La Révolution russe vue par une Française/00

LA
RÉVOLUTION RUSSE
VUE PAR UNE FRANÇAISE


PRÉLUDE



Pétrograd, 17 mars 1917.


La Révolution vient d’éclater à Pétrograd et dans plusieurs autres grandes villes russes. Tous les esprits clairvoyants l’attendaient. Mais on ne la croyait pas si proche.

Depuis des mois, on avait l’impression, — comme ce fut le cas en 1789, — de « danser sur un volcan ». Malgré les morts accumulés, malgré les inquiétudes de la guerre, malgré les cruelles insuffisances du ravitaillement de la ville, malgré même les rigueurs d’un terrible hiver, une folie de plaisir s’était emparée des habitants de Pétrograd. Des fortunes scandaleuses s’édifiaient en quelques semaines[1]. Peu sûrs de la valeur du « papier » après la guerre, les « nouveaux riches » se hâtaient de le monnayer en jouissances immédiates. Ils éclaboussaient le peuple de leur luxe insolent et parfois criminel. Jamais on n’avait vu tant d’autos circuler dans les rues, de diamants scintiller sur les épaules des femmes. Les théâtres regorgeaient de spectateurs. Dans les restaurants à la mode s’étalait une orgie incessante. Une bouteille de champagne se payait 100 roubles (200 fr.) et on s’amusait à le faire couler à flots. Afin de parer aux inconvénients de la loi contre l’usage de l’alcool, les grands restaurateurs avaient des « hommes de paille », chargés de subir à leur place les mois de prison. Le procès Manassiévitch-Manouilov avait été un scandale public. On vivait dans une atmosphère de lucre et de trahison.

Pendant ce temps, la famine s’annonçait menaçante. Non que la Russie manquât des aliments nécessaires à sa subsistance, mais l’impéritie gouvernementale, le système de la vziatka (pots-de-vin) arrivé à son apogée, l’avidité insatiable des accapareurs et de probables connivences avec l’ennemi entravaient le ravitaillement. Par des froids qui atteignirent 32 degrés Réaumur au-dessous de zéro, les femmes du peuple, les petites bourgeoises, les domestiques des grandes maisons faisaient la queue, de trois heures après minuit à neuf heures du matin, à la porte des boulangeries ou des magasins de sucre et de thé. Les dernières venues s’en retournaient les mains vides. Malgré leurs salaires, très élevés depuis la guerre, il n’était pas rare qu’en rentrant chez eux les ouvriers se trouvassent sans pain. Les denrées les plus indispensables atteignaient des prix exorbitants. La petite mesure courante de pommes de terre qui, avant la guerre, se payait 15 kopeks (0 fr. 35) était vendue 1 rouble 20 k. (2 fr. 10), le beurre 3 r. 20 le fount, soit 16 francs le kilo. Même hausse exorbitante des prix dans les articles d’habillement. Les bottes, si indispensables dans ces pays de neiges profondes, coûtaient de 50 à 100 roubles (100 à 200 fr.), les bottines de femme de 60 à 120 roubles, les souliers des femmes du peuple de 25 à 35 ; le prix des pymi (bottes de feutre que portent les paysans) avait triplé. Et ainsi de tout. Le bois de chauffage manquait, et cela dans un pays qui est le plus riche de l’Europe en forêts avec la Suède. Des gens mouraient de froid dans leur chambre sans feu. Même dans des maisons d’un loyer annuel de 2.500 ou 3.000 roubles, le thermomètre, pendant les grands froids, marquait 5 à 8 degrés seulement. La vie devenait de plus en plus intolérable chaque jour.


Pour ces raisons et d’autres encore, le gouvernement était haï et le mécontentement contre l’Empereur, qui conservait de tels hommes au pouvoir, commençait à sourdre. Chaque ministère semblait prendre à tâche d’aggraver la situation créée par son prédécesseur. À l’incapable Gorémykine, dont l’insuffisance rendit possibles un Miassayédoff et un Soukhomlinoff, avait succédé le germanophile Sturmer, qui faillit réussir à conclure une paix séparée avec l’Allemagne. Protopopoff, le dernier de cette sinistre trilogie, en fut peut-être le pire. Ancien vice-président de la Douma, traître à son parti, suppôt de Raspoutine, il est aujourd’hui accusé d’avoir préparé la révolution, afin d’en profiter pour obliger la Russie à signer une paix séparée. Dans ce dessein, il s’adjugea le portefeuille de l’intérieur. Abandonnant la direction des affaires générales à ses deux acolytes, Bilietsky, ancien chef de police, vilainement compromis, il y a quelques mois, dans le complot du moine Héliodore, et Kourlov un des assassins de l’ancien ministre Stolypine, il s’adonna tout entier à l’organisation de la police. En quelques mois, elle fut presque doublée. On la munit de mitrailleuses dont un certain nombre furent, par avance, disposées sur le toit des maisons situées à l’angle des rues et sur celui des édifices publics. Au moyen de ses agents provocateurs, Protopopoff pensait faire éclater la révolution le 14/27 février, jour de la convocation de la Douma. Il en aurait pris prétexte pour faire signer à l’Empereur la prorogation de cette Assemblée. Le peuple ne se laissa pas prendre à cette manœuvre. La journée du 14/27 février s’écoula dans le plus grand calme. Lorsque la Révolution éclata, le gouvernement ne l’attendait plus.

