La Révolution russe vue par une Française/01


CHAPITRE PREMIER

une semaine d’ouragan révolutionnaire


La grève et la faim. — Vivent les Cosaques ! — L’appel d’alarme de M. Rodzianko. — La chasse aux gardavoïs. — On brûle, on pille, on tue… — La noble attitude de la Douma. — Le maître de l’heure : Kérensky. — Les prisons se vident… et se remplissent. — L’Ordre no 1 et la poursuite des officiers. — Il n’y a plus de monarchie…


Jeudi 23 février/7 mars. — Le soleil brille ; il fait doux : 3 ou 4 degrés à peine au-dessous de zéro. La neige fond sur les appuis des fenêtres et sur les balcons que le soleil touche. Ce n’est pas encore le dégel, mais déjà on peut l’espérer proche. Tout le monde est dehors. Il y a comme une gaieté printanière dans l’air.

Je suis venue en automobile jusqu’aux premières maisons de la Morskaïa (rue de la Mer). Maintenant je longe à pied la Perspective Newsky. Vers quatre heures, un peu lasse d’avoir circulé, je monte dans le premier tramway qui passe, pour me rendre à la Sadovaïa (rue des Jardins) où je trouverai des moyens directs de locomotion. Le tramway est plein. Tout a l’aspect des jours ordinaires. Seule, une foule un peu plus abondante, mais dont la douceur de la température explique et justifie la présence, va et vient le long des grandes artères. Rien ne peut faire prévoir que nous touchons à une révolution presque sans exemple dans les annales de l’humanité.

À la hauteur de Notre-Dame de Kasan, je vois une foule énorme et j’entends des cris. Dans le tramway tout le monde s’agite. On cherche à voir à travers les fenêtres dont un reste de gelée givre les vitres. Je demande :

— Que se passe-t-il ?

— Ce sont les ouvriers de l’usine Poutiloff qui se sont mis en grève et demandent du pain. Ils reviennent de manifester à la Douma.

Sous cette apparence de grève, la Révolution russe commençait.

Presque aussitôt on arrête les tramways ; des cavaliers galopent à droite et à gauche de la ligne ; les Cosaques accourent, le fusil au dos, la pique au poing. Au-dessus de la foule se détache l’aigrette noire des policiers à cheval. Les grévistes passent, sérieux et dignes, accompagnés de la police. Une multitude les suit en poussant des hourrahs.

Je quitte le tramway pour me mêler au peuple. Aucun désordre. On dirait un jour de fête. Nulle inquiétude sur les visages. Des réflexions se croisent, bienveillantes pour les ouvriers :

— Ils ont raison ! On cache la farine ! La vie est trop dure et pourtant la Russie a de tout !… On n’y peut plus tenir.

Hier une députation d’ouvriers de l’usine Poutilov s’est rendue chez Goutchkov, puis a eu une entrevue avec les députés du parti social-démocrate de la Douma. On y a décidé pour aujourd’hui la cessation du travail. Concurremment à celle de Newsky, de grandioses manifestations se déroulent sur la Perspective Samsoniewsky et le long du quai de Viborg. Les ouvrières des fabriques y prennent part. Un souffle révolutionnaire passe déjà sur la cité.

Je continue d’avancer.

Le pont Anitchkoff, l’entrée de toutes les rues transversales qui aboutissent à la Newsky sont gardés par la police qui disperse aussitôt les rassemblements.

À la Perspective Litieny, l’une des plus populeuses de Pétrograd, la foule est si dense qu’il faut renoncer à s’y frayer un passage. Pas de troubles, non plus. On ne sait pas encore ce que veut le Comité de la grève.

On se recueille, on attend. Quelqu’un dit :

— Ils ont voulu manifester pour influencer la Douma ; ils se remettront au travail demain.

Mais une voix répond :

— Comment se mettraient-ils au travail ? Ils n’ont même pas de charbon ! Cela ira loin !…

Très émue par le spectacle de cette foule, par son calme que je sens gros de résolutions, je remonte jusqu’à la Sadovaïa. La nuit va venir. Je suis lasse. J’habite fort loin, près du théâtre de Marie (Marinsky-théâtre), chez une amie française — mariée à un officier de la marine russe, — qui s’inquiétera de mon absence. — Et qui sait si, plus tard, il me serait possible de regagner la maison ?

À la Sadovaïa, même foule. Les tramways ne circulent plus. Impossible de trouver un isvostchik (cocher). Après une longue attente, j’aperçois un traîneau vide. Je m’élance… Mais un monsieur, plus prompt, m’a devancée, a pris place sur le siège étroit. Le traîneau va repartir… Je jette un appel irréfléchi et désespéré : « Pajalousta, vasmittié minia! » (Je vous en prie, emmenez-moi !) L’heureux preneur du traîneau se retourne, fait un geste de consentement. Je saute auprès de lui et le léger véhicule glisse sur la neige aux regards un peu ébahis des spectateurs ! C’est l’enlèvement forcé. Mais quoi ! ne sommes-nous pas au prélude de la révolution ? Tandis que je m’excuse et m’explique, le traîneau nous emporte vers des régions plus calmes. Mon compagnon et moi nous échangeons quelques prévisions. Il croit à une révolution immédiate. On a vraiment trop souffert. Et puis, le peuple est las de la germanophilie de ses gouvernants. La lutte est engagée : mais qui aura le dernier mot ? Il rappelle 1905 : le peuple allant au Palais d’Hiver en portant les icônes et le portrait de l’Empereur ; la Constitution accordée, puis reprise peu à peu… Cette fois, il est à craindre que le peuple n’ait plus confiance qu’en lui-même et, s’il triomphe, qu’il ne s’arrête pas en chemin. Cependant, aucune menace n’a été proférée contre l’Empereur.

Le quartier de Marinsky est si paisible et silencieux que je crois avoir rêvé. À la maison, on s’inquiétait déjà. Je suis la première à y apporter la nouvelle des événements que, le matin encore, rien ne faisait prévoir. Les révolutionnaires ont bien gardé leur secret.


Vendredi. — La nuit a été tranquille. Mon secrétaire, M. Michel Braguinsky vient d’arriver. Le bruit court que 400 ouvriers du faubourg de Narva et 600 de celui de Viborg ont été arrêtés. L’effervescence est à son comble parmi la population ouvrière. Il n’y a plus une seule usine qui ne soit en grève aujourd’hui. Les tramways ont cessé de circuler. M. Michel a pris le dernier qui traversât les ponts, en parlant de Vassiliewsky-Ostrow. Même, il a été témoin d’incidents assez significatifs. Voyant un tramway arrêté, il s’adresse à la receveuse et lui demande si l’on va partir.

— Non, car j’ai peur, répond-elle.

Un colonel qui se trouve là l’apostrophe en plaisantant :

— Peur ? quelle bêtise ! Nous allons partir tout de suite !

Et l’on monte dans le tramway.

Une station plus loin, une nuée de gamins accourt et veut arracher le trolley des fils. Le colonel et M. Michel leur font lâcher prise. Le tramway repart. Les voyageurs ont tiré de l’argent de leurs poches pour leur billet, mais la receveuse refuse de le prendre. Elle invective le wattman :

— Pourquoi es-tu parti ? Est-ce que tu n’as pas été assez battu ? Moi, j’ai déjà reçu des coups et j’ai peur !…

Le pont du Palais traversé, le tram s’arrête, cette fois pour ne plus repartir.

Quelques chocs ont eu lieu ce matin entre la population et les agents. Il y a déjà, dit-on, des victimes des deux côtés.

Nous voici à l’entrée de la Newsky. Le beau temps continue, et la foule est nombreuse, comme la veille. Comme la veille encore, c’est à Notre-Dame de Kazan que l’intérêt, commence. Presque tous les magasins sont ouverts. La foule promeneuse déborde des trottoirs sur la chaussée. Pas de cris : la plus ferme résolution sous le plus grand sang-froid. Quelle différence avec les foules exaltées et mystiques de 1905, vivant une légende, dans une atmosphère de mystère et d’apparat religieux ! Le peuple de 1917 est réaliste. Deux ans de guerre l’ont plus mûri qu’un siècle de tranquillité et de paix.

