La Révolte des anges/9
CHAPITRE IX
Bien qu’il possédât madame des Aubels depuis six mois entiers, Maurice l’aimait encore. À la vérité les beaux jours les avaient séparés. Faute d’argent, il avait dû accompagner sa mère en Suisse, puis habiter en famille le château d’Esparvieu. Elle avait passé l’été chez sa mère à Niort et l’automne sur une petite plage normande avec son mari, et ils s’étaient rejoints quatre ou cinq fois à peine. Depuis que l’hiver, favorable aux amants, les réunissait de nouveau dans la ville, sous son manteau de brume, Maurice la recevait deux fois par semaine dans son petit rez-de-chaussée de la rue de Rome et n’y recevait qu’elle. Aucune femme ne lui avait inspiré des sentiments si constants et si fidèles. Ce qui augmentait son plaisir, c’est qu’il se croyait aimé. Il pensait qu’elle ne le trompait pas, non qu’il eût aucun motif de le croire ; mais il lui semblait juste et naturel qu’elle se contentât de lui seul. Ce qui le fâchait le plus, c’était qu’elle se fît toujours attendre et tardât aux rendez-vous d’une durée inégale, mais souvent longue.
Or, le samedi 30 janvier, dès quatre heures du soir, galamment vêtu d’un pyjama à fleurs, Maurice attendait madame des Aubels dans la petite chambre rose, auprès d’un feu clair, en fumant du tabac d’Orient. Il rêva d’abord de l’accueillir avec des baisers prodigieux et des étreintes inusitées. Un quart d’heure s’étant écoulé, il médita des reproches affectueux et graves. Puis, après une heure d’attente trompée, il se promit de la recevoir avec un froid mépris.
Elle parut enfin, fraîche et parfumée.
— Ce n’était plus la peine de venir, lui dit-il amèrement, tandis qu’elle posait sur la table son manchon et son petit sac et défaisait sa voilette devant l’armoire à glace.
Elle assura son chéri qu’elle ne s’était jamais fait tant de mauvais sang, et abonda en excuses, qu’il repoussait obstinément. Mais, dès qu’elle eut l’esprit de se taire, il ne lui fit plus de reproches : rien ne le distrayait plus du désir qu’elle lui inspirait.
Faite pour plaire et charmer, elle se déshabillait aisément, en femme qui sait qu’il lui est convenable d’être nue et décent de montrer sa beauté. Il l’aima d’abord avec la sombre fureur d’un homme en proie à la Nécessité, maîtresse des hommes et des dieux. Sous une frêle apparence, Gilberte était de force à subir les coups de la déesse inévitable. Ensuite, il l’aima d’une manière moins fatale, d’après les conseils de Vénus érudite et selon les guises des Éros ingénieux. À sa naturelle vigueur vinrent s’ajouter alors les inventions d’un esprit salace, comme s’enroule le pampre autour du javelot des Bacchantes. En voyant qu’elle se plaisait à ces jeux, il les prolongea, car il est dans la nature des amants de rechercher la satisfaction de l’objet aimé. Puis ils tombèrent tous les deux dans une muette et molle langueur.
Les rideaux étaient tirés ; la chambre baignait dans une ombre chaude où dansaient les lueurs des tisons. La chair et le linge semblaient phosphorescents ; les glaces de l’armoire et de la cheminée s’emplissaient de clartés mystérieuses. Gilberte, maintenant, accoudée à l’oreiller, la tête dans la main, songeait. Un petit bijoutier, un homme de confiance, et très intelligent, lui avait montré un bracelet merveilleusement joli, perles et saphirs, qui valait très cher et qu’on aurait pour un morceau de pain. Une cocotte dans la dèche, pressée de s’en défaire, le lui avait remis. C’était une occasion comme il ne s’en présente guère et qu’il était malheureux de laisser échapper.
— Veux-tu le voir, chéri ? Je demanderai à mon petit bijoutier qu’il me le confie.
Maurice ne déclina pas précisément la proposition. Mais il était visible qu’il ne prenait aucun intérêt au merveilleux bracelet.
— Quand les petits bijoutiers, dit-il, trouvent une bonne occasion, ils la gardent pour eux et n’en font pas profiter leurs clientes. D’ailleurs les bijoux sont pour rien en ce moment. Les femmes comme il faut n’en portent plus. On est tout aux sports, et le bijou est l’ennemi des sports.
Maurice parlait ainsi, contrairement à la vérité, parce que, ayant donné à son amie une pelisse de fourrure, il n’était pas pressé de lui faire un nouveau présent. Sans être avare, il regardait à la dépense. Ses parents ne lui faisaient pas une très forte pension, et ses dettes grossissaient tous les jours. En satisfaisant trop promptement les désirs de son amie, il craignait d’en faire renaître d’autres plus vifs. L’occasion lui semblait moins bonne qu’à Gilberte et il tenait à garder l’initiative de ses libéralités. Il se disait enfin que, s’il faisait trop de cadeaux, il ne serait plus sûr d’être aimé pour lui-même.
Madame des Aubels n’éprouva de cette attitude ni dépit ni surprise : elle avait de la douceur et de la modération ; elle connaissait les hommes, estimait qu’il faut les prendre comme ils sont ; que, pour la plupart, ils ne donnent pas très volontiers et qu’une femme doit savoir se faire donner.
Soudain un bec de gaz, allumé dans la rue, éclaira les fentes des rideaux.
— Six heures et demie, dit-elle, il faut se rhabiller.
Aiguillonné par ce coup d’aile du temps qui fuyait, Maurice sentit se réveiller ses désirs et se ranimer ses forces. Blanche et radieuse hostie, Gilberte, la tête renversée, les yeux mourants, les lèvres entr’ouvertes, pâmée, exhalait un long souffle quand, tout à coup, se dressant sur ses reins, elle poussa un cri d’épouvante.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Tiens-toi donc tranquille, dit Maurice, en la retenant dans ses bras.
En l’état où il était, la chute du ciel ne l’eût point inquiété. Mais d’un bond elle lui échappa. Blottie dans la ruelle, les yeux pleins d’effroi, elle montrait du doigt une figure apparue dans un coin de la chambre, entre la cheminée et l’armoire à glace. Puis, ne pouvant supporter cette vue, et près de s’évanouir, elle se cacha le visage dans les mains.