La Quittance de minuit/04/02

Méline, Cans et Compagnie (Tome quatrièmep. 27-45).


II

Le baiser.


Ellen avait confiance dans le prestige qui l’entourait. Le culte traditionnel auquel l’avaient habituée les fils de Mac-Diarmid la couvrait comme une égide ; elle se croyait à l’abri derrière ce religieux respect de ses parents, et l’idée d’un danger personnel venant de l’un des enfants du vieux Mill’s ne pouvait point entrer dans son esprit.

Elle regarda Jermyn comme si elle eût cherché un sens mystérieux à ses paroles.

Elle avait raison de compter sur son pouvoir. Jermyn, bien qu’il fût arrivé à ce point où le cœur, aveuglé par la passion, méconnaît toute loi, s’arrêta effrayé instinctivement de sa propre audace. Il venait de menacer l’heiress, la fille des rois, dont la grandeur déchue n’avait pour protection que l’hospitalité de son père ! C’était, d’après les idées de sa famille, une sorte de sacrilège, et c’était une lâcheté.

Il baissa la tête pour éviter l’œil perçant d’Ellen, et sentit faiblir au dedans de lui sa résolution farouche.

— Non, oh ! non, dit-il à voix basse, vous ne mourrez pas, vous, ma noble parente… Ne donnerais-je pas tout mon sang jusqu’à la dernière goutte pour protéger votre vie chère ?… C’est lui, lui seul, et moi peut-être.

— Il est blessé, répliqua Ellen, et il est sous le toit de notre père !

Jérmyn secoua la tête en silence, puis il releva ses yeux où brûlait une flamme sombre.

— C’est un outrage de plus, murmura-t-il. Mac-Diarmid peut-il regarder comme son hôte celui qui est entré dans sa maison à la dérobée et malgré lui ?

C’était quelque chose d’étrange que cette discussion qui se faisait calme maintenant en apparence, et où il s’agissait du meurtre d’un homme.

Ellen et Jermyn parlaient bas et lentement. Quiconque fût entré à l’improviste dans la salle commune aurait cru assister à quelque froid débat, soulevé par une question indifférente.

Mais, à regarder de plus près les deux interlocuteurs, on eût découvert bien vite, sous leurs masques tranquilles, l’émotion poussée à ses plus extrêmes limites. Ellen se tenait droite et portait haut la tête ; mais elle tremblait par moments, et le corsage de sa robe s’agitait aux tressaillements de son sein…

La détresse de Jermyn était plus évidente encore. Par intervalles, un rouge épais et ardent remplaçait pour une seconde la pâleur de son visage, qui redevenait livide aussitôt après. Il y avait des plis à son front ; ses paupières battaient gonflées et ses jambes pliaient sous le poids de son corps.

Ce qu’il souffrait, nulle plume ne saurait le décrire. Car il voyait devant lui Ellen, toujours plus belle et plus aimée, Ellen qui ne cachait plus son amour et qui intercédait pour Percy Mortimer !

Ce qui lui restait de force, il le dépensait à contenir les élans de sa haine.

Et, à mesure que le temps s’écoulait, la situation se tendait davantage ; l’angoisse de l’heiress augmentait, parce qu’elle devinait les progrès de la sourde colère qui bouillait au fond du cœur de Jermyn.

Ce n’était plus, à cette heure, l’enfant qu’elle dominait naguère et qui se courbait, docile, au moindre signe de sa volonté souveraine. La passion l’avait fait homme tout à coup ; il était terrible et implacable.

Chaque fois que son regard se tournait, sournois et sombre, vers la porte qui défendait seule le sommeil du major blessé, l’heiress sentait l’épouvante étreindre son âme. Elle demandait à Dieu le retour des autres Mac-Diarmid, qui étaient les ennemis de Mortimer, mais qui auraient pitié de ses larmes, à elle, et qui l’exauceraient, suppliante et agenouillée.

Tandis que Jermyn, elle le devinait, n’aurait point d’oreille pour sa prière ; elle ne pouvait qu’aggraver le péril en essayant de le fléchir, et c’est pour cela qu’elle tâchait de rester froide, car elle n’écoutait plus en ce moment la voix de la fierté, elle se fût courbée avec joie ; c’était de force qu’elle arrêtait les larmes au seuil de sa paupière : elle eût voulu pleurer et s’humilier.