Je continue à longer la Perspective. Tout à coup un jeune praportchik qui commande un détachement de Cosaques étend le bras d’un geste brusque et un son rauque sort de sa gorge. Les Cosaques obéissent à l’ordre, piquent des deux et chargent pour déblayer la chaussée. La foule s’écarte en courant, puis se reforme derrière le passage des chevaux et crie : « Hourrah ! » On s’étonne de la modération des Cosaques, d’ordinaire si farouches dans la répression. Leur charge exécutée, ils continuent tranquillement à longer la Perspective, au pas, le visage souriant et regardant avec satisfaction la foule qui les acclame. Un ouvrier s’approche d’un officier à cheval :

— Votre Haute Noblesse, rappelez-vous que nous sommes des affamés !…

Les vivres ont encore renchéri pendant ces deux jours de troubles : une petite mesure de pommes de terre qui valait 25 kopeks (0 fr. 60) avant la guerre, se vend aujourd’hui 5 roubles (10 francs) ! Impossible de trouver des œufs. Il y a des gens qui sont absolument sans pain !…


Samedi. — Les événements s’aggravent. Les journaux ne paraissent plus. Les ponts de la Néva sont gardés par des patrouilles ; les divers quartiers de la ville ne communiquent plus entre eux. On oblige tous les tramways à s’arrêter ; la foule en a jeté un dans la Néva, d’ailleurs encore recouverte d’une épaisse couche de glace. Des troubles sanglants ont eu lieu dans les quartiers populeux de la ville : à Petrogradskaïa-Stérana et à Vassiliewsky-Ostrow. Dans ce dernier, un praportchik a pénétré dans une usine dont les ouvriers avaient décrété la « grève italienne » (les bras croisés devant les machines) et a commandé une salve. Ses soldats se sont refusés à lui obéir. Alors, l’officier a tiré trois coups de revolver qui ont fait trois victimes : deux femmes et un ouvrier. La foule voulut le lyncher, mais il réussit à lui échapper… Un fait analogue s’est produit à la fabrique de tabac, Laferme. Il n’y a eu qu’une victime, mais les ouvriers ont exposé le mort dans la cour de l’usine et invité la foule à défiler devant lui. La surexcitation augmente : des magasins ont été pillés et saccagés. Un de nos amis raconte qu’il a assisté au pillage d’une petite boutique juive. Tandis que la foule se ruait à l’intérieur, un soldat passait, indifférent. Soudain, il avise des casquettes d’uniforme qui avaient encore échappé à la convoitise des pillards. Il s’arrête, quitte la sienne, en essaie tranquillement une autre, puis, comme elle s’adapte parfaitement a son crâne, il jette sa vieille casquette dans la boutique et repart de son même pas tranquille et indifférent !… En pleine Perspective Litieny, un gamin de quatorze ans offrait aux passants, pour un rouble les six douzaines, des boutons de nacre, produit de son vol. Insignifiants en eux-mêmes, ces menus faits prouvent que déjà le moral du peuple s’oblitère : on ne distingue plus le « tien » du « mien », le vol s’étale sans crainte de la punition ; demain, peut-être, tous les instincts vont se déchaîner.

Chaque heure nous rapproche de l’inévitable : l’armée commence à prendre parti pour le peuple. Il n’y a plus que les gendarmes et la police dont le loyalisme soit assuré.

Partout la foule s’amasse en criant : Du pain ! du pain !

Des scènes d’un pathétisme grandiose se déroulent presque à chaque pas. Un bataillon du régiment de la garde Sémionowsky a reçu l’ordre de déblayer la Perspective Newsky. Il accourt et se heurte à un bataillon du régiment de Volhynski qui a embrassé la cause du peuple. Les deux régiments s’affrontent… un grand frisson agite la foule. Que va-t-il se passer ? Et tout à coup l’on assiste à cette chose extraordinaire : le vieil officier qui commandait les soldats de la Garde se dresse sur ses étriers et s’adressant à ses hommes : « Soldats, je ne puis vous ordonner de tirer sur vos frères, mais je suis trop vieux pour manquer à mon serment ! » Et, tirant son revolver il se tue. On a enveloppé son corps dans un drapeau et ses soldats se sont rangés du côté de la foule…


Pas un cri n’a été proféré contre la guerre ni contre l’Empereur. On peut encore espérer que le ministère seul et les germanophiles subiront le contre-coup de la situation qu’ils ont créée.


Dimanche. — Tous les ministres, sauf Protopopoff, ont donné leur démission. La Russie est sans gouvernement ! Pourquoi n’avertit-on pas l’Empereur de ce qui se passe ? Une Constitution mieux garantie que celle de 1905, un Cabinet Milioukov avec un ministère responsable suffiraient encore, à calmer le peuple. Demain, sans doute, il sera trop tard.

Enfin !… Le téléphone nous apporte la nouvelle que M. Rodzianko, président de la Douma, vient d’adresser un télégramme au Tsar, actuellement à l’État-major général de l’armée, à Mohilef. En voici la teneur :


« La situation est grave. L’anarchie règne dans la capitale. Le gouvernement est paralysé. Désordre complet dans les transports, le ravitaillement et le chauffage. Le mécontentement général s’accroît. Tir désordonné dans les rues. Des troupes tirent les unes sur les autres. Il est nécessaire de confier la tâche de former un nouveau gouvernement à un homme jouissant de la confiance du pays. Urgent d’agir. Tout retard est pareil à la mort. Je demande à Dieu que la responsabilité de cette heure ne retombe pas sur le Porte-couronne.

« Rodzianko. »


En même temps, le président de la Douma expédiait ce télégramme à tous les chefs d’armée, en les priant de soutenir sa demande auprès du Tsar.

Je suis invitée à déjeuner chez des amis à la Kamenny-Ostrowski, de l’autre côté de la Néva. Impossible de traverser les ponts. Il faut retourner en arrière ou passer la Néva sur la glace, ce que beaucoup de personnes font, malgré les barrages qu’on y a établis. On entend dans le lointain le tir des mitrailleuses. Les isvostchiks sont rares et ne marchent qu’à prix d’or. Le temps continue à être doux, sans dégel. Le peuple paraît déjà plus agité. Des soldats passent avec la baïonnette au canon.

Notre quartier, où je me hâte de revenir, reste calme. Le théâtre de Marie, très voisin de chez nous, affiche pour ce soir un ballet : La Source. Le lieutenant S. et sa femme, qui ont des billets pour cette représentation, décident d’y assister. Nous essayons en vain de les retenir.

Pendant leur absence, nous préparons les lampes, nous remplissons d’eau tous les récipients disponibles, dans la prévision que bientôt l’électricité et les conduites d’eau seront coupées.

Tard dans la soirée, coup de téléphone. C’est mon secrétaire qui, pendant tout le temps qu’il ne passe pas auprès de moi, ne cesse de courir la ville et me tient, presque heure par heure, au courant des événements. Les désordres graves ont commencé. Les mitrailleuses balaient les rues. La surexcitation croît de minute en minute. Le peuple réclame la déchéance de l’Empereur. Les Cosaques sympathisent de plus en plus avec la foule. « Nous avons, disent-ils, à nous faire pardonner 1905 ! »

Plusieurs régiments dont le loyalisme est douteux ont été consignés dans leurs casernes.

Un formidable choc a eu lieu sur la place Znamenskaïa entre le peuple et la police. Le grand-maître de la police a été tué ; plus de quarante cadavres gisent sur la place. On tire des fenêtres et des toits de l’Hôtel du Nord. En face de l’Hôtel, la gare Nicolas est en feu !

Le bruit court que le général Aléxéieff est attendu à Pétrograd et que l’Empereur l’a nommé dictateur. M. Rodzianko a envoyé un second télégramme au Tsar : « La situation empire. Il faut prendre des mesures immédiates ; demain il serait trop tard. L’heure suprême est arrivée où vont se résoudre les destinées du pays et de la dynastie. »

Le lieutenant S. et sa femme rentrent du théâtre, avec deux amis, — deux voisins — qu’ils y ont rencontrés. Il est minuit ; nous prenons le thé en commentant les événements.

La représentation du ballet a eu lieu sans incidents. Toutefois, on remarquait des vides dans la salle ordinairement archi-comble. Beaucoup d’automobiles de maîtres stationnaient devant la porte. Cela prouve que, de ce côté au moins de la Néva, la circulation est encore possible. En dehors des autos ou des équipages privés il ne reste plus aucun moyen de locomotion. Des traîneaux, montés et conduits par des révolutionnaires, parcourent les rues et obligent les isvostchiks à la grève. Nos amis, qui en avaient décidé un à les reconduire à leur domicile, ont été contraints de l’abandonner à mi-chemin sous la pression de la foule.

Si l’Empereur n’intervient pas immédiatement en donnant satisfaction au peuple, rien n’arrêtera la révolution.


Lundi, 21 février/11 mars. — Des gardavoïs (agents de police) passent dans les maisons pour avertir les habitants paisibles de ne pas se montrer dans les rues aujourd’hui. De tous côtés, des amis inquiets nous téléphonent le même avis. Comme Rodzianko le télégraphiait hier à l’Empereur, c’est aujourd’hui que va se jouer le sort du peuple et de la dynastie !…

Le Tsar n’a pas répondu[1]. Les télégrammes, des généraux Broussilov et Roussky annonçant, chacun avec des termes un peu différents, qu’ils ont fait leur « devoir envers l’Empereur et la Patrie » ne suffisent pas à calmer l’effervescence. Des grandes résolutions, le peuple va passer aux faits.

Un ami, bien placé pour avoir les nouvelles les plus rapides et les plus sûres, me téléphone de la Douma. Les événements décisifs ont commencé. À huit heures du matin, les députés ont eu connaissance d’un oukase du Tsar prorogeant l’Assemblée. Aussitôt la nouvelle connue, un sentiment de consternation et d’abattement s’est emparé de toutes les âmes. La Douma renvoyée, c’est le pays livré à Protopopoff et aux germanophiles, la guerre perdue et la Russie trahie. C’est aussi le peuple, sans chefs pour le guider et le retenir, abandonné à ses instincts de colère et de vengeance et, après, ce seront les horreurs d’une implacable répression.

