou, à ce qu’on assure, produit à M. Desgenettes des millions. Que ne le fait-on ministre des finances ! Maintenant ab uno disce omnes. Mesurez, d’après les exercices de M. Desgenettes, la puissance d’inspiration du christianisme dans notre clergé. Calculez son influence sur un siècle dix fois plus savant que celui de Constantin, et dix fois plus orgueilleux de sa science ; et puis comptez sur la hauteur de doctrine, sur l’autorité du don prophétique, pour rendre à l’Église le gouvernement des sociétés modernes. Le sacerdoce s’affaisse, vous dis-je, et la religion envolée retourne au ciel d’où elle est venue.

Une révolution éclate : tous les écrivains l’ont annoncée ; le prêtre seul n’a rien dit. Une république est proclamée : avant de la connaître, il lui offre ses prières. Des sectaires proposent leurs théories : il ne sait s’il doit applaudir ou condamner. Il y a des prêtres socialistes, il y en a d’anti-socialistes. Enfin, les bourgeois, les riches, ceux que Brydayne appelait les oppresseurs de l’humanité souffrante, lui révèlent que le socialisme, qui ne croit pas à Malthus, ne croit pas davantage à l’Église ; et pour sauver l’église, le sacerdoce se fait malthusien. Il flétrit, comme athée, le socialisme, sur la dénonciation de ces avares qui ne connurent jamais Dieu, et qui prennent le miroitement de leurs écus pour le soleil de la religion !

Non, il n’y a plus de sacerdoce, il n’y a plus de foi. Le christianisme ne tient plus qu’à cet instinct phosphorescent, dont je vous ai signalé l’extinction continue depuis Voltaire, qu’entretient, sous prétexte d’art, une littérature sensualiste ; qu’adorent vos Héloïses nymphomanes, et que Robespierre, l’homme dont l’intelligence ne conçut, dont le cœur n’aima jamais rien, définissait l'Être suprême.

Connaissez-vous rien de plus niais que cet Être suprême, qui ressemble à un dieu comme l’ordre de vos doctrinaires ressemble à une politique, comme la confiance des agioteurs ressemble à une économie ? Parlez-moi d’Allah, de Jéhovah, de Baal, de Brahma, de Pan, d’Osiris, de Vénus, de Thor, de Zeus, de cet Esprit qui dans toutes les théogonies féconde les Vierges, et que les Grecs personnifièrent en Priape ; prenez, si vous voulez, les animaux et les légumes des Égyptiens : voilà des dieux vivants et significatifs, symboles plus ou moins grossiers, révélations préparatoires du Dieu chrétien. Mais l’Être suprême, Bone Deus ! de quelle religion fut-il jamais, l’Être suprême ?

C'est pourtant ce fantôme dont la vogue, ravivée par la flamme impure de la politique et des intérêts, conserve au christianisme un dernier souffle. Otez l’Être suprême, ôtez cet absolu dialectique, théomorphisé par les jacobins, les romantiques, et quelques communautaires ; et l’idée de Dieu aura disparu de la société, il n’y aura plus de religion.

Et vous me demandez si je crois à une seconde mission de l’Église chrétienne ? si je crois que cette Église, ainsi restaurée, puisse fournir à l’état qui la nie un principe de durée et de force ? si c’est à ce mannequin, entouré de banderoles catholiques, que la France nouvelle dira, comme la fiancée romaine disait au jeune Romain son fiancé, Sois mon Caïus, et je serai ta Caïa ; donne-moi ta main, et je te donnerai mon cœur ?...

Fils des croisés, enfants de Loyola, postérité de cette illustre gentilhommerie, dont les Ordres, armés pour l’extermination de l’idolâtrie et de l'hérésie, faisaient la loi aux princes et embrassaient de leur réseau le monde fidèle ; qui que vous soyez, chrétiens de la dernière et de la plus malheureuse des époques, n’essayez pas de donner le change à la Révolution : ce serait mentir au Saint-Esprit. Toute chair est révoltée, et nous hait. Nous sommes haïs d’une haine endémique, invétérée, constitutionnelle ; d’une haine qui se raisonne, et s’accroît chaque jour de l’intelligence de son principe et de notre opposition. Après la mort de Cambyse, les mages, successeurs de Zoroastre et représentants de l’antique religion arienne, espérant à la fois rétablir leur culte dans sa pureté et leur propre institut dans sa puissance, entrèrent dans la conspiration d’un certain Smerdis, qui se disait fils ou neveu du grand Cyrus, et en cette qualité régna quelque temps sur les Perses. Mais bientôt la réaction des mages souleva contre elle les grands et le peuple, Smerdis fut détrôné ; tous les mages, tous, massacrés ; et une fête, la plus grande fête des Perses, instituée en réjouissance perpétuelle de ce massacre, la Magophonia. Toute religion se fonde par le sang ; toute religion disparait dans le sang. Adorons les desseins de la Providence, et que les événements s’accomplissent ! Bien pauvre serait notre foi, si nous la faisions dépendre du nombre des élus ; bien faible notre espérance, si elle avait besoin de garanties temporelles ; bien mesquine notre charité s’il lui fallait pour aliment l’approbation des hommes ! Le Christ est venu, le Christ se retire : qu’il soit glorifié à tout jamais par ceux qui, ne l’ayant pas vu, ont recueilli son amour, et qui attestent sa parole !...

Que la religion puisse ainsi se distinguer de l’humanité, comme l’entendait ce prêtre ; que ce soit celle-ci qui change, tandis que la première demeure immuable ; ou bien que toutes deux confondant leur existence, la religion, de même que l’état, n’étant qu’une des formes de la société, le même mouvement les entraîne l’une et l’autre ; le résultat pour nous est absolument le même. Louis-Napoléon ne peut se séparer de la société dont il est le chef : donc Louis-Napoléon représente l’impiété révolutionnaire, impiété qui n’est pas seulement celle d’une époque, mais qui date de six siècles. Quelle est cette impiété ? le nivellement des classes ; l’émancipation du prolétariat, le travail libre, la pensée libre, la conscience libre ; en un mot, la fin de toute autorité. Louis-Napoléon, chef du socialisme, c’est l’ANTECHRIST ! ...

Or, en politique, de même qu’en économie, On ne vit que de ce que l'on est et que l'on crée : cet aphorisme est plus sûr que tous ceux de Machiavel. Que Louis-Napoléon prenne donc hardiment son titre fatal ; qu’il arbore, à la place de la croix, l’emblème maçonnique, le niveau, l’équerre et l’aplomb : c’est le signe du moderne Constantin à qui la victoire est promise, in hoc signo vinces ! Que le 2 décembre, sortant de la fausse position que lui a faite la tactique des partis, produise, développe, organise, et sans retard, ce principe qui doit le faire vivre, l’anti-christianisme, c’est-à-dire, l’anti-théocratie, l'anti-capitalisme, l’anti-féodalité ; qu’il arrache à l’Eglise, à la vie inférieure, etquil crée en hommes ces prolétaires, grande armée du suffrage universel, baptisés enfants de Dieu et de l’Eglise, et qui manquent à la fois de science, de travail et de pain, tel est son mandat, telle est sa force.

Faire des citoyens avec les serfs de la glèbe et de la machine ; changer en sages des croyants ahuris ; produire tout un peuple, avec la plus belle des races ; puis, avec cette génération transformée, révolutionner l’Europe et le monde : ou je suis moi-même aussi aliéné de la civilisation que le dieu chrétien, ou il y a de quoi satisfaire à l’ambition de dix Bonaparte.