La Révolution dans l’Europe orientale/05


LES
GÉNÉRAUX POLONAIS
DANS
LA GUERRE DE HONGRIE.


PREMIÈRE PARTIE.

CAMPAGNES DE BEM ET DE DEMBINSKI.


Séparateur


Au moment où allait commencer la guerre de Hongrie, il y avait à peine six mois que l’Europe était en révolution, et déjà la nation polonaise avait passé par les plus rudes épreuves. En France, où l’émigration avait reçu d’abord beaucoup d’encouragemens, le nom de la Pologne avait un jour servi de prétexte aux agitations de la rue, et la popularité de ce nom n’était pas restée pure aux yeux des partis conservateurs. En Allemagne, les vieilles passions du teutonisme s’étaient réveillées, par réflexion, après un premier élan de sympathie. Les champs de la Poznanie avaient été ensanglantés, la Gallicie était tombée sous le régime de l’état de siège. Cependant les Polonais ne touchaient point au terme de leurs infortunes. On était au lendemain de cette insurrection germanique et magyare qui, pour la seconde fois, avait forcé l’empereur à chercher un asile hors de Vienne. Quoique la paix semblât rétablie par la défaite des insurgés, rien n’était résolu. Le dénoûment des affaires magyares et slaves restait indécis, et de ces incertitudes devait sortir une grande lutte dans laquelle la Pologne militante allait se jeter avec un peu trop d’empressement et de confiance. Les opinions diverses qui avaient jusqu’alors divisé l’émigration et le pays se revoyaient en présence[1]. — D’un côté se trouvaient les conservateurs qui avaient pris pour règle dès l’origine le développement par voie légale des institutions nouvelles et l’union fraternelle avec les Tchèques et les Illyriens. Dans leurs souhaits, l’idée constitutionnelle et l’idée de race devaient marcher de front : loin de s’exclure, elles offraient, l’avantage d’assurer à la Pologne l’alliance des Slaves autrichiens et de lui permettre de s’imposer ainsi au gouvernement sans fournir de prétexte à la réaction. De l’autre côté se plaçaient les radicaux, qui trouvant l’alliance avec les Slaves gênante parce qu’elle était conservatrice, et le système conservateur détestable parce qu’il était prudent, repoussaient les moyens légaux et le slavisme dans l’espoir d’arriver plus promptement au but national : l’indépendance par l’insurrection. — Au milieu se tenaient les généraux, les officiers, les soldats impatiens, qui se désolaient de rester inactifs, et qui, brusquant les opinions, étaient portés aux résolutions extrêmes par simple inclination pour la guerre. Chacun est patriote à sa façon ; le patriotisme du soldat n’est pas toujours celui de l’homme d’état, et le malheur veut que bien des Polonais soient soldats en ce point. Les généraux désiraient, donc la guerre ; ils la désiraient principalement par des considérations stratégiques. Quand retrouverait-on, disaient-ils, des conjonctures plus opportunes pour insurger la Pologne ? Par sa frontière septentrionale, la Hongrie est liée à la Gallicie ; la Gallicie, avec ses forêts et ses montagnes, présente tous les avantages du terrain qu’il est permis à la Pologne d’espérer. Que la Hongrie triomphe : une irruption en Gallicie soulève cette province et y allume le foyer d’où l’incendie peut ensuite se répandre dans la Pologne russe : Ainsi raisonnaient, les généraux sans s’inquiéter suffisamment des plans que les politiques avaient tracés à grand’peine pour arriver par la légalité au triomphe du slavisme, et par le slavisme au triomphe de la nationalité.

Sur le théâtre de la guerre de Hongrie, chaque parti, on le voit, gardait sa bannière, ses prétentions distinctes. On retrouvait là les mêmes divisions qu’à Posen, en Gallicie et dans l’émigration. Ces divisions se reproduisaient parmi les généraux eux-mêmes. Si Bem, par exemple, penchait du côté du radicalisme, Dembinski inclinait du côté des diplomates ; aussi était-il plus suspect au magyarisme, et à plusieurs momens de ses belles campagnes on a pu le voir douloureusement préoccupé d’avoir en définitive pris parti contre les Slaves. Aujourd’hui, après la triste issue de la guerre, on aimerait à croire que le Polonais jugent enfin à sa valeur la politique qui, au nom des principes radicaux n’a pas craint de les armer contre leurs frères de race. Le slavisme sincèrement pratiqué est désormais le seul fil conducteur à l’aide duquel l’émigration polonaise puisse sortir du labyrinthe où elle s’est si imprudemment engagée. Si la guerre de Hongrie a pu rallier à cette conviction la majorité, des Polonais, elle aura laissé du moins un résultat utile en compensation des maux qu’elle a causés et des ruines qu’elle a faites. C’est une démonstration nouvelle de l’aveuglement du radicalisme qu’elle aura donnée à l’émigration polonaise. Puise cette démonstration n’être pas perdue pour l’Europe !


I

Au mois d’octobre 1848, l’Autriche est livrée à une agitation bruyante où il est d’abord difficile de se reconnaître. De Presbourg jusqu’aux colonies des Sicules, des Carpathes à la Save, le pays est en émoi ; le cri de guerre est parti à la fois de la Hongrie, de la Transylvanie et de la Croatie, et les échos de la Pologne ont répondu. D’un côté, c’est Kossuth qui menace et frappe du pied le sol pour voir si, comme ce héros d’autrefois, il en fera sortir des soldats tout armés ; de l’autre, voici Jellachich qui, par des paroles plus simples et avec une éloquence sentencieuse ; ébranle les solides fantassins des colonies et les volontaire croates ; il les pousse de Warasdin vers Pesth dans la droite direction des boulets. ; Le Magyar, qui jusqu’alors n’avait pas douté un moment de sa supériorité, commence s’étonner de cette audace de ses sujets révoltés. Le gentilhomme petit ou grand, cultivateur ou magnat, détache de la muraille son sabre de parade fait retentir ses éperons, saute à cheval et s’enivre du bruit du fer. L’armée hongroise va donc entrer en scène et marcher contre les Slaves, puis contre l’Autriche elle-même, au nom de l’intérêt magyar. Quelle sera la composition de cette armée révolutionnaire ? Voilà ce qu’il importe de préciser avant tout.

La Hongrie, à l’envisager en dehors de la question des races, est l’un des pays du monde qui renferme à l’état brut le plus d’élémens militaires. En effet, de tous les états qui ont vécu sous le régime de la féodalité, aucun n’en a mieux conservé l’organisation, et je pourrais dire l’existence. C’est le premier trait de caractère qui vous frappe aussitôt que vous avez mis le pied sur cette terre encore inculte plus qu’a demi. Les châteaux de défense avec cet appareil de guerre étaient encore, avant les derniers événemens, de vraies forteresses où tout seigneur plus ou moins bien en finances se faisait un devoir d’entretenir un certain nombre de soldats levés sur ses terres pour le service particulier et l’honneur de sa maison. Le prince Esterhazy passait pour posséder ainsi environ un régiment. Le comte Caroly avait, dit-on, trois cents hussards ; l’archevêque de Gran, primat de Hongrie, rivalisait avec le prince Esterhazy ; l’évêque d’Agram, en Croatie, faisait garder ses châteaux et ses terres par six cents grenadiers. Comme pendant à cette milice domestique, la Hongrie a toujours eu, jusqu’à ce temps-ci, non en permanence, mais pour les grandes occasions, la levée en masse (insurrectio) des nobles. En règle générale, les nobles n’étaient point astreints au service militaire Dans les crises, à l’époque des guerres contre la France par exemple, l’Autriche avait eu plusieurs fois recours à l’antique loi féodale de l’Insurrection des nobles, sans jamais en tirer toutefois beaucoup plus de vingt mille, hommes, et, si j’en crois le discours d’un député magyar du parti libéral, l’insurrection n’aurait jamais fait merveille.

À côté de ces élémens de force qu’au cœur même du pays la domesticité et la noblesse offraient à la révolution, il en existait un autre, qui eût été bien autrement fécond, s’il eût été donné aux Magyars de s’en emparer : je veux parler de l’armée elle-même, divisée en deux catégories. D’abord il y avait les régimens réguliers que l’Autriche lève chaque année, et qui suivent les vicissitudes ordinaires du casernement, quelquefois dans le royaume, bien plus souvent au dehors. En second lieu, on rencontrait les belliqueuses colonies militaires établies sur le sol même, et qui forment, sur la zone de la frontière du sud, comme des gardes nationales en service permanent. Le royaume de Hongrie, avec ses armées, se vante de pouvoir mettre sur pied deux cent mille hommes de troupes régulières. Oui, sans doute, la Hongrie ; mais la Hongrie, c’est un état de douze millions d’hommes dans lequel les Magyars ne comptent que pour un tiers. Parmi les colonies militaires, sur cinq, les Magyars n’en forment pas la valeur d’une seule qui soit purement de leur race. L’une est valaque, les autres sont croates. Enfin, les régimens que l’on désigne sous le nom de Hongrois, et qui vont chaque année servir sous les drapeaux de l’Autriche, sont magyars tout justement dans la même proportion que le royaume de Hongrie.

Lorsque les patriotes proposèrent de faire appel aux soldats des colonies de la frontière et aux régimens hongrois occupés en Italie, on eut donc le droit de leur dire : Vous faites un métier de dupes ; vous les attendrez long-temps, ou ils n’accourront que pour tirer sur vous de très bon cœur. Le gouvernement magyar en fut réduit à suivre les lois de la nécessité et les conseils des circonstances. Quand la révolution éclata à Bude-Pesth, la plus profonde anarchie régnait dans la direction des affaires militaires de Vienne. Il y eut des régimens de toute race, Italiens, Allemands, Slaves même, casernés en Hongrie, qui, contraints par les menacés de la population ou attirés par les promesses du gouvernement, passèrent, à l’insurrection. Plusieurs, par esprit d’aventure, portèrent dans ce mouvement une certaine sincérité et l’intention de rester fidèles au drapeau des Magyars ; d’autres n’attendaient que l’occasion pour faire volte-face et rejoindre le drapeau des impériaux. À la vérité, M. Kossuth, dans un esprit démocratique, avait obtenu par décret une levée en masse de deux cent mille hommes ; mais comment réaliser cette levée ? comment lui trouver des cadres ? C’était un problème qui ne pouvait être résolu que par des généraux expérimentés. Les Magyars reconnurent bien vite et à leurs dépens qu’ils n’en avaient pas. Cette pénurie d’officiers généraux qui eussent, déjà fait la grande guerre ouvrit le chemin à l’émigration polonaise.