Un certain nombre de députés, très abattus par la décision impériale, parlaient d’obéir ; d’autres affirmaient que l’on aurait l’armée avec soi, qu’il fallait jouer le tout pour le tout. L’hésitation dominait. Quelques-uns désiraient conférer avec leur groupe avant de prendre une décision. Un des leaders les plus hardis et les plus écoutés de la gauche, M. Kérensky, prenait, dit-on, son chapeau et s’apprêtait à sortir… À ce moment une chose inouïe se produisit : une femme, Mme Sonia Morozova, entre au palais de Tauride en criant : « J’amène l’armée ! » Le régiment de Volhynski, compté parmi les plus fidèles, se rangeait devant la grille de la Douma…

Aussitôt tout change ! Les députés qui allaient partir se ravisent, l’enthousiasme un instant ralenti se ravive…

Voici ce qui s’était passé. Le régiment de Volhynski ayant pris des armes et forcé les portes de sa caserne était sorti dans la rue, sans but bien précis. Il rencontra des détachements des Préobrajensky qui se joignirent à lui. Quelqu’un proposa d’aller libérer les prisonniers de la rue de Tauride. Beaucoup s’y rendirent. Les autres se consultaient, indécis. Sonia Morozova vit ces hommes, eut la prescience rapide du rôle qu’elle pouvait jouer parmi eux et les entraîna en criant : « À la Douma ! » Ils y arrivèrent sans rencontrer d’opposition[2].

Rassurée par ce secours inattendu, la Douma a repris ses travaux. M. Rodzianko, nommé chef du gouvernement provisoire, est chargé de rédiger une Constitution. C’est 1789 et le serment du Jeu de Paume qui recommencent. Nul ne peut plus prévoir où les événements s’arrêteront…

Matinée anxieuse. Guiorgui, le matelot, est allé plusieurs fois aux informations. Notre quartier est encore tranquille. Combien d’heures cela durera-t-il ?

Le drame commence, déjà terrible et sanglant. L’Arsenal est pris. Le gouverneur, général Matoussoff, a été tué. Le Palais de Justice est en flammes.

Sur la Perspective Litiény, un praportchik ayant donné l’ordre de tirer contre la foule a été tué à coups de sabre, par ses propres soldats, sur l’escalier d’une maison où il cherchait un refuge. Des troubles sanglants ont lieu à Viborskaïa et à Pétrogradskaïa-Stérana, deux des quartiers les plus populeux de Pétrograd. Des batailles incessantes se livrent entre la police et la foule qui a trouvé des armes à l’Arsenal. Un général a été assassiné devant l’hôtel de l’Europe. On dit que le général Roussky est attendu à la Douma, porteur de propositions de la part de l’Empereur. Je crains bien qu’il ne soit trop tard.


M. Michel arrive, alors que déjà je ne l’attendais plus. Les révolutionnaires assiègent le Palais d’Hiver. Il a, en passant, pris part à l’attaque.

— Je suis sorti de chez moi, dit-il, à une heure de l’après-midi. La 11e ligne de Wassiliewsky-Ostrow est calme. Les magasins ont mis leurs volets ou baissé leur rideau de fer. L’ordre est maintenu par des patrouilles du 108e régiment d’infanterie resté fidèle. Grâce à mon uniforme, on me laisse traverser les ponts.

« Sur la rive gauche de la Néva, le jardin Alexandre est fermé ; l’Amirauté est gardée par des troupes fidèles. Vers la Morskaïa, cris et coups de feu. Ils partent du fond des rues qui avoisinent la Newsky. En face du théâtre Alexandre, alerte. Les Cosaques arrivent. Aussitôt on entend le tac-tac des mitrailleuses. C’est la police qui tire des toits contre les Cosaques insurgés. Tous s’enfuient, sauf un, abominablement ivre. Il menace de son fusil des groupes qui stationnent sur le pont Anitchkoff, tire quelques coups en l’air, puis part au galop pour ne s’arrêter que devant le théâtre. Là, il met pied à terre et court embrasser ceux qu’il menaçait tout à l’heure !…

« Quelques pas plus loin, cinq officiers me conseillent de me joindre à eux et de revenir sur mes pas, car la foule désarme et malmène tous les officiers. À nous six, nous formons un groupe assez imposant. Comme nous ne voulons ni rendre nos armes à la foule ni nous en servir contre elle, nous décidons de les confier à quelqu’un. La porte à laquelle nous frappons s’ouvre craintivement ; mais, dès les premiers mots d’explication, on nous accueille avec joie. Nous quittons nos sabres, nos revolvers… et nous repartons, désarmés.

« Je voulais absolument aller jusqu’à la Litiény où les scènes les plus terribles se déroulaient. De nouveau, au pont Anitchkoff une fusillade éclate et j’entends siffler les balles. Un homme s’affaisse à quelques pas. Je traverse le pont en courant et m’aplatis contre les maisons que je longe avec précaution… Le tir cesse tout à coup, comme il a commencé.

« La foule et les troupes révoltées emplissaient la Perspective Litiény. Un combat s’y livrait. On entendait des cris, des ordres, des coups de feu. Les balles claquaient contre les murs en ricochant ou éclataient contre les fenêtres. Les vitres volaient en éclats… Jurements d’hommes, cris de femmes, fuite brusque de gens qui s’affolent, blessés qui tombent et qu’on piétine : une mêlée épique et sanglante ! Vraiment, cela est pire que sur le front ! Là-bas, on sait du moins de quel côté il faut attendre les coups ! Ici, c’est le chaos, la mort à droite, à gauche, devant, derrière, en haut, partout !… En face de l’Arsenal, le Palais de Justice brûle comme une torche. Les gerbes de flammes incendient le ciel, jettent des lueurs inattendues et magnifiques sur les glaces et les neiges accumulées de la Néva. Les canons de bronze, splendidement ouvrés et verdis par le temps, qui s’allongent sur la plate-forme de l’Arsenal, léchés par l’incendie, ont l’air de monstres accroupis et glorieux assistant à leur apothéose. Des débris de papiers brûlés tourbillonnent dans l’air… Des clameurs éperdues montent de la foule…

« Soudain, je me heurte à un officier de mes amis. Il a l’air égaré ; il pâlit et rougit tour à tour. Sa nervosité se traduit en phrases saccadées, en gestes incohérents. Son régiment (Litowsky) s’est réuni aux insurgés. Beaucoup d’officiers ont été tués ; lui-même ne sait comment rejoindre ses hommes. Il me quitte comme un fou et se perd dans la foule.

« Il commence à faire nuit ; je reviens vers la Newsky déserte. Les globes électriques brûlent à peine. Une terreur froide plane. Des ombres hâtives glissent le long des murs… Je suis fatigué et m’en vais d’un pas découragé et nonchalant. Près de la Morskaïa, je rejoins un petit groupe et j’entends des coups de feu. Un soldat et deux ouvriers, abrités par les poteaux du tram et des globes électriques, prenaient la Morskaïa en enfilade. Dans le groupe des passants que j’ai rejoints, il y a une femme en larmes. En très mauvais russe, elle me demande : Voyennaïa Gostinitza (l’hôtel militaire, ancien hôtel Astoria). C’est une Roumaine, mariée à un Français. Habitant l’hôtel de l’Europe, elle a eu la fâcheuse inspiration d’accepter à dîner, ce soir, à l’hôtel Astoria. Elle en revient et n’ose plus avancer, ni reculer. Je la prends sous ma protection, mais la situation est telle dans les parages de l’hôtel de l’Europe que je trouve plus sage de me diriger vers Astoria où j’ai pu la ramener.

« J’étais terriblement las. Je sentais mon état moral empirer de minute en minute. Je pensais à la guerre, que nous perdrions si la révolution se prolongeait ; à la France que j’aime, où j’ai vécu six ans et que nous risquions d’entraîner dans notre débâcle ; à la révolution, que mon patriotisme avait souhaitée, mais dont le triomphe était encore moins que certain ; aux horreurs de la répression qui la suivrait en cas d’échec. Je pensais à mon père et à ma mère, jadis emprisonnés pour leurs idées libérales, mêlés à la sanglante tragédie de Yakout, traînés dans les bagnes de Sibérie ; à tous ceux qui, depuis de longues années, travaillent, souffrent, meurent pour que se lève enfin sur la Russie une aurore de justice et de liberté. Cette aurore, elle luirait peut-être demain, mais, aussi, comme il en faudrait peu pour que nous retombassions dans des ténèbres pires !… Jamais je n’avais autant espéré, autant souffert. L’abattement et l’exaltation se succédaient dans mon âme avec une extraordinaire rapidité. Ma sensibilité était portée au paroxysme. Je comprenais pour la première fois ce que durent éprouver les grands martyrs de la liberté russe. Je brûlais de me dévouer comme eux.

« J’arrivai à la hauteur du Palais d’Hiver. Tout de suite j’eus l’impression d’être sur le front. Les coups partaient par salves, comme en exécution d’un ordre donné. Les troupes insurgées tiraient sous l’arc de la Morskaïa et les défenseurs du palais leur répondaient. Je cherchai une troupe organisée pour me joindre à elle. Près du Musée de l’Ermitage, il y avait une masse de soldats, conduits par trois officiers. Je traversai la place à grandes enjambées, sous une pluie de balles. Les officiers m’accueillirent avec plaisir. On me donna une soixantaine d’hommes, un revolver et… carte blanche. Il faisait déjà nuit. Je donnai à mes hommes l’ordre de rallier à volonté la colonne Alexandre, qui occupe le milieu de la place, juste en face du palais. J’aurais voulu en prendre la grande porte et y pénétrer le premier. Mais elle était trop solide et trop bien défendue pour céder à des hommes armés seulement de fusils. Après une dizaine de minutes, nous dûmes nous retirer faute de munitions. »

Les révolutionnaires réquisitionnent les autos dans les maisons et s’emparent de tous ceux qui passent. Dans la journée, trois automobiles de l’Amirauté ont été pris ainsi. Autour de l’un d’eux s’est livrée une bataille qui a fait, en morts ou en blessés, soixante victimes !…

À huit heures du soir, dans notre quartier jusque-là resté calme, une fusillade crépite, sous nos fenêtres, dirait-on. Vite nous éteignons l’électricité, afin de ne pas offrir une cible facile. Toutes les lumières voisines se sont éteintes. Nous ignorons tout ce qui se passe au dehors. D’où tire-t-on ? et contre quoi ? Nous attendons dans l’angoisse, poussés malgré tout vers les fenêtres d’où l’on peut voir à travers les vitres, les maisons russes n’ayant pas de volets.

