Calmann-Lévy (p. 100-110).


CHAPITRE XI


Comment l’ange, vêtu des dépouilles d’un suicidé, laissa le jeune Maurice privé de son céleste gardien.



Accroupie sur le lit, ses genoux polis luisaient dans l’ombre au-dessous de la chemise courte et légère ; de ses bras croisés couvrant ses seins, elle n’abandonnait aux regards que ses épaules grasses et rondes et ses cheveux fauves éperdument défaits.

— Rassurez-vous, madame, répondit l’apparition ; votre situation n’est pas aussi scabreuse que vous dites : vous n’êtes pas ici devant deux hommes, mais bien devant un homme et un ange.

Elle examina l’étranger d’un œil qui, sondant les ténèbres, s’inquiétait de quelque indice vague, mais non pas médiocre, et demanda :

— Monsieur, est-ce bien sûr que vous êtes un ange ?

L’Apparition la pria de n’en point douter et donna des renseignements précis sur son origine :

— Il y a trois hiérarchies d’esprits célestes, composées chacune de neuf chœurs ; la première comprend les Séraphins, les Chérubins et les Trônes ; la deuxième, les Dominations, les Vertus et les Puissances ; la troisième, les Principautés, les Archanges et les Anges proprement dits. J’appartiens au neuvième chœur de la troisième hiérarchie.

Madame des Aubels, qui gardait des raisons de douter, en exprima du moins une :

— Vous n’avez pas d’ailes.

— Pourquoi en aurais-je, madame ? Suis-je tenu de ressembler aux anges de vos bénitiers ? Ces rames de plumes, qui battent en cadence les ondes des airs, les messagers du ciel n’en chargent pas toujours leurs épaules. Les Chérubins peuvent être aptères. Ils n’avaient point d’ailes ces deux anges trop beaux, qui passèrent une nuit inquiète dans la maison de Loth, assiégée par une troupe orientale. Non ! ils paraissaient tout semblables à des hommes et la poussière du chemin couvrait leurs pieds, que le patriarche lava d’une main pieuse. Je vous ferai observer, madame, que selon la science des métamorphoses organiques, créée par Lamarck et Darwin, les ailes des oiseaux se sont transformées successivement en pieds antérieurs chez les quadrupèdes et en bras chez les primates. Et il vous souvient peut-être, Maurice, que, par un phénomène d’atavisme assez fâcheux, miss Kat, votre bonne anglaise, qui prenait tant de plaisir à vous donner la fessée, avait des bras très semblables aux ailerons d’une volaille plumée. Aussi peut-on dire qu’un être qui possède à la fois des bras et des ailes est un monstre et relève de la tératologie. Nous avons au paradis des chérubins ou kéroubs en forme de taureaux ailés ; mais ce sont là les lourdes inventions d’un Dieu qui n’est pas artiste. Il est vrai cependant, il est vrai que les Victoires du temple d’Athéna Niké, sur l’acropole d’Athènes, sont belles avec des bras et des ailes ; il est vrai que la victoire de Brescia est belle, les bras étendus et ses longues ailes retombant sur ses reins puissants. C’est un de ces miracles du génie grec d’avoir su créer des monstres harmonieux. Les Grecs ne se trompaient jamais. Les modernes se trompent toujours.

— Enfin, dit madame des Aubels, vous n’avez pas l’air d’un pur esprit.

— J’en suis pourtant un, madame, s’il en fut jamais. Et ce n’est pas à vous, qui avez été baptisée, d’en douter. Plusieurs Pères, tels que saint Justin, Tertullien, Origène et Clément d’Alexandrie, ont pensé que les anges ne sont pas purement spirituels et possèdent un corps formé d’une matière subtile. Saint Augustin est d’avis que les anges ont un corps lumineux. Cette opinion a été repoussée par l’Église ; je suis donc Esprit. Mais qu’est-ce que l’Esprit et qu’est-ce que la matière ? On les opposait autrefois comme les deux contraires ; et maintenant votre science humaine tend à les réunir comme deux aspects d’une même chose. Elle enseigne que tout sort de l’éther et que tout y rentre, que le seul mouvement transforme les ondes célestes en pierres et en métaux et que les atomes répandus dans l’espace illimité forment, par les différentes vitesses de leurs orbites, toutes les substances du monde sensible…

Mais madame des Aubels n’écoutait pas ; une idée l’occupait, et, pour en avoir le cœur net, elle demanda :

— Depuis quand êtes-vous là ?

— J’y suis venu avec Maurice.

Elle secoua la tête :

— Eh bien ! c’est du joli !

Mais l’ange poursuivit avec une sérénité céleste :

— Tout n’est dans l’univers que cercles, ellipses, hyperboles, et les mêmes lois qui régissent les astres gouvernent ce grain de poussière. Par les mouvements originels et natifs de sa substance, mon corps est esprit ; mais il peut affecter, comme vous voyez, l’état matériel en changeant le rythme de ses éléments.

Il dit et s’assit dans un fauteuil sur les bas noirs de madame des Aubels.

Une horloge sonna :

— Mon Dieu ! sept heures, s’écria Gilberte : Qu’est-ce que je vais dire à mon mari ? Il me croit au thé de la rue de Rivoli. Nous dînons ce soir chez les La Verdelière. Allez-vous-en vite, monsieur Arcade. Il faut que je m’habille : je n’ai pas une seconde à perdre.

L’ange répondit qu’il se ferait un devoir d’obéir à madame des Aubels s’il était en état de se montrer décemment en public, mais qu’il ne pouvait songer à paraître dehors sans aucun vêtement.

— Si j’allais nu dans la rue, ajouta-t-il, j’offenserais un peuple attaché à ses habitudes anciennes, qu’il n’a jamais examinées. C’est le fondement des mœurs. Autrefois, les anges, comme moi révoltés, se montraient aux chrétiens sous des apparences grotesques et ridicules, noirs, cornus, velus, coués, les pieds fourchus, et parfois avec un visage humain sur le derrière. Pure niaiserie !… Ils étaient la risée des gens de goût, ne faisaient peur qu’aux vieilles femmes et aux petits enfants, et ne réussissaient à rien.

— C’est vrai qu’il ne peut pas sortir comme il est, dit équitablement madame des Aubels.

Maurice jeta au messager céleste son pyjama et ses pantoufles. Comme habits de ville, ce n’était pas assez. Gilberte pressa son amant de courir tout de suite à la recherche de vêtements. Il proposa d’aller en demander au concierge. Elle mit beaucoup de violence à l’en dissuader. C’était, selon elle, une imprudence folle, que de mettre des portiers dans une pareille affaire.

— Voulez-vous, s’écria-t-elle, qu’ils sachent que…

Elle montra l’ange et n’acheva pas.

Le jeune d’Esparvieu s’en fut à la recherche d’un marchand d’habits.

Cependant Gilberte, qui ne pouvait tarder davantage sans causer un horrible scandale mondain, fit jaillir la lumière et s’habilla devant l’ange. Elle le fit sans embarras, car elle savait s’accommoder aux circonstances, et elle concevait que, dans des rencontres inouïes, qui mêlaient le ciel à la terre en une confusion ineffable, il était permis de retrancher sur la pudeur. Elle se savait d’ailleurs bien faite et avait des dessous réduits à la mode. Comme l’apparition se refusait, par discrétion, à revêtir le pyjama de Maurice, il fut impossible à Gilberte de ne pas s’apercevoir, à la clarté des lampes, que ses soupçons étaient fondés et que les anges ont vraiment une apparence d’hommes. Curieuse de savoir si cette apparence était vaine ou réelle, elle demanda au fils de la lumière si les anges étaient comme les singes à qui, pour aimer les femmes, il ne manque que de l’argent.

— Oui, Gilberte, répondit Arcade, les anges sont capables d’aimer les mortelles. L’Écriture l’enseigne. Il est dit, au septième livre de la Genèse  : « Lorsque les hommes eurent commencé à être nombreux à la surface de la terre, et qu’il leur fut né des filles, les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils prirent pour femmes toutes celles qui leur plurent. »

Tout à coup, Gilberte se lamenta :

— Mon Dieu ! je ne pourrai jamais agrafer ma robe ; elle se ferme dans le dos.

Quand Maurice rentra dans la chambre, il trouva l’ange agenouillé, liant les souliers de la femme adultère.

Ayant pris sur la table son manchon et son sac :

— Je n’oublie rien ? non… dit Gilberte. Bonsoir, monsieur Arcade, bonsoir, Maurice… Ah ! vrai, je me la rappellerai, cette journée-là.

Et elle disparut comme un songe.

— Tenez, fit Maurice en jetant à l’ange un tas de hardes.

Le jeune homme, ayant avisé aux vitres d’un brocanteur des haillons lamentables, mêlés à des clarinettes et à des clysopompes, avait acheté pour dix-neuf francs la défroque d’un pauvre honteux qui s’habillait de noir et s’était suicidé. L’ange, avec une majesté native, reçut ces vêtements et s’en revêtit. Portés par lui, ils prirent une élégance inattendue.

Il fit un pas vers la porte.

— Alors, vous me quittez, lui dit Maurice. C’est décidé ? Je crains bien que vous ne regrettiez amèrement un jour ce coup de tête.

— Je ne dois pas regarder en arrière. Adieu, Maurice.

Maurice lui glissa timidement cinq louis dans la main.

— Adieu, Arcade.

Mais lorsque l’ange franchit la porte, au moment précis où l’on ne voyait plus de lui, dans l’embrasure, que son talon levé, Maurice le rappela :

— Arcade !… Je n’y songeais pas !… Je n’ai plus d’ange gardien, moi !

— Il est vrai, Maurice, vous n’en avez plus.

— Alors qu’est-ce que je deviendrai ?… On a besoin d’un ange gardien. Dites-moi : n’y a-t-il pas de graves inconvénients, n’y a-t-il pas péril à n’en pas avoir ?

— Avant de vous répondre, Maurice, je vous demanderai si vous voulez que je vous parle selon vos croyances, qui furent aussi les miennes, selon les enseignements de l’Église et la foi catholique, ou selon la philosophie naturelle.

— Je me moque bien de votre philosophie naturelle. Répondez-moi conformément à la religion que je crois et que je professe, dans laquelle je veux vivre et mourir.

— Eh bien ! mon cher Maurice, la perte de votre ange gardien vous privera probablement de certains secours spirituels, de certaines grâces célestes. Je vous exprime à ce sujet le sentiment constant de l’Église. Vous manquerez d’une assistance, d’un appui, d’un réconfort qui vous eussent guidé et affermi dans la voie du salut. Vous aurez moins de force pour éviter le péché. Vous n’en aviez déjà pas beaucoup. Enfin, vous serez, dans l’ordre spirituel, sans vigueur et sans joie. Adieu, Maurice. Quand vous verrez madame des Aubels, rappelez-moi je vous prie à son souvenir.

— Vous partez ?

— Adieu.

Arcade disparut, et Maurice, abîmé dans une bergère, resta longtemps la tête dans ses mains.