Calmann-Lévy (p. 111-121).


CHAPITRE XII


Où il est dit comment l’ange Mirar, en portant des grâces et des consolations dans le quartier des Champs-Élysées, à Paris, vit une chanteuse de café-concert, nommée Bouchotte, et l’aima.



Par les rues pleines d’un brouillard roux, piqué de lumières jaunes et blanches, où les chevaux soufflaient leur haleine fumante et que sillonnaient les phares rapides des autos, l’ange prit sa course et, mêlé aux flots noirs des piétons qui s’écoulaient sans cesse, traversa la ville du nord au sud jusques aux boulevards déserts de la rive gauche. Non loin des vieux murs de Port-Royal, un petit restaurant jette chaque soir sur la voie la clarté trouble de ses vitres couvertes de buée. Arrêtant là ses pas, Arcade pénétra dans la salle où s’exhalaient des odeurs grasses et chaudes, agréables aux malheureux transis de froid et de faim. D’un coup d’œil, il y vit des nihilistes russes, des anarchistes italiens, des réfugiés, des conspirateurs, des révoltés de tous les pays, vieilles têtes pittoresques, d’où coulent la chevelure et la barbe comme des rochers les torrents et les cascades, jeunes visages d’une dureté virginale, regards sombres et farouches, pâles prunelles d’une douceur infinie, faces torturées, et dans un coin deux femmes russes, l’une très belle, l’autre hideuse, toutes deux pareilles en leur égale indifférence à la laideur comme à la beauté. Mais ne trouvant point la figure qu’il cherchait, car il n’y avait point d’anges dans la salle, il prit place à une petite table de marbre restée libre.

Les anges, sous l’aiguillon de la faim, mangent ainsi que les animaux terrestres, et leur nourriture, transformée par la chaleur digestive, s’identifie à leur céleste substance. Ayant vu trois anges sous les chênes de Mambré, Abraham leur offrit des gâteaux pétris par Sarah, un veau tout entier, du beurre et du lait, et ils mangèrent. Loth, ayant reçu deux anges dans sa maison, fit cuire des pains sans levain, et ils mangèrent. Arcade reçut d’un garçon crasseux un beafsteack coriace, et il mangea. Cependant il songeait aux doux loisirs, aux repos, aux délicieuses études qu’il avait quittés, à la lourde tâche qu’il avait assumée, aux travaux, aux fatigues, aux périls qu’il se préparait, et son âme était triste et son cœur se troublait.

Comme il achevait son modique repas, un jeune homme de pauvre mine et de mince vêtement entra dans la salle et, ayant du regard parcouru les tables, s’approcha de l’ange et le salua du nom d’Abdiel, parce qu’il était lui-même un esprit céleste.

— Je savais bien, Mirar, que tu viendrais à mon appel, répondit Arcade, donnant pareillement à son frère angélique le nom que celui-ci portait autrefois dans le ciel.

Mais la mémoire de Mirar y était perdue depuis que cet archange avait quitté le service de Dieu. Il se nommait Théophile Belais sur la terre, et, pour gagner son pain, donnait, le jour, des leçons de musique à de jeunes enfants, la nuit, jouait du violon dans les bastringues.

— C’est toi, cher Abdiel, répliqua Théophile ; nous voici donc réunis en ce triste monde !… Je suis heureux de te revoir. Pourtant, je te plains, car nous menons ici une dure vie.

Mais Arcade :

— Ami, ton exil finira. J’ai de grands desseins : je veux t’en faire part et t’y associer.

Et l’ange tutélaire du jeune Maurice, ayant commandé deux cafés, révéla à son compagnon ses idées, ses projets ; il exposa comment, de séjour sur la terre, il s’était livré à des recherches peu habituelles aux esprits célestes et avait approfondi les théologies, les cosmogonies, les systèmes du monde, les théories de la matière, les modernes essais sur la transformation et la perte de l’énergie. Ayant, disait-il, étudié la nature, il l’avait trouvée en perpétuelle contradiction avec les enseignements du Maître qu’il servait. Ce seigneur, avide de louanges, qu’il avait longtemps adoré, lui apparaissait maintenant comme un tyran ignare, stupide et cruel. Il l’avait renié, blasphémé, et brûlait de le combattre. Son dessein était de recommencer la révolte des Anges. Il voulait la guerre, espérait la victoire.