L’émigration n’avait point attendu la guerre de Hongrie, ni même les révolutions de Vienne, pour tenter auprès des hommes influens de la race magyare un rapprochement amical qu’un faux air d’analogie dans les conditions indiquait aux deux peuples. M. Kossuth, comme l’un des plus hardis agitateurs qui fût parmi les Magyars, avait été particulièrement en butte aux avances de la propagande polonaise. Tant que la Pologne était restée en dehors du slavisme, elle avait été très populaire parmi les patriotes magyars, et M. Kossuth savait trop bien la valeur d’un sentiment généreux et d’un grand mot auprès des multitudes pour se priver des effets auxquels le douloureux, le poétique nom de la Pologne peut se prêter. Combien d’orateurs d’opposition n’ont-ils pas fait de même en d’autres pays ! M. Kossuth, séparant la cause de la Pologne de celle des Slaves, avait donc été originairement dans des dispositions favorables aux Polonais. Cependant le jour où, entraînés par les besoins impérieux de leur cause, les Polonais, associés au slavisme, allèrent prêcher aux Magyars des idées de transaction avec les Slaves, la sympathie fit place à la défiance. M. Kossuth, qui, en patriote exalté, ne voyait pas d’autre issue à la rivalité des Slaves et des Magyars que la ruine du slavisme, et qui sentait que c’était là une question de vie ou de mort, repoussa les ouvertures de l’émigration polonaise, et se tint sur une réserve fort semblable à de l’hostilité. Après la révolution de mars, en présence du mouvement d’idées qui se produisit en Hongrie, les Polonais pensèrent que les circonstances se prêtaient à de nouvelles tentatives de rapprochement. Ils firent à M. Kossuth des ouvertures que celui-ci reçut avec une complaisance d’autant plus grande, que le cabinet de Vienne menaçait de résister vivement aux sollicitations des Magyars. Les représentans du peuple magyar, sans songer en nulle manière à briser les liens qui les unissaient à la maison de Habsbourg, voulaient, on le sait, profiter des embarras de l’Autriche pour étendre leurs privilèges d’administration locale ; ils voulaient deux ministères indépendans de l’Autriche, pour les finances et pour la guerre, afin d’avoir ainsi une force militaire et un trésor à part. Les Polonais avaient, de leur côté, des intentions moins ambitieuses, mais analogues ; ils étaient préoccupés de l’organisation administrative de la Gallicie ; ils proposèrent donc à M. Kossuth une sorte d’entente constitutionnelle dont il accepta avec empressement l’idée. Puis, ayant réussi à intimider le gouvernement autrichien à l’aide de cette menace d’une alliance magyaro-polonaise, M. Kossuth obtint ce qu’il avait sollicité, et laissa les Polonais seuls aux prises avec les difficultés de leur situation.

À cette époque, M. Kossuth ne voyait point de meilleure politique à suivre que de s’appuyer fermement sur l’Autriche. Il était prêt à lui donner tous les gages d’amitié qu’elle exigerait ; il venait de lui sacrifier les Polonais, il allait lui immoler l’Italie. On le vit, alors déployer le plus beau zèle pour les intérêts de la maison impériale. Il avait à cœur de l’aider à étouffer la révolution italienne. Il s’empressa de lui fournir les recrues dont elle avait besoin ; il accabla de malédictions la minorité, qui s’y opposait. Que la minorité, dit-il à la tribune, soit anéantie ! Il espérait, par cette condescendance envers l’Autriche, obtenir d’elle les moyens de comprimer les mouvemens des Illyriens et des Valaques, et d’affermir la domination des Magyars en Croatie et en Transylvanie. Il professait hautement que l’alliance la plus naturelle et la plus désirable pour la race magyare était celle de la race allemande. En effet, le jour où le gouvernement autrichien retrouva un peu de sa liberté à la faveur de l’insurrection des Croates contre les nouveaux privilèges militaires et financiers des Magyars, M. Kossuth, fidèle à ses instincts germaniques, n’abandonna les conservateurs autrichiens que pour s’unir aux radicaux de Francfort. il fallut les graves complications amenées par la révolution de Vienne et le soulèvement des Serbes, des Croates et des Valaques, pour que M. Kossuth, écrasé par les événemens, songeât à se tourner du côté des Polonais. Dominé par la force des choses, le tribun magyar n’avait pas d’autres plans que ceux qui lui étaient inspirés sur le moment par les circonstances ; comme le poète de la révolution de février, avec lequel il a plus d’un trait de ressemblance, il ne craignait pas d’ailleurs de maximer ses pratiques et de dire que la politique est la science des expédiens. M. Kossuth croyait sans doute être et paraître par là profondément rusé.

Quel était au fond ce personnage, qui portait dans ses mains le sort de tant d’intérêts ? Bien qu’il faille, en vérité, peu d’éloquence et encore moins d’idées pour soulever et passionner les multitudes, bien que les qualités d’un tribun ne s’allient qu’assez rarement à la vraie supériorité de l’intelligence, encore ces qualités, ne sont-elles pas à la portée du premier venu, et l’on est au-dessus du vulgaire, sinon par le talent, au moins par le savoir-faire, lorsque l’on a saisi par soi-même et tenu dans ses mains, durant toute une année d’agitation, le destin d’un peuple. Telle est la place que M. Kossuth s’est faite, et c’est quelque chose que d’y être parvenu, sans les faveurs de la naissance, dans un pays traditionnellement aristocratique. Quoique la prétention principale de M. Kossuth fût d’être un éminent financier, un administrateur essentiellement pratique, un diplomate machiavélique, ce n’était réellement qu’un orateur et un poète. À des auditeurs de sang-froid, il eût pu paraître froidement déclamatoire ; chez un peuple passionné, enthousiaste, il avait le don d’émouvoir grandement les coeurs. Et je dirai qu’à la différence de la plupart des orateurs qui parlent au peuple, d’O’Connell, par exemple, qui se croyait obligé souvent de se traîner dans le trivial pour être compris, M. Kossuth le prenait toujours de haut avec ses concitoyens. Le peuple magyar, comme tous les peuples de l’Europe orientale, a conservé dans le caractère une gravité et une élévation qui lui eussent rendu odieuse la vulgarité des sentimens et de l’expression, Mme Kossuth ne lui a jamais parlé que le langage de la poésie, de l’honneur, du courage, de la dignité nationale. On pourra lui reprocher à bon droit d’avoir perdu son pays, mais non d’avoir, comme d’autres tribuns, abaissé le sentiment moral, la conscience des populations. Veut-on savoir le secret de son influence ? C’est que la nation magyare respirait et vivait tout entière en lui ; elle pensait, elle parlait par sa bouche. Ce souffle lyrique qui l’agitait et l’exaltait, qui gémissait ou qui grondait dans sa voix, c’était bien le génie éperdu et orgueilleux de la race magyare. M. Kossuth est né Slovaque ; mais, possédé du désir de se faire un nom, il a long-temps prêté l’oreille à ces harmonies grandioses et tristes qui retentissent d’un bout à l’autre de l’histoire et du sol de la Hongrie. Il s’est si parfaitement assimilé les souvenirs, les espérances, la noblesse, les préjugés,les forces et les faiblesses de sa patrie d’adoption, que chacune de ses paroles éveillait un profond écho dans le cœur de tout Magyar. Vainement l’on eût entrepris de montrer aux populations que de la meilleure foi du monde, M. Kossuth, par incapacité politique, les entraînait à leur perte : la tentative eût été mal reçue, et le moindre malheur qui fût arrivé au donneur de conseils eût été de se voir éconduit aux cris mille fois répétés de : Elien Kossuth ! vive Kossuth ! vive le nouveau fondateur de la patrie, pater patriœ ! Si pourtant M. Kossuth avait toutes les qualités d’imagination qui brillent et séduisent, en même temps il avait tous les défauts des natures qui ne sont que vives et sensibles, l’irrésolution dans les conseils, l’inconstance dans les plans, le manque de mesure dans l’application, une fausse hardiesse et une fausse énergie. Enfin, dans la question spéciale des nationalités, par rapport aux vues et aux intérêts de la Pologne, il fut long-temps dominé par la crainte du slavisme. Sous l’habit de chaque soldat polonais, M. Kossuth redoutait toujours de trouver un agent des ambitions slaves. Cette crainte était chimérique ; néanmoins elle entretint pendant toute la durée de la guerre une certaine défiance entre les chefs magyars et leurs auxiliaires polonais.

C’est au mois de décembre 1848 que M. Kossuth se vit forcé de se rappeler les avances de l’émigration polonaise. Les affaires magyares en étaient arrivées à un point qui ne permettait plus de repousser ces avances, et l’intervention des émigrés polonais dans la lutte de la Hongrie contre les Croates ne tarda pas à être un fait accompli. Parmi les Polonais, beaucoup s’offrirent d’eux-mêmes : ce furent les radicaux et les officiers, qui voulaient la guerre pour la guerre. De ce nombre était le général Bem. Il ne fit point de conditions, car il comptait sur les circonstances pour obtenir ce qu’il attendait des Magyars. Il avait pleine confiance en leur libéralisme. Le général Dembinski, auquel les agens magyars à Paris firent des ouvertures, ne partit qu’avec l’espoir d’amener une transaction entre les Croates et les Magyars. Quant aux conservateurs et aux diplomates, tout en appuyant vivement l’idée de cette transaction, ils rejetèrent la pensée de continuer la guerre et de s’associer à l’insurrection magyare Ce qu’ils voulaient, disaient-ils alors, c’était une alliance de la Pologne avec la Hongrie entière, et non avec la race magyare, par un choix exclusif. « Un Polonais, ajoutait le prince Czartoryski dans une circulaire adressée à ses amis politiques, un Polonais ne saurait s’attacher exclusivement à la fortune de la race dominante en Hongrie, sans, forfaire d’une manière patente à ses devoirs de nationalité. »

M. Kossuth accueillit cordialement Bem, qui d’abord ne demanda que l’occasion de se battre. Dembinski arriva à son tour, sur de pressantes sollicitations, et se laissa séduire par de riantes et grandioses promesses. Ceux des conservateurs polonais qui crurent devoir porter aux Hongrois de sages conseils furent loin d’être aussi bien accueillis : le sentiment qui les attachait au slavisme les avait rendus suspects ; M. Kossuth les tint provisoirement à l’écart comme des ennemis.


II

Le général Bem eut le privilège de remporter les premiers succès qui aient signalé la guerre de Hongrie. Il avait obtenu le commandement de quelques milliers d’hommes, avec la mission de tenter la fortune en Transylvanie. C’était vers le mois de décembre, au moment où les troupes impériales, sous les ordres de Windischgraetz et de Jellachich, allaient pénétrer en Hongrie par la frontière de l’ouest. Vraisemblablement, Bem avait jugé que la position n’était pas tenable de ce côté ; il avait hâte de se rendre sur un terrain où un homme de sa nature, accoutumé aux faveurs de l’inspiration et du hasard, pouvait saisir mille occasions de s’illustrer sans avoir besoin de beaucoup d’hommes. Aucune tâche ne convenait mieux au général Bem que la direction de la guerre de Transylvanie. Pour théâtre, un pays de montagnes et de forêts admirablement propre aux surprises ; pour soldats, avec les Polonais et les hussards qui le suivaient, les Sicules ou Szeklers, tribu magyare colonisée sur la frontière, qui l’attendaient pour le rejoindre ; un sol propre à tous les piéges et des soldats à demi barbares : c’était la fortune qui semblait avoir elle-même ménagé la rencontre et choisi tout à dessein, le territoire et les hommes pont le général Bem.

Aussi bien, la vie entière de ce personnage désormais historique n’est-elle qu’une suite de coups de tête et de coups de fortune ; Entré au service à l’époque du duché de Varsovie, colonel au commencement de la guerre de 1831, il gagne son grade de général à Ostrolenka, en sauvant l’armée polonaise de la poursuite des Russes par une manœuvre d’artillerie aussi audacieuse que peu usitée dans cette arme. Il donne ainsi la mesure de son genre de capacité ; mais la guerre devait trop peu durer pour qu’il eût le temps d’y déployer son caractère. Jeté en exil avec ses courageux compagnons d’armes, il est un de ceux à qui l’existence pacifique de l’émigration pèse le plus. Il cherche les aventures militaires et forme le dessein de prendre du service en Portugal avec quelques compatriotes qu’il entraîne à sa suite. Un fanatique, beaucoup trop vivement convaincu que le devoir des Polonais n’est point d’aller se faire tuer pour une cause si étrangère la Pologne, l’accuse d’être un agent russe chargé d’égarer l’action des émigrés. Prêt à partir pour le Portugal, Bem reçoit de ce fou à bout portant un coup de pistolet dont la balle glisse, sans l’atteindre, sur la dernière pièce d’argent qui lui reste. Sauvé ainsi comme par miracle. Bem se rend en Portugal, où il ne rencontre point la haute fortune et les grandes occasions qu’il avait rêvées. Il revient à Paris, se lance et se perd dans les entreprises industrielles, puis se reporte vers son premier métier d’artilleur par des études sur les fusées à la Congrève, tout en rêvant à une méthode de mnémonique ; au demeurant, toujours préoccupé de plans d’insurrection et de batailles pour La Pologne. Il avait le malheur d’envisager les choses par le côté facile avec les yeux de l’imagination, ne doutant jamais ni des autres ni de lui-même. Au moment des massacres de la Gallicie, en 1846, il ne demandait que la bonne volonté de la France pour mettre toute la Pologne sur pied. Après février, il se fait fort, pour peu qu’on l’aide, de lever une armée de cinq cent mille hommes au service des idées du jour. Au mois de juillet suivant, il se rend en Gallicie, et bientôt passe à Vienne, où, avec l’ardeur d’un sang échauffé par une longue attente, il renouvelle ses preuves de bravoure dans la guerre des barricades. Puis là, invoquant les génies familiers qu’on l’ont toujours tiré des mauvais pas, la témérité et le hasard, il traverse l’armée impériale et la frontière hongroise sous le déguisement d’un cocher, et arrive ainsi au milieu des Magyars. À peine est-il entré à Pesth, qu’accusé de nouveau par un compatriote de compromettre son pays au profit des Russes, il est l’objet d’une nouvelle tentative d’homicide, et reçoit au front l’égratignure d’une balle. Mais enfin le voici à cheval sur le chemin de la Transylvanie, ne sachant trop comment il s’y prendra pour vaincre à la fois, le corps d’armée du général Püchner et les insurgés valaques ; plein de confiance cependant et tout animé déjà comme du pressentiment des succès qui lui sont réservés.

La Transylvanie entière, moins le pays des Szeklers, ardemment attachés à la race magyare, est aux mains du général autrichien Püchner et des chefs valaques, qui se sont spontanément placés sous ses ordres. Ce n’est qu’en brisant ou en affaiblissant cette union que Bem peut s’établir en Transylvanie. Il commence par porter le poids principal de son action contre le corps, d’ailleurs très faible, du général Püchner, en indiquant aux Valaques qu’il vient, non pour leur faire la guerre, mais pour chasser les Autrichiens. Il frappe en effet de grands coups, et dès les premiers engagemens, montre d’une part, à ses soldats, qu’ils ont un chef sur lequel ils peuvent compter, et de l’autre, aux impériaux, qu’ils auront désormais un ennemi redoutable. Une crainte soudaine succède parmi eux à la sécurité trop grande dans laquelle ils s’étaient endormis. Le gouvernement autrichiens se croyait tellement sûr de la victoire sur ce point, qu’il avait refusé d’armer, les populations valaques, ne voulant pas, sans une nécessité urgente, leur donner le sentiment de leur force. Les Valaques s’étaient soulevés d’instinct dans l’espoir de conserver une Transylvanie indépendante des Magyar ; mais, dès, l’instant où l’on avait cru à Vienne l’insurrection magyare vaincue, l’on s’était étudié à détourner les Valaques de toute pensée belliqueuse : on craignait de les rendre inquiétans pour l’Autriche elle-même en leur accordant les armes qu’ils sollicitaient pour la défendre. Les Valaques étaient organisés par préfectures, et formaient des légions, des décuries, des centuries. Dans cette association, il y avait beaucoup d’ensemble et un sentiment vif de la solidarité de chacun des membres. Ce bon accord n’avait fait que redoubler les craintes de l’Autriche, et, sur cent vingt mille Valaques de bonne volonté qui étaient enrôlés, il n’y en avait pas quinze mille qui fussent armés de fusils. Bem avait donc beau jeu : l’Autriche était prise dans son propre piégé. Le général polonais ne perdit pas de temps, il se précipita au milieu des Valaques ainsi délaissés, pour tomber sur le corps de Pûchner, qui, en un mois, fut rejeté du nord au sud sur la vieille ville saxonne d’Hermanstadt. Le 21 janvier 1849, il se présenta devant cette ville avec de la cavalerie, et fut repoussé. Cependant la population alarmée avait conçu la malheureuse idée d’appeler les Russes à son aide. Le vieux Püchner, déconcerté lui-même par tant de coups si rapidement portés, prévoyant d’ailleurs une nouvelle attaque plus vive que la première finit par se rendre à cette idée qu’il semblait d’abord repousser, dans la crainte de s’engager plus qu’il ne convenait pour l’honneur de son gouvernement. L’effroi des habitans, l’impossibilité de tenir devant la petite armée de Bem, déterminèrent le général autrichien à solliciter, de concert avec la municipalité et l’évêque valaque Schaguna, la coopération du général Lüders. C’était, du point de vue officiel, une démarche de circonstance qui n’entraînait point l’intervention russe, une démarche prévue cependant par le cabinet de Saint-Pétersbourg. Sitôt qu’il y avait donné son assentiment. Quoique le cabinet de Vienne n’y songeât peut-être point, ne sachant pas encore à quel degré d’impuissance il allait tomber par ses fautes, il devait assez patiemment subir à cet égard ce que les circonstances commanderaient.

Hermanstadt est à quelques heures de la principauté de Valachie, où les Russes, campés depuis six mois, avaient pris un point stratégique d’où ils dominaient la Turquie et l’Autriche. Les troupes moscovites apportèrent aux populations d’Hermanstadt et au général Püchner le secours que ceux-ci demandaient. Sur le premier moment, Bem crut prudent de se replier au nord-est vers le pays des Szeklers, soit pour s’y renforcer de paysans belliqueux, soit pour donner le change à l’ennemi sur ses intentions. Dans tous les cas, il se voyait ainsi maître d’une position stratégique bonne pour la défense comme pour l’attaque. Les Austro-Russes devaient bientôt apprendre à leurs dépens comment il en saurait tirer parti. En effet, les Russes étant entrés à Hermanstadt pendant que Püchner en sortait dans l’idée de pousser çà et là quelques reconnaissances et de tendre, de son côté, quelques pièges au général polonais, Bem accourut avec toutes ses forces, surprit les troupes russes isolées en avant d’Hermanstadt, les battit à plate couture avec l’enthousiasme que devait ressentir en pareille occasion tout bon Polonais et sans laisser à Püchner le temps de leur amener des renforts, il les culbuta en pleine déroute jusque sous les murs délabrés de la ville Saxonne.