Hélas ! chacun de ses pleurs eût été un aveu d’amour, sa prière aurait enfoncé l’aiguillon dans le cœur jaloux de Jermyn !

Au premier moment, elle avait dit : « Je l’aime ; » mais alors elle abordait la lutte, forte et superbe ; elle n’avait point encore subi durant un quart d’heure l’effet de la présence de Jermyn ; elle n’avait pas vu là, devant elle, et de près, durant de longues minutes de silence, ces traits ravagés, ce front vieilli, cette joue décolorée qui ne gardait point de trace de son sourire de la veille et semblait accuser des années de torture…

Maintenant Jermyn prenait pour elle un aspect redoutable ; elle avait peur ; elle n’espérait plus.

Jermyn avait croisé ses bras sur sa poitrine, et une de ses mains, cachée sous son gilet, comprimait les battements de son cœur.

― Je ne vous accuse point, reprit-il, répondant aux pensées qui s’étaient succédé en lui durant l′intervalle de silence. Je sais que vous êtes pure et noble, et sans tache aujourd’hui comme toujours… Ces hommes d’Angleterre possèdent l’art maudit de jeter des sorts aux jeunes filles. On me l’avait dit bien souvent, sur le bord des lacs, à Knockderry et à Galway !… Je ne voulais pas le croire, parce que Dieu, pensais-je, devait à la fille des rois une protection victorieuse. On m’avait dit : « Le Saxon l’a ensorcelée !… » Et n’a-t-il pas ensorcelé mon frère Morris pendant quelque temps ?… Ah ! je le crois maintenant, je le crois ! je le crois !

La voix se baissa jusqu’au murmure.

— Mais la vierge que le sort a touchée, poursuivit-il, se redresse et se guérit dès que l’auteur du maléfice a été mis à mort…

Le regard de Jermyn se tourna si menaçant vers la porte de l’heiress, que celle-ci fit un mouvement involontaire pour lui barrer le passage…

En même temps, par la fenêtre ouverte, elle regarda si ses frères d’adoption ne revenaient pas. La nuit était obscure. Sur les flancs du mont et dans la vallée, des points lumineux se mouvaient lentement ; mais aucune de ces lumières ne semblait s’approcher de la ferme.

Ellen n’avait rien à espérer de l’appui des Mac-Diarmid.

― Ils sont loin ! dit Jermyn qui devinait sa pensée, et ils resteront longtemps agenouillés autour de la tombe de notre frère, tué par les Saxons… Quand ils reviendront, pensez-vous qu’ils aient le cœur de défendre un des assassins du pauvre Dan ?

— Morris ! murmura Ellen ; oh ! si Dieu m′envoyait Morris !…

Jermyn eut un sourire amer.

— Qui sait ? dit-il ; il est resté sans doute plus d’un mort caché dans les trous fangeux du bog… Quand les fils de Diarmid succombent, écrasés par l’ennemi plus fort, nul bon ange n’arrive à l’heure suprême pour leur apporter le salut et la vie… C’est sur l’existence des Saxons hérétiques que veillent maintenant les nobles filles du Connaught.

Ellen rougit, et sa paupière se baissa.

— Nous sommes seuls, reprit Jermyn ; il n’y a que vous entre moi et l’homme que je hais le plus en ce monde. Plût à Dieu qu’il y eût une forte muraille au lieu de vous, Ellen ! l’obstacle serait moins difficile à écarter. Mais il faut que le major anglais meure !

Ces paroles furent prononcées d’un ton calme et si bas que l’heiress eut peine à les entendre.

Devant cet arrêt sans appel, son front se redressa hautain et intrépide. Sans cesser de veiller sur la porte, elle se dirigea d’un pas ferme vers la couche commune au-dessus de laquelle étaient suspendues les armes de la famille. Elle choisit un couteau de chasse long et affilé appartenant à Morris.

Jermyn la suivait des yeux, et il y avait de l’admiration parmi l’implacable froideur dont il enveloppait sa haine.

Ellen revint vers lui. Elle tenait à la main le coutelas, dont la pointe aiguë se baissait vers la terre. Tandis qu’elle s’approchait, la lumière placée sur la table frappait en plein son visage qui rayonnait de noblesse et de beauté. Son front hardi était découvert. Elle avait rejeté en arrière les masses ondées de ses magnifiques cheveux noirs. La ligne de ses sourcils restait pure, et des étincelles d’or s’allumaient dans l’agate brunie de sa prunelle.

Elle était triste, mais forte et résolue, et belle surtout, belle autant que put l’être jamais la fille d’un homme !

Elle se remit au-devant de Jermyn.

— Nous verrons si Mac-Diarmid sait combattre les femmes, prononça-t-elle avec sa dignité de reine. Percy Mortimer est sous ma protection ; c’est moi qui lui ai trouvé cet asile… Je défendrai le seuil de cette chambre comme un soldat, et si vous parvenez à le franchir, c’est que je serai morte.

Un flux d’angoisse plus navrante monta au cœur de Jermyn, dont les traits pâlis se contractèrent.

Sa poitrine rendit un gémissement.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il au-dedans de lui-même ; que d’amour !…

Lui qui n’avait jamais obtenu un regard ! lui, le malheureux, écrasé sous sa passion dédaignée, il mesurait l’excès de cette tendresse dont il n’était point l’objet, comme le mendiant affamé des pauvres campagnes du Connaught contemple la prodigue opulence d’un landlord !

Chaque pièce d’or dissipée par le grand seigneur suffirait à l’existence de l’indigent pendant des semaines, et une parcelle de cet amour immense, la millième partie de ce dévouement passionné, eût mis tant d’allégresse dans l’âme ulcérée de Jermyn !

Oh ! c’était le comble du martyre ! Il n’avait jamais si cruellement souffert, lui pour qui chaque heure, depuis de longs mois, était une amère souffrance !

En ce moment d’angoisse suprême, il voulut rendre mal pour mal, et le bien-être de la vengeance satisfaite comprima le sanglot qui soulevait déjà sa poitrine.

Il fixa sur l′heiress un regard dur et tout plein de sanglantes menaces.

― Mac-Diarmid ne sait point combattre les femmes, dit-il. Laissez là cette arme inutile, noble heiress… votre chambre est un asile sacré pour moi… mais il faudra bien que le major saxon sorte de votre chambre.

Une lueur d’espoir éclaira les traits d’Ellen. Un répit, c’était le salut peut-être, car les Mac-Diarmid allaient revenir, et sa voix était bien puissante sur les fils du vieux Mill′s.

Jermyn lut cette pensée sur son front, et sa bouche se plissa en un sourire cruel.

— N’espérez pas, dit-il en élevant la voix davantage ; moi qui ai si longtemps espéré en vain, je sais combien cela fait souffrir !… Nos frères reviendront, c’est vrai ; mais le Saxon mourra !

Son regard était clair et perçant ; il descendait jusqu’au fond du cœur d’Ellen et le blessait.

— Ne vous souvient-il plus déjà, reprit-il, mettant à railler ce qui lui restait de forces, ne vous souvient-il plus de notre entrevue de la nuit dernière ?… C’était ici, à la même place et à la même heure… j’étais brisé de désespoir comme maintenant, mais vous, vous étiez forte, noble Ellen, forte de mon amour et de ma folie, sans pitié pour moi, comme toujours, et ne songeant qu’à cet homme qui vous a volé votre cœur ! Le feu brûlait sur Ranach-Head… j’étais seul dans la maison de notre père et chargé de garder votre sommeil… On m’avait confié un secret d’où dépend la vie de nos frères et des milliers d’autres vies. Vous êtes venue ; vous avez abusé de ma faiblesse ; vous avez violemment ouvert mon cœur, qui n’a pas su se défendre, et qui vous a livré son secret !

Jermyn s’arrêta ; sa voix éclatait, inégale et lassée.

— C’était pour lui, pour lui toujours ! continua-t-il en menaçant la porte de son doigt étendu ; c’était pour sauver Mortimer, et vous l’avez sauvé !… mais vous l’avez perdu !

Jermyn s’arrêta encore. Ellen le regardait, comprenant à demi et saisie d’une terreur nouvelle.

Jermyn poursuivit, jouissant avidement de sa détresse.

― Vous l’avez perdu ! vous l’avez perdu ! Ah ! ah ! noble Ellen, vous avez le secret des Molly-Maguires, et vous aimez cet homme ! Vous l’aimez tant que vous lui avez donné place sur votre lit de vierge, vous, la fille chaste et pure des grands lords !… Nos frères vont revenir.

Ellen baissa la tête, et son arme s’échappa de ses mains.

Jermyn poursuivait en se pressant, comme s’il eût craint de n’avoir pas la force d’achever.