La fusillade se précipite ; des cris percent la nuit ; des gens, des femmes surtout, fuient à toutes jambes. Une des sœurs de mon amie, Mlle Reine, debout sur le rebord intérieur de la fenêtre du salon, a ouvert la fortitchka[3], passe la tête et regarde : les révolutionnaires attaquent la Caserne des Équipages de la Garde marine, située en angle sur le canal Catherine, à cent mètres à peine de notre maison. Une immense foule grouille sur le pont, le long du canal et dans les rues avoisinantes… Pendant un moment la fusillade redouble et, tout à coup, un hourrah formidable retentit…

Presque au même moment, un matelot, ami de Guiorgui, fait irruption dans la cuisine. Il est pâle, sans souffle. Il raconte la scène à laquelle il vient d’assister. Vers sept heures, les révolutionnaires se sont massés devant la caserne et ont parlementé avec les matelots. « Frères, rendez-vous, afin qu’il n’y ait pas de sang versé. » Ayant essuyé un refus, les révolutionnaires ont ouvert le feu. La résistance a été courte. Le hourrah ! que nous avons entendu est celui dont le peuple a salué la reddition. Trois officiers ont été tués. Maintenant, les révolutionnaires, suivis d’une foule qui s’accroît à chaque pas, vont attaquer la caserne du 2e  Équipage de la Baltique, située à notre gauche, sur le canal de la Moïka…

Cette fois, nous avons le tir à droite et à gauche. En même temps que la lutte commence sur la Moïka, on continue à se battre au canal Catherine. Les policiers ont installé leurs mitrailleuses sur le toit d’un établissement de bains, en face de la caserne, et dans les clochetons d’une église voisine. La Perspective Lermontowskaïa est prise entre deux feux !

Nuit horrible. Le 2e  Équipage de la Baltique résiste ; les révolutionnaires y ont amené les autos blindés. Le tir est tout proche et incessant. On tire dans la rue des coups de feu isolés.

À deux heures du matin, nous sommes encore debout, allant du petit salon où nous nous sommes réfugiés et qui donne sur la cour, aux fenêtres de la salle à manger ou du grand salon qui prennent vue sur la Perspective. La mère de mon amie, Mme de la Croix, veuve d’un consul de France en Russie, qui a déjà vu trois révolutions, prie à genoux et récite son chapelet. Bébé, — que par tendresse nous appelons Béboussy — et qui a cinq ans, dort comme un ange dans son petit lit. De crainte qu’une balle égarée ne pénétrât à travers les vitres, on l’a abrité derrière une grande armoire pleine de linge et de vêtements.

Il est près de trois heures du matin lorsque nous regagnons nos chambres pour y prendre un repos anxieux que les coups de feu entrecoupent de brusques réveils.


Mardi 28. février/12 mars. — Lever matinal. Nous avons le visage pâle, les traits tirés. Nos âmes sont brisées d’émotion et nos corps de fatigue. À peine si l’on goûte au déjeuner auquel on s’attarde si agréablement d’habitude.

La rue est pleine de soldats et de matelots portant le fusil avec la baïonnette au canon.

Des attroupements se forment sur le seuil des portes. Au premier coup de feu, hommes, femmes et enfants s’engouffrent sous les porches, se ruent sur les portails, se précipitent au fond des cours !

Malgré le froid qui recommence à sévir, les sœurs de charité d’un hôpital de la ville, situé juste en face de nous, stationnent en voile blanc devant leur porte, sous un drapeau de la Croix-Rouge dont la couleur, jadis blanche, accuse non pas vingt-neuf mois, mais vingt-neuf ans de guerre !… Elles ont l’air d’assister à une fête ou, mieux encore, de jouer à « coucou ! » ou à « cache-cache ». À chaque coup de fusil ou de revolver elles s’égaillent en riant, le voile flottant, puis réapparaissent. Elles attendent les autos révolutionnaires, leur font des signes au passage, et les voici qui se tassent dans l’un d’eux un instant arrêté devant l’hôpital ; puis, rieuses et folles, elles partent avec les soldats… Les malades se soigneront comme ils pourront aujourd’hui. Ce n’est pas tous les jours la révolution !…

L’aspect de la rue, le tir désordonné autour de nous, tout fait prévoir une journée plus terrible encore que la veille.


La caserne du 2e  Équipage de la Baltique n’a pu résister aux autos blindés et s’est rendue ce matin. Il y a une cinquantaine de morts. Maintenant les rues sont pleines de matelots armés. On poursuit ou on recherche les policiers qui essayent de trouver un abri dans les maisons. C’est à eux, surtout, que le peuple en veut. Il n’y a pas, en Russie, d’institution plus haïe que celle de la police.

« Vous ne trouverez qu’une chose parfaitement organisée chez nous, me dit une journaliste libérale, à mon arrivée en Russie : c’est la police. La police est l’agent indispensable de notre gouvernement. Par elle s’exerce l’espionnage intérieur. Ses dénonciations incessantes, ses provocations odieuses ont rempli les prisons, peuplé les bagnes sibériens, fait exiler des milliers d’hommes, sans compter ceux qu’elle a réussi à supprimer tout à fait. Rappelez-vous ce conspirateur romain qui, voulant dicter une ligne de conduite à l’envoyé de ses complices, le conduisit dans son jardin et abattit devant lui, sans mot dire, les plus hautes têtes de pavots. La police politique russe a profité de cet enseignement hautain. Elle a émasculé la Russie en la privant de ses plus nobles intelligences. Si nous avons perdu la Galicie, si nous sommes en train de perdre la Pologne, si nos arsenaux sont vides, nos services désorganisés, n’en cherchez pas la raison ailleurs[4]. »

Et maintenant, le peuple se venge. Sur tous les points de Pétrograd, toutes les prisons, tous les postes de police sont en feu. Si l’on a brûlé le Palais de Justice, c’est qu’aux yeux du peuple russe il représentait la forteresse policière comme, pour le peuple de Paris, la Bastille était celle de la tyrannie.

Après les monuments, les individus ! La chasse est commencée, terrible. Elle ne s’arrêtera que lorsque le dernier gardavoï aura été tué ou mis hors d’état de nuire désormais. Malheureusement, ces vengeances collectives, ces exécutions sommaires ne vont pas sans de regrettables excès. Si le tir de la rue, répondant à celui des toits, est une joute sanglante où les risques sont égaux, la poursuite des misérables fuyards, traqués jusque dans les maisons, révolte. En cette heure où la surexcitation a atteint son apogée, des scènes tragiques se déroulent à quelques pas de nous. Sur le petit pont qui traverse le canal, douze cadavres de gardavoïs, dépouillés de leurs vêtements, ont été exposés, nus ! On perquisitionne dans les maisons qui avoisinent la caserne, on parle d’incendier l’établissement de bains où quelques policiers résistent encore. Une femme affolée, qui a traversé la rue sous les balles et vu les cadavres des agents, nous assure qu’on tue même ceux qui se rendent.


Un sentiment d’horreur mêlé de curiosité nous ramène aux fenêtres. Et, tout à coup, nous voyons cette chose effroyable : une troupe de soldats avec le sabre au clair, d’ouvriers et de moujiks armés de revolvers, de matelots portant des fusils et de femmes exaltées, désigne le portail de notre cour. Le dwornik (portier) qui veut essayer d’en défendre l’entrée est injurié, malmené, écharpé à demi… Quelqu’un a prétendu que des policiers se sont réfugiés dans la maison, et cette centaine d’hommes armés, et dont quelques-uns sont pris d’alcool, s’arroge le droit d’y faire une perquisition brutale. Nous nous rejetons dans une chambre dont les fenêtres, voilées de stores, donnent sur la cour. La foule s’y presse, surexcitée, gesticulante. Un brouhaha menaçant monte jusqu’à nous. Les sabres brandis luisent, trois coups de fusil partent ; les femmes, dont le froid ne diminue pas l’exaltation, montrent nos fenêtres du doigt. Aussitôt la cohue turbulente se rue dans l’escalier de service en tirant de nouveaux coups de feu. Pas de doute, c’est à nous qu’ils en veulent ! Pourtant nous ne cachons personne. Qui donc leur a fait un faux rapport ? Mon amie épouvantée saisit son enfant dans ses bras, le cache dans la salle de bains… Pauvre cachette où l’on aurait vite fait de le découvrir. Puis elle court à son mari, que l’on vient assassiner peut-être !… Minute pathétique. Mme de la Croix prie à voix haute : « Seigneur, ayez pitié de nous ! » Yvonne de la Croix et moi nous enfilons à la hâte nos manteaux, nos bottikis[5], afin de fuir dans la rue par le grand escalier.

Pendant ce temps, la troupe armée frappe à la porte de la cuisine, à coups de crosses de fusils. Des voix menaçantes crient : « Ouvrez ! » Guiorgui, le matelot, obéit. De ses bras étendus, il maintient les premiers arrivants et leur parle.

