La Quittance de minuit/04/01

Méline, Cans et Compagnie (Tome quatrièmep. 1-25).

QUATRIÈME PARTIE.

LA GALERIE DU GÉANT.


Séparateur

I

Le blessé.


Jermyn demeura un instant penché sur la serrure. On eût dit que son regard prétendait percer, à force de vouloir, l’obstacle qui était devant sa vue.

Le trou ne se débouchait point ; Jermyn se releva. Ses sourcils étaient froncés violemment, et sa bouche des paroles de colère.

Qu’avait-il besoin de voir ? Il était sûr. Ce n’était point dans une des pauvres cabanes dispersées sur le flanc du Mamturck que se cachait le major Percy Mortimer ; c’était là, tout près de lui, derrière cette planche, dans la chambre de l’heiress !

Il le savait ; il en eût juré sur son salut.

Tout sert d’indice à la jalousie. Les distractions d’Ellen durant la prière avaient excité les premiers soupçons de Jermyn. Ces soupçons s’étaient accrus par la fuite soudaine et silencieuse de l’heiress ; mais ce qui les avait confirmés surtout, c’était l’obstination des deux chiens de montagne à garder cette porte en menaçant et en grondant.

L’instinct des animaux obéit à la haine des hommes. En France, aux époques de persécutions, des limiers dressés faisaient la chasse aux victimes ; en Irlande, les chiens flairent de loin l’uniforme, montrent les dents et se ramassent, préts à bondir, quand un habit rouge approche, comme s’ils sentaient les fumées ennemies du loup.

Jermyn avait compris le manège des deux chiens de montagne comme s’ils lui eussent dit en bon irlandais du Connaught : « Il y a là un soldat saxon. »

Ce fut un coup cruel. Il y eut en lui à la fois une colère terrible et une poignante douleur. Un instant il se sentit perdre la tête aux chocs délirants de ses pensées jalouses. Le désir lui vint de confondre en un même châtiment le major et l’heiress elle-même.

Mais il recula épouvanté devant cette idée dont les traditions de la famille faisaient un monstrueux sacrilège.

S’attaquer à la fille des rois ! à la noble vierge que les enfants de Diarmid entouraient de respects pareils à un culte !

En même temps une réaction se faisait au dedans de lui ; ses doutes revenaient. Si la jalousie change les soupçons en certitude, l’amour veut espérer toujours, et l’amour de Jermyn était plus fort que sa jalousie. Au bout de quelques minutes il en était à s’étonner d’avoir pu croire qu’Ellen Mac-Diarmid avait ouvert sa retraite à un homme. Ellen, si pure et si fière ! N’était-ce pas l’impossible ?

Les indices qui l’avaient guidé, et qui naguère lui paraissaient si péremptoires, se dérobaient maintenant devant son regard ; l’agitation d’Ellen durant la prière se rapportait peut-être au major, mais au major absent ; les chiens avaient grondé, le voisinage du mort ; et ce gémissement entendu de l’autre côté de la porte sortait sans doute de la poitrine d’Ellen…

Il se rassurait ainsi pour retomber l’instant d’après en proie aux suggestions de sa jalousie exaltée, et pour se rassurer encore et agenouiller sa colère devant l’image adorée d’Ellen…

C’était un pauvre enfant, battu par une passion qui eût été trop forte contre le cœur robuste d’un homme.

Il restait debout auprès de la porte, immobile et comme écrasé sous le fardeau de ses pensées. Il écoutait. Un seul bruit venait jusqu’à son le oreille : c’était la prière funèbre, récitée par Owen auprès du lit de son frère mort.

Jermyn essayait de suivre l’oraison et d’y associer son esprit, mais il ne le pouvait pas.

Dans son cerveau brûlant, il y avait un monde de pensées qui toutes se rapportaient à un objet unique ! Ellen ! Ellen !… Oh ! qu’il eût été bon, et fort, et capable d’héroïques dévouements, si Ellen l’eût aimé ! Qu’il eût été heureux et confiant ! qu’il eût trouvé de nobles élans au fond de son cœur engourdi !

Hélas ! il souffrait trop ! Depuis que la jeunesse avait clos les heures insoucieuses de son enfance, il ne se souvenait point d’avoir goûté un jour de calme. Cette passion avait pesé sur lui, amère, implacable, toujours ! toujours !

Si parfois quelqu’un de ces beaux espoirs qui dorent les rêves de l’adolescence était venu le visiter, il avait dû le repousser bien vite et lui fermer la porte de son cœur. Avant d’être jaloux, il avait été découragé. Sa tendresse, dès l’abord, lui avait apparu folle, criminelle et à la fois invincible.

Il se débattait, impuissant, comme les victimes de la fatalité antique sous l’effort d’un dieu ennemi.

Il se traînait dans la vie, insensible à tout, et le regard fixé incessamment sur un but qu’il savait ne pas pouvoir atteindre. Et devant ce trésor qui n’était point à lui, il se posait en jalouse sentinelle ; il veillait alentour ; il voulait en défendre l’approche. Il s’était juré à lui-même que nul genou ne toucherait la poussière de l’autel où il lui était défendu de se prosterner…

Les deux chiens se taisaient, mais ils gardaient aux deux côtés du seuil leur position menaçante.

Jermyn était entre eux et il veillait, repris par la torture de ses soupçons.

De temps en temps, son regard retombait vers la serrure qui ne laissait plus passer ces lueurs faible indiquant un passage au regard.

De l’autre côté de la porte, Ellen était debout, veillant aussi, et guettant, effrayée, les bruits de la salle commune.

Elle avait entendu les hurlements des chiens, et quelque mystérieuse intuition lui avait dénoncé la présence de Jermyn à quelques pas d’elle. La paume de sa main s’était posée sur le trou de la serrure.

Jermyn était son effroi. Elle avait mesuré la puissance terrible de la passion du dernier des Mac-Diarmid ; elle savait que rien n’était capable de conjurer la fougue concentrée de sa colère.

Il était là ; elle le sentait ; elle tremblait. À l’autre bout de la chambre, le major, étendu sur son lit, dormait. Son sommeil pénible était plein de secousses et de tressaillements. Ses lèvres s’entr’ouvraient pour donner passage à sa respiration oppressée.

Sur le bahut aux antiques ciselures qu’Ellen avait hérité de son père, il y avait une chandelle de jonc allumée. Le visage de Mortimer s’en éclairait faiblement. De la porte qu’elle n’osait point quitter, Ellen le contemplait, épiant avec sollicitude les agitations de son sommeil.

Elle ne craignait point que Jermyn osât forcer la clôture de sa chambre. Pour un fils du sang de Diarmid, c’était là une barrière sacrée que le délire lui-même n’aurait point su franchir. Pour l’heure présente, Mortimer était à l’abri derrière le respect qui entourait la fille de l’heir. Mais il faudrait quitter cette retraite, et Jermyn, déjà meurtrier à demi, serait là pour achever sa tâche.

S’il savait une fois que Mortimer avait trouvé un asile à la ferme, rien ne pourrait le porter à quitter son poste de vengeance. Il resterait là le jour et la nuit, attendant l’heure de tuer.

Et si l’heure tardait à venir, sa passion surexcitée arriverait à la démence peut-être et briserait toute digue. Ellen avait vu souvent de la folie dans le regard de Jermyn. Cette barrière sacrée que le respect de famille élevait au devant d’elle comme un rempart, l’œil aveuglé d’un fou ne saurait plus la voir…

Et alors il n’y avait plus que sa poitrine à elle entre le couteau du furieux et le cœur de Mortimer sans défense !

Ellen regrettait le froid abri des saules aux rives hospitalières de Ballilough ; elle regrettait les grottes de Muyr, ouvertes aux vents glacés de la mer…

Ce lit où reposait le major, ce lit dont elle avait convoité si chèrement la chaleur bienfaisante, ce lit avait plus de dangers que la brise humide du Corrib et que la froide atmosphère des grottes… plus de dangers que la blessure elle-même ! Ce pouvait être la mort.

Depuis quelques minutes, le blessé reposait sans trop de secousses, sa fièvre semblait se calmer. Déjà Ellen songeait à le laisser seul pour retourner dans la chambre mortuaire, car elle sentait que son absence en un pareil moment devait alimenter sans cesse et fortifier les soupçons de Jermyn.

Mais, à cet instant même, le major s’agita sur sa couche et repoussa les couvertures qui l’étouffaient. Son mouvement brusque réveilla les élancements assoupis de sa blessure, et la douleur éprouvée lui arracha un gémissement.

L’ouïe des animaux entend avant celle des hommes. Jermyn n’avait saisi aucun son, mais les chiens de montagne hurlèrent. Leur voix frappa l’oreille d’Ellen comme une menace de mort. Elle suspendit un lambeau de linge au devant de la serrure et s’élança vers le lit du blessé.

Elle lui mit sa main sur la bouche. Mortimer se débattit un instant, puis il ouvrit les yeux.

Les beaux cheveux d’Ellen penchée caressaient son visage. Il eut un sourire heureux. Puis son regard tâcha de percer le voile que l’abondante chevelure de l’heiress étendait autour de lui.

La chandelle de jonc jetait sur les objets une lumière vacillante et confuse. Le major distinguait vaguement les murailles nues, et à sa gauche les formes roides de la Vierge de pierre debout sur son piédestal sculpté.

Sa tête était bien faible ; il crut rêver encore.

— Ellen ! oh ! le bel ange ! murmura-t-il ; que j’aime le sommeil qui m’apporte votre image !

— Taisez-vous, taisez-vous, dit-elle ; vous ne rêvez pas, je suis là, et je vous demande le silence à genoux.

Percy se leva sur son séant et ouvrit de grands yeux pour la regarder. Ses yeux étaient pleins d’amour heureux et de reconnaissance.

— Je ne rêve pas, dit-il ; oh ! non… mes rêves ne savent point vous retrouver si belle ! Mais d’où vient que vous veillez à mon chevet ?

La paupière d’Ellen se baissa.

— Vous étiez trop faible, Percy, répliqua-t-elle ; vous étiez blessé, presque mourant… je n’ai pu faire ce que vous aviez ordonné.

La fièvre avait mis de fugitives couleurs sur joue blanche du major. Sa pâleur revint, et ses yeux, qui souriaient naguère, en extase, prirent une expression d’inquiétude.

— Qu’avais-je ordonné ? murmura-t-il.

— Vous vouliez monter à cheval, Percy, et regagner Galway avant la nuit tombée.

— Et où suis-je ?

— Dans ma chambre, répondit Ellen.

Une expression de cruelle souffrance se répandit sur les traits du major.

Il prit la main d’Ellen et la serra contre ses lèvres.

— Merci, dit-il, car votre amour est grand et vous m’avez donné tout ce que vous possédiez en ce monde… Ellen, Dieu m’est témoin que je vous aime !…

Sa tête s’affaissa sur l’oreiller.

Ellen se mit à genoux.

— Vous m’aimez, dit-elle avec un accent désespéré, mais je vous ai perdu ; n’est-ce pas ? Mon fatal secours, en vous gardant la vie, vous a pris votre honneur… et auprès de votre honneur, qu’est-ce que la vie ?

Deux larmes roulèrent lentement sur la joue pâle de l’heiress.

Elle avait cette beauté de reine que cherche la muse tragique, et la douleur mettait à son front comme un bandeau divin.

Percy était partagé entre deux émotions également puissantes : la souffrance et la joie. Il souffrait, parce que l’œuvre de sa vie entière s’échappait de ses mains affaiblies, parce qu’il se voyait sans bouclier désormais contre la haine aveugle, parce que le hasard l’avait fait tout à coup vulnérable, et qu’il y avait une tache cruelle à sa vie de soldat.

Il souffrait parce que tous les événements de la journée précédente revenaient, lucides et précis, à son esprit éveillé. Tandis que ses soldats mouraient, il avait fui. Il lui semblait entendre les malédictions plaintives de leur agonie ! Il avait fait, lui, le brave et le fort, ce que font les lâches et les faibles !

Et il y avait à Galway en ce moment même un homme qui avait juré sa perte, un ennemi mortel, le colonel Brazer, dont l’œil jaloux surveillait à toute heure sa conduite !

Autour du colonel se groupaient tous les magistrats dont il avait flétri la partialité ignorante ; tous les orangistes dont il avait neutralisé les instincts haineux et méchants !

Tous ces gens cherchaient depuis bien longtemps un défaut à sa bonne cuirasse. Ce défaut était maintenant trouvé ; ils pouvaient le frapper en plein cœur !

Et que d’allégresse haineuse ! quelle colère triomphante ! Ces gens qu’il avait muselés durant des mois allaient bondir autour de lui comme des dogues dont la chaine est brisée !

Et comment se défendre, puisque son juge était Brazer ?

Il entendait d’avance la voix de Brazer qui lui criait : « Vous avez fui ! vous avez fui !… »

Lui dont la vie entière était un modèle d’honneur militaire, c’était comme soldat qu’il allait être déshonoré…

Il souffrait, mais il avait de la joie, parce que cette femme si noble, si belle, si parfaite, venait de lui montrer son cœur et de lui prouver avec quel dévouement elle l’aimait.

— Merci ! répéta-t-il en tenant la main de l’heiress appuyée contre son cœur.

Son visage était redevenu serein. Il avait accepté sa destinée, ou peut-être son ferme courage gardait-il un vague espoir de vaincre, malgré la profondeur de sa chute.

En ce moment il était tout à Ellen, qui devinait sa pensée, et qui souriait, reconnaissante. Le sang perdu lui laissait une faiblesse extrême, mêlée de lassitude et de trouble, mais il ne sentait point sa blessure.

Ses yeux étaient chargés de fatigue ; il voulait contempler Ellen, et ses paupières retombaient alourdies.

— Reposez-vous, Percy, dit l’heiress. Il y a des oreilles ouvertes autour de nous, et vos ennemis veillent !… un mot prononcé pourrait vous trahir et me perdre.

Mortimer ferma les yeux. On eût dit un enfant docile s’endormant à l’ordre de sa mère, Sa bouche murmura encore quelques douces paroles, puis on n’entendit plus dans la chambre que le bruit égal de sa respiration.

Personne n’eût pu lire sur son visage la récente angoisse de sa fierté vaincue. Il y avait sur ses traits un calme souriant. Ellen le regardait attendrie et charmée. C’était une belle âme qui se reflétait sur ce front large et pur ; malgré l’affaissement du sommeil, ses traits, tranchés délicatement et qui avaient le blanc poli du marbre, gardaient l’empreinte d’une énergique et mâle pensée.

Tandis qu’Ellen l’admirait, recueillie en son amour, la porte s’entre-bailla doucement et la petite Peggy se glissa dans la chambre.

— Mickey est-il revenu ? lui demanda l’heiress.

— Non, répondit l’enfant. Il n’y a que Kate et Owen auprès du pauvre Dan.

— Et Jermyn ?

— Quand j’ai passé dans la salle commune, j’ai vu quelqu’un debout auprès de votre porte, entre les deux chiens qui grondaient… Oh ! noble Ellen ! les chiens oublient le mort pour venir flairer le Saxon.

— Et c’est Jermyn qui est auprès de la porte ? interrompit l’heiress.

— C’est lui, répondit l’enfant.

Le regard d’Ellen caressa, plus inquiet et plus tendre, le sommeil du major, puis son œil se fixa sur la porte avec un éclair de haine.

— S’il vous interroge, dit-elle à Peggy, que répondrez-vous ?

L’enfant hésita.

— Ce sont les dragons qui ont tué le pauvre Dan ! murmura-t-elle.

Ellen frissonna. Elle attira l’enfant vers le lit.

— Écoutez, Peggy, dit-elle, cet homme est mon fiancé.

Peggy recula, stupéfaite. Ses yeux noirs et brillants, habitués à exprimer son respect pour l’heiress, eurent une étincelle de méprisante colère.

— Vous, la fille de heir ! prononça-t-elle tout bas, un Saxon !… Quand j’aurai l’âge d’une femme, moi, qui ne suis qu’une pauvre servante, je choisirai un Irlandais pour l’aimer.

Ellen ne se révolta point contre le reproche de l’enfant. — Cet homme est mon fiancé, répéta-t-elle lentement ; s’il meurt, je mourrai !

Peggy joignit ses mains et se tourna vers sa maîtresse avec des larmes dans les yeux.

— Oh ! je ne dirai rien, noble Ellen ! s’écria-t-elle. Jermyn pourra me tuer avant de me faire ouvrir la bouche…

Ellen la baisa au front.

— Merci, ma fille, dit-elle ; retournez maintenant auprès du pauvre Dan… je vais bientôt vous suivre.

Peggy souleva de nouveau le loquet de la porte et sortit en faisant l’ouverture la plus étroite possible.

Le bras de Jermyn la saisit dans l’ombre, au passage.

— Est-ce notre frère Morris qui est dans la chambre d’Ellen Mac-Diarmid ? demanda-t-il d’une voix qui tremblait.

Peggy ne répondit point.

Jermyn lui secoua le bras rudement.

— Parle ! dit-il ; je veux que tu parles ! Il y a un homme de l’autre côté de cette porte !

— Un homme ! répéta Peggy en jouant l’étonnement.

Les doigts crispés de Jermyn meurtrirent la chair de son petit bras. Elle leva les yeux sur lui et vit avec effroi ses prunelles flamboyer dans le demi-jour de la salle commune.

Mais elle ne répondit point encore, parce que les paroles d’Ellen restaient au fond de son cœur.

Jermyn frappa du pied violemment. Une colère insensée lui vint contre l’enfant qui lui désobéissait. Il était en un de ces moments où tout agite et où la moindre résistance fait bouillir le sang dans les veines.

— Ah ! tu ne veux pas parler ! s’écria-t-il d’une voix étranglée. Prends garde ! prends garde ! prends garde !

Ces mots, répétés trois fois, sortirent de sa bouche, pressés et comme entassés.

Peggy tremblait.

— Jermyn, murmura-t-elle, vous me faites grand mal !…

Jermyn serra plus fort. Il était fou.

— Parle ! parle ! parle ! dit-il. Parle vite… dis-moi qui est là.

L’enfant pleurait.

— Grâce ! grâce ! disait-elle.

La poitrine du dernier des Mac-Diarmid râlait. Sa figure d’adolescent, où tant de douceur était naguère, avait pris une expression de rage féroce. Il serrait toujours.

L’obscurité qui régnait dans la salle l’empêchait de voir la petite Peggy pâlir et fermer les yeux. Tandis qu’il la menaçait encore et qu’il levait la main, dans le paroxysme de sa frénésie, pour la frapper au visage, il sentit le bras de l’enfant peser à sa main.

Peggy venait de se laisser choir, en répétant d’une voix mourante :

— Grâce ! grâce ! Mac-Diarmid ! Que vous ai je fait pour vouloir me tuer ?

Jermyn lâcha prise et serra son front à deux mains. Il se sentit délirer, et la honte aiguë lui perça le cœur.

La porte extérieure retentit sous des coups précipités.

Jermyn ne bougea pas.

La petite Peggy se remit sur ses pieds, et se dirigea en chancelant vers la porte. Elle ouvrit.

C’étaient Mickey, Larry et Sam qui revenaient, poussant devant eux un homme garrotté.

Ils ne s’arrêtèrent point dans la salle commune, et franchirent tout de suite, avec leur captif, le seuil de la chambre du mort.

Leur captif était un vieillard revêtu du costume des prêtres catholiques.

Il refusait encore d’avancer. Mickey et Sam le prirent par les épaules et l’entraînèrent jusqu’auprès du lit.

À la lumière des quatre chandelles de jonc, le pauvre prêtre montra sa figure effrayée et couverte de pâleur. Ses mains étaient fortement assujetties à l’aide de cordes, et il avait un mouchoir noué sur la bouche.

Les trois Mac-Diarmid étaient allés le chercher auprès du lit d’un autre mort, et comme il refusait de déserter son pieux office, ils l’avaient enlevé de force.

Il fallait bien que Dan eût une prière de prêtre.

L’enlèvement accompli, les Mac-Diarmid se courbèrent de nouveau sous le sentiment de vénération profonde inspiré aux Irlandais par leur clergé catholique.

Personne ne resta debout dans la chambre mortuaire ; à la vue du prêtre, tout le monde s’agenouilla. Mickey dénoua le bâillon et coupa les cordes, puis il baisa le bas de la soutane du vieillard.

— Pardon, notre père, murmura-t-il d’un ton de respect grave qui contrastait singulièrement avec l’acte de violence qu’il venait d’exercer ; Dan était un bon chrétien… Nous ne pouvions pas le laisser mettre en terre sans vous.

Les autres frères, Kate et Peggy se traînèrent sur leurs genoux jusqu’au prêtre, et baisèrent à leur tour le bas de sa soutane.

— Notre père, pardon ! répétèrent-ils ; ayez pitié du pauvre Dan, qui était un bon chrétien !

En face de cette détresse naïve, le vieillard hésita. Sa bouche s’ouvrit pour réprimander l’insulte faite à son caractère sacré ; mais ils étaient tous agenouillés autour de lui si humbles et si repentants ! Il eut compassion et commença tout de suite la prière attendue.

Les visages des Mac-Diarmid rayonnèrent. C’était comme un poids qu’on leur ôtait de dessus le cœur. Quand la bouche du saint vieillard s’ouvrit pour réciter ces hymnes qui sont comme le passe-port de âme chrétienne vers le ciel, chacun crut voir le front du mort s’éclairer doucement…

La pauvre âme en peine montait vers Dieu qui écoutait la parole du prêtre, et qui tendait ses bras pour appeler à lui le bon chrétien défunt…

Ils priaient tous, et avec quelle ferveur !

Mais à cette fête funèbre Ellen et Jermyn manquaient.

Jermyn était toujours dans la salle commune debout auprès de la porte de l’heiress. Il avait vu rentrer ses frères ; il avait entendu la voix du prêtre s’élever, et rien de tout cela n’avait parlé à son intelligence engourdie.

Il ne savait pas. Il ne comprenait pas. Au fond de son cœur une voix implacable lui parlait de son amour et de sa misère. Tout le reste se taisait.

C’était une torture sans trêve. Il avait été bon autrefois, et, parmi ses frères, c’était Dan qu’il avait chéri le plus tendrement.

Aujourd’hui Dan était mort et Jermyn lui refusait la suprême prière. À quelques pas de son cadavre, Jermyn rêvait de vengeance et d’amour…

Vous vîtes passer souvent par les rues larges de Londres, la ville de l’ivresse morne et des muettes orgies, vous vites passer ces hommes et ces femmes qui sortent en chancelant par les portes toujours grandes ouvertes des palais du gin. Ils vont parmi la foule et ressemblent à des vivants, mais quelque jour, demain, ce soir peut-être, ils vont tomber roides morts sur le trottoir encombré. Ils n’ont plus que l’écorce amaigrie de l’homme : l’alcool brûlant a mis des cendres à la place de leur poitrine.

Jeremyn était comme ces victimes du vice londonien. Sous son écorce jeune et vive, il n’y plus déjà que les cendres d’un cœur.

Tandis que la prière se poursuivait dans la chambre voisine, il se jeta brisé sur le lit de paille et pleura comme un enfant découragé…

Le bruit de l’oraison passait comme un bourdonnement importun autour de son oreille. Parmi ces sons pieux, son imagination en délire croyait entendre d’autres sons partant de la chambre d’Ellen. C’étaient des soupirs doux, des paroles de miel, et comme un murmure de baisers prodigués…

Il mordait la paille de sa couche et il blasphémait.

L’heiress avait entendu, elle aussi, l’arrivée de ses frères d’adoption. Le major s’était rendormi ; elle voulut aller s’agenouiller auprès du lit de Dan.

Au bruit que fit la porte de sa chambre en ouvrant, Jermyn bondit sur ses pieds.

Ellen tenait en main sa chandelle de jonc qu’elle déposa sur la table. Quand elle aperçut Jermyn debout sur son passage, elle rougit, et un éclair d’indignation brilla dans son œil.

Jermyn avait les bras croisés sur sa poitrine. Il se tenait droit et tête haute ; ses sourcils se fronçaient, mettant dans l’ombre sa prunelle qui brûlait.

Sa fièvre lui donnait le courage de regarder Ellen en face.

Ils restèrent durant une longue minute immobiles tous deux et tous deux muets.

Ce fut l’heiress qui rompit la première le silence.

— Le pauvre Dan vous aimait bien, Jermyn, dit-elle ; d’où vient que vous ne priez pas pour lui avec nos frères ?

— Ce sont des soldats de la reine qui ont tué mon frère Dan, répondit Jermyn d’une voix sourde ; que d’autres prient pour lui, moi je veux le venger !

— Sur qui ? demanda Ellen.

Jermyn ne répliqua pas tout de suite. Son regard aigu alla se fixer sur la porte, comme s’il en eût voulu percer les battants épais. Puis son œil retomba sur Ellen, fixe et lourd.

— Je cherche !… murmura-t-il.

Un chant lugubre et lent s’éleva dans la chambre voisine. Le prêtre avait entonné une hymne latine, et les Mac-Diarmid accompagnaient sa voix en chœur. Cette hymne était le signe bien connu de la levée du corps et du départ pour le cimetière.

Ellen et Jermyn firent silence. Au bout de quelques minutes, on entendit dans la chambre mortuaire les coups secs et répétés du marteau.

On clouait le cercueil apporté par Joyce.

Les quatre frères pleuraient à ce dernier adieu.

Jermyn entendait le bruit du marteau sur les planches et le bruit des sanglots. Il restait froid.

Une larme vint à la paupière d’Ellen qui joignit ses mains et mêla de loin sa prière à celles de ses frères d’adoption.

Quand le dernier clou eut été enfoncé dans le cercueil, la porte s’ouvrit et le vieux prêtre ressortit tenant à la main un des cierges de jonc.

Derrière lui vinrent les quatre frères, qui soutenaient d’une main les restes de Dan et tenaient de l’autre un fusil sur l’épaule.

Joyce venait ensuite, armé pareillement. Kate et Peggy fermaient la marche.

— Venez avec nous, Jermyn, dit Mickey en passant ; venez avec nous, noble Ellen.

L’heiress et Jermyn firent quelques pas à la suite du convoi ; mais Jermyn s’arrêta avant de franchir le seuil.

Ellen l’imita. Le convoi continua de descendre la montagne en se dirigeant vers le cimetière de Knockderry.

Jermyn et l’heiress restaient seuls à la ferme de Mac-Diarmid.

Ellen s’était replacée d’instinct devant la porte de sa retraite, comme si elle eût voulu en défendre l’approche et soutenir un siège.

Jermyn, qui avait remarqué ce mouvement, regardait la porte close d’un œil menaçant et sinistre.

Quelques secondes se passèrent. Au bout de ce temps, Jermyn, qui était resté tout près de l’entrée, s’avança lentement vers l’intérieur de la salle.

La paix, Bell ! dit-il en rappelant les deux chiens qui flairaient, toujours en grondant, la porte de l’heiress. À bas, Wolf !… Il ne peut y avoir qu’un ami de Mac-Diarmid dans la chambre de notre noble parente !…

— Le front d’Ellen se releva hautain devant cette attaque prévue.

Un sourire amer et tout imprégné de railleuse colère fronçait la lèvre de Jermyn.

— Il y a loin d’ici au bog ! reprit-il après un court silence, et la balle de mon fusil a touché le but.

Depuis le commencement de cette scène, l’heiress avait compris que toute feinte était inutile.

— Dieu a eu pitié de nous, répondit-elle ; votre balle a fait une blessure, et voilà tout.

— Vous l’avez sauvé ! murmura Jermyn.

Ellen leva les yeux au ciel.

— Dieu veuille que je le sauve ! dit-elle avec passion. Si je ne puis pas le sauver, je pourrai du moins mourir avec lui… et son meurtrier sera mon assassin !

La tête du dernier des Mac-Diarmid se pencha sur sa poitrine ; son souffle était pénible et haletant.

Deux ou trois fois il ouvrit la bouche pour parler, et toujours sa gorge oppressée arrêta sa voix au passage.

— Vous l’aimez ! vous l’aimez ! dit-il enfin avec effort. Il faudra bien que nous mourions tous les trois, Ellen !…