Malheureusement, l’Empereur s’était solidarisé avec son ministre. Il a été la victime de son aveuglement. Lorsqu’on se reporte par la pensée à l’accueil enthousiaste que lui fit la Douma, le 12/25 février 1916, on se dit qu’il eût fallu bien peu pour qu’il fût adoré. Les avertissements non plus ne lui ont pas manqué. M. Rodzianko, président de la Douma, l’homme qui aura le plus aimé l’Empereur tout en restant fidèle à la cause du peuple, multiplia les avis. Toujours il fut repoussé. L’assassinat de Raspoutine, chez le prince Youssoupof, qui trouva des approbateurs jusque dans la famille impériale, prouvait assez que le mécontentement avait gagné toutes les classes. Le bruit courait d’une révolution de palais prochaine. La noblesse obligerait le souverain à abdiquer en faveur de son fils. J’étais alors à l’hôpital du Grand Palais. Je venais d’y être opérée sur les ordres bienveillants de l’impératrice. Ma convalescence s’achevait. À la veille de retourner à Pétrograd, j’allai rendre visite à l’une des dames d’honneur du Palais. En termes discrets, mais suffisamment, clairs, et en généralisant à dessein, cette femme d’une haute intelligence et d’un grand cœur me laissa deviner le terrible conflit qui se livrait dans son âme. Prévoyant les événements et attachée de par tout son passé à la personne des souverains, elle déplorait que « ceux qui sont placés sur les plus hautes cimes du pouvoir n’admissent pas la nécessité de marcher avec leur temps ».

Celle-là aussi, j’en suis sûre, a fait noblement entendre jusqu’à la dernière heure la voix de la vérité.

Quelques jours avant la Révolution, le grand-duc Alexandre Mikhaïlovitch, marié à une sœur du Tsar, se rendit chez son beau-frère et lui exposa la situation sous les couleurs les plus sombres. Même le mot d’ « abdication » fut, parait-il, prononcé.

— Et mon devoir ? qu’en fais-tu ? aurait répondu l’Empereur.

Comme le grand-duc insistait, montrant la révolution imminente, l’Empereur prit sa tête à deux mains et pleura.

Larmes de Boabdil ! Manifestation éternelle des faibles ! Toute la conduite du Tsar s’explique par ces larmes[2].

Dans le désarroi universel, la « société » seule travaillait activement et avec méthode. Il faut savoir que ce terme de « société », d’un usage courant parmi les Russes, désignait, hier encore, l’ensemble des éléments éclairés du pays, prenant un intérêt actif à sa vie politique et sociale. C’étaient des hommes ayant su garder leur liberté d’esprit, et leur indépendance, par quoi ils tranchaient sur les familiers de l’administration et de la bureaucratie ; des individus éclairés, — intellectuels pour la plupart, — sachant se faire de l’état des choses une idée puisée à même la réalité. En même temps que les habitudes que l’on contracte par la pratique d’un service actif dans les domaines se rattachant à la vie publique, ces hommes avaient acquis le vif sentiment de responsabilité politique qui s’en dégage. Cette « société » était composée d’éléments tels que la Douma, les Zemtsvos, les rudiments d’organisation municipale, les Universités et les professions libérales. Depuis la guerre et sous l’implacable pression des événements, une évolution s’était produite dans la manière de voir de beaucoup d’hommes, jadis exclusivement attachés à la monarchie et qui s’étaient ralliés à la « société ». C’est la « société » qui, après la terrible révélation qui suivit la chute du ministre Soukhomlinoff, fit appel au peuple russe et organisa les usines et le ravitaillement. Son activité féconde s’étendit à tout. Elle appela à elle, sans distinction de religion ou d’opinion politique, tous les hommes de bonne volonté. Elle fit passer sur eux un grand souffle de patriotisme et, malgré les entraves que ne cessa de lui apporter le pouvoir, elle réussit à englober la Russie dans un solide et puissant réseau. C’est de son sein qu’est sortie la Révolution.



  1. En voici un exemple : un banquier bien connu à Pétrograd reçut, peu de temps avant la révolution, un télégramme d’un de ses parents le priant de faire en son nom un important achat d’autos. Il y était spécifié de ne pas regarder à la dépense, le gain réalisé par l’acheteur des autos au cours des deux dernières semaines ayant été de 7 millions de roubles ! (environ 15 millions de francs !)
  2. Je tiens à déclarer hautement que je ne crois pas plus à la trahison du Tsar qu’à celle de l’Impératrice.