— Que voulez-vous ? Nous ne cachons personne. Je suis un des vôtres. S’il y avait quelqu’un de suspect ici, je vous le dirais…

Paulia, la femme de chambre, les harangue à son tour. Peu à peu, la troupe se calme. Seul gesticule et menace encore un homme aviné. Cela même finit par provoquer une diversion. Les soldats, dont l’esprit est heureusement resté lucide, le prennent par le bras, l’entraînent. Les sabres, les baïonnettes retraversent la cour : nous sommes sauvés ! Béboussy, curieux, point effrayé, sort de sa cachette, tandis que nous nous affaissons sur des chaises, pâles et les jambes rompues. Recevoir une balle sur le front, ou même dans la rue, dans le feu de l’action, passe encore ! mais tomber, par surprise, sous les coups de sabre d’une multitude inconsciente !… La chair se révolte et s’effare. C’est après de telles émotions que l’on perce jusqu’au fond l’odieux des vengeances anonymes, l’injustice des arrêts immédiats et sommaires, des répressions spontanées dont rien ne modère l’arbitraire et ne tempère la rigueur !

De plus en plus, la rue prend un aspect révolutionnaire et guerrier. Les automobiles arborent le drapeau rouge. Tous sont armés d’une mitrailleuse et chargés à l’excès de soldats avant des bandes de mitrailleuses autour de la ceinture et en travers des reins. Des autos-canons, à la couleur révolutionnaire, transportent d’un point à l’autre des soldats armés, au milieu des ovations de la foule.

Cette foule n’est nullement effrayée. Ce n’est pas contre elle, mais pour elle que se fait la révolution. Elle n’a qu’une balle égarée à craindre. Aussi elle vague par les rues, stationne devant les cours, l’air heureux et confiant. Dispersée par le tir d’un fusil ou le tac-tac d’une mitrailleuse, elle revient vite à ses postes d’observation.

— Si la révolution ne nous coûte que deux ou trois mille victimes, elle ne sera pas trop payée ! disait hier le lieutenant S., libéral comme la majorité des officiers de terre et de mer.

On peut espérer que le nombre des victimes sera moindre encore grâce à la modération, même à l’espèce de bonhomie dont les soldats font preuve pour tout ce qui est civil. Visiblement, l’armée et le peuple fraternisent ; on n’en veut qu’à la police et aux défenseurs avérés, et peu nombreux, de l’autocratie.


3 heures. — Une étrange procession se déroule sous nos yeux. Des femmes, coiffées de fichus de laine beige, enveloppées dans de grands châles sombres ; des moujiks en touloupe de peau, d’humbles gens en casquette de fourrure, des soldats et jusqu’à des enfants, transportent un matériel d’église où reluisent les métaux et les ors. Voici les icônes où les visages, les pieds et les mains seuls apparaissent peints entre la riche sertissure de métal en relief qui représente les habits et dessine les corps. Images d’un art archaïque et sacerdotal, peintes au fond des monastères et telles qu’on en vit traîner dans les rues de Byzance, au temps des empereurs iconoclastes ! Mais, alors, la foule irritée les brisait comme une imitation sacrilège, renouvelée du paganisme, tandis que celle-ci les transporte avec des soins touchants. Et voici encore, dans un désordre d’arrangement qui paraît le fruit d’un déménagement hâtif, les ornements liturgiques brodés d’or et d’argent : chasubles, dalmatiques, linge consacré, parures d’autel. Puis viennent les ciboires, les vases précieux, les portes sculptées et dorées d’un iconostase, les lourds chandeliers de cuivre et d’argent… Religieusement soutenu par des mains nombreuses, s’avance, allongé et la face au ciel, le corps d’un grand Christ en croix. Étrange et pénible impression dans cette ville hurlante, parmi ce cortège sans ordre, sous ce ciel hivernal ! Les yeux du divin crucifié regardent en haut, douloureusement. Ses bras étendus semblent s’ouvrir sous le coup d’une tragique stupéfaction…

Et, tout à coup, le ciel s’embrase : l’énorme prison de Litowsky-Zamok brûle ! Flanquée de quatre tours rondes, elle forme à elle seule un îlot, en face des casernes baltiques, de l’autre côté du pont. Les révolutionnaires y ont mis le feu après en avoir ouvert les portes aux prisonniers. Le Christ qui s’en va, là-bas, porté par les femmes en châle sombre, comme pour une mise au tombeau, est celui de la prison. La phrase évangélique me revient en mémoire : « Le voile du temple se déchira, la terre trembla, les pierres se fendirent, des morts sortirent de leur tombeau ! » Alors, comme aujourd’hui, un monde nouveau naissait de l’ancien. Les clameurs, le bouleversement, l’épouvante n’étaient pas moindres dans Jérusalem !

5 heures. — Mon ami, M. Jacques Kaplan, téléphone. À la Serguiewskaïa (rue Serge), qu’il habite, la police a placé des mitrailleuses sur l’église, on tire de la rue et des toits, on perquisitionne dans les maisons. Les révolutionnaires ont pillé plusieurs caves et s’enivrent à qui mieux mieux. Heureusement ces pillages sont peu nombreux par rapport au nombre total des révolutionnaires et à l’immense étendue de la ville. Combien nous devons de remerciements au Tsar pour l’abolition de l’alcool !… De quels excès n’eût pas été capable cette multitude enivrée de vodka !…

Au coin de Litiény et de Serguiewskaïa on édifie hâtivement un abri pour deux canons et un mortier, tirés de l’Arsenal. Les gueules en ont été tournées dans la direction de la gare de Tsarskoïé-Sélo d’où l’on s’attend à un débarquement de troupes impérialistes.

L’hôtel Astoria (Hôtel militaire) a été pris ce matin, les troupes de Péterhoff sont arrivées à Pétrograd pour se joindre au peuple. Le succès de la Révolution paraît déjà certain.


5 heures et demie. — Mon secrétaire arrive. Il vient de traverser le pont Nicolas et la place de l’Annonciation. Ce ne sont plus les troupes fidèles, mais celles de la Révolution qui gardent les ponts sur la Néva. Tous les soldats sont hors des casernes, et armés. Comme M. Michel passait devant le 2e  Équipage de la Baltique, le tir d’une mitrailleuse installée sur le toit de l’église luthérienne éclate au bout de la Morskaïa. Les matelots répondent. Un feu désordonné s’ouvre dans trois directions à la fois. Tout le monde se couche, sauf lui, — vaguement abrité contre le mur de la caserne, — et un ouvrier qui invective les matelots en les traitant de poltrons ! Lhomme porte un bras en écharpe et de l’autre, resté libre, il accompagne ses paroles de gestes indignés !

— Il fallait absolument mettre un peu d’ordre dans ce chaos, explique M. Michel. Je me plaçai au milieu de la chaussée et, agitant largement les bras, je criai de toutes mes forces : « Prikratitié ognogne !  » (Cessez le feu).

Le commandement se propagea de distance en distance. La fusillade s’arrêta sur un point. Encouragé par le succès, je répétai la même manœuvre du côté du théâtre Marinsky. Elle obtint le même résultat. Seuls continuèrent à tirer les marins qui luttaient contre les policiers et leurs mitrailleuses. Je me joignis à eux jusqu’à ce que les policiers eussent arrêté leur tir.

6 heures. — La rue est un peu tranquille. Des gens de bonne volonté se mêlent à la foule pour l’inviter au calme. Ils désarment les tout jeunes gens qui ont dérobé çà et là des fusils, des revolvers ou des sabres et qui présentent un réel danger pour la population paisible. Deux ont été désarmés sous nos fenêtres, à la satisfaction générale et malgré une assez forte résistance.

Curieuse à noter vraiment, cette espèce d’apostolat, bien conforme à l’étrange tempérament russe et qui s’exerce jusque sous les balles. De véritables compagnies de « modérateurs » parcourent les rues, désarmant les très jeunes gens, apaisant les exaltés, tâchant d’arrêter le pillage des maisons et des caves, ou de mettre un frein à l’orgie après.

Accompagnée de mon secrétaire, je me risque jusqu’à la prison. Elle brûle en crépitant. Les passeports, si haïs en temps de paix, les ordres d’écrou, toute la paperasse criminaliste ou politique s’envole en papillons noirs striés de fils d’or, et retombe en une pincée de cendre… Formidable puissance d’un peuple révolté qui peut anéantir en une heure le travail avéré ou secret de plusieurs siècles de recherches et de délations !…

À la hâte et sans discernement, le peuple, après avoir sauvé le matériel de l’église, essaye d’arracher à l’incendie le pauvre mobilier de la prison. Une literie misérable s’étale le long de la chaussée, pêle-mêle avec les piquets pour tentes militaires que fabriquaient les prisonniers. On jette buffets et armoires par les fenêtres, sans en retirer la vaisselle qui se brise avec fracas sur le pavé ! Hilarité de la foule dont tout ce bruit accentue le triomphe !…

— Comme c’est gai, là-bas ! tout brûle… disait tout à l’heure un matelot.

Pour moi, l’impression est sinistre, mais grandiose. Un énorme triangle de feu se dessine sur la nuit : à gauche, la prison brûle, à droite le poste de police brûle, et là-bas, formant le sommet du triangle, rougeoie et s’embrase le palais d’un Allemand, le comte Frédéricks, ministre de la Cour, que le peuple incendie après l’avoir pillé. Encadrés dans ce triangle fulgurant, les ponts sur les canaux se détachent avec une intensité fantastique. La neige rosit, comme sous les reflets d’une aurore boréale ; l’immense caserne de la Baltique, en briques roses, semble un brasier où brûlent des rubis…

À l’arrivée des pompiers, un tir éclate du côté du théâtre, dont la police armée occupe les toits. Un auto blindé s’y dirige à une folle allure. La foule, qui stationnait devant la prison, se sauve épouvantée. Je juge prudent de la suivre. Nous avons vu tout ce que nous voulions voir. À quoi bon risquer un coup de feu ?

Dans la rue, les soldats ne saluent plus les officiers.

L’amiral Grégorovitch a envoyé à la Douma M. Kititzine, « le héros de la Mer Noire ». Ce brave marin, que son costume d’officier exposait à toutes les insultes et à tous les coups, était porteur d’une lettre à M. Rodzianko. « En temps de guerre et sous quelque gouvernement que ce soit, l’État-major de la Marine et tous les services de l’Amirauté doivent pouvoir fonctionner sans trouble. Je vous prie donc d’envoyer des troupes de la Douma, afin d’assurer la sécurité et la continuité de nos travaux. »

Ainsi fut fait. Cette intelligente initiative a préservé l’Amirauté.

Nous rentrons à la nuit tombante. En face de la maison, devant la cour du lazaret, deux petits traîneaux s’arrêtent, traînés à bras. Un drap blanc en recouvre la charge. Des soldats les accompagnent… Deux moujiks plantés devant le portail chuchotent, les bras ballants, les mains immobilisées par leurs moufles… Le dvornik paraît ; puis viennent les sœurs de charité… L’une d’elles se penche, soulève un coin du drap… Aux vêtements bruns, vaguement aperçus, nous devinons la nature de la charge sinistre. Le portail s’ouvre, les petits traîneaux, suivis des sœurs et accompagnés des soldats et des moujiks s’engouffrent sous le porche sombre, silencieusement…

9 heures. — Toute la ville est entre les mains des révolutionnaires. Les troupes de la Douma occupent le Palais d’Hiver. Le peuple exige l’abdication de l’Empereur. Des cris de : « À bas la guerre ! » ont été poussés ; mais ils émanent de quelques socialistes turbulents que le gros de la nation ne consent pas à suivre, — et surtout de provocateurs.

Tous les jours, de nouveaux espions allemands franchissent la frontière, actuellement ouverte par l’absence de police : ce sont eux qui tâchent d’exciter le peuple, afin d’augmenter et surtout de prolonger les désordres… La Russie se laissera-t-elle prendre à leur manœuvre grossière ?…

Visite d’un jeune israélite, Alexandre Bournsteïn. Trois croix de Saint-Georges, une d’or et deux d’argent, plus une médaille ornent sa poitrine. Ces décorations témoignent d’un courage d’autant plus incontestable que le gouvernement russe n’a toujours accordé qu’à son corps défendant de telles marques d’honneur aux Juifs. Après avoir combattu deux ans environ, sur presque tous les fronts, successivement, Alexandre Bournsteïn, pourvu des meilleurs témoignages de ses chefs directs, demanda à suivre la carrière d’officier. Comme Juif, on le lui refusa. Découragé, il quitta le front. Il est aujourd’hui voyenni tchinovnik (fonctionnaire militaire) dans une usine de Pétrograd, avec le titre de praportchik[6] qui est le premier grade d’officier.

Avant-hier, lundi, chargé d’une mission secrète, le jeune homme se rendait à l’Arsenal. Arrivé à la Chpalernaïa[7], il se heurte aux révolutionnaires qui faisaient le siège du grand établissement militaire. Son costume le rend suspect. Déjà les massacres d’officiers commençaient. On tire Bournsteïn de son automobile, on l’insulte ; enfin, on décide de le fusiller immédiatement. Le jeune homme, face à la foule, se croise les bras. Mais comme les fusils sont déjà braqués sur lui, un ouvrier crie :

— Tout de même, on ne peut pas fusiller un jeune brave qui a trois croix et une médaille de Saint-Georges sur la poitrine. Camarades, baissez les fusils !

Et on lui rend sa liberté.

Il n’en profite que pour continuer de remplir sa mission.

Sur la Newsky, près de Notre-Dame de Kazan, l’officier qui conduisait l’automobile est tué à son côté : lui-même est insulté par la foule.

— J’étais écœuré, dit-il. Je me rendis à l’hôtel Astoria. On y attendait les révolutionnaires. Les salles du bas étaient bondées de voyageurs alarmés, de femmes en pleurs. Quelques-unes, affolées, voulaient fuir. On les en dissuada. La maison était entourée. Deux soldats, sortis de l’hôtel quelques instants auparavant, avaient été tués avant d’avoir fait dix pas. Le désordre, la démoralisation régnaient parmi les habitants de l’hôtel. Tout à coup, un général de cavalerie se met à les haranguer. Il invite les officiers à prendre leurs armes, les dames à aller attendre dans leurs chambres l’issue de la lutte.

« Alors des scènes poignantes se déroulèrent. Des femmes sanglotaient en s’attachant à leur mari quelles refusaient de quitter. D’autres demandaient courageusement à combattre avec les hommes. Les plus timides se précipitaient vers l’escalier pour chercher un refuge aux étages supérieurs. Le luxe des toilettes et des bijoux ajoutait, par contraste, au tragique des visages blêmis ou gonflés de larmes.


« Longtemps on attendit : les révolutionnaires ne vinrent pas. Vers minuit, je me hasardai au dehors. Les abords immédiats de l’hôtel me parurent libres. Je gagnai les quais. J’y étais seul. Une fusillade, venue de loin, les prenait par moments en enfilade. Je marchais en rasant les murs. Tout à coup, une femme et un enfant débouchent d’une rue. Ils n’avaient pas fait trois pas sur le quai qu’un coup de feu les abattit. L’enfant tomba, les bras écartés comme un oiseau qui choit, les ailes ouvertes.

« Sur la rive droite de la Néva, une foule énorme grouillait autour de la forteresse que les révolutionnaires assiégeaient et jusque sur la glace du fleuve où l’on avait amené les canons. Je devais traverser les ponts pour rentrer chez moi. Je m’y dirigeai sous les balles. Par miracle, aucune ne m’atteignit. J’arrivai à mon domicile vers deux heures du matin. Soixante-treize officiers avaient été tués à Pétrograd ce jour-là. »


C’est le lendemain, 28 février, à huit heures, que l’hôtel Astoria fut attaqué… et pris. Qu’on imagine ce réveil épouvanté après une nuit d’angoisse ! Le malheureux général de cavalerie qui avait ordonné la résistance fut tué à coups de baïonnettes et de crosses de fusils. On pilla les caves, on s’enivra ; trois cents officiers furent emmenés comme prisonniers à la Douma et les voyageurs durent chercher un asile dans une ville déjà bondée et où, en ces jours d’épouvante, les portes ne s’ouvrent qu’avec terreur aux inconnus, aux étrangers ou aux suspects… L’ambassade d’Italie en abrita quelques-uns.

La nuit est venue. On n’a pas éclairé les rues. La neige tombe. La foule, peu à peu, s’écoule. Les ivrognes cuvent leur boisson. Il y a comme un commencement d’apaisement dans l’air. Serait-ce déjà la détente ? On entend encore quelques coups de feu dans la nuit… Un grand voile de neige sous lequel s’agitent vaguement des ombres s’étend peu à peu sur la cité…


Mercredi 29 février/13 mars. — Nous nous réveillons dans de la blancheur immaculée. Une molle fourrure, de douze à quinze centimètres d’épaisseur, capitonne toutes les fenêtres. Les pas sont plus silencieux et les appels plus discrets. Un froid très vif a succédé à la neige nocturne. On s’en aperçoit à l’engoncement des gens qui passent. Les cols de fourrure sont remontés jusqu’aux oreilles, la respiration pend en glaçons sur les barbes, les moufles emprisonnent les mains. Cela nous fait espérer plus de tranquillité pour aujourd’hui. Des soldats passent, transportant de grands sacs de pain sur l’épaule. Et voici qu’arrivent les traîneaux qui vont emporter la neige déjà amoncelée en trapèzes le long des trottoirs par une équipe de travailleurs matineux. La rue reprend un peu de son aspect coutumier. De grandes affiches blanches tachent les murs. Guiorgui, qui est allé ce matin à la recherche d’un peu de lait, nous apprend qu’il s’agit d’un appel du gouvernement, invitant les « citoyens » à l’ordre, au calme, au respect des personnes et des propriétés. C’est la première fois que le mot de « citoyen » paraît sur les murs d’une ville russe !

M. Michel et moi nous partons pour la Douma : une dizaine de verstes aller et retour, à faire à pied, faute de moyens de locomotion.

La ville n’est pas aussi calme qu’elle le paraissait de notre fenêtre au petit matin. De menaçants autos la parcourent encore. Des fusillades crépitent au fond des rues que nous évitons soigneusement. La recherche des policiers continue dans les greniers, dans les cours, et jusque dans les appartements privés. Tout à coup, sinistre rencontre : un traîneau plat sur lequel a été jeté un corps nu, recouvert d’un drap blanc. Les jambes dépassent un peu et les pieds nus traînent sur la neige. Un renflement du drap sur la poitrine permet de supposer qu’il y a là-dessous une tête coupée. Des taches de sang maculent la misérable enveloppe. C’est, sans doute, la dépouille de quelque policier que l’on emporte vers je ne sais quel dépôt funèbre…

À certains carrefours, où des combats plus acharnés se livrèrent, les murs sont criblés de traces de balles ; une fermeture en planches hâtivement posée remplace les glaces brisées des devantures ; les vitres, étoilées par le passage d’un projectile, sont consolidées tant bien que mal avec des ronds en papier. Pas un vitrier ne consentirait à les remplacer aujourd’hui, et qui sait si l’on n’achèvera pas de les briser demain ?