— Mais il importe avant tout, ajouta-t-il, de connaître nos forces et celles de l’adversaire.

Et il demanda, si les ennemis de Ialdabaoth étaient nombreux et puissants sur la terre.

Théophile leva sur son frère un regard surpris. Il semblait ne pas comprendre les propos qui lui étaient adressés.

— Cher compatriote, lui dit-il, je me suis rendu à ton invitation parce qu’elle venait d’un vieux camarade ; mais j’ignore ce que tu attends de moi, et je crains de ne pouvoir t’aider en rien. Je ne fais pas de politique ; je ne m’érige point en réformateur. Je ne suis pas, comme toi, un esprit révolté, un libre penseur, un révolutionnaire. Je demeure fidèle, au fond de mon âme, à mon créateur céleste. J’adore encore le Maître que je ne sers plus, et je pleure les jours où, me couvrant de mes ailes, je formais, avec la multitude des enfants de la lumière, une roue de flamme autour de son trône glorieux. L’amour, l’amour profane m’a seul séparé de Dieu. J’ai quitté le ciel pour suivre une fille des hommes. Elle était belle et chantait dans les cafés-concerts.

Ils se levèrent. Arcade accompagna Théophile, qui demeurait à l’autre bout de la ville, au coin du boulevard Rochechouart et de la rue de Steinkerque. Tout en marchant par les rues désertes, l’amant de la chanteuse conta à son frère ses amours et ses peines.

Sa chute, qui datait de deux ans, avait été soudaine. Appartenant au huitième chœur de la troisième hiérarchie, il était chargé de porter des grâces aux fidèles, qui subsistent encore nombreux en France, spécialement parmi les officiers supérieurs des armées de terre et de mer.

— Une nuit d’été, dit-il, comme je descendais du ciel pour distribuer des consolations, des persévérances et de bonnes morts à diverses personnes pieuses du quartier de l’Étoile, mes yeux, bien qu’habitués aux clartés immortelles, furent éblouis par les fleurs de feu dont les Champs-Élysées étaient semés. De grands candélabres, qui marquaient, sous les arbres, l’entrée des cafés et des restaurants, donnaient au feuillage l’éclat précieux de l’émeraude. De longues guirlandes de perles lumineuses entouraient les enceintes à ciel ouvert où se serrait une foule d’hommes et de femmes, devant un orchestre joyeux, dont les sons montaient confusément à mes oreilles. La nuit était chaude ; mes ailes commençaient à se lasser. Je descendis dans un de ces concerts et m’assis, invisible, parmi les auditeurs. À ce moment, une femme parut sur la scène, vêtue d’une robe courte et pailletée. Les reflets de la rampe et la peinture qui couvrait son visage n’y laissaient voir que le regard et le sourire. Son corps était souple et voluptueux. Elle chanta et dansa… Arcade, j’ai toujours aimé la musique et la danse ; mais la voix mordante et les mouvements insidieux de cette créature me jetèrent dans un trouble inconnu. Je pâlis, je rougis, mes yeux se voilèrent, ma langue sécha dans ma bouche ; je ne pouvais me mouvoir.

Et Théophile conta, en gémissant, comment, possédé du désir de cette femme, il ne remonta point au ciel ; mais, ayant pris la forme d’un homme, vécut de la vie terrestre, car il est écrit : « En ce temps-là, les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles. »

Ange tombé, ayant perdu son innocence avec la vue de Dieu, Théophile gardait du moins encore la simplicité de l’esprit. Vêtu de haillons dérobés à l’étalage d’un revendeur israélite, il alla trouver celle qu’il aimait : elle se nommait Bouchotte et habitait un petit logement à Montmartre. Il se jeta à ses pieds et lui dit qu’elle était adorable, qu’elle chantait délicieusement, qu’il l’aimait à la folie, qu’il renonçait pour elle à sa famille, à sa patrie, qu’il était musicien et n’avait pas de quoi manger. Touchée de tant de jeunesse, de candeur, de misère et d’amour, elle le nourrit, le vêtit et l’aima.

Cependant, après de longues et pénibles démarches, il trouva des leçons de solfège et se fit quelque argent, qu’il apportait à son amie sans en rien garder pour lui. Dès lors, elle ne l’aima plus. Elle le méprisa de gagner si peu et lui laissa voir son indifférence, sa lassitude et son dégoût. Elle l’accablait de reproches, d’ironies et d’injures : pourtant elle le gardait, ayant fait avec d’autres pire ménage, accoutumée aux querelles domestiques et, du reste, menant au dehors une existence très occupée, très sérieuse et très rude d’artiste et de femme. Théophile l’aimait comme la première nuit et souffrait.

— Elle se surmène, dit-il à son frère céleste : c’est ce qui lui rend le caractère difficile ; mais je suis sûr qu’elle m’aime. J’espère pouvoir prochainement lui donner plus de bien-être.

Et il parla longuement d’une opérette à laquelle il travaillait et qu’il comptait faire jouer sur un théâtre parisien. Un jeune poète lui en avait donné le livret. C’était l’histoire d’Aline, reine de Golconde, d’après un conte du xviiie siècle.

— J’y sème, dit Théophile, des mélodies à profusion, je fais de la musique avec mon cœur. Mon cœur est une source inépuisable de mélodies. Malheureusement, on aime aujourd’hui les arrangements savants, les écritures difficiles. Ils me reprochent d’être trop fluide, trop limpide, de ne pas assez colorer mon style ; de ne pas demander à l’harmonie assez d’effets puissants et de contrastes vigoureux. L’harmonie, l’harmonie !… sans doute elle a son mérite ; mais elle ne dit rien au cœur. C’est la mélodie qui nous transporte et nous ravit et fait venir aux lèvres, aux yeux le sourire et les larmes.

À ces mots, il se sourit et se pleura à lui-même. Puis il reprit avec émotion :

— Je suis une fontaine de mélodies. Mais l’orchestration, voilà le chiendent ! Au paradis, tu le sais. Arcade, nous ne connaissons en fait d’instruments que la harpe, le psaltérion et l’orgue hydraulique.

Arcade l’écoutait d’une oreille distraite. Il songeait aux projets qui emplissaient son âme et gonflaient son cœur.

— Connais-tu des anges révoltés ? demanda-t-il à son compagnon. Pour moi, je n’en connais qu’un seul, le prince Istar avec qui j’ai échangé quelques lettres et qui m’a offert de partager sa mansarde en attendant que je trouve à me loger dans cette ville où je crois que les loyers sont très chers.

D’anges révoltés, Théophile n’en connaissait guère. Quand il rencontrait un esprit déchu dont il avait été jadis le camarade, il lui serrait la main, car il était fidèle à l’amitié. Quelquefois il voyait le prince Istar. Mais il évitait tous ces mauvais anges qui le choquaient par la violence de leurs opinions et dont les conversations l’assommaient.

— Alors, tu ne m’approuves pas ! demanda l’impétueux Arcade.

— Ami, je ne t’approuve ni ne te blâme. Je ne comprends rien aux idées qui t’agitent. Et je ne crois pas qu’il soit bon pour un artiste de faire de la politique. On a bien assez de s’occuper de son art.

Il aimait son métier et avait l’espoir de percer un jour, mais les mœurs théâtrales le dégoûtaient. Il ne voyait de chance de faire jouer sa pièce qu’en prenant un, deux et peut-être trois collaborateurs qui, sans y avoir travaillé, signeraient avec lui et partageraient les bénéfices. Bientôt Bouchotte ne trouverait plus d’engagements. Quand elle se présentait dans une boîte quelconque, le directeur commençait par lui demander combien elle prenait de parts dans l’affaire. C’étaient là, selon Théophile, de tristes mœurs.