— Souhaitez-vous encore qu’ils reviennent, noble heiress ?… Ils sont tous ribbonmen, et cet homme, qui est leur ennemi mortel, est désormais en possession de leur secret !

— Sur mon salut, Jermyn, murmura Ellen dont la voix avait perdu déjà sa fermeté fière, je n’ai rien dit, je vous le jure !

— Vous croiront-ils ?… Moi, je ne vous crois pas.

— Je vous le jure ! je vous le jure ! répétait Ellen vaincue.

— Vous l’aimez tant ! dit Jermyn, qui, brisé par cette lutte trop longue, se sentait chanceler et défaillir, mais qui tombait vainqueur et qui triomphait avec un emportement sauvage ; cache-t-on quelque chose à son amant et à son maître ?… Il est là, noble Ellen, dans votre chambre où nul homme n’a jamais pénétré… Ah ! je vous le dis, je vous le dis, nos frères vont revenir !

Un instant auparavant, Ellen n’eût point voulu croire que sa terreur pouvait grandir encore et devenir plus accablante ; elle se trompait. Devant Jermyn seul, un vague espoir lui restait toujours, parce qu’elle savait que Jermyn était son esclave ; mais les Mac-Diarmid, qu’elle attendait naguère si impatiemment, comment les persuader ou les fléchir ? Jermyn avait raison, tout l′accusait, et chacun devait croire que ce secret terrible, arraché au plus jeune des fils du vieux Mill′s, n’était déjà plus le sien !

Or, ce secret divulgué, c′était la mort…

Ces pensées l’envahirent avec une si soudaine violence, que tout son courage l’abandonna. Elle ne se sentit plus la force de combattre. Elle tomba sur ses genoux, les mains jointes et les yeux au ciel, en répétant machinalement :

— Je vous le jure ! je vous le jure !

Jermyn ne se soutenait plus, mais il souriait. Et l’heiress, affolée par ce sourire implacable, voyait, couché au devant d’elle, le corps pâle du major assassiné…

— Pitié ! dit-elle en s′appuyant des deux mains sur le sol poudreux de la salle commune ; au nom de Dieu ! pitié ! pitié !…

Jermyn, qui chancelait, marcha jusqu’à la table, à l′angle de laquelle il se soutint. Sans cesser de contempler Ellen et de sourire, il se laissa choir sur l’un des bancs de bois.

Ellen se traina sur ses genoux jusqu’à lui ; elle murmurait sans savoir des paroles suppliantes. Quand elle eut atteint la table, elle baisa les vêtements de Jermyn en pleurant.

Celui-ci détourna enfin son regard et cessa de sourire.

Ellen disait :

— Je vous en prie, je vous en prie, mon frère !… au nom de notre amitié passée !… au nom de notre vieux père qui nous aime tant tous les deux !…

Jermyn gardait le silence. Ellen reprenait :

— Mon frère, écoutez-moi et ne me repoussez pas !… Mon Dieu, vous étiez si bon autrefois !… Ne vous souvenez-vous plus de nos joies partagées, alors que nous étions enfants ?… Vous me disiez : « Ellen, je vous protégerai… je vous aimerai toujours… toujours. »

Le dernier des Mac-Diarmid ne répondait point encore, mais on entendait sa respiration siffler péniblement dans sa poitrine, et l′heiress, qui s’accrochait à son bras, sentait sa chair tressaillir sous l’étoffe épaisse de son vêtement.

Un peu de courage brilla dans ses yeux chargés de larmes.

— Et maintenant, reprit-elle, vous voulez me tuer !… Oh ! Jermyn, Jermyn ! voilà longtemps que je pleure, et vous me laissez pleurer.

Un murmure indistinct sortit des lèvres de Jermyn. Ellen se releva lentement et s’assit derrière lui sur le banc.

Elle lui entoura la taille de ses deux bras.

— Mon frère, mon frère aimé ! reprit-elle plus vivement, car l′espoir revenait, n’aurez-vous point compassion de moi ?… Je sais que vous avez bien souffert… souvent j′ai surpris vos regards qui se fixaient sur moi tristement… je devinais votre cœur, Jermyn, et votre peine me gagnait, car je n’ai jamais oublié, moi, nos tendresses d′enfant et nos naïfs bonheurs !… Hélas ! il n’en est pas ainsi de vous ! vous me voyez mourante à vos pieds, et vous restez impitoyable !… Mon frère, mon frère, je souffre bien pourtant, moi aussi ! je souffre plus que vous n’avez jamais souffert !

Elle s’interrompit tout à coup, parce qu’une larme brûlante venait de tomber sur sa main…

L′expression de sa physionomie changea comme par enchantement. Elle était femme, elle devina sa victoire. Sa paupière, alourdie par le découragement, releva tout à coup ses longs cils humides, et découvrit sa prunelle ranimée qui fêtait son triomphe.

Elle avança la tête doucement pour tâcher de voir la figure de Jermyn, mais elle ne put ; les longs cheveux blonds du jeune homme retombaient autour de ses joues et cachaient ses traits complétement.

Une seconde larme tomba sur la main d’Ellen, qui ne chercha plus à voir. Son regard monta vers le ciel, chargé de reconnaissance passionnée.

Jermyn allait céder ; il était vaincu ; cette larme accusait la faiblesse de son cœur. Ellen attendait. Mais Jermyn gardait toujours le silence.

Il fallait un dernier coup. Ellen composa rapidement son visage. Sa beauté fière se transforma soudain et prit des séductions qui ne lui appartenaient point. Ses yeux s’alanguirent, une coquetterie, subitement révélée, mit des caresses dans son sourire. Sa taille ondula plus molle ; tout son être se vêtit pour ainsi dire d’une grâce nouvelle et imprévue. La vierge noble dépouillait son manteau hautain de froideur. Elle voulait séduire, et rien qu’à le vouloir, elle trouvait sous sa fierté austère tout ce que femme eut jamais de charmes souriants et de promesses enchantées…

Elle se serra contre Jermyn. Jermyn saisit son front à deux mains.

Elle se souleva en murmurant de douces paroles. Sa bouche effleura les cheveux de Jermyn.

Jermyn se dressa de toute sa hauteur et demeura tremblant, comme si un choc électrique l′eût frappé.

Il s′était dégagé des bras d’Ellen et n’osait plus la regarder.

— Jermyn ! Jermyn ! vous me repoussez ! dit-elle.

Sa voix était harmonieuse et si douce que Jermyn songea aux concerts des anges…

Il tourna les yeux malgré lui, et son regard rencontra le sourire de l’heiress.

Jamais il ne l’avait vue ainsi, Ce fut comme un éclair de bonheur insensé. Dans le regard adouci d′Ellen, il crut voir un peu d′amour…

Et qu’elle était belle ! et que d’enchantements autour de son sourire !

À son tour, Jermyn tomba prosterné ; ses mains se joignirent, et il adora silencieusement.

Ellen le regardait toujours de cette façon qui le rendait fou.

— Ellen ! Ellen ! dit-il comme en extase, que voulez-vous de moi ?

— Douze heures de trêve, répondit l’heiress tout bas.

Jermyn secoua la tête comme s′il eût voulu chasser loin de lui une obsédante pensée.

Il hésita, parce que ses yeux baissés ne voyaient plus Ellen. Dès que ses yeux se relevèrent, il n’hésita plus.

— Il sera sauvé ! murmura-t-il ; mais que m’importe ?… Ellen ! Ellen ! ne vous donnerais-je pas le salut de mon âme ? Douze heures, c′est ma vengeance que je laisse échapper !

— Vous me les accordez ? dit l’heiress.

Jermyn la parcourut de la tête aux pieds d’un regard où se peignait tout le délire de sa passion.

Son visage devint pourpre.

— Je vous les vends, prononça-t-il d’une voix sèche et haletante, je vous les vends pour un second baiser.

Ellen, toujours souriante, tendit aussitôt sa joue. Jermyn y colla sa lèvre.

Ses yeux se noyèrent ; il poussa un long soupir et s’affaissa sur le sol, livide et froid comme un cadavre.

Ellen se redressa superbe. Son œil avait repris son calme souverain. Elle couvrit le dernier des Mac-Diarmid d’un regard de pitié. Sa main essuya sans y penser la place que le baiser de Jermyn avait brûlée. Elle prit la chandelle de jonc et rentra dans sa chambre, laissant Mac-Diarmid étendu sur le sol de la salle commune.

Le major dormait toujours, et son sommeil était tranquille. Ellen le baisa au front, comme si elle eût voulu se payer de la torture essuyée pour l’amour de lui. Puis elle s’agenouilla et l’adora…