Près de la caserne de la Baltique nous avons trouvé de larges traînées de sang.

Le nombre des soldats, l’affluence du peuple augmentent, à mesure que nous approchons de la Douma. Autour du Palais, ce n’est plus une cohue, c’est une multitude : têtes de Christ à barbes blondes ou rousses des moujiks, figures rasées des soldats, crasseuses touloupes de peau, pelisses de fourrures, bonnets à longs poils, ou casquettes d’étudiants, tout cela ondule, houle ou tangue, comme une mer ! Le jardin est envahi, on piétine dans la neige durcie et salie ; les propos les plus divers se croisent ; un soldat crie : « À bas Nicolas ! » Un autre : « Vive la République ! Qu’on nous donne un autre empereur ! » Et, assurément le brave soldat-paysan ne s’aperçoit pas de la contradiction !…


Alexandre Féodorovitch Kérensky est l’homme du jour. Il appartient au parti des troudoviki (travaillistes) dont il est le chef incontesté. C’est un homme jeune, svelte. Sa figure rasée lui donne un air vaguement américain. Orateur éloquent, il est en outre doué d’une grande activité et d’une étonnante puissance de travail. Mais il a beaucoup abusé de ses forces et le surmenage auquel il s’est contraint a déjà mis une fois sa vie en péril. L’année dernière, après une opération suivie d’un assez long repos en Finlande, les médecins s’accordèrent à lui recommander les plus grands ménagements. La propagation de ses idées socialistes et ce qu’il considérait comme le seul moyen de sauver son pays, la révolution, lui ont fait négliger de si précieux avis. Depuis le 23 février, il passe une partie de ses jours et de ses nuits à la Douma, le reste du temps à haranguer le peuple. Il a eu l’autre jour, à la Douma, un long évanouissement causé par la faiblesse et l’insomnie. Chose extraordinaire : tous les libéraux de Pétrograd, à quelque nuance qu’ils appartiennent, ont mis aujourd’hui leur confiance en lui ; les uns parce qu’il est un merveilleux entraîneur d’hommes, les autres parce qu’ils ont foi en sa sagesse et en sa modération. Il sait, au moyen d’habiles concessions, céder aux nécessités du moment, sans transiger avec ses principes. Il est à la fois un grand socialiste et un patriote convaincu.

Je vis pour la première fois M. Kérensky, il y a vingt mois, lors de mon arrivée en Russie. On était à la veille de la convocation de la Douma (12 juillet 1915). La trahison du ministre de la Guerre, général Soukhomlinov, venait d’être démasquée ; l’armée russe, sans cartouches, sans obus, exécutait sur le Sann une héroïque mais sanglante retraite. J’allai demander son avis au grand leader socialiste. Il répondit lui-même à mon coup de sonnette et m’introduisit dans son vaste cabinet de travail, meublé de fauteuils à haut dossier de cuir. Je trouvai un homme offrant cette apparente contradiction : une âme bouillante et tumultueuse, sous un aspect un peu froid. Il ne me cacha pas le fond de sa pensée en ce qui concernait la guerre.

— Le peuple russe, me dit-il, est fatigué de mourir pour un gouvernement qui ne fait rien pour lui. Il a conscience de l’insuffisance de préparation militaire. Jusqu’à présent, on n’a rien fait, ou on n’a fait rien… que des promesses. À moins que la Douma ne mette ordre à cet état de choses, les Allemands seront victorieux, car si la Russie n’est pas à bout d’hommes, elle est à bout de forces…

Puis, après un instant de grave silence :

— Rappelez-vous ce que je vous dis aujourd’hui : la Russie marche vers la défaite ou vers la Révolution. Nous n’ignorons pas combien une révolution serait dangereuse en temps de guerre. Cependant cela seul peut nous sauver !

Tragique duel qui, de la trahison de Soukhomlinov au 23 février 1917, fut celui de tant d’âmes russes !

Je pensais à ces paroles prophétiques en pénétrant dans l’immense vestibule de la Douma. J’y rencontrai le docteur Séguel, de la Croix-Rouge russe. Il me mit au courant des événements qui s’étaient déroulés dans l’enceinte du palais.

Hier mardi, 28 mars, à dix heures du soir, le ministre de l’intérieur, Protopopov, s’est présenté à la Douma. Il était pâle ; sa lèvre pendait. Ses épaules, subitement voûtées, témoignaient d’un immense accablement. Il semblait porter sur lui le lourd fardeau de ses fautes. Il accosta un milicien.

— Je suis Protopopov. En citoyen fidèle à sa patrie, je viens me présenter au gouvernement provisoire. Conduisez-moi.

Kérensky prévenu arriva et, au nom du gouvernement, arrêta l’ancien président du Conseil. Puis il le fit entrer dans le cabinet des ministres. Sur le seuil, Protopopov dit quelques mots à l’oreille du leader socialiste, qui renvoya aussitôt les soldats de garde. Les deux hommes eurent ensuite une longue conversation dont rien n’a transpiré jusqu’ici.

Le nouveau Cabinet est constitué. Les membres du gouvernement provisoire se sont mis d’accord sur les noms à cinq heures du matin ; mais ce n’est que vers midi que le bureau de la presse en a donné communication.

Presque tous les grands corps de l’État sont venus ou viennent apporter leur adhésion à la Douma. Le grand-duc Cyrille Vladimirovitch s’est présenté le premier, comme commandant en chef des équipages de la Garde marine. Puis vinrent le corps des Cadets, le corps des Pages, l’École de cavalerie… L’Escorte impériale, composée de Cosaques, est arrivée hier de Tsarskoïé-Sélo, accompagnée d’une partie de ses officiers. C’était une troupe d’élite et dont on croyait la fidélité inébranlable. Elle a fait sensation à la Douma. La cause du Tsar est perdue : tout le monde l’abandonne peu à peu !…

Les arrestations ont commencé. Le vieux Gorémykine est amené à la Douma sur un camion automobile. Il paraît plongé dans la stupéfaction de l’hébétude. C’est, malgré tout, un spectacle lamentable. Ses longs favoris blancs volent au vent et, à chaque cahot, sa tête branle comme un battant de cloche. Dabravolsky, ancien ministre de la Justice, Chiglavitov, président du Conseil d’Empire, Reïn, ministre de la Santé publique, tant d’autres encore ont été arrêtés. Le plus haï, Soukhomlinov, arrive au milieu des huées de la multitude qui le reconnaît. Le bruit court que les anciens ministres ont été arrêtés à l’Amirauté, sauf l’amiral Grégorovitch qui n’a pas quitté son appartement.

M. Milioukov, leader du parti Cadet (constitutionnel-démocrate), monté sur une chaise, a prononcé, dans la salle Catherine, un magnifique discours, plein de modération.


Les troupes d’Orianenbaum, de Tsarskoïé-Sélo se sont jointes aux troupes révolutionnaires. Tsarskoïé-Sélo est livré à des bandes de pillards. La terreur y règne. Le gouverneur de la ville a demandé des troupes à la Douma pour protéger le palais et les habitants.

Le tsésarévitch, — grand-duc Alexis, — est alité. Sa température est de 39°. Il a la rougeole, mais d’une espèce maligne, et son état est très grave. D’après les bruits qui courent aujourd’hui, l’impératrice aurait écrit à M. Rodzianko en lui demandant de la recueillir au Palais de Tauride avec ses enfants.

M. Rodzianko s’est adressé à tous les commandants de corps d’armée pour leur annoncer le changement de gouvernement et les prier de haranguer leurs troupes.

M. Karaoulov, membre du gouvernement provisoire, a fait publier qu’ « il est défendu à qui que ce soit d’arrêter, de perquisitionner ou de réquisitionner sans mandat ».

Nouvelle émotion : deux marins se sont présentés chez mon amie, revolver au poing, pour demander les armes. Il n’y avait dans la maison qu’un revolver qu’on leur a donné. Nous étions si troublées par cette perquisition inattendue que nous n’avons pas eu la présence d’esprit de demander aux marins de nous montrer leur ordre de perquisition estampillé du cachet de la Douma. Peut-être, après tout, cela est-il mieux ainsi !…


Nous vivons dans des transes continuelles. tous les matins le lieutenant S. sort pour se rendre à son service. Ses absences jettent sa femme dans de cruelles alarmes. Elle ne se rassure un peu que lorsque le téléphone lui apprend que le lieutenant est arrivé à son poste sans incident fâcheux. Malgré son énergie de Française, ma pauvre petite amie pâlit et s’amenuise un peu plus chaque jour. Sauf Bébé, que la révolution intéresse décidément beaucoup et qui à chaque instant échappe à notre surveillance pour courir aux fenêtres, nous participons toutes à ces inquiétudes. Hier soir, à ma grande confusion et pour la première fois de ma vie, je me suis évanouie. Courte faiblesse due à un surmenage nerveux et au manque de sommeil.

