La Quