La Révolution dans l’Europe orientale/04

LES POLONAIS


DANS


LA RÉVOLUTION EUROPÉENNE.




DEUXIÈME PARTIE.[1]
LE DUCHÉ DE POSEN, LA GALLICIE ET LE GERMANISME.




J’ai raconté ce que l’émigration polonaise avait fait avant février pour conserver intact le dépôt de la pensée nationale dans l’exil et comment, après avoir désespéré de l’appui de la France et de l’Angleterre, elle s’était créé des amitiés plus sûres, fondées sur le sentiment de race, parmi les peuples de l’Autriche et de la Turquie. La situation générale de l’Europe, celle de l’Allemagne en particulier après les révolutions de Berlin et de Vienne, modifièrent profondément les rapports de la Pologne avec ses ennemis et avec ses alliés. Tout lui souriait dans ce premier moment d’illusion trop confiante, et sa joie était d’autant plus vive, que la cause en était plus imprévue. On eût interrogé les esprits les plus naturellement portés à la confiance, tous auraient avoué qu’ils n’avaient jamais, dans la fièvre de l’imagination, rêvé rien de semblable aux occasions que la fortune leur offrait. Le cri de vive la Polgne ! n’avait-il pas retenti dans nos rues ? Les échos du Rhin ne l’avaient-ils pas répété ? ne s’était-il pas prolongé jusqu’à la Vistule ? Les hommes qui passaient pour avoir embrassé le plus chaudement l’intérêt de la Pologne étaient au pouvoir chez nous, comme à Berlin. À Vienne enfin, ces Slaves que l’émigration avait entourés de tant de caresses étaient écoutés et puissans ; peut-être demain allaient-ils devenir les maîtres.

Je voudrais montrer comment et pourquoi des conjonctures en apparence si favorables n’ont pas tenu tout ce qu’elles promettaient. L’émigration cesse de ce moment d’être le principal acteur dans ces vicissitudes nouvelles. La Pologne russe continue, il est vrai, de souffrir dans le mystère ; ses vœux restent voilés, quoique l’on sente, pour ainsi dire, les pulsations de son cœur ; mais, si cette portion la plus vaste et la plus généreuse de la Pologne est encore condamnée à l’immobilité jusque dans l’ébranlement général de l’Europe, les deux grandes provinces de Posen et de Gallicie, profitant des libertés conquises à Berlin et à Vienne, saisissent avec ardeur le rôle qui leur est offert. Le pays n’agit plus seulement par les émigrés et les conspirations ; il agit directement par lui-même, et prend avec résolution la responsabilité de ses destinées. — Quelles idées ces hommes si long-temps déshérités de toute institution libre apportent-ils dans les affaires ? de quelle manière entendront-ils l’intérêt, de la Pologne parmi tant d’autres intérêts qui le secondent ou l’entravent ? — Si Posen et la Gallicie, malgré un grand fonds de bon sens et des tendances conservatrices incontestables, n’ont point évité toute faute, si parfois les populations ont semblé égarées par les conseil du radicalisme, c’est que la partie turbulente de l’émigration a su s’introduire parmi les conservateurs des deux provinces, se glisser au milieu de leurs délibérations et les détourner de leur but. Les obstacles inattendus que les Polonais ont rencontrés lorsqu’ils ont voulu pacifiquement constituer les libertés que les gouvernemens de Berlin et de Vienne leur avaient promises expliquent d’ailleurs qu’ils aient pu ressentir quelque actes de désespoir, et qu’ils se soient trompés par des impatiences de patriotisme.


I

La Pologne, dès le lendemain des révolutions de Berlin et de Vienne, se trouvait aux prises avec la Prusse et l’Autriche, avec la race allemande tout entière, qui voit en elles les deux formes de son développement historique et de sa pensée dans le temps présent. Cette lutte avec l’Allemagne est la première phase de l’histoire des Polonais depuis février ; la seconde sera cette guerre de Hongrie, dans laquelle ils ont pris une part si héroïque et en même temps si désastreuse.

Pour peu que l’on remonte dans le passé, on s’explique l’antagonisme de la Pologne et de l’Allemagne. Ce n’est point la querelle particulière des Polonais et de tel ou tel état allemand, c’est la querelle héréditaire du Teuton et du Slave. Une nation qui semblait former l’avant-garde des races slaves à l’ouest et qui pénétrait au cœur de la race germanique, la Bohême, n’a-t-elle pas été, par son histoire, la preuve vivante, le premier témoignage des ambitions contraires des deux races. Tandis que l’influence germanique cherchait à s’étendre vers l’est et qu’elle s’avançait de ce côté sous le nom d’Autriche, les populations slaves étaient poussées par un instinct semblable vers l’ouest. C’est d’abord la Bohême qui essaie de déborder sur l’Allemagne ; mais les Bohêmes, introduits par ce fait même au sein de la race germanique, finissent par s’y oublier, au point de demeurer associés à ses destinées. L’Allemagne prend bientôt le dessus, et l’union devient pour la Bohême une servitude, servitude à la fois intellectuelle et religieuse. C’est alors que s’élève cette grande et profonde protestation nationale de la race tchèque contre l’Allemagne, l’hérésie de Jean Huss et la guerre de Ziska : Le germanisme l’emporte.

L’opposition des deux principes séparait dès le même temps les Polonais et l’Allemagne. Pendant que celle-ci, par les conquêtes de l’Autriche, étendait pas à pas ses frontières au sud, à travers la Hongrie et la Croatie, jusqu’au territoire des Serbes, elle se glissait au nord, le long de la Baltique, jusqu’au sein des provinces polonaises, par l’établissement de l’ordre teutonique, par les progrès du margraviat de Brandebourg, enfin par la formation du royaume de Prusse. Puis un jour vint où, après de longs préparatifs, profitant de l’effroyable discorde qui épuisait les Polonais, usant de supercherie plutôt que de violence, conquérans à peu de frais, la Prusse et l’Autriche conspirèrent avec la Russie pour le partage du royaume. Le germanisme dominait ainsi la Bohême, l’Illyrie et une large part de la Pologne. Les procédés administratifs auxquels il recourut pour consolider son facile triomphe en Pologne n’étaient pas de nature à apaiser l’antique animosité des deux races. Dès le lendemain du partage, il s’engagea entre la bureaucratie autrichienne ou prussienne et les populations de l’ancienne Pologne une lutte permanente et corps à corps, dans laquelle l’administration allemande mit tout son entêtement, et la race polonaise toute sa passion. Si, dans les grandes occasions, en 1831, en présence d’un courage que personne ne pouvait méconnaître sans cruauté, l’Allemagne libérale a montré quelque velléité de justice, c’est que la guerre des Polonais contre les Russes détournait alors de l’Allemagne l’action de la Russie. Cette sympathie était passagère. Lorsqu’enfin s’annonça ce grand mouvement du slavisme auquel la Pologne s’attacha comme à la formule féconde qui contenait sa régénération, les Allemands, inquiets, irrités, déprécièrent de leur mieux cette doctrine, la naissance de la civilisation slave. L’Allemagne ne pouvait voir avec joie l’avènement d’une race nouvelle sur le théâtre même de cet Orient, où son ambition lui montrait le plus vaste champ ouvert au génie de ses hommes d’état et aux évolutions de sa pensée. Quelquefois, d’ailleurs, les Slaves se faisaient à cet égard puérilement provocateurs. La vieille injure du Slave à l’Allemand, le mot de nemet (muet, lourdaud), fut répétée plus haut que jamais. Kollar prêcha ouvertement la haine de l’Allemand jaloux et perfide. Bien que les Polonais, représentés en Allemagne par des écrivains éminens, n’aient point tous suivi les slavistes exagérés dans leurs batailles littéraires, ces batailles ont entretenu dans leur vivacité les ressentimens du Germain et des enfans de la Pologne associés aux vœux du slavisme.

On voit quel enchaînement de fatalités historiques et de préjugés dominait les rapports de la Pologne avec l’Allemagne avant les révolutions de mars. Si le changement d’opinion qui s’accomplit alors dans toute l’Allemagne en faveur des Polonais eût été durable, le résultat était immense. Il remplaçait ces animosités séculaires par une alliance qui eût été funeste à la Russie. La Pologne crut à l’origine qu’elle pouvait dès ce moment compter sur l’amitié de l’Allemagne. C’est la pensée avec laquelle les émigrés se précipitèrent de tous les points de l’Europe sur le territoire de Posen et de la Gallicie. Leur hâte était déjà un péril par la défiance qu’elle excitait. La sympathie de l’Allemagne était venue trop soudainement pour qu’il n’importât point d’en user avec discrétion. Il ne fallait à aucun prix la mettre à de trop rudes épreuves.

Le germanisme a deux faces très distinctes ; il s’offre sous ces deux faces à la Pologne, par la Poznanie d’un côté, par la Gallicie de l’autre.

L’une de ces faces est jeune, ardente, impétueuse ; l’autre a déjà vieilli et porte toutes les traces des années. La Prusse représente le côté juvénile et entreprenant, l’Autriche le côté traditionnel. C’est avec l’Autriche que la Pologne est principalement en lutte ; l’Autriche est le théâtre où se pose le plus largement la question des nationalités ; et par la Gallicie, la Pologne est appelée à jouer un rôle très influent parmi les populations slaves et hongroises de l’empire des Habsbourg. Pour combattre le germanisme en Autriche, les Polonais ont des alliés chez tous ces peuples. En Prusse, les Polonais se trouvent seuls en présence de l’Allemagne entière. Si, en effet, l’Autriche est un peu abandonnée à elle-même par les intrépides champions du germanisme, la Prusse, au contraire, concentre autant qu’elle l’ose toutes leurs forces ; elle dispose, dans beaucoup de cas, de tout le patriotisme allemand.

Le germanisme de l’Autriche est tout entier basé sur le principe de la conquête. L’Autriche, en effet, n’est que l’assemblage plus ou moins cohérent de peuples divers conquis l’un après l’autre. Bien que la Prusse soit fondée sur un principe de nationalité et qu’elle ait placé sa principale ambition dans le perfectionnement de la nationalité germanique, elle n’est point pour cela aussi hostile qu’on serait tenté de le penser à l’idée de conquête. L’Allemagne nouvelle, dont la Prusse est l’image, tient encore par là au vieux monde. Aussi qu’arrive-t-il C’est que, tout en essayant d’opérer sur elle-même un mouvement concentrique qui resserre entre eux tous ses membres, la Prusse se préoccupe peu au fond des nationalités étrangères, et ne se ferait aucun scrupule de s’étendre à leurs dépens. Lorsque l’on a ce penchant à conquérir, comment donc aurait-on la générosité de laisser échapper des conquêtes accomplis ? Voilà ce qui devait gâter le libéralisme de la Prusse dans ses rapports avec la Pologne, et peut-être les Polonais auraient-ils dû prévoir ces susceptibilités du germanisme libéral.

Il eût été surtout bien désirable que la Pologne entière fût d’accord sur la politique qui lui convenait au milieu de tant de complications ; mais l’entente de tous les esprits pour une même ligne de conduite, c’était toujours là le problème que la Pologne cherchait sans succès à résoudre, même après tant d’événemens de nature à effacer les vieilles haines. Il y avait lieu de se défier de ces hommes qui, éloignés depuis dix-huit ans de la Pologne et façonnés à toutes les habitudes des sociétés occidentales, voulaient d’abord bouleverser leur patrie pour la régénérer. L’insurrection de Cracovie, cette funeste puérilité des démagogues de l’émigration, avait montré récemment leur savoir-faire. Avant de se produire sur le sol du pays, une nouvelle lutte d’influence commença, dans l’exil, entre les démagogues et les conservateurs. Un sentiment vrai s’était emparé le beaucoup d’esprits à la vue de la révolution qui changeait si profondément les bases de la société française ; ils avaient pensé que tous les anciens partis devaient modifier leurs idées et leur tactique, se rajeunir en s’unissant. L’idée de nationalité séparée de l’esprit révolutionnaire offrait aux diverses fractions de l’émigration le lien le plus honorable et le plus fort que l’on pût désirer. Point d’obstacles de la part des conservateurs. Disciplinés originairement sous le nom de Société du 3 mai, et attachés à la législation que cette glorieuse date rappelle, ils firent les premières démarches. Ils déclarèrent qu’ils laissaient désormais de côté les idées de monarchie empruntées à cette constitution fameuse de 1791. De leur aveu spontané, le pays seul désormais avait le droit de déterminer la forme de son gouvernement à venir. Pour assurer plus de liberté aux décisions de la nation elle-même, la Société du 3 mai prononça officiellement sa dissolution : elle était prête à se fondre avec toutes les opinions qui voudraient, à son exemple, constituer un parti exclusivement national ; mais les hommes de la Société démocratique, qui avait eu primitivement son siège à Versailles, et qui prétendait centraliser les forces démocratiques de l’émigration, ne répondirent point à ces avances. S’inspirant de l’esprit révolutionnaire qu’ils voyaient triomphant, ils prétendaient plus résolûment que jamais chercher dans la démocratie le levier de l’insurrection ; comment eussent-ils consenti à ce sacrifice de leurs prétentions personnelles à l’heure où ils croyaient tenir l’instrument de la régénération universelle ? Ils refusèrent l’union qui leur était proposée. La Société du 3 mai se dissolvait donc sans se reconstituer ; mais, en cessant d’être avec les raisons qui lui avaient donné naissance, elle annonça qu’elle remettait aux mains du prince Adam Czartoryski le soin des intérêts du pays dans ses relations extérieures. Comme président du gouvernement insurrectionnel de 1831, par les services rendus dans l’exil à la cause polonaise et l’heureux emploi qu’il avait su faire de sa considération personnelle près des gouvernemens étrangers, il était, suivant les membres de l’ancienne Société du 3 mai, le représentant naturel de la Pologne de l’exil. Le prince Czartoryski restait donc chargé de la direction de la diplomatie polonaise.

Les conservateurs autochthones n’avaient point d’objection contre le prince Czartoryski au moment où il renonçait aux idées de monarchie qui étaient celles de son parti plutôt que les siennes. S’ils acceptaient le concours des forces conservatrices de l’émigration, ils tenaient à éloigner résolûment l’action de la Société démocratique de Versailles, et à se décider en tout par les seules inspirations du pays. Placés dans des circonstances aussi graves que favorables, ils sentaient combien ils devaient mettre de soin, à ne pas les brusquer. Ils le comprirent principalement lorsqu’ils eurent vu les radicaux à l’œuvre dans la Poznanie et la Gallicie. Quelques personnages influens de la Gallicie conçurent, malheureusement un peu tard, l’idée d’un congrès dans lequel toutes les parties de la Pologne seraient appelées à arrêter un plan de conduite en laissant provisoirement les émigrés à l’écart. Le congrès se tint en Silésie, à Breslau. L’on y discuta les bases de l’entente par laquelle on espérait concerter les démarches de Posen avec celles de la Gallicie, et créer une grande ligue pareille à celles d’Irlande. Cette ligue n’eût point demandé l’indépendance ni la guerre contre la Russie, qui n’étaient point parmi les choses immédiatement possibles. Elle eût toutefois, en s’autorisant de toutes les libertés issues des révolutions allemandes, travaillé à dégager Posen et la Gallicie des étreintes trop étroites du germanisme, et à y rétablir légalement et pacifiquement des institutions nationales. Les radicaux de l’émigration sentaient bien que, si ce congrès réussissait sans eux, leur existence comme parti était gravement compromise et peut-être à tout jamais perdue, car ils n’avaient eu d’action jusqu’alors en Pologne que par la négligence des conservateurs à s’unir. Sans doute cette union eût été pour le pays une force nouvelle, un moyen puissante. Pour les radicaux, c’était l’intérêt du parti qui passe avant celui du pays ; périsse la patrie plutôt qu’un principe, dût le principe être faux ! On les vit donc accourir de Posen et de la Gallicie, où ils s’étaient déjà abattus par volées. Ils demandèrent à grand bruit à être admis. Repoussés, ils s’emportèrent. Bien qu’aucune partie de l’émigration ne fût officiellement représentée à Breslau, ils accusèrent les conservateurs d’être des agens du parti monarchiste, qui pourtant n’existait plus depuis la dissolution de la Société du 3 mai.

En présence de cette invasion de multitudes tapageuses, arrogantes, préoccupées de se faire accepter ou de tout arrêter, le congrès devint bientôt impossible. Le radicalisme, qui avait dans l’émigration refusé de se fondre avec les conservateurs, en un parti national, portait ainsi le dernier coup à cette patriotique tentative renouvelée en grand sur le sol de la Pologne. Les conservateurs venus de la Gallicie et de Posen furent obligés de rentrer dans leurs foyers sans avoir arrêté aucune mesure commune. Ils n’avaient plus qu’à reprendre, en sous-œuvre, chacun chez soi, la pensée qui les avait conduits à Breslau, et déjà les événemens étaient trop avancés à Posen et en Gallicie pour que la prudence fît tout le bien qu’elle aurait pu accomplir, en disciplinant plus tôt les forces conservatrices de la nation. Les deux principes qui s’étaient développés depuis 1831 dans le sein de la société polonaise, ou, pour mieux dire, dans l’émigration, se trouvaient donc en lutte, dès qu’il s’agissait, de tracer un programme aux populations et de formuler des vœux en présence de l’Allemagne, de la Russie et de l’Europe. À Posen et en Gallicie, les mêmes tiraillemens se reproduisent. Les conservateurs veulent le progrès régulier des institutions nouvelles, ils le veulent avec la patience d’esprits éclairés qui savent bien que les réformes ne s’accomplissent point en un jour comme les révolutions ; ils le veulent surtout, parce qu’en se plaçant sur ce terrain, ils éloignent d’eux toute apparence de conspiration et évitent de provoquer les cabinets ou de réveiller les passions du germanisme. Les radicaux au contraire, toujours animés de sentimens belliqueux, toujours prêts à trancher les difficultés à la façon d’Alexandre sans se demander s’ils ont son épée, ne savent prononcer que les mots d’insurrection et de guerre au premier obstacle qui les retarde ; et comme les gouvernemens auxquels ils s’en prennent ont la supériorité de la force organisée, faire un appel aux armes, c’est chercher à être battus à coup sûr, tout en donnant prétexte aux réactions ; c’est risquer follement à la fois la nationalité et la liberté. La Prusse et l’Autriche ont trop profité des commises par l’imprudence des radicaux de l’émigration ; elles n’ont d’ailleurs rien négligé pour les provoquer. Avant même que le radicalisme leur vînt fournir des raisons spécieuses, elles avaient évidemment rêvé les combinaisons qui ont amené un nouveau démembrement de Posen et la situation précaire de la Gallicie.


II

C’est à Posen que commença la lutte entre le germanisme et la Pologne ; c’est là aussi qu’elle se dénoua le plus promptement. La Prusse avait d’abord entr’ouvert d’heureuses perspectives aux populations de la Poznanie. Le roi Frédéric-Guillaume, non sans doute par un mouvement bien spontané, mais du moins aux acclamations de son peuple, avait amnistié les Polonais condamnés naguère à la suite de l’échauffourée de Cracovie : on les avait vus conduits en triomphe dans les rues de Berlin, sous les fenêtres de Frédéric-Guillaume, qui, lui-même, avait dû incliner son front devant eux. « Compatriotes, disait l’un de ces captifs mis en liberté, le savant et grave docteur Libelt, tout le peuple prussien n’est rempli que d’une seule pensée : c’est qu’une Pologne libre et indépendante soit constituée pour servir de rempart à la libre Allemagne. Il n’y a plus de doute que la question polonaise ne soit bientôt résolue ; il est même possible que les gouvernemens eux-mêmes en prennent l’initiative pour réparer le crime commis par le partage de la Pologne. » — Les Polonais, écrivait le 23 mars le chargé d’affaires de France, les Polonais ont repris leur cocarde nationale ; ce qu’ils veulent, ce n’est pas le désordre, ce n’est pas le triomphe immédiat de la démocratie républicaine : ils veulent employer la Prusse à régénérer la Pologne. »

Le gouvernement prussien dans ce premier instant d’émotion où il pouvait douter des intentions de la Russie et de l’Autriche, se complut d’abord à flatter cette pensée. Le ministère accueillit tous les officiers polonais qui vinrent s’offrir ; plusieurs reçurent des passeports sous des noms empruntés, avec mission de se rendre en Russie, d’y étudier les conditions stratégiques d’une attaque. Le savant général Chrzanowski, qui devait, plus tard perdre la bataille de Novarre, fut appelé auprès de l’honorable général Willisen, qui jouissait alors de toute la confiance du cabinet, et dont les sympathies pour la Pologne s’étaient manifestées par ses écrits militaires sur l’insurrection de 1831. Les deux généraux étaient chargés officieusement de combiner et de proposer un plan de guerre, dans la prévision d’une lutte avec la Russie. Les esprits les plus calmes pouvaient se méprendre à une pareille attitude aussi bien que les têtes les plus exaltées[2]. Dès le 22 mars, un comité national s’instituait à Posen ; il devait prendre la direction politique de la province. Ce comité, au sein duquel figuraient plusieurs prêtres, était animé des sentimens les plus modérés, et il n’arborait aucune prétention qui ne pût être approuvée par les conservateurs les plus exigeans. Il ne songeait qu’à une action pacifique et à des négociations amicales avec le gouvernement prussien. « Polonais et frères disait ce comité dans sa première proclamation, si l’amour de Dieu et de la patrie vous anime, si vous êtes prêts à leur offrir votre vie, si l’espérance vous fait lever aujourd’hui les yeux vers le ciel pour lui exprimer vos vœux et vos désirs, si vous avez pitié de vos frères exilés, qui par le monde entier versent leur sang et leurs larmes en vue de la patrie, appliquez-vous, avant tout autre soin, à éviter tout conflit qui pourrait amener une effusion de sang et une prostration de forces aujourd’hui inutiles, et dont plus tard l’emploi pourra être salutaire et décis le même jour, dans une proclamation aux Allemands, le comité disait : « Nous nous sentons de la reconnaissance pour vous, Allemands, en voyant que vous ne croyez à la durée de la liberté qu’autant qu’elle sera générale. Nous vous tendons la main fraternellement, et nous espérons avec confiance que notre cause se développera, de concert avec vous, dans des sentimens paisibles et amicaux. Le gouvernement des baïonnettes est fini, nous savons que nous ne combattrons plus contre vous, le combat ne viendra pas de vous ; mais la guerre est possible d’un autre côté, la guerre contre l’Asie. Cette guerre, nous l’avons poursuivie sans relâche depuis le commencement de notre histoire ; et nous l’aurions glorieusement achevée, si l’insouciance des nations ne nous en avait empêchés. » Le comité n’était donc animé d’aucun sentiment hostile contre les Allemands. Comme les Israélites sont un élément assez important de la population des différentes parties de la Pologne, où ils reçurent l’hospitalité quand ils étaient partout encore en butte à l’intolérance, le comité national voulut les rassurer, ainsi que les Allemands, par une proclamation spéciale à leur adresse. Aussi bien, en dépit du peu de gratitude dont le Israélites ont payé cette hospitalité, les écrivains polonais les ont toujours entourés d’une vive sympathie. Suivant M. Mickiewicz, la régénération du monde moderne commencera par trois peuples, elles israélites sont, avec les Français et les Slaves, l’un de ces peuples privilégiés.

L’idée germanique n’était alors pour la Pologne qu’un objet d’émulation. Elle offrait aux Poznaniens une bonne occasion de demander au souverain qui encourageait le patriotisme unitaire de l’Allemagne la garantie de la nationalité polonaise dans le duché de Posen. Un décret du 24 mars vint en effet leur donner l’espoir d’une réorganisation nationale. La tâche était grande, en vérité, si le gouvernement prussien eût consenti à l’envisager dans son étendue ; il avait bien des concessions à faire, s’il eût voulu réparer les atteintes portées par lui à la nationalité des Poznaniens depuis leur annexion à la Prusse. Quoique le duché de Posen n’eût pas subi de traitemens aussi amers que le royaume de la Gallicie, les institutions, la langue et l’esprit polonais y avaient été battus en brèche sous toutes les formes et à tous les instans.

À peine en effet, à la suite des premiers partages, les Prussiens étaient-ils établis à Posen, que le gouvernement représentatif, traditionnel en Pologne, disparut sous, un déluge d’employés allemands, et que le code national dut faire place aux lois du conquérant, appliquées par des magistrats allemands. Deux classes de la société avaient le dépôt des traditions et du patriotisme, le clergé catholique et la noblesse : le gouvernement prussien s’appliqua à ruiner l’influence de l’un et de l’autre. Les Poznaniens, contenus, mais non domptés, n’attendaient que l’occasion pour s’insurger contre la Prusse. Quand la monarchie prussienne fut brisée à Iéna, l’on vit renaître en un moment tous ces élémens de vie qui n’étaient point encore étouffés. En 1815, lorsqu’on agita au congrès de Vienne les conditions de la domination des Allemands et des Russes en Pologne, la Prusse fut obligée, comme la Russie, de tenir compte de ces forces, que le contact de la France avait ressuscitées dans le sein de la Poznanie. « Vous serez réunis à ma monarchie, dit le roi de Prusse aux Poznaniens, sans avoir à renier votre nationalité… Elle vous sera conservée comme preuve de mon estime pour vos efforts à la maintenir. » Consolantes paroles, si elles eussent été sincères ! La Prusse revint promptement à son premier système : le code fut de nouveau changé ; derechef les fonctionnaires furent enlevées aux Polonais et distribuées aux Allemands. Cela ne se pratiquait point comme en Russie, par violence, mais insensiblement avec une prudence redoutable pour la race polonaise. En 1830, le tribunal de première instance de Posen ne comptait plus qu’un seul juge capable de présenter un referat en polonais ; à Bromberg, tous les employés, jusqu’au crieur public, avaient été destitués ; enfin, le livre des hypothèques et tous les actes relatifs à la propriété étaient rédigés en allemand. Plus d’écoles supérieures, plus d’académie. Le roi n’était que grand-duc de Posen ; les Polonais ne prêtaient point serment au roi de Prusse, mais au grand-duc ils avaient une monnaie nationale, un drapeau. Tous ces signes extérieurs leur avaient été laissés en 1815 pour marquer leurs droits à une autonomie nationale conforme aux vœux de l’Europe. Ce principe avait même reçu une sorte de sanction dans le choix du prince Radziwil pour gouverneur ou vice-roi national de la Poznanie ; mais à la mort de ce prince l’institution disparut avec lui, et le duché se vit ainsi placé sur le pied des provinces allemandes de la monarchie.

Une atteinte plus rude peut-être que toutes les autres avait été portée à la nationalité par les changemens introduits ex abrupto dans les conditions de la propriété. Le gouvernement disposa en faveur des paysans des terres qu’ils cultivaient à titre de fermiers héréditaires. Certes, cette mesure était juste en elle-même : c’était le malheur de la Pologne de n’avoir point pris les devans ; mais, grace aux circonstances, la mesure n’en causait pas moins un grave préjudice à la nationalité : elle frappait la fortune de la noblesse et du clergé, qui étaient les gardiens éclairés du patriotisme. D’ailleurs (et c’était là un inconvénient grave), mobiliser la propriété des paysans, peu accoutumés à la prévoyance, c’était offrir aux colons allemands le moyen de se substituer insensiblement à ces petits cultivateurs. Le paysan devenu propriétaire vendait volontiers, soit pour essayer d’une autre existence, soit, par force, pour acquitter les dettes promptement contractées, et tombait de la sujétion dans le prolétariat. Le colon allemand, au contraire, envahissait, envahissait toujours. Ainsi un élément germanique d’une grande activité s’enracinait au sein de la race polonaise en Poznanie, et, menaçait, avec l’aide du temps, de la ronger au cœur.

Tant de blessures faites à la Poznanie ne pouvaient être guéries que par une administration polonaise et le rétablissement des institutions nationales. Le décret royal du 24 mars 1848, qui ordonnait la réorganisation du duché, comblait à cet égard les plus pressans d’entre les vœux des Poznaniens. Toute la question était de savoir comment et dans quelle limite la Prusse avait l’intention de tenir ses promesses.

Les fonctionnaires allemands, si directement intéressés à maintenir l’ancien ordre de choses, ne pouvaient voir sans inquiétude les progrès de ce grand mouvement qui ébranlait par sa base leur existence même ; ils prirent l’initiative d’une contre-agitation germanique sitôt que le premier moment de stupeur fut passé. L’armée inaccessible à l’esprit du jour et aux entraînemens de l’opinion, embrassa la cause des fonctionnaires ; les comités allemands et l’armée allemande se laissèrent aller à des provocations fâcheuses ; les Juifs s’en firent les agens ; des cocardes et des drapeaux polonais furent enlevés et insultés dans plusieurs villages. La Russie, de son côté, effrayée de l’ébranlement que la révolution avait imprimé à l’Europe et de la tournure menaçante que prenaient les affaires de Pologne, avait, dans l’intervalle, adressé au cabinet de Berlin les remontrances les plus amicales par un envoyé extraordinaire, le général de Berg. C’était plus qu’il n’était peut-être nécessaire pour ralentir l’action déjà si peu empressée du gouvernement prussien. Le cabinet n’osa pas cependant retirer absolument ses promesses avant que les événemens fussent venus donner lieu à des conflits violens et que l’agitation anti-slave suscitée par le patriotisme germanique eût pris assez de consistance pour appeler directement la répression.

D’abord le général Willisen est envoyé en mission à Posen ; il est officiellement chargé de concilier les intérêts et d’apaiser les passions. Le général paraît prendre sa mission au sérieux. « Polonais, dit-il vous voulez avoir une administration et une juridiction polonaises, vous les aurez. » Il déclare qu’en garantie de cette promesse le roi a décidé qu’un Polonais serait placé à la tête du pouvoir dans la province, et que le libre choix des Landrath sera rétabli dans les districts. Le général Willisen annonce en outre que la Poznanie aura une force armée. Il n’en est point, dit-il, de plus nationale que la Landwehr. Ce principe de la Landwehr pourra d’ailleurs recevoir, des développemens, et le général accueillera toutes les propositions qui lui seront faites au sujet des emblèmes et du commandement de cette troupe. « Allemands, ajoute le général Willisen, n’ayez aucune crainte ; les droits que vous donne votre langue ne peuvent pas vous être arrachés, toute la Prusse vous les garantit. Ainsi le veut l’esprit des institutions nouvelles ; chaque race pourra conférer dans sa propre langue avec ses autorités. Ayez confiance dans les Polonais ; en ces derniers temps d’une irritation provoquée par les événemens, ils ont fait de grands efforts pour vous préserver de toute injustice… Ne cherchez pas à vous accuser les uns les autres… Vous êtes forts, si vous êtes unis ; sans cette union, vous seriez exposés au danger d’une première attaque qui pourrait vous venir du dehors. »

On le voit, le commissaire prussien promettait encore aux Polonais la nationalité ; il les laissait encore croire à la possibilité de grandes complications politiques à l’extérieur. Bien convaincus de la sincérité de son langage et de sa conduite, les Poznaniens signèrent avec lui, à Jaroslawiecz, une convention d’après laquelle l’organisation nationale « du duché devait commencer dès que les troupes de volontaires polonais, formées irrégulièrement, se seraient dispersées. Or, la question, qui semblait, par cet arrangement, avoir fait un grand pas, était plus éloignée que jamais d’une solution pacifique. Vainement le général Willisen avait-il donné l’ordre aux généraux prussiens d’arrêter tout mouvement de troupes pour ne point inquiéter les masses polo aises au moment de leur dispersion : débordé lui-même par les passions de l’armée, il vit ses ordres méconnus ; il s’entendit déclarer traître à la patrie allemande ; sa vie fut menacée sans que le général qui commandait à Posen songeât à protéger son frère d’armes. Enfin le vœu d’une incorporation d’une partie du duché à la confédération germanique fut formulé par la population allemande et juive. Les troupes prussiennes se ruèrent sur les camps polonais, qui étaient en train de se dissoudre ; une lutte sanglante allait commencer. Le comité national, animé de sentimens pacifiques, constitué en vue de la conciliation des races et de l’action légale, n’avait plus rien à faire dans cette phase toute nouvelle de la question de Posen : il se retira en protestant. La réaction allemande offrait au radicalisme polonais une belle occasion d’essayer ses forces ; M. Mieroslawski, l’un des plus fervens apôtres de ce parti, trouvait là sa place et la saisit.

C’est le propre des radicaux polonais de ne jamais douter de rien. Ils prennent l’imagination pour de la foi et se croient de force à soulever les montagnes. Un coup de fusil est tiré par une main maladroite, une barricade est construite par trois mauvais sujets, c’est le monde qui s’ébranle La terre va enfin s’incliner sur son axe pour recevoir respectueusement les vérités nouvelles : Nos hommes accourent leur Evangile en main ; ils paraissent, se font huer, sont battus et chassés. Cependant l’expérience n’a pas le pouvoir de leur arracher leurs illusions. Leur imagination a quelquefois ses beaux jours, jours d’inspiration et de lyrisme, où le cœur fait entendre l’accent des passions vraies ; mais ces jours sont rare, et l’habitude de pareils esprits est de sonner faux. M. Mieroslawski, avec tous les défauts du radicalisme polonais, n’avait pourtant pas un esprit de trempe commune. De tous les penseurs maladifs que la Pologne a enfantés dans ses momens d’amertume, Mieroslawski est un des plus distingués par l’intelligence. Quand, son langage n’est point entièrement intolérable par l’abus de l’hyperbole, il est singulièrement, séduisant ; quand il ne se traîne point dans les banalités humanitaires, il est parfois d’une originalité qui ne manque point d’éloquence ; quand il ne déraisonne, point de façon à mettre à la torture un auditoire sensé, il a comme des éclats d’intuition qui éblouissent et entraînent. Le même homme qui, dans l’atmosphère malsaine des clubs de Paris, n’était qu’un vulgaire déclamateur, sans nulle apparence de conviction, avait autrefois trouvé, devant les juges de Berlin, des sentimens vigoureux et élevés pour parler de sa conspiration et évoquer l’image de sa patrie. Le même homme qui, dès l’origine, se jetait avec tant d’ardeur dans les aventures révolutionnaires et qui devait être, parmi ses compatriotes, l’un des plus intrépides à se tromper sur la consistance de telle ou telle insurrection, avait naguère écrit dans notre langue un livre où des aperçus lumineux et profonds percent çà et là sous le luxe redondant des images[3]. Tel était le chef qui s’offrait aux populations déçues de la Pozananie, et qui envenimant leur juste douleur, les poussait à la résistance armée.

La défense fit autant d’honneur à la bravoure polonaise qu’elle en fit peu aux armes prussiennes ; mais cette défense à forces si prodigieusement inégales ne pouvait pas être heureuse. Les Poznaniens, que la Prusse avait primitivement encouragé à s’organiser en garde civique, et qui plus tard avaient consenti à dissoudre leurs camps, conformément à la convention conclue avec le général Willisen, furent désarmés. La Poznanie, brisée dans cette lutte, retomba aux pieds de son ennemi, le germanisme, plus affaiblie et plus suspecte que jamais. Le germanisme au contraire, avec le temps, avait pris plus d’ambition et d’orgueil. Loin de se prêter à la réorganisation nationale du duché de Posen, il aspirait à lui faire subir l’injure d’un nouveau morcellement et à introduire la ville de Posen elle-même, comme une ville allemande, dans la confédération germanique. Francfort et Berlin ont rivalisé d’ardeur dans cette œuvre. Appelées par les fonctionnaires et la petite bourgeoisie germanique du duché avec lesquels les Juifs faisaient cause commune, la Prusse et l’assemblée nationale allemande ont couvert leur conduite du prétexte de la nationalité et du patriotisme Retournant ainsi contre la Pologne le principe même sur lequel elle s’appuyait pour demander l’autonomie de Posen, elles ont fait au duché la blessure la plus douloureuse qu’il eût encore ressentie depuis son incorporation à la monarchie prussienne. Les craintes vagues qui s’étaient mêlées aux espérances du parti conservateur polonais au milieu même de ces beaux jours où l’Allemagne fraternisait avec la Pologne, ces craintes étaient dépassées de beaucoup par l’événement. Dans deux lettres écrites de Berlin (26 avril), l’une à M d’Arnim, ministre, des affaires étrangères, l’autre à M. de Lamartine, membre du gouvernement provisoire, le prince Czartoryski, qui était allé à Berlin en pacificateur, fit l’aveu de son désenchantement. Il ne lui restait plus qu’à se retirer devant le revirement du germanisme ; en protestant contre le nouveau partage de la Pologne près de s’accomplir par la même main qui, quelques mois auparavant, promettait de la sauver.