Les Russes ne pouvaient pas s’y défendre ; dans la crainte de voir leurs communications coupées, ils reprirent, dès le lendemain, la route de la Valachie. Comme pour donner à leur désastre un caractère plus sinistre et en augmenter l’effet moral, déjà grand, une partie de la population d’Hermanstadt, sous l’impression de la peur que lui inspirait Bem, se précipita pêle-mêle sur les pas des Russes et les suivit à travers l’étroit défilé de la Tour-Rouge. C’est avec une joie facile a comprendre que Bem contempla cette mise en scène, ce désordre, ces nombreux exils, ces cris d’effroi, ces multitudes désolées s’engouffrant et s’étouffant entre les rochers à pic et les précipices du torrent de l’Olto, en un mot tout ce spectacle de misère en un grand cadre agreste qui rehaussait son succès et entourait son nom d’une sorte de terreur. Ce qui ajoutait encore à l’émotion du général polonais, c’était le plaisir d’avoir battu des Rusées d’une si franche manière et le prestige que cette victoire lui assurait aux yeux des populations de la Transylvanie et de l’Europe.

Depuis que Bem était entré en Transylvanie, le petit corps qu’il commandait s’était peu à peu grossi ; il avait rencontré dans les Szeklers d’admirables cavaliers, les meilleurs soldats de la Hongrie, les plus enthousiastes à cause de leur isolement au milieu des Valaques et des Saxons, et les plus propres à la guerre actuelle en leur qualité de montagnards. Les Szeklers, qui ont la prétention d’être les premiers venus de la race magyare dans les contrées de l’Occident, les descendans en ligne directe des hordes d’Attila, avaient pris ardemment à cœur l’intérêt des Magyars de Hongrie. Lorsque les députés magyars de la diète de Transylvanie décrétèrent, contrairement au vœu des Valaques et des Saxons, la fusion de cette principauté dans le royaume de Hongrie, les Szeklers témoignèrent la joie la plus expansive et la plus bruyante de cet acte d’union qui les rattachait au noyau de leur race. De nombreux volontaires s’étaient enrôlés au premier appel du pays ; ils avaient rejoint l’armée magyare dans sa malheureuse campagne à l’ouest. Les régimens-frontières (Grœnzer), qui valent les manteaux-rouges de Croatie, avaient pris parti pour Kossuth, non moins cordialement que les frontières croates pour Jellachich. Le général polonais ne se borna point à lever des recrues parmi les Szeklers ; en rendant à toute leur tribu la liberté de ses mouvemens, il en fit comme un des corps auxiliaires de sa petite armée. Passionnés pour la cause des Magyars, les Szeklers devaient l’être aussi pour un chef dont la hardiesse répondait si bien aux allures de leur courage. Après la défaite des Russes et la prise d’Herrnanstadt, tout ce qui était d’âge à porter les armes dans le pays des Szeklers put être considéré comme faisant partie de l’armée de Bem.

D’autres auxiliaires lui vinrent de plus loin. Ses premiers succès avaient ému l’émigration polonaise. Inattendus et brillans poétisés par l’éloignement, embellis par la renommée, ils avaient flatté l’amour-propre national de ceux-là même de ses compatriotes qui tenaient pour impolitique la présence des Polonais en Hongrie. À plus forte raison, tous ceux qui, ne jugeant les choses qu’avec leur imagination, Prenaient au pied de la lettre tous les grands mots du moment, avaient-ils ressenti un vif enthousiasme à la nouvelle de ces rudes combats livrés par un général polonais à quelques lieues de la Gallicie. Chaque jour, les émigrés établis depuis 1831 en Hongrie accouraient sous le drapeau de Bem. Ceux d’Allemagne, de France et de Turquie se mirent en devoir de lui apporter aussi leur concours. Enfin, la Gallicie, Posen et le royaume lui-même fournirent leur contingent. Leurs recrues arrivaient homme par homme à travers mille périls, échappant aux regards de la police sous mille déguisemens ingénieux, courant risque de la liberté et de la vie avant même de mettre le pied sur le théâtre de la guerre. On était au plus rude moment de l’hiver. Il y en eut qui moururent de faim et de froid dans les forêts où ils étaient obligés de se cacher au milieu des populations ennemies. Que de jeunes gens s’arrachèrent ainsi aux travaux de leur profession ou aux douceurs d’une vie oisive pour se rendre sur ce terrain, où ils croyaient que la voix du pays les appelait ! Mères, sœurs et femmes les encourageaient avec un dévouement qui ne se rencontre peut-être qu’en Pologne, et ce patriotisme d’un caractère touchant ajoutait lui-même une flamme nouvelle à l’ardente émotion qui s’était emparée de tant de cœurs virils.

Bem avait écarté les Valaques, afin de battre Püchner et les Russes ; mais les Valaques, quoique les neuf dixièmes d’entre eux fussent sans armes, n’étaient pas soumis, et refusaient de se soumettre à d’autres conditions que celle de l’égalité des races bien garantie. Les Magyars, qui n’avaient pas consenti à faire cette concession dans la détresse, s’y résoudraient-ils dans le succès ? Les Valaques étaient d’autant plus inquiets et plus disposés à rester unis à l’Autriche, que les Magyars reprenaient plus de terrain. De son propre mouvement, Bem eut soin en toute occasion de montrer aux Valaques des intentions amicales. D’une sévérité parfois outrée en matière de discipline, il se garda bien d’imiter la conduite des Magyars envers leurs ennemis. Quoique l’on ait dit le contraire, lorsque la fuite des Russes et des Autrichiens l’eut rendu maître d’Hermanstadt et de la Transylvanie orientale, il s’étudia à la modération. Ce fut une surprise pour les populations, qui s’attendaient à trouver en lui une sorte de barbare animé de toutes les haines du magyarisme, un sabreur avide de pillage et de sang.

Il y avait parmi les Valaques un parti qui fut touché de ces bons procédés, et qui pensa, sur la foi de cette politique toute personnelle au général Bem, que les Magyars ne répugneraient point à entrer en négociation, sinon par désintéressement, du moins par un sage calcul. Ce parti ne demandait pas au gouvernement magyar ce qui eût été cependant d’exacte équité, ce que l’Autriche promettait : l’indépendance administrative de tous les Valaques de la Hongrie et de la Transylvanie réunis en un même corps. Il se fût contenté, tout en se résignant à l’incorporation de la Transylvanie à la Hongrie, d’obtenir pour chaque comitat et chaque commune une reconnaissance de leur nationalité spéciale. Dans tous les comitats et toutes les communes où la majorité de la population eût été valaque, l’administration eût appartenu aux Valaques ; leur langue eût été celle des actes publics. La langue magyare fût restée la langue du gouvernement et de la législation. Certes, il était difficile de demander moins à cette nation magyare, qui, sans prendre l’avis des Valaques, c’est-à-dire de l’immense majorité des populations de la Transylvanie, avait décrété l’incorporation de cette principauté à la Hongrie ; il était difficile de croire qu’un pays qui se vantait devant l’Europe d’être un champion de la liberté et de la nationalité repoussât des propositions si modestes.

M. Kossuth cependant était fort éloigné des sentimens que les démocrates européens lui, supposaient, et il n’eût pas souffert que Bem prit sur lui de négocier avec les Valaques. Lors du premier soulèvement des Valaques, M. Kossuth, avec sa manière solennelle de caractériser les situations, avait déclaré qu’entre les Magyars et les Valaques il s’agissait d’extermination. « Ou nous serons exterminés, disait-il, ou nous exterminerons. » Aux députations valaques qui étaient venues de la Transylvanie et du Banat, il avait répondu : « Quand on veut la nationalité, on la conquiert par les armes. » Il avait ainsi provoqué les Valaques à la guerre. Dans une proclamation destinée à les rappeler à l’obéissance, il avait dit encore : « Nous soulèverons notre généreuse nation des Szeklers, et nous ferons disparaître par le fer tout rebelle de la surface de la terre. »

Il était cependant impossible que la pensée d’une conciliation telle quelle ne rencontrât pas d’organes en Hongrie. Il y avait dans la diète des esprits distingués, tels que M. Nyaryi et M. Déak, qui n’adoptaient point dans leur exclusivisme les idées de centralisation personnifiées par M. Kossuth. Il y avait aussi dans cette diète des députés valaques. Ceux de la Transylvanie avaient refusé de s’y rendre ; quelques-uns de ceux de la Hongrie étaient venus, et ils n’avaient point négligé les intérêts communs de leur race. On convint d’envoyer l’un de ceux-ci, M. Dragos, en négociateur auprès des paysans qui s’étaient retirés dans les montagnes d’Abrud-Banya. Dans le même temps, Bem, tranquille de ce côté, et espérant que ces essais de conciliation achèveraient de le rendre maître de la Transylvanie sans l’emploi des armes, faisait une excursion heureuse dans le banat de Temeswar pour s’assurer de la force des Serbes, qui, réunis aux Valaques de cette contrée, soutenaient depuis tantôt un an tous les assauts des Magyars. Le député Dragos se rendit donc à Abrud-Banya, où il fut accueilli amicalement par ses compatriotes. Il semblait que l’on dût entrer sérieusement en pourparlers. Dragos apportait un armistice auquel les chers valaques adhérèrent spontanément.