Car nous ne dormons guère. Une partie de nos nuits se passe dans le petit salon, clos de toutes parts, à écouter la fusillade, ou bien nous recevons deux de nos amis — des voisins — qui profitent du calme relatif pour traverser la rue et venir échanger avec nous quelques propos. C’est aussi l’heure où nous ravitaillons le garde-manger. Grâce à une longue et sage prévoyance, nous avons pu amasser quelques provisions. Elles sont enfermées dans une espèce de cellule placée sous l’escalier et qui prend jour sur la cour. Mlle Reine, particulièrement préposée à sa surveillance, en perd le repos. À chaque intrusion de foule ou de soldats dans la cour, elle tremble que la malencontreuse fenêtre ne trahisse tout ! Aussi l’a-t-elle soigneusement aveuglée avec des bouts de planche et des débris de journaux. Que deviendrions-nous, en cas de pillage, avec cinq femmes malades ou anémiées et un enfant dans la maison !…

Lorsque minuit, a sonné son dernier coup ; lorsque toutes portes sont closes et toutes lumières éteintes à tous les étages de la maison, le grand et difficile travail du ravitaillement commence. Vêtues comme si nous nous disposions à sortir — en prévision d’une rencontre inopinée dans l’escalier — ; munies d’un sac à provisions dissimulé sous le manteau, et sans lumière, nous nous dirigeons, à deux, vers la cachette mystérieuse. Une troisième fait le guet devant la porte de l’appartement. Ah ! le bruit effrayant de la clé qui grince dans la serrure ! de la porte qui tourne sur ses gonds ! Un temps d’arrêt… Tout retombe au silence… Mlle Reine entre… À tâtons, — et il semble qu’elle ait des yeux au bout des doigts ! — elle prend, ici de la farine ; là, du beurre fondu ; ailleurs le riz, la semoule ou les haricots… Nous recevons le tout de ses mains que les nôtres cherchent dans l’obscurité… Hier soir grand effroi !… La porte de la rue s’ouvre livrant passage à une femme et à deux soldats… Vite, nous disparaissons dans l’ombre propice de la cellule, en tirant la porte après nous… Nos genoux tremblent… notre cœur bat à grands coups… Des voix, puis des pas se font entendre sur l’escalier, juste au-dessus de nos têtes… et de nouveau, le silence… Le danger passé nous repoussons la porte avec précaution et remontons vers l’appartement… Mais ces expéditions nocturnes sont plus lassantes qu’une longue course : nous nous en souviendrons longtemps !…


Jeudi 1er /14 mars. — Les arrestations continuent. D’après les on-dit, les membres des trois Cabinets qui se sont succédé depuis la guerre seraient déjà sous les verrous. Les prisonniers sont d’abord conduits à la Douma et mis en présence d’une autorité qualifiée pour établir leur identité. Toutes les formalités remplies, on les transfère à la forteresse Pierre-et-Paul que le peuple a vidée de ses détenus politiques, — et même de 300 espions allemands qui y étaient enfermés !… Comme les prisons incendiées ont été aussi débarrassées à la hâte et sans discernement, 5.000 prisonniers de droit commun : voleurs, assassins et autre graine de bandits, sont lâchés à travers les rues de Pétrograd !…

La police ayant été anéantie ou contrainte de se terrer, les étudiants ont pris l’initiative de créer une milice communale pour le rétablissement de l’ordre. Un de ces jeunes gens vient de me raconter que déjà 40 prisonniers, libérés lundi, sont venus à la milice demander qu’on les réintègre en prison. Ils ne savent, où coucher et n’ont rien mangé depuis trois jours.

La Douma délivre aux officiers des permis de circulation, afin de les mettre à l’abri des tentatives criminelles dirigées contre eux pendant ces derniers jours.

Les pires nouvelles arrivent de Cronstadt. Les matelots révoltés y ont fait un effroyable massacre d’officiers… Les mêmes épouvantables faits se seraient produits à Réval et à Helsingfors. Explosion de vengeance, expliquent les révolutionnaires, contre une impitoyable discipline et contre ceux qui l’appliquaient en l’aggravant… S’il est vrai que parmi les officiers quelques-uns furent durs et hautains envers leurs hommes, cela excuse-t-il la justice expéditive et sommaire des matelots ?

L’Impératrice, consignée au Palais Alexandre à Tsarskoïé-Sélo, y est gardée, par deux députés de la Douma. Trois des jeunes grandes-duchesses ont pris la rougeole. L’état du tsésarévitch a empiré. On redoute un dénouement fatal.

La déchéance de l’Empereur est décidée. Comme il revenait à Tsarskoïé-Sélo, son train a été arrêté à Bologoïé et on l’a contraint de changer de route. L’Empereur a demandé à se rendre à Pskov auprès du général Roussky. La Douma exige l’abdication de Nicolas II en faveur du grand-duc Alexis, avec la régence de son oncle, le grand-duc Michel Alexandrovitch, frère du Tsar. Une Assemblée nationale constituante, formée de délégués de toutes les provinces de l’Empire et convoquée, selon toute prévision, après la guerre, élaborerait la nouvelle constitution.

De graves dissentiments commencent à s’élever entre le parti modéré de Rodzianko et le groupe des travaillistes, qui a l’armée derrière lui et a pris le nom de Conseil des délégués ouvriers et soldats. Ce Conseil a enjoint aux soldats de n’obéir aux officiers qu’à condition que leurs ordres ne soient pas en contradiction avec les siens. On assure que c’est à la suite de l’ordre no 1 publié par le Conseil qu’ont eu lieu les massacres d’officiers. L’ordre no 2 invitant le peuple à la modération est malheureusement arrivé trop tard. Le Conseil vient aussi d’élaborer le nouveau modus vivendi des troupes de Pétrograd, qui s’étendra bientôt à toute la Russie : « Tous les soldats sont libres après les exercices et égaux à tous les citoyens. Le tutoiement des officiers aux soldats est supprimé, ainsi que les titres donnés par les soldats à leurs officiers. Les soldats sont autorisés à fumer dans la rue. Le salut militaire n’est pas de rigueur. »

Déjà il arrive que les ordres du parti Rodzianko et du groupe socialiste soient contradictoires, par exemple en ce qui concerne la paix et la forme du gouvernement. La Révolution, commencée en haine du parti germanophile, menace de devenir sous la pression socialiste un acheminement vers une paix immédiate et forcément au profit de l’Allemagne. Le peuple russe n’acceptera jamais cette humiliation. De même le « Conseil des délégués ouvriers et soldats » veut une république sociale à laquelle la Russie n’est pas préparée. Heureusement, le parti travailliste a pour leader Kérensky et le parti socialiste Tcheidzé, qui sont l’un et l’autre des hommes de bon sens et de réflexion. Ils se sont attachés à trouver un terrain d’entente. Finalement, le groupe travailliste a consenti à publier une déclaration constatant que « ce n’est pas le moment de se lancer dans des querelles de partis, mais qu’il faut marcher épaule contre épaule ». Comme conséquence M. Kérensky s’est vu offrir le portefeuille de la Justice et a été reçu à la Douma avec des acclamations.

On annonce que MM. Choulguine et Goutchkov seront chargés d’aller à Pskov demander à l’Empereur de signer l’acte d’abdication.


Vendredi 2/15 mars. La neige tombe de nouveau, apaisante. La rue est calme ; les laitiers passent, tirant après eux les traîneaux chargés de grands pots de lait. Des soldats convoient du pain et de la farine vers les postes de ravitaillement. Les ménagères passent avec leur cabas au bras. Les boutiques sont ouvertes ; la poste fonctionne ; les journaux anciens vont reparaître. Soldats et marins réintègrent leurs casernes. Des patrouilles de miliciens parcourent la ville et rétablissent l’ordre. Les isvostchiks sortent un à un, timidement. Le travail des usines recommence demain. Dans la cour de la caserne des Équipages de la Baltique, la musique joue la Marseillaise, que les soldats et le peuple soulignent de leurs applaudissements.

Est-ce la fin ? Cette foule, hier encore hurlante, sera-t-elle assez sage pour se contenter de l’abdication de l’Empereur ? Si oui, la Russie peut espérer en l’avenir. Une ère de travail et de liberté s’ouvre pour elle. Mais si la discipline perdue ne se retrouve pas, si la force de production n’est pas doublée par la bonne volonté des travailleurs, si un patriotisme éclairé ne se manifeste dans toutes les âmes, c’est la défaite sur les champs de bataille, la patrie envahie, la liberté compromise dès sa naissance : c’est la Russie livrée pour des années au désordre, aux dissensions intestines et, peut-être, à toutes les horreurs de la réaction.




  1. Les télégrammes de M. Rodzianko au Tsar ont été retenus plusieurs heures par le comte Frédériks, grand-maître de la Cour.
  2. J’ai connu, depuis, intimement, Mme Sonia Morozova. C’est une femme instruite, distinguée, mais d’une grande simplicité de manières et d’une exquise modestie. Peu avide de réclame elle est rentrée dans l’ombre après sa belle initiative à laquelle on n’a pas donné le retentissement qu’elle méritait.
  3. Petite fenêtre pratiquée dans la grande pour aérer les appartements au temps des grands froids.
  4. La vigilance des censures russe et française sur tout ce qui concerne la situation intérieure de la Russie depuis le commencement de la guerre, a obligé les malheureux journalistes à des silences qui ressemblaient parfois à des compromis de conscience. La Révolution, née du désir des réformes, lève le sceau sur toutes les lèvres et sur toutes les plumes et restaure enfin le droit de chacun à la connaissance de la vérité.
  5. Bottes de feutre, spéciales aux contrées du Nord et que l’on chausse par-dessus les bottines pour se garantir du froid.
  6. Ce titre n’était donné aux Juifs qu’à l’arrière et, sur le front, dans la Croix-Rouge. Ils ne pouvaient entrer dans l’armée active que comme simples soldats.
  7. Rue le long de laquelle s’étend l’Arsenal, en angle avec la Perspective Litiény