La Poznanie a été forcée d’accepter le sort que lui faisait la violence. Réduite à suivre la route de la légalité et renfermée dans les limites d’une agitation purement constitutionnelle, elle n’a pas pourtant désespéré. Une ligue polonaise (liga Polska) s’est organisée dans l’intention de dérober aux envahissemens de l’administration et de l’esprit germaniques ce qui reste de la nationalité polonaise en Poznanie, de soutenir la foi patriotique des districts incorporés à l’Allemagne, d’entretenir sur tous les points l’union de la noblesse et des paysans dans une commune espérance. La Liga Polska, conçue et dirigée dans un esprit aussi modéré que national, s’est enrichie des dons volontaires des patiotes. Elle a des journaux qui savent parler au peuple son vrai langage, non point ce langage déclamatoire ou vulgaire qui est au service de tout tribun de carrefour, mais cette langue simple et animée qui sait donner à la raison les couleurs du sentiment et revêtir la science des formes de la poésie. Le paysan suit l’impulsion qui lui est ainsi donnée de haut ; et la passion, au lieu de l’abaisser comme ailleurs aux funestes préoccupations d’un matérialisme brutal, l’élève à la notion de la solidarité et du sacrifice[4]. La nationalité des Poznaniens retrouve ainsi dans les libertés constitutionnelles de la Prusse un moyen légal aux nouvelles chaînes administratives dont elle est embarrassée. La consolidation de ces libertés, voilà aujourd’hui le but essentiel et unique de la Poznanie : c’est la politique qui avait été indiquée dès l’origine par le parti conservateur dans l’émigration et dans le pays.

La Poznanie a été représentée à Berlin comme les autres provinces, dans toutes les diètes qui s’y sont succédé depuis un an. Il eût été difficile aux députés polonais d’y jouer un rôle très large ; ils ont su du moins y conserver une réserve intelligente et nationale, ne s’affiliant pas, à tel ou tel parti, sachant rester indifférens dans toutes les questions qui ne les touchent point, et toutes leurs raisons d’agir dans la seule considération du patriotisme de race. Plût à Dieu que la députation de la Gallicie à Vienne eût suivi tout entière une inspiration semblable, et que l’intérêt mal entendu du libéralisme ne lui eût point fait perdre quelquefois de vue l’intérêt de la nationalité !


III

La politique conservatrice qui avait présidé aux premiers efforts du duché de Posen, et qui a repris là toute son autorité après le court passage et les aventures malheureuses de M. Mieroslawski, fut adoptée dès l’origine par la noblesse gallicienne. Le malheur est que le parti conservateur ne se soit point assez énergiquement concerté en Gallicie, et qu’il ait d’ailleurs faibli lui-même dans quelques-uns de ses membres au moment de la dernière révolution de Vienne et la guerre de Hongrie. C’est en Gallicie pourtant qu’il avait le plus besoin d’être fortement constitué, parce que c’est là qu’il y avait le plus de maux profonds à réparer et le plus de chances ouvertes à l’action politique de la race polonaise.

Que l’on se rappelle un moment dans quelle situation lamentable les événemens de mars surprenaient cette province, et par quelle suite de calamités elle avait été conduite à l’abîme où elle se débattait sans espoir. L’Autriche, en prenant possession de ce pays, avait découvert du premier coup d’œil dans la féodalité combinée avec la bureaucratie les élémens du système administratif dont elle gratifia la Gallicie : ce système consistait principalement à laisser aux mains de la noblesse les privilèges onéreux et peu populaires du recrutement, de la levée des impôts et de la justice seigneuriale, en plaçant les tribunaux d’appel dans les attributions de l’autorité allemande. Le gouvernement avait donc le moyen de s’effacer derrière la noblesse dans l’exercice de toutes les fonctions par lesquelles le pouvoir pèse sur les peuples, il avait tout combiné de manière à se retrancher dans un rôle de médiateur, qui, pris à propos entre les paysans et les seigneurs terriens, lui donnait l’apparence d’une grande sympathie pour la classe opprimée. L’Autriche avait d’ailleurs eu soin, comme la Prusse, d’enlever aux Polonais toute action dans les affaires de leur pays. Si elle leur avait laissé une ombre de diète provinciale, ce n’était qu’une sorte d’ironie pour leur mieux faire sentir combien ils étaient impuissans. Mêlez les sentimens personnels du bureaucrate allemand et du Juif à ces monstruosités administratives, vous concevrez ce que put être, dès le lendemain du démembrement, la domination de l’Autriche en Gallicie.

La noblesse n’avait pas tardé à comprendre que la législation nouvelle allumait la haine dans le cœur des paysans et faisait pencher leurs sympathies du côté du gouvernement impérial ; mais la noblesse osait vainement solliciter une réforme des lois administratives et l’abolition des corvées, si grand que fût pour elle ce sacrifice. L’organisation sociale de la Gallicie servait trop bien, par ses seuls effets, les desseins du cabinet de Vienne, elle réussissait trop parfaitement à paralyser tout mouvement national en rendant l’accord impossible entre les deux classes, pour que l’on pût songer à la modifier. Quelques jours avant la conspiration de 1846, l’archiduc gouverneur Ferdinand d’Este écrivait à Vienne. « Le pays est agité ; un mouvement semble se préparer, les esprits sont inquiets. Cependant le gouvernement peut être tranquille, je n’ai besoin d’aucun renfort, car toutes les mesures sont prises, en cas d’insurrection, pour paralyser le mouvement sans compromettre les troupes. » Ces confidences signifient-elles que le gouvernement autrichien prévit les massacres qui devaient quelques jours plus tard épouvanter la Gallicie ? Non peut-être ; mais cela signifie du moins qu’en présence de la folle conspiration conçue, comme l’on sait, par les radicaux de l’émigration, l’autorité comptait sur le désaccord et au besoin sur les haines qu’une longue lutte d’intérêts avait semées entre le paysan corvéable et la propriété seigneuriale ; en un mot, la législation de la Gallicie était telle que, dans un temps donné, la guerre sociale y était inévitable[5].

À l’époque où éclatait la révolution de Vienne, deux ans après cette guerre, la question sociale était donc posée en Gallicie dans son affreuse et saisissante vérité. D’un côté, des multitudes égarées, encore tout émues du parricide qu’elles venaient de commettre sans en bien comprendre le sens et la portée ; de l’autre côté, une noblesse encore en deuil de tant de funérailles, à peine rentrée sous le toit de ses châteaux visités récemment par le fer et le feu, ruinée d’ailleurs dans sa fortune par l’impossibilité de se procurer, même au plus haut prix, des bras pour remplacer sur ses terres le travail gratuit de la corvée ; enfin, entre les deux classes, le gouvernement incertain ; effrayé lui-même de l’incendie attisé par ses mains, qui menaçait de se répandre, par la Bohème et la Transylvanie, à travers le reste de l’empire : tel était alors l’aspect affligeant de la Gallicie

À peine L. de Metternich est-il renversé, qu’une députation de la noblesse accourt à Vienne pour appeler l’attention de l’empereur sur l’état de la province. La noblesse avait hâte de sortir d’incertitude ; elle sollicitait de l’empereur l’autorisation de libérer les paysans de toute corvée par une mesure générale et irrévocable Sans doute on n’ignorait plus à Vienne que l’heure était venue d’en finir avec le système féodal : on était, sur l’urgence d’une réforme, de l’avis de la noblesse polonaise ; mais, si la noblesse tenait à l’initiative, l’Autriche avait aussi ses raisons de ne point s’en laisser dérober le mérite. Comment livrer gratuitement aux propriétaires cette magnifique occasion d’offrir aux paysans un gage de réconciliation politique, lorsque soi-même on en pouvait tirer un si bon parti ? Avant que la députation de la noblesse eût reçu la réponse qu’elle venait chercher, un ordre impérial, publié en Gallicie, annonça aux paysans que l’empereur les dégageait pour l’avenir de toute corvée. Le bienfaiteur, c’était donc le gouvernement ; la noblesse était ruinée sans cette compensation morale dont l’espoir l’avait aidée dans ce complet sacrifice de sa fortune.

Cependant, l’impression des événemens de 1846 une fois dissipée et la noblesse déchargée de fonctions administratives qui la rendaient odieuse, le paysan gallicien, par l’impulsion de la nature, devait tendre à se rapprocher des hommes éclairés qui parlaient sa langue, et dans lesquels il ne pouvait plus voir que des compatriotes. Bien que docile jusque-là aux inspirations du pouvoir impérial qui flattait sa misère, le paysan n’avait jamais eu d’inclination pour le germanisme. Il devait, par la force des choses, redevenir Polonais, et sentir le patriotisme de race se rallumer en lui dès qu’il aurait échappée aux préoccupations de sa haine sociale. À la faveur des libertés conquises à Vienne, la noblesse de Gallicie organisa sur toute la surface du pays des comités nationaux dont la mission était de diriger le mouvement des esprits et de se substituer à la bureaucratie allemande. Un conseil central installé à Léopol reliait entre eux les conseils locaux, qui, dans les premiers jours, faisaient fonction de municipalités. Les comités nationaux se, tinrent à l’origine dans les limites d’une réserve prudente, qui eût aplani bien des difficultés, si elle eût été durable. L’on n’avait point reçu du cabinet de Vienne les encouragemens belliqueux venus de Berlin en Poznanie. Cependant l’on avait réussi promptement à former une garde nationale ; les fusils avaient manqué, non les hommes. La garde civique chez un peuple du tempérament de la condition des Polonais n’a point le même caractère que chez nous ce n’est point l’inoffensive association de gens pacifiques qui ont besoin pour prendre feu de se sentir bien directement blessés ou menacés dans leurs intérêts. C’est une armée de volontaires impatiens qui envisagent leur métier par son côté le plus vif, et dont la susceptibilité veut être ménagée. La garde nationale de la Gallicie suivait naturellement l’impulsion des comités municipaux centralisés à Léopol dans le conseil supérieur. La direction de l’esprit public dépendait donc de l’action de ce conseil. Le conseil de Léopol tomba par malheur aux mains des hommes les plus turbulens de la province et des agens de la société démocratique de Versailles. Vainement l’influence des conservateurs autochthones se combina-t-elle avec celle du prince Czartoryski, présente en Gallicie, comme à Posen, pour conseiller la prudence : elle ne put assez promptement contre-carrer les entreprises du conseil de Léopol. Des altercations survinrent entre les troupes et la garde nationale. Tout de même qu’en Prusse ; le gouvernement attendait et désirait un conflit. Que fallait-il de plus à un pouvoir non encore débarrassé de ses traditions d’absolutisme, pour suspendre ou supprimer des droits qu’il avait accordés à regret ? Le bombardement de Léopol, l’état de siége, ont en effet mis en péril l’autonomie que les Galiciens pensaient avoir conquise, et rouvert une assez large brèche par où le germanisme a su rentrer dans la place.

Il y avait, à la vérité, un autre terrain où les Galiciens pouvaient reprendre avantage sur l’Autriche germanique. Battus un peu par imprudence dans leurs foyers, ils avaient sous la main de grandes facilités pour une revanche à Prague, à Agram, à Pesth, à Vienne même. On n’a point oublié peut-être comment l’émigration, et particulièrement le prince Czartoryski, avaient pris le slavisme à cœur, et mêlé le nom de la Pologne à tout ce que les Slaves de l’Autriche rêvaient de liberté et de gloire à leur race. Les Polonais autoghthones, surtout ceux de la Gallicie, où l’on avait moins de liberté d’opinions et de mouvemens qu’à Posen, étaient entrés moins avant que l’émigration dans les projets du slavisme libéral : négligence un peu imprudente et dont ils sentaient bien l’inconvénient à l’heure où tout les invitait à s’unir avec les Tchèques et les Croates dans un commun effort contre le germanisme.

Cependant quelques rares patriotes de Gallicie avaient eu le mérite de pressentir cette situation. Parmi eux se distinguait le prince George Lubomirski, homme de sens et de sacrifice. Mêlé très jeune aux slavistes de l’université de Prague ; ayant fréquenté de bonne heure les principaux chefs du mouvement slave de la Hongrie, il avait pris goût à leurs doctrines, et s’était facilement laissé aller à leurs espérances. Je ne saurais préciser dans quelle mesure M. George Lubomirski croyait originairement le slavisme capable d’avancer les affaires de la Pologne : toujours est-il que l’idée d’une union étroite de la Pologne et des Slaves n’a point eu de partisan plus empressé que lui depuis la révolution de mars. Dans toutes les occasions où il s’est agi de concilier les intérêts de la Gallicie avec ceux de la Bohême et de la Croatie contre la prépondérance du germanisme de Vienne, le jeune patriote est intervenu avec une ardeur où il mettait tout le feu de la jeunesse, et dont ses compatriotes ne se souviennent point sans émotion.

M. George Lubomirski fut l’un des promoteurs et l’un des membres les plus influens du congrès de Prague, où les représentans de tous les pays slaves se rassemblèrent pour discuter l’intérêt général de leur race et régler les relations de la Gallicie, de la Bohème et de l’Illyrie entre elles et avec l’Autriche. De tous les points de l’Europe, on les vit se réunir auprès de la vieille université, leur mère, autour de leurs premiers maîtres, les patriarches du slavisme, Schaffarick et Palacki. Les Tchèques, sans être hostiles au gouvernement autrichien, montrèrent aux Polonais l’empressement le plus fraternel. La réaction du Tchèque contre l’Allemand était arrivée au plus haut point de vivacité, au moment où la Pologne venait donner la main à la Bohème dans le congrès de Prague. La Pologne n’avait rien à dire à cet égard pour être comprise ; sa juste animosité contre l’Allemagne était de beaucoup dépassée par les invectives des Tchèques contre les unitaires de Francfort. Les Croates et les Serbes, qui n’ont pas vu le germanisme d’aussi près que le Tchèques, ne st préoccupaient point aussi vivement que ceux-ci de batailler contre Francfort. Cependant ils regardaient comme l’un des principaux buts du congrès et de l’union qui devait en sortir, de détourner l’Autriche de toute liaison avec les promoteurs de l’idée d’unité germanique, en un mot, d’arracher le gouvernement autrichien à ses traditions allemandes pour le faire décidément et irrévocablement incliner du côté des Slaves, prêts à se donner conditionnellement à l’empereur. Les Croates, peut-être plus étroitement liés que les Tchèques au cabinet de Vienne par les nécessités de leurs querelles avec les Magyars, ne témoignèrent pas aux Polonais la même effusion que les Tchèques ; mais cette réserve ne les empêcha point d’assurer la Pologne de leurs sympathies dès la première rencontre.

George Lübomirski, par ses liaisons personnelles avec les chefs du parti tchèque, dans la confiance desquels il était entré, par ses relations avec le représentant armé du slavisme méridional, le ban Jellachich, dont il admirait le caractère, fut naturellement appelé au rôle de conciliateur et d’intermédiaire dans tous les débats. Aussi bien la pensée dont il s’était fait l’organe domina dans les conclusions du congrès. Le principe de l’égalité des nationalités et de la fédération des peuples de l’Autriche en fut la base. On vota un manifeste à l’adresse de l’Europe, afin de faire connaître dans quel esprit les peuples slaves airaient tenu pour la première fois cette grande assemblée de toutes les tribus de leur race. Ce manifeste contenait en faveur de la Pologne, une protestation approuvée à l’unanimité par les Tchèques et à la majorité par les Illyriens de la Croatie et de la Serbie. Un acte de fédération couronnait les résolutions du congrès de Prague, il déterminait les conditions de l’alliance des peuples slaves, et la sagesse des représentans de la Pologne avait obtenu que les Magyars fussent invités à entrer eux-mêmes, dans cette alliance, bien qu’ils eussent affecté de ne pas se présenter au congrès et d’envoyer des agens officiels à Francfort.

Le plan fédératif adopté par le congrès faisait une position spéciale à la Gallicie ; il ne prétendait pas l’enchaîner à tout jamais à la confédération projetée, mais seulement pour un temps, jusqu’à ce que la Pologne redevînt indépendante. La Pologne, une fois maîtresse de sa destinée, aurait pu faire partie de la confédération des Tchèques et des Illyriens tout en conservant un gouvernement séparé. Étant parmi les Slaves libéraux, la famille la plus nombreuse et la plus avancée dans son développement historique, elle eût exercé dans cette union des peuples la prépondérance du nombre et de la civilisation. L’Autriche slave se transformait ainsi en une Autriche polonaise.

Par une fatalité dont on ne saurait assez gémir, avant que le congrès eût voté officiellement le programme de la fédération déjà rédigé et convenu, on vit intervenir dans le débat les affidés de la démagogie polonaise, les représentans de la pensée de Versailles, qui semblent avoir pris pour mission, depuis février, de faire tourner toutes les questions au profit des ennemis de la Pologne. Irrités des allures pacifiques que l’assemblée slave avait prises et des conséquences simples et fortes qui résultaient de l’accord de tous dans un libéralisme progressif, ces artisans de révolution s’employèrent et parvinrent à pousser la population de Prague à de tristes excès avant que le congrès eût achevé ses travaux. De là une insurrection où la force resta au pouvoir, de là le bombardement de Prague et la dispersion des membres de l’assemblée, qui, loin d’être pour quelque chose dans ce sanglant conflit, était la première à le déplorer amèrement.

La question si brusquement tranchée devait se poser de nouveau dans la diète de Vienne. À Vienne, les Slaves ne se trouvaient point dans les conditions les plus favorables au slavisme. Les Polonais et les Tchèques y étaient représentés : les provinces illyriennes de la Carinthie et de la Carniole, la Dalmatie, y avaient aussi leurs députés slaves ; mais les Croates, les Slavoniens, les Serbes et les Slovaques, liés par leur constitution à la Hongrie, n’avaient point entrée dans la diète de Vienne. Les Polonais et les Tchèques étaient ainsi, dans leurs ligues parlementaires contre le germanisme privés du concours du tiers des Slaves de l’empire. Et pourtant à peine les travaux constitutionnels de la diète avaient-ils commencé, que l’influence combinée des Galliciens et des Bohêmes se faisait sentir ; de jour en jour, elle devait s’accroître, jusqu’à l’époque de la révolution dernière, où les députations de la Bohême et celles de la Gallicie se virent en position de dominer les débats. Alors la diète de Vienne était guidée par M. Smolka, Polonais, qui n’avait de concurrent possible que M. Strobach, Bohème.

Bien des obstacles entravaient pourtant l’action parlementaire des Polonais. En présence des questions de principes soulevées par l’examen des réformes que la diète avait mission d’opérer, les opinions n’avaient pas su rester unies dans la pensée exclusive de la nationalité et du slavisme. Bientôt on avait vu des conservateurs et des démocrates suivre les erremens du radicalisme européen. Le parti conservateur était lui-même divisé ; il y avait les esprits éclairés et indépendans, qui savaient se rendre compte de leur conduite, plus les paysans dépourvus de toute éducation, nommés sous l’influence du cabinet autrichien, et qui n’étaient dans sa main qu’un instrument aveugle. Les conservateurs éclairés votaient souvent avec le cabinet, les paysans toujours. C’est dire assez que leurs résolutions ne venaient point d’eux-mêmes, qu’ils obéissaient à une impulsion étrangère, et étaient en définitive une gêne plutôt qu’un secours pour leurs concitoyens de la Gallicie. La députation polonaise était, donc affaiblie par ses propres divisions, et ces divisions mêmes devaient être parfois mie cause de refroidissement entre elle et la députation de la Bohème.

Encouragés sans doute par ces divergences d’opinions qui éclataient au sein du slavisme, les Magyars, dont la situation devenait critique, et les Allemands de Francfort avaient songé à se faire un point d’appui commun dans les élémens révolutionnaires rassemblés à Vienne de tous les coins du monde, de l’Italie, de l’Allemagne, de la Pologne. L’extrême gauche du parlement de Francfort avait là des intelligences ; elle disposait des populations laborieuses des faubourgs. Pour les soulever, la Hongrie offrait son or, promettant d’ailleurs qu’elle serait prête à seconder par la force tout ce qui serait tenté dans les rues de Vienne. Le but des démocrates allemands était, du point de vue de leur patriotisme unitaire, parfaitement clair. En formant le projet d’une insurrection à Vienne, ils aspiraient à ruiner l’influence conservatrice des Slaves et à entraîner l’empire dans la nouvelle confédération allemande rêvée à Francfort. La Bohême, la Gallicie, l’Illyrie, par le succès de cette tentative, fussent devenues parties intégrantes du nouvel état germanique ; le slavisme eût été moissonné dès sa naissance.

Les Magyars, de leur côté, avaient leurs vues personnelles en s’alliant ainsi à la démocratie de Vienne et de Francfort. L’accord des Slaves et du gouvernement de l’Autriche et du gouvernement de l’Autriche mettait en péril la domination magyare sur les Slaves de la Hongrie. Si les Allemands voyaient avec dépit l’ascendant que le slavisme prenait dans la politique autrichienne, les Magyars pouvaient voir le même progrès avec terreur, comme le présage de cette grande catastrophe depuis long-temps redoutée, la dissolution de la Hongrie par l’émancipation des races. Dans la convention que les Magyars concluaient avec Francfort, ils lui proposaient le partage de l’Autriche. Vainqueurs, les Magyars, en laissant retourner dans le sein de l’Allemagne les états héréditaires de la maison de Habsbourg, conservaient sur le pied de l’indépendance la Hongrie avec ses annexes, c’est-à-dire la Transylvanie, la Croatie, la Slavonie et la Dalmatie. C’était le triomphe de leur ambition ; tout leur avenir était là. L’alliance du rnagyarisme et du germanisme de Francfort était donc naturelle ; M. Kossuth l’avait indiquée tout récemment dans un discours fort applaudi. « Je n’hésite pas à déclarer, avait-il dit, que la nation hongroise est, à mon avis, destinée à être, avec l’Allemagne, la sentinelle de la civilisation à l’orient de l’Europe. » Enfin, lorsque M. Kossuth avait expédié deux plénipotentiaires à Francfort au lieu de les envoyer à Prague, où on ne leur eût pas fait mauvais accueil, n’avait-il pas déclaré assez hautement qu’il cherchait dans le germanisme un allié contre les Slaves ? Pourquoi faut-il que le radicalisme soit encore une fois intervenu pour précipiter les Polonais dans une erreur plus grave que toutes celles qu’ils avaient commises depuis février ? Pourquoi faut-il que nous les retrouvions mêlés aux Allemands et aux Magyars sur les barricades de Vienne, en lutte ouverte avec le seul allié sûr que tant d’années de propagande et tant d’activité dépensée à la suite des révolutions de mars avaient préparé pour la Pologne ? Comment se fait-il qu’ail milieu, à la tête des démagogues de Vienne et de Pesth, nous apercevions un général polonais, un homme qui eût été digne de commander pour la meilleure des causes, Bem, le futur héros de la guerre de Hongrie ?

Bem, ce n’était plus un fanatique du radicalisme, un esprit juvénile, un général formé dans les sociétés secrètes ; ce n’était plus le clubiste Mieroslawski se jetant parmi les Poznaniens pour faire parade de sa témérité ; c’était un général éprouvé dans plus d’une bataille, endurci aux coups du sort, et qui, sans avoir rien perdu de la fougue de son courage, avait l’expérience d’une vie déjà longue. Quelle pensée fatale l’avait poussé sur ces barricades pour qu’il y vînt jeter l’éclat de sa bravoure et les rendre plus séduisantes aux yeux de la députation de Gallicie, déjà trop complaisamment émue pour une révolution qui se couvrait du prétexte de la liberté ? Par quelles considérations expliquer la conduite de ceux des députés éminens de la Gallicie au lieu de suivre la députation tchèque auprès de l’empereur éloigné de Vienne, restèrent dans Vienne même, au milieu de l’insurrection, comme pour l’encourager par leur présence ? Leurs collègues les plus éclairés, les conservateurs de l’émigration, le prince Czartoryski le premier, dans les termes les plus nets et les plus pressans, leur criaient de tous les points de l’Europe : « Vous jouez follement l’avenir de votre pays ; vous l’engagez dans une partie que vous ne pouvez que perdre. Quittez les barricades, sortez de Vienne, joignez-vous aux Tchèques qui suivent l’empereur, et laissez faire l’épée slave de Jellachich » Les paysans de la diète et les chefs du parti conservateur donnèrent l’exemple et abandonnèrent Vienne en jetant l’anathème à cette révolution anti-slave ; mais les radicaux, sous la présidence de M. Smolka, ne voulurent point abandonner la cause vers laquelle ils avaient inclinés dès le premier jour.

Dans les perplexités de cette crise où la députation polonaise s’était vue en proie aux plus douloureux déchiremens et où l’alliance de la Pologne avec le slavisme avait éprouvé de terribles atteintes, l’esprit dévoué et actif qui avait mis tant de zèle à réunir ses concitoyens aux Tchèques et aux Croates, le prince George Lubomirski, saisi et frappé d’un patriotique désespoir, se retirait de la scène, où il n’apercevait plus que les débris de ses généreuses combinaisons. Cependant les Slaves ne gardèrent point rancune aux Polonais, et une société de Prague, le Tilleul Slave (Slovanskia Lipa) répondant d’ailleurs aux instincts des Croates, adressa à la Pologne, peu de temps après ces événemens, de touchantes paroles où le reproche, plein de vérité, ne cessait pas d’être fraternel. « C’est avec le cri de liberté, disait-elle, que les Allemands insurgés de Vienne et les Magyars vous ont traîtreusement attirés dans leurs piéges. Tout entiers à vos inspirations libérales et oubliant vos frères slaves, vous avez volé là où, sous de faux semblans de liberté, vos vieux ennemis forgeaient, pour le slavisme et par conséquent aussi pour vous, de nouvelles chaînes. Frères, examinez donc mieux nos actes, et vous vous convaincrez que nous travaillons au même but que vous. Polonais, c’est l’amour seul de la liberté qui vous a poussés à aller verser votre sang au pied des Apennins, sous les pyramides d’Égypte, et dans les steppes glacées de Moscou. Hélas ! partout on vous a trompés ; mais le frère ne tromperait pas son frère : pourquoi ne vous fiez-vous pas à nous ? Le. Slave est l’élu de l’ère nouvelle ; il doit en devenir l’apôtre après en avoir été si long-temps le martyr. Ainsi, Polonais, joignez-vous à nous, Tchèques, Moraves et Slovaques. Ne séparez plus votre cause de celle des Ruthniens ; des Serbes, des Croates, des Illyriens ; donnez la main à tous, vos frères que jusqu’à présent vous avez méconnus, et qui nous aiment… Dans cette ligue pour l’émancipation, votre Pologne, qui nous est si chère à tous, a pour mission de former le lien conciliateur entre notre liberté et celle des nations de l’Occident. »

Le slavisme tenait donc toujours ses bras ouverts à la Pologne, en dépit de la complaisance qu’une partie de la députation gallicienne avait montrée pour la révolution magyaro-germanique de Vienne ; mais les passions révolutionnaires furent plus fortes chez plusieurs Polonais que les sympathies de race. Si les plus clairvoyans d’entre les conservateurs avaient repoussé toute solidarité dans les affaires de Vienne ; les démocrates avaient goûté de la révolution ; ils s’en étaient enivrés durant le court triomphe des barricades ; ils avaient mêlé leur sang à celui du radicalisme allemand et des patriotes hongrois. Les imaginations qui s’étaient si complètement trompées avant l’insurrection n’étaient pas de tempérament à revenir sur leurs opinions après la défaite. La guerre comprimée à Vienne, ne pouvait-elle pas recommencer en Hongrie ? M. Kossuth le promettait. Si la guerre continuait en Hongrie, c’était la grande guerre ; elle avait de l’attrait non plus seulement pour les démocrates, mais pour les officiers et les généraux de l’émigration. Bem, qui avait commandé à Vienne, avait gagné miraculeusement le territoire de la Hongrie. Peut-être le bruit du canon éveillerait-il un écho de l’autre côté de Carpathes. Espérance aussi vaine que futile ! Elle faisait sortir la Pologne des conditions de la politique normale pour la jeter dans les aventures ; on allait jouer ainsi tout que l’on avait conquis depuis mars. Il est d’autant plus merveilleux que tout ne soit point encore perdu, qu’une fraction du parti conservateur a fini elle-même par céder à cette fatale séduction d’une guerre illustrée par Bem et Dembinski.

Si l’on doit faire à la démagogie une large part dans les fautes qui ont été commises par la Pologne, c’est aussi un devoir d’équité pour l’historien de considérer tous les prétextes que les gouvernemens germaniques ont fournis aux passions et aux représailles. Combien la politique de la Prusse à l’égard de Posen n’a-t-elle pas été d’abord ambiguë, puis à la fin intraitable ! Combien l’Autriche n’a-t-elle pas été sévère et rude avec cette Gallicie encore toute saignante, dont les blessures eussent mérité d’être traitées d’une main paternelle ! Que dire des législateurs de Francfort ? À la rigueur, on s’explique que des gouvernemens à peine sortis du régime absolu ; toujours dominés par l’esprit d’une époque de conquête, aient pu entraver la renaissance d’un peuple détruit par leurs mains. Le cabinet de Berlin et surtout celui de Vienne, pouvaient, sans être hors de leur rôle, arrêter à son origine le mouvement que l’agitation de l’Europe avait imprimé à la Pologne ; mais que des hommes qui se nommaient hautement libéraux, que des esprits ardens qui rêvaient de constituer la nationalité allemande se soient acharnés après cette malheureuse Pologne, comme à une proie, c’est là ce qui se conçoit moins. Quel est en effet le principe en vertu duquel la Pologne réclame son indépendance, si ce n’est celui-là même sur lequel l’Allemagne essai d’asseoir son unité ? Sans doute, à défaut du droit, qui témoigne contre sa politique, l’Allemagne invoque l’intérêt de son système de défense du côté de l’est. La meilleure frontière d’un pays, a-t-on dit, c’est le droit ; l’Allemagne en préfère une autre. Cependant, sous ce rapport même de la défense de ses frontières, que pourrait souhaiter l’Allemagne de plus favorable que l’indépendance de la Pologne Oui, la nation allemande a raison d’être inquiète des agrandissemens continus du territoire et de l’influence russes ; la Russie est le plus redoutable obstacle qui se puisse élever devant les pas de l’Allemagne, soit que le czar la menace sur la Baltique, soit qu’il lui ferme le cours du Danube, dont il domine déjà les embouchures ; mais, dans une telle situation, sera-ce un espace de quelques lieues de plus à l’est qui servira de barrière à l’Allemagne ? Non ; l’Allemagne n’aura de sécurité possible du côté de l’est que le jour où un état intermédiaire, un état libéral, belliqueux sans être conquérant, rival naturel, sinon ennemi, de la Russie, sera reconstitué sur la Vistule. La Pologne indépendante, voilà la vraie frontière de la confédération germanique, la condition sûre de sa liberté internationale. Aussi bien il faut choisir : si l’indépendance polonaise n’était plus parmi les choses possibles, au lieu d’avoir la Pologne pour alliée contre les Russes, l’Allemagne pourrait bien un jour la rencontrer tout entière sur les champs de bataille alliée aux Russes contre elle ; il se pourrait que de guerre lasse, après avoir souffert outre mesure des injustices de l’Allemagne, de l’oubli de la France, des fausses promesses des libéraux de tous les pays, la Pologne désespérée, n’ayant plus à choisir qu’entre la domination germanique et la fusion avec la Russie, en vint un jour à se jeter dans les bras du czar pour venger la querelle antique du Teuton et du Slave. Ainsi de deux choses l’une : ou la Pologne trouvera, du consentement de l’Allemagne, un moyen de se reconstituer, soit par elle-même, soit par le slavisme et par la fédération des peuples autrichiens, ou bien elle sera russe. Il n’y a pas de milieu dans cette alternative.

L’Allemagne était donc mue par une inspiration vraiment politique, lorsque, dans la première effervescence de son libéralisme, elle tenait pour désirable la reconstitution de la Pologne, et offrait spontanément de s’y prêter. Ces momens de raison et d’équité ont passé trop vite. Faut-il désespérer de les voir revenir ? Je ne le pense pas. Il y a des considérations d’intérêt et de droit qui peuvent être étouffées par des passions de race et des préjugés internationaux, mais qui finissent par triompher en devenant plus saisissantes. Espérons d’ailleurs que les Poznaniens, pacifiquement occupés de maintenir leur nationalité par tous les moyens légaux, sauront faire face au germanisme sans le provoquer. Espérons surtout que les peuples triompheront à Vienne des vieilles traditions germaniques, et que la Gallicie, par le progrès naturel des libertés publiques en Autriche, prendra dans les affaires de la future confédération une influence qui servira l’avenir de la Pologne entière. Un publiciste autrichien, M. Schuselka, d’ailleurs favorable à l’indépendance de la Pologne, pose dans un récit récent ce qu’il appelle la question de vie ou de mort pour l’Autriche : « Ou allemande ou russe[6] ! » J’oserai conclure par une affirmation tout opposée à celle de M. Schuselka, et je dirai que l’unique moyen pour l’Autriche de ne point être Russe, c’est de ne pas être Allemande. Condamnée évidemment à prendre pour base de son existence le slavisme libéral, elle reste ainsi, en dépit du germanisme, un asile ouvert aux espérances de la Pologne.


HIPPOLYTE DESPREZ.

  1. Voyez la livraison du 15 août.
  2. On pourra consulter avec fruit sur l’esprit de ces événemens la brochure allemande d’un Polonais, précédemment l’un des collaborateurs de la Gazette de Heidelberg, M. Kladzko (Die deutschen Hegemonen).
  3. Le Débat entre la contre-révolution et la révolution en Pologne, publié en 1848. M. Alexandre Thomas en a cité plusieurs fragmens pleins de verve, en exposant l’histoire de la propagande démocratique en Pologne. (Revue du 1er avril 1848.)
  4. Je fais allusion surtout au très remarquable journal de l’abbé Prusinowski. Cet écrit est regardé comme un modèle de littérature et de politique populaires.
  5. Ces affaires de Gallicie ont donné lieu à un écrit très distingué de pensée et dans lequel une modération, une réserve parfaites s’unissent à une connaissance approfondie des relations et des intérêts réciproques de L’Allemagne et de la Pologne. Cet écrit, qui a été reçu avec beaucoup de faveur dans les deux pays, est intitulé : Briefe eines Polnischen Edelmannes an einen Deutschen publicisten. Il ne faut pas le confondre avec la Lettre panslaviste d’un gentilhomme de Gallicie au prince Metternich.
  6. Paris, chez Klincksieck. M. Schuselka est l’auteur de plusieurs écrits sur les intérêts de l’Allemagne dans la question russe. Il a publié en 1846 l’Allemagne, la Pologne et la Russie (en allemand). C’est un représentant aimable du germanisme autrichien.