C’est un des caractères principaux de cette guerre de Hongrie que, sous une apparence de dictature, le pouvoir y ait toujours été très faible, le commandement très divisé, qu’une sorte d’anarchie ait régné entre les chefs de corps, sans que M. Kossuth possédât assez d’énergie pour leur imposer l’unité de sa direction Chacun prend en soi-même ses inspirations et marche à sa guise. Les ultra-Magyars, voyant avec mécontentement cette mission du député Dragos, poussent en avant un major Hatvanyi, qui est chargé d’observer le pays pendant que Dragos pénètre dans les montagnes. Ce Hatvanyi, dupe de sa propre imagination, voit de tous côtés des trames perfides ourdies contre la nation magyare ; il les dénonce au gouvernement et l’effraie. Ayant eu quelques querelles avec des maraudeurs, il transforme l’incident en une grande bataille, et il obtient d’entrer à Abrud-Banya, afin d’y surveiller la conduite de Dragos. Les représentans des populations valaques étaient assemblés pacifiquement pour délibérer. Le premier acte de Hatvanyi fut de faire saisir les deux chefs populaires Butiano et Dobra. Celui-ci fut massacré immédiatement par les Magyars, celui-la pendu quelques jours après. Batvanyi s’était retiré par prudence à la vue des colères que sa conduite soulevait, mais dans l’intention de revenir avec des forces suffisantes pour y faire face. Il revint en effet à la tête de deux mille hommes. C’était beaucoup moins qu’il n’en fallait pour résister aux multitudes armées qui accouraient des montagnes afin de venger leurs chefs. De ses deux mille hommes, Hatvanyi n’en sauva que quatre-vingts. Toute la population magyare d’Abrud-Banya fut passée par les armes. Le député Dragos, devenu suspect aux siens et accusé de s’être prêté aux projets de Hatvanyi, fut lui-même massacré par les Valaques. Les Magyars avaient les premiers donné l’exemple de ces effroyables hécatombes ; ils les renouvelèrent, par représailles, sur d’autres points où ils se trouvaient en force, et l’on ne saurait dire combien de villages valaques ont été ainsi anéantis.

En même temps que l’on avait conclu un armistice si promptement rompu, on avait proclamé une amnistie générale dont on n’exceptait que les voleurs[2], et, sous prétexte de brigandage, on instituait des tribunaux militaires, qui condamnaient à la fusillade ou à la corde quiconque leur portait ombrage. À la fin, Bem, revenu de son excursion dans le Banat, perdit patience et, agissant à son tour librement comme gouverneur de la Transylvanie, il lança une proclamation par laquelle il déclarait aux Magyars de la Transylvanie qu’ils s’étaient conduits comme des tyrans, qu’il avait horreur de leurs actes, et qu’il cassait leurs tribunaux militaires. Les Magyars trouvèrent et dirent tout bas que Bem était trop libéral. L’un d’entre eux, un ministre, donnait à entendre que la politique de Bem devenait une grande gêne pour le gouvernement, et qu’elle contrariait trop souvent les intentions des Magyars. « Il est trop populaire, » disait ce même personnage, et c’était justement là le secret des ménagemens que l’on se croyait obligé de lui témoigner. Je ne doute nullement que les Magyars, à la suite de ces affaires, n’aient songé, sinon à se passer des services de Bem, au moins à le priver de son commandement en chef, et je ne doute pas davantage qu’ils ne l’eussent fait hardiment, si la renommée de Bem ne leur eût opposé un invincible obstacle. Bem était arrivé au plus haut degré de popularité : il avait fanatisé ses soldats jour sa personne, nom avait pris quelque chose de prestigieux et de mythologique, et l’imagination vive des peuples de la Transylvaine transformait littéralement le général polonais en un être surnaturel. Les Szeklers étaient persuadés que les balles ne pouvaient pas l’atteindre. Un paysan racontait que, sous ses yeux, le général polonais avait été frappé par une bombe en pleine poitrine, sans recevoir aucune contusion. En un mot, l’existence de Bem était passée à l’état de légende. Qui pouvait le remplacer ? C’était, en effet, bien plus qu’un homme, c’était une armée. Il était l’unique lien en même temps que le chef des soldats qu’il commandait. Lui absent, l’armée de Transylvanie s’évanouissait sans qu’il en restât trace. Aussi Bem fut-il respecté, quoiqu’il fût gênant, et, si on ne lui a point décerné les honneurs dont certains nouvellistes nous ont parlé, si l’on n’a point détaché pour lui un diamant de la couronne de Hongrie, on lui a du moins témoigné officiellement la reconnaissance qu’on lui devait.


III

Sur un autre théâtre, les généraux polonais furent moins heureux. Dembinski, malgré son expérience et son talent, ne put, comme Bem, faire prévaloir son influence dans les conseils des Magyars. La tâche même qui lui était confiée de mettait en contact permanent avec leurs passions. Il ne commanda pas long-temps en chef ; d’autres ambitions triomphèrent bientôt de la sienne. Et cependant son mérite est considérable, puisqu’il a su le premier réunir les forces dispersées des Magyars, les habituer à tenir patiemment devant le feu d’une armée régulière, et leur apprendre ainsi, le lendemain de leurs désastres, qu’ils pouvaient reprendre l’offensive avec avantage.

Le général Dembinski ne s’était point présenté en Hongrie spontanément comme Bem, mais après réflexion et sur les propositions du représentant des Magyars en France, le comte Ladislas Teleki. Si l’on en juge par un manifeste que le général adressa lui-même à ses compatriotes avant de quitter Paris, il n’était arrivé que par, degrés à la résolution qui le conduisait dans les rangs des Magyars. Suivant, son propre aveu, les allures désordonnées que les hommes de février apportaient dans la fondation du nouveau gouvernement prouvaient que la liberté européenne, n’avait de long-temps aucun secours à attendre de la France. Dès le lendemain de cette révolution, disait-il encore, il avait craint que le débordement de l’anarchie sur l’Europe ne procurât à la Russie l’occasion de prendre une position tellement forte, que plus tard tous les efforts de l’Europe fussent impuissans à l’en déposséder. Il déclarait que, comme Polonais, le souvenir des massacres de la Gallicie ne lui avait pas permis d’adresser ces avis à l’Autriche. Il avait senti cependant que, pour que l’Europe pût tenir tête à la Russie il eût fallu que les gouvernemens voisins de sa frontière fussent préparés à la lutte et eussent un appui dans un gouvernement libre. Il s’était donc adressé au ministre des affaires étrangères de la Grande-Bretagne, lord Palmerston, pour lui soumettre cette idée et lui montrer que soit le roi de Prusse, soit quelque prince de la maison d’Autriche pourrait compter sur le concours de la Pologne, s’il voulait entrer en lice contre la Russie. Naguère encore, avant les massacres de la Gallicie, le général Dembinski avait cru à l’avenir, de l’Autriche ; il avait pensé qu’elle aurait un grand rôle à jouer, qu’elle pourrait même devenir (l’expression est de lui) la première puissance de l’Europe. Dans son opinion, il était plus facile à l’Autriche qu’à toute autre puissance de rétablir la Pologne et d’être elle-même ce que son nom d’Autriche (OEster-Reich, empire d’Orient) lui devrait, inspirer d’être. Pour ce grand rôle, Dembinski désespérait des hommes qui gouvernaient l’empire ; il les regardait comme dominés tous par les vieilles traditions germaniques et impériales. Il n’allait pas cependant jusqu’à dire qu’il ne pût se trouver dans la maison d’Autriche elle-même de prince capable de comprendre cette pensée, de l’embrasser, d’y vouer sa vie. Dembinski semblait compter sur le jeune archiduc palatin de Hongrie, auquel on avait, en effet, jusqu’alors attribué de l’ambition et de l’espoir dans l’esprit. Le général polonais croyait qu’un archiduc d’Autriche aurait pu régénérer l’empire en s’emparant de ce grand mouvement d’idées qui avait rajeuni la Hongrie. Les événemens vinrent prouver trop clairement à Dembinski que l’archiduc Étienne lui-même, qui avait été élevé pourtant avec soin dans les mœurs et dans la langue magyares, ne se prêtait pas à de semblables calculs. Le général polonais n’en était pas moins préoccupé de la transformation de l’Autriche. L’affaiblir ou la détruire, il ne le voulait pas ; la renouveler. Il le croyait possible, et les Magyars lui semblaient être l’élément de jeunesse à l’aide duquel on pouvait donner à l’empire cette vie nouvelle.

Tels sont les sentimens qui avaient porté Dembinski à s’intéresser au sort des Magyars. Avant toute chose, il répugnait aux tentatives anarchiques ; il voyait avec douleur celles qui compromettaient la situation que, dès le temps des premiers conflits constitutionnels entre l’Autriche et les Magyars, on eût par prévision, essayé de l’engager dans les entreprises de M. Kossuth, le vieux général avait refusé d’encourager, par sa présence à Pesth une rupture entre la Hongrie et l’Autriche. Sauf l’idée exagérée qu’il se faisait de la force et de la jeunesse de la race magyare. Dembinski ne s’était donc point jusque-là trop écarté du vrai. Au reste, s’il se trompait en un point, il se trompait de la meilleure foi du monde. Le trait saillant de son caractère, c’était une incontestable sévérité de convictions. Officier dans les légions polonaises qui servirent la France, rentré dans ses foyers en 1815, il mena jusqu’en 1831 une vie d’étude et de travail. Il se distingua dans la guerre de 1831, et il passa dans l’émigration avec le renom de l’un des plus hardis généraux qui eussent pris part à cette belle campagne. En France, tout en prêtant une attention très suivie aux événemens, il s’était épris de passion pour les arts mécaniques, et avait beaucoup sacrifié au goût des inventions ingénieuses. Quand la révolution européenne survint, il était occupé du perfectionnement des ventilateurs. Sa première pensée fut de se rendre dans la Pologne prussienne. Il fut un des principaux promoteurs du congrès conservateur de Breslau, et se distingua dans toutes les circonstances par une infatigable opposition aux menées anarchiques de la Société démocratique de Versailles. Il avait formulé quelques propositions pour le congrès de Prague sans y prendre part. Deux de ces propositions frappèrent vivement l’assemblée, et elles méritent d’être connues, parce qu’elles définissent assez bien l’esprit qui a inspiré toute la conduite de ce général dans les affaires d’Autriche. Il demandait : 1o que le congrès prononçât qu’il y a parfaite solidarité entre les diverses souches de la grande famille slave, de sorte que les intérêts de chacune d’entre elles devinssent les intérêts de toutes ; 2o qu’une députation fût envoyée, séance tenante, aux Croates et aux autres Slaves de la Hongrie, pour leur déclarer que les intérêts des Slaves exigeaient la solution à l’amiable de leurs différends avec les Magyars. La même députation aurait dû, à la suite de cette démarche, se rendre à Pesth pour amener les Magyars à faire de leur côté les concessions indispensables à la nationalité de chacun de ces peuples.

C’est de Paris que le général Dembinski partit pour la Hongrie. Il traversa la frontière sous le déguisement d’un mécanicien, avec les instrumens de cette profession. Le hasard fit qu’en mettant le pied sur le sol hongrois, il couchât sous le même toit que le général autrichien Schlick. Il parvint dès le lendemain à se soustraire aux inconvéniens de ce dangereux voisinage, et arriva heureusement, vers la fin de janvier, à Debreczin. Il y trouva le gouvernement magyar dans les plus grandes perplexités. Quoique le général Bem eût déjà à cette époque, par quelques succès, remonté le moral abattu des Magyars, les choses avaient pris à l’ouest un tournure à désespérer les plus robustes courages.

J’attribue à deux causes le retour de fortune qui ramena les Magyars à Pesth : l’une, c’est l’organisation de l’armée par Dembinski et sa stratégie savante ; l’autre, c’est l’imprudence du gouvernement autrichien : celle-ci est la première en date.

Ce changement soudain qui s’opéra dans la position des deux années belligérantes s’expliquerait difficilement, si l’on ne se représentait bien quelle était lors la politique de l’Autriche, dans quelles incertitude elle se traînait, dans quelles méprises elle était tombée. Le principal tort de l’Autriche avait été de revenir brusquement, avec les peuples slaves et valaques de la Hongrie, à ses traditions anciennes. Dans un état, une dynastie est instituée principalement pour être la tradition vivante, et c’est difficilement qu’elle renonce aux idées du passé. L’Autriche, envisagée sous cet aspect présentait ce caractère particulier, que la tradition avait été, jusqu’aux événemens de mars 1848, l’essence même de sa vie et comme son ame. À la suite de ces événemens, et quoique l’homme d’état qui personnifiait en lui cette politique eût été renversé, expatrié, ses successeurs, si l’on excepte le ministère d’occasion formé après sa fuite, avaient tous semblé plus ou moins préoccupés de se rapprocher de sa politique. Bien avant la révolution de mars, il y avait en Autriche un parti d’opposition qui se recrutait dans la jeune noblesse : opposition de parole, qui ne sortait point des salons, et qui, dans tous les cas, n’a guère su créer d’hommes. La véritable opposition, celle qui agissait et se préparait à quelque grand coup pour l’époque de la mort de M. de Metternich, avait son vrai point d’appui dans les provinces, en Bohême, en Hongrie, en Croatie, en Styrie ; mais cette opposition était toute de propagande, de journalisme, et en général les hommes politiques qui sortent de là sont trop engagés par leurs antécédens ; ils ont, afin d’être mieux compris des masses, donné trop d’exagération à leur pensée pour être possibles, lors même qu’ils deviennent nécessaires. Que résultait-il de cette pénurie bien constatée d’hommes d’état capables de représenter une politique nouvelle ? C’est que le pouvoir suprême était obligé de choisir ses ministres parmi d’anciens conseillers formés à l’école de M. de Metternich, auxquels il était difficile de se plier aux exigences d’une situation sans précédens. Il arrivait aussi que l’idée qui semblait avoir triomphé devant Vienne par l’épée de Jellachich, et qui depuis deux ans essaie d’envahir l’administration autrichienne, n’avait point d’hommes qui fussent en état de la porter au pouvoir et de l’introduire dans la pensée du gouvernement. Aussi long-temps que la stabilité de l’empire partit dépendre du dévouement des Slaves, on les combla donc d’honneurs et de promesses ; sitôt que l’on put croire la Hongrie vaincue, on se hâta de leur montrer la défiance que leur ambition inspirait.

Le ban de Croatie avait été, à l’origine de la guerre, nommé commandant militaire de la Hongrie, et l’éclat de ce haut rang conféré au chef des Croates inspirait alors à ceux-ci une grande ardeur pour les intérêts de l’empire. Dès que Jellachich arriva sous les murs de Vienne, la cour se hâta de lui faire savoir qu’elle le tenait pour le sauveur de l’empire. Cependant il ne fut point nommé au commandement en ciel de l’armée qui assiégeait Vienne. Le prince Windischgraetz, auquel ce titre fut conféré, vint trouver le ban de Croatie sous sa tente, et lui renouvela l’expression des sentimens de la cour ; il lui déclara qu’étant sur un terrain germanique, en présence d’une ville allemande à réduire, on avait regretté de ne pouvoir le mettre, lui, général slave, à la tête de ce siége. Le prince ajouta toutefois que du moment où l’armée impériale serait rentrée en Hongrie, Jellachich reprendrait le rang qui lui était acquis par ses éminens services, et que lui, prince de Windischgraetz, ne serait plus que le lieutenant du ban de Croatie. Lorsque les armées impériales eurent soumis Vienne, et qu’il fut question de pénétrer en Hongrie, les choses commencèrent à changer de face ; Jellachich ne fut point rétabli dans son commandement en chef. Loin de lui faciliter les moyens de se renforcer de ces élémens de slavisme sur lesquels il exerçait alors une si souveraine attraction, l’on s’étudia, sous mille prétextes, à désorganiser l’armée qui faisait sa puissance. On lui enleva ses régimens croates, pour les remplacer par d’autres qui ne fussent point de nationalité slave. Comme s’il eût été suspect, on voulait lui ôter le pouvoir et la tentation de l’indépendance. Jellachich était trop pénétré de l’intérêt que les Slaves avaient à rester, dans ces graves conjonctures, attachés à la maison d’Autriche, pour avoir la pensée de lui causer des embarras. Il poussait cette conviction jusqu’à un désintéressement qui lui a valu, outre le titre de chevaleresque, quii a reçu des dames de Vienne, le surnom réprouvé d’impérial (kai-serliche), qu’il tient des libéraux.

Il était difficile que les peuples slaves, dont l’imagination était ardemment émue, et qui n’écoutaient que les conseils de leur juste impatience, comprissent, comme le ban de Croatie, les défiances que l’Autriche lui témoignait. Il était à craindre qu’ils ne vissent, dans l’attitude réservée du cabinet et dans la résignation prudente de Jellachich, une double trahison. C’est ce qui eut lieu. Le cabinet et le ban perdirent, aux yeux des peuples slaves, une partie de leur prestige. Ce grand concours de volontaires qui accouraient, de toutes parts sous les drapeaux des divers chefs slaves, au midi et au nord, se ralentit sensiblement. L’armée croate, qui s’était formée sous l’influence du sentiment national, se vit en quelque sorte frappée dans son principe constitutif ; elle ne montra plus la même foi dans l’idée pour laquelle elle combattait. Il ne manquait plus que la dissolution de la diète fédéraliste de Kremsier pour transformer la défiance des Slaves en hostilité sur beaucoup de points, et pour en faire en mainte, rencontre des alliés des Magyars.

La politique autrichienne eut de fâcheuses conséquences dans la conduite même de la guerre, dans les mouvemens stratégiques de l’armée impériale. De tout les hommes qui ont servi l’Autriche depuis la révolution de mars, le prince Windischgraetz, quoique décoré, comme Radetzki, d’un nom slave[3], est peut-être celui qui est le plus enraciné dans les vieilles traditions germaniques, et celui qui a vu avec le plus de mécontentement l’élévation soudaine de Jellachich. Le prince Windischgraetz est un des derniers types de ces vieux aristocrates impériaux qui ne connaissent que deux choses : le service de l’empereur et l’illustration de leur famille. On ne peut lui refuser un esprit d’une singulière ténacité ; mais son orgueil est plus haut encore que sa capacité militaire. Dès les commencemens de la campagne, il se trouva en opposition directe avec Jellachich. Leur dissentiment n’était point un secret ; il fut poussé au point que le cabinet en conçut quelques alarmes, et que Jellachich fut moralement obligé de déclarer, par la voie de la publicité, que jamais la bonne intelligence n’avait cessé entre lui et l’illustre général en chef de l’armée impériale. Le dissentiment n’en était pas moins réel : il portait principalement sur la question de savoir par quels moyens on couperait aux Magyars la retraite derrière la ligne de la Theiss. Le prince Windischgraetz était d’avis que l’armée magyare, n’ayant pu soutenir un seul assaut sérieux, serait entièrement désorganisée et dissoute par l’entrée des armées impériales à Bude-Pesth. Dans tous les cas, le prince ne doutait point que l’armée impériale ne pût victorieusement la Theiss et frapper les Magyars avant qu’ils eussent le temps de se reconnaître. Jellachich pensait, au contraire, dès l’origine, que le nœud de la question militaire était dans le passage de la Theiss, et que, si les Magyars parvenaient à se retrancher sur la rive gauche, ils réussiraient facilement à tenir tout l’hiver. Leur cavalerie prendrait alors tous ses avantages, tandis que l’infanterie et l’artillerie impériales courraient risque de rester empêchées, dès la sortie de Pesth, dans les boues qui séparent cette ville de Debreczin et de Szégédin. La situation était critique, et, comme il était difficile de distraire de l’armée du prince et de celle du ban des forces assez considérables pour répondre de la ligue de la Theiss, le ban proposait que l’on donnât des armes aux Serbes campés sur la Theiss ; ceux-ci promettaient leurs bras. L’orgueil du prince Windischgraetz se refusait à croire que l’armée impériale eût besoin du concours de ces barbares : il laissa les Serbes abandonnés à leurs seules ressources ; ces ressources leur suffisaient pour rester maîtres chez eux, mais non pour prendre l’offensive contre les Magyars. L’armée magyare put donc passer tranquillement la Theiss.

Pendant que la cause de l’Autriche était ainsi compromise par ses propres serviteurs, que faisait le général Dembinski ? Il travaillait ardemment de concert avec Kossuth à remettre l’armée hongroise en état de reprendre l’offensive. M. Kossuth réservait au général polonais le commandement en chef ; quoique celui-ci, par un juste pressentiment, craignît, en acceptant cet honneur, de blesser la susceptibilité des généraux magyars. L’armée était tellement disséminée, qu’elle ne présentait nulle part une masse de douze mille hommes. Quinze jours après son entrée au service, Dembinski avait concentré cinquante-deux mille hommes. Dans les premiers jours de février, on le mit à la tête d’un corps composé des divisions Kepassy et Klapka. Comme aux beaux temps de notre première révolution, à côté du général en chef, on plaça un commissaire du gouvernement, le député Szémeré. Ici commence une série d’événemens militaires et politiques, où apparaissent dans tout leur jour l’inexpérience des chefs magyars et les passions hostiles de quelques-uns d’entre eux à l’égard des généraux polonais. L’histoire du mois qui va s’écouler est en résumé, dans sa forme la plus précise, l’histoire des Polonais dans la guerre de Hongrie. Toutes les difficultés que Bem rencontre en Transylvanie à essayer d’une politique de conciliation entre les Valaques et les Magyars se reproduisent pour Deminski, lorsqu’il veut obtenir quelques concessions pour les Slovaques et les Serbes. Dembinski touche même bien plus vite, à l’écueil ; les questions personnelles se mèlent aux questions politiques ; il devait fatalement échouer.

Après avoir communiqué aux autorités suprêmes siégeant à Debreczin le plan qu’il se proposait de suivre, Bembinski fit jeter deux ponts sur la Theiss, l’un pour la division Klapka, vers Tokay, l’autre pour la division Kepassy, près de Laek, positions situées au nord du pont fortifié de Szolnok, où les impériaux avaient leur point d’appui. On se trouvait en face du brave Schlik, le plus rude batailleur de l’armée autrichienne. Celui-ci ne jugea point à propos d’accepter le combat ; il se retira dans les défilés de Sajo, après s’être laissé faire quelques prisonniers.

Le 15 février, on augmenta l’armée de Dembinski du corps de Georgey, qui annonçait un effectif de dix-neuf mille hommes, et qui, en réalité, n’en présentait que quinze mille. Quoique le fait n’eût rien en lui-même que d’ordinaire, il devait amener dans le présent et surtout dans l’avenir des conséquences décisives. George était ambitieux ; il était arrivé presque d’un seul trait du grade de lieutenant aux plus hautes fonctions militaires ; il se sentait d’ailleurs, le plus capable de généraux magyars ; il souffrait de voir les faveurs accordées au général étranger, et se résignait avec peine à recevoir des ordres d’un Polonais. Dembinski porta son quartier-général à Putnok, et écrivit à Georgey pour lui enjoindre de marcher sur Mikolcz, afin d’être en mesure d’appuyer les forces du corps principal. Georgey était à Kaschau, et répondit qu’il y resterait Il prétextait la nécessité de soutenir l’insurrection dans les comitats du nord, et de maintenir les communications entre la Hongrie et la Gallicie. Dembinski insista, et Georgey obéit.

Dembinski, n’ignorant point les dispositions de Georgey, s’appliquait à le gagner par de bons procédés : il le porta sur la liste des avancemens, et travailla ainsi à mettre la dernière main à sa fortune. Le plan de Dembinski était de marcher sur Metzo-Kœrs, de forcer là l’ennemi à une bataille, et de lui couper sa ligne d’opérations, basée sur le pont de Szolnok. Le 25 février, on était à Erlau. On savait avec exactitude la position des forces de l’ennemi : sur la gauche, un corps autrichien d’environ douze mille hommes, dans lequel comptait une partie de la garnison de Szohnok ; au centre, près de Hatvan, le maréchal Windischgraetz avec le gros de l’armée ; à droite seulement, quelques mille hommes près d’Arakschallas ; enfin, à l’extrême droite, à Peter-Vasar le corps de Schlik, qui cherchait à opérer sa jonction avec le maréchal Windischgraetz, mais qui ne pouvait y réussir avant deux jours. La situation était, pour une attaque, la plus favorable que l’on pût espérer, surtout si l’on parvenait à empêcher la jonction de Schlik. Klapka, chargé de cette mission, s’en acquitta très imparfaitement. En dépit de cette faute, il y avait encore de grandes chances de victoire, si l’infanterie et l’artillerie de Georgey tenaient solidement.

Dans la nuit du 25 au 26, Bembinski écrivit à Georgey de le venir trouver d’aussi grand matin que possible à Erlau, pour parcourir ensemble la ligne de bataille, afin que Georgey pût en pleine connaissance des choses remplacer le général en chef, s’il était tué. Après s’être fait attendre jusqu’à onze heures, Geogey vint et dit qu’il était impossible de compter sur ses troupes, qu’elles, attaqueraient avec succès un bois ou un village, mais qu’elles ne tiendraient pas en rase campagne contre du canon. Dès-lors la pensée de Dembinski fut de restreindre le théâtre de son action stratégique, de concentrer ses troupes, afin d’être en mesure de tenir tête au gros de l’armée ennemie. Trois heures s’étaient à peine écoules depuis la conférence du vieux général avec Georgey, que le bruit du canon annonça que la bataille s’engageait sur Kapolna. Dembinski se précipita de ce côté avec Georgey. Arrivés sur le terrain, ils trouvèrent l’armée en désordre, l’infanterie et même, des hussards en pleine fuite, immédiatement Georgey fit tourner sa voiture, et engagea Dembinski à l’imiter. Dembinski répondit que la bataille avait été engagée contre son vœu, mais qu’il en devait porter la responsabilité et qu’il ne reculerait point. Il monta à cheval et s’avança au galop sur Kapolna. Le soir approchait ; Dembinski n’avait que le choix, ou d’exécuter une retraite vers les divisions de son armée qui ne s’étaient pas encore trouvées en ligne, ou de garder résolûment sa position. De ces alternatives, il eût choisi la première, s’il avait eu des troupes plus aguerries. Le danger d’une retraite en face de l’ennemi avec des, troupes peu sûres le décida à tenir devant Kapolna. Dans la nuit, le général se multiplia et donna de nouvelles instructions à Georgey, à Klapka, à Guyon, à Aulich. Il essaya de leur inspirer un peu de la confiance qui l’animait encore.

La bataille s’engagea en grand le 27 au matin. On attribue au général Dembinski ces paroles peu flatteuses pour les officiers qui commandaient sous ses ordres : « La troupe qui occupait le village de Kapolna, aurait-il dit, ne fit point son devoir. Ma présence et mon exemple, tous les efforts de mes aides-de-camp ne purent arrêter sa fuite, et ce n’est que grace au mouvement exécuté par le colonel Aulich sur la droite de l’ennemi, que les progrès de l’artillerie autrichienne purent être arrêtés. J’en profitai pour haranguer le bataillon Zanini et le lancer, sous les ordres du brave colonel Psotta, à la reprise du village de Kapolna ; mais, à peine arrivé aux premières maisons, le bataillon tout entier abandonna son drapeau et passa à l’ennemi si subitement, qu’un seul officier et le chapelain purent échapper à l’entrain de ce mouvement. » Dembinski comptait encore ressaisir une position favorable par une marche commandée au brave Guyon ; eorgey prit sur lui de donner un ordre opposé a une division qui devait appuyer Guyon, et le fruit de cette manœuvre, qui devait déplacer le champ de bataille au profit des Magyars, fut entièrement perdu. Cependant Georgey se tenait à cinq portées de canon, sous prétexte de protéger la retraite de l’armée. C’est ce qui a fait dire au général Dembinski que Georgey voyait toujours l’ennemi là où il n’était pas, et ne le voyait jamais là où il était.

Le 28, il fallut se résoudre à la retraite.. Les ordres furent donnés pour un mouvement sur Metzo-Kœrs L’armée manquait de tout ; on ne lui avait pas distribué de pain depuis deux jours ; elle n’avait ni paille ni bois à brûler. Le général en chef crut avoir assez fait pour l’honneur de ses jeunes soldats. C’était, en effet, un résultat considérable, le premier qui eût été obtenu par l’armée magyare de l’ouest, d’avoir su tenir deux jours et deux nuits devant l’ensemble des forces de l’ennemi. Les tiraillemens qui avaient affaibli le commandement durant ces deux journées, l’inexpérience des chefs, le mauvais vouloir de Georgey, paralysèrent les combinaisons de Dembinski dans la retraite, comme à Kapolna. Georgey se dirigea vers Poroszlo, contrairement aux ordres qu’il avait reçus, et quand Dembinski, forcé de le suivre dans cette direction afin de le rejoindre, lui adressa de trop justes reproches, Georgey répondit : « Oui, c’est ma faute. » Klapka, dont la fuite avait ressemblé à une déroute complète, répliqua, de son côté, « qu’ayant eu, non plus six mille, mais quatorze mille hommes à commander ; il n’avait pas trouvé de place pour les déployer ! »

La comédie n’était point terminée. Georgey cessa dès ce jour d’entretenir aucune relation, officielle avec le commandant en chef, et prit sur lui d’évacuer la nouvelle position qui lui avait été assignée à Poroszlo, pendant que Klapka devait surveiller Szolnok, qui restait le but du général Dembinski. Si ce n’eût été que l’on attendait d’un moment à l’autre l’arrivée du président Kossuth au camp, Dembinski eût fait sans retard arrêter Georgey. Georgey, de son côté, avait conçu la pensée d’un complot dans l’intention de renverser Dembinski. À peine celui-ci en fut-il informé par le commissaire-général Szémeré, que Georgey se présenta, en compagnie des divisionnaires Kepassy, Aulich et Klapka. Georgey prit la parole : « Monsieur le feld-maréchal, dit-il, nous avons de tristes nouvelles à vous annoncer. » Dembinski, l’interrompant, répliqua pour le mettre plus à l’aise : « Croyez-moi, messieurs, ayant la conscience tranquille, rien de ce que vous allez me dire ne pourra m’attrister. » Georgey continua, et dit dans un langage embarrassé que « l’armée n’avait plus de confiance en Dembinski, parce qu’il ne connaissait pas le pays, et parce qu’il ne communiquait pas ses plans à ses principaux lieutenans. » - Je vous ai laissé parler reprit Dembinski ; je me suis déjà expliqué sur le sujet que vous soulevez, et dont les autorités compétentes seront juges. Entre nous tout est fini ; mais je ne puis m’empêcher de vous dire que, lorsqu’il y a dix-huit ans, mes officiers voulurent, en Lithuanie, m’obliger à leur communiquer mes plans, je leur répondis simplement que, si ma casquette les savait, je la jetterais au feu et marcherais tête nue. Depuis ce temps, j’ai beaucoup réfléchi sur le métier des armes ; ma volonté s’est encore affermie dans la réflexion. Aujourd’hui, on pourra me briser comme on brise une barre de fer, mais on ne me verra point plier. Songez à ce que vous faites. En ce moment peut-être, on se bat à Szolnok. Douze mille d’entre vos compatriotes peuvent payer de leur vie la résolution que vous prenez ici. » Puis, se tournant vers Klapka, le général polonais lui demanda si du moins le mouvement qu’il avait ordonné dans la direction de Szolnok avait été exécuté, et, ayant reçu une réponse affirmative, il salua la députation en signe de congé.

Une heure après, Dembinski reçut une communication écrite du commissaire-général Szémeré. Le commissaire lui annonçait la nomination de Georgey au commandement en chef. Bientôt vint le chef d’état-major du nouveau général en chef, le lieutenant-colonel Bayer, accompagné de deux officiers ; il demanda à Dembinski la remise du livre contenant les minutes des ordres donnés par lui durant son commandement. Le général répondit qu’il avait déjà communique au commissaire Szémeré un écrit explicatif de la position actuelle de l’armée, ainsi que des ordres qu’elle avait reçus. Quant au livre en question, il le considérait comme un recueil de pièces justificatives dont il ne consentirait pas à se dessaisir. Comme, en exprimant ce refus, il avait porté la main vers son sabre, le colonel envoyé par Georgey déclara qu’il était décidé à exécuter, fût-ce par la force, les ordres de son chef. Un détachement d’infanterie vint donc se placer à la porte du général polonais, et on lui annonça qu’il était prisonnier. Dembinski ne quitta plus sa chambre jusqu’à l’arrivée de Kossuth. En considération de l’influence que Georgey exerçait déjà sur une partie de l’armée, Kossuth n’osa pas lui demander compte de sa conduite. Il est vrai que le commandement en chef de l’armée fut destiné au vieux et honnête général Vetter ; mais Georgey reçut la promesse du ministère de la guerre, qu’il ne tarda pas à obtenir. Dembinski annonça dès-lors à M. Kossuth qu’il venait de se donner un rival contre lequel il pourrait être un jour impuissant à lutter.

Un succès brillant vint couronner les plans de Dembinski au moment où il se voyait ainsi éloigné d’un poste que d’ailleurs il n’avait point sollicité. Le brave Damianitch avait attaqué et pris la fameuse position de Szolnok. Ce fait d’armes changeait la situation de l’armée magyare : elle pouvait être réunie toute entière, le 8 mars, à Szolnok, et couper au corps principal des impériaux, qui se trouvait à Maklar et à Porozlo, toute communication avec Pesth. Dembinski oublia sa disgrace, rédigea un nouveau plan dans cet esprit, l’envoya à Debreczin, et, en attendant une réponse, écrivit aux généraux Damianitch et Vecsey : « Braves camarades, quoique je n’aie plus le droit de vous commander, je me permets de vous donner un conseil. Tenez ferme à Szolnok ; mais prenez bien garde du côté d’Arakschallas, et n’avancez pas sur Pesth, de crainte d’être coupés sur votre droite. J’écris à Debreczin pour que l’on vous envoie un renfort d’au moins quinze mille hommes. » Aucune des mesures proposées par Dembinski ne fut adoptée. Le gouvernement magyar accorda la préférence au plan de Georgey, qui consistait à déboucher contre l’ennemi en deux colonnes, dont la première devait partir de Szolnok, sous les ordres de Damianitch, l’autre de Porozlo, sous le commandement de Georgey. Il en résulta qu’au lieu de détruire peut-être l’armée autrichienne derrière Szolnok, en suivant la stratégie savante de Dembinski, on laissa échapper les impériaux, et l’on exposa Damianitch et Georgey à être battus. Dembinski l’avait annoncé au général Vetter.

On voit quelle anarchie régnait au sein de l’armée magyare. De tous les jeunes généraux qui étaient devenus les maîtres de la situation par la chute de Dembinski, combien en était-il qui eussent déjà fait la guerre ? La plupart n’étaient arrivés à leurs grades que grace aux faveurs capricieuses de la révolution, et n’avaient point d’autre expérience. Il leur fallut bon gré mal gré en revenir aux plans de Dembinski, lequel d’ailleurs se contenta d’assister en amateur à l’exécution. L’armée autrichienne, qui n’était pas mieux commandée que les Magyars, était littéralement embourbée dans les plaines qui séparent Pesth de Szolnok. La cavalerie magyare finit par l’inquiéter de manière à la forcer à un mouvement de retraite. Cette armée eût pu encore une fois être détruite, si Georgey, au lieu de s’obstiner à prendre la bicoque de Bude, eût marché immédiatement sur Comorn. Dembinski en donnait le conseil, et en outre, une fois l’armée refoulée derrière Presbourg, il eût voulu que, par un coup de partie capable de réussir dans ce moment suprême, l’on poussât sur Vienne pour y traiter de l’avenir des Magyars et de leurs alliés. Et de fait, si M. Kossuth et le général Georgey avaient eu de l’essor et de la persévérance dans l’audace, quelle heure eût été plus propice pour frapper un grand coup ?

Je ne suis pas de ceux qui pensent que l’Autriche fût alors dans une situation désespérée ; je dirai plus, j’ai la conviction que si le cabinet de Vienne fût revenu promptement sur les fautes du prince Windischgraetz et sur la dissolution de la diète de Kremsier, l’empire eût en un mois retrouvé dans son propre sein la force qu’il est allé demander au czar. Cependant, quoique la maison de Habsbourg eût encore sous la main de grandes ressources, elle était dans une crise et comme dans un état d’étourdissement qui offrait les plus belles chances à l’audace de ses ennemis. C’était le moment d’oser. — Mais les Russes viendront, objectaient les Magyars. — Ils viendront de toute manière, répliquaient les Polonais, et c’est pourquoi, avant qu’ils soient venus, il est prudent de profiter de tous nos avantages et de pousser l’Autriche l’épée dans les reins à outrance. — Pourtant, reprenaient les Magyars, si nous restions renfermés scrupuleusement dans les limites de la Hongrie, l’Europe, tenant compte de notre modération, reconnaîtrait plus facilement notre indépendance ; la Russie n’aurait pas de prétexte pour intervenir. — Croyez-nous, répondaient les alliés des Magyars, l’Europe ne vous prendra au sérieux que si vous lui donnez des témoignages éclatans de votre force. Frappez l’Autriche au cœur, marchez sur Vienne. Faites de là un appel de conciliation aux Slaves, aux Valaques ; soulevez les principautés du Danube déjà tout émues ; puis, fournissez-nous les moyens d’entrer chez les Russes, la torche à la main, par la Gallicie ; nous porterons l’incendie sur leur propre territoire, et la Pologne, insurgée à son tour, rendra moins certaine l’intervention du czar en Hongrie.

Le général Georgey, qui était devenu tout-puissant dans l’armée après la prise de Bude, était bien moins encore que Kossuth disposé à écouter favorablement ce langage. En définitive, la Hongrie victorieuse était étrangement embarrassée de sa victoire. Par un acte de la diète de Debreczin (19 avril), elle avait proclamé son indépendance ; elle avait prononcé la déchéance de la maison de Habsbourg ; elle était, disait-elle, rentrée dans la famille des nations européennes. Elle eût voulu en rester là. Le général Georgey s’en tenait à cette pensée, pendant que M. Kossuth flottait dans l’incertitude de ses rêves poétiques. Les Polonais persistaient à dire qu’au point où l’on en était venu, l’immobilité était la mort. En effet, les Russes arrivaient peu à peu et sans encombre par les défilés de la Gallicie. Bientôt leurs bataillons devaient se trouver réunis à l’armée autrichienne reconstituée sur les rives de la Waag. En quelques semaines, la nation magyare allait être écrasée, et avec elle l’émigration polonaise.


HIPPOLYTE DESPREZ.

  1. Voyez, dans les livraisons du 15 août et du 15 septembre, les Polonais dans la révolution européenne, dont cette étude est le complément.
  2. L’évêque valaque Schaguna, qui s’était joint aux bourgeois saxons pour solliciter l’intervention des Russes, était aussi placé en dehors de l’amnistie.
  3. Les mots winelisch et graotz signifient littéralement ville vinde, c’est-à-dire ville slave ou slovène. La Slovenie est la contrée comprise aujourd’hui sous la dénomination administrative d’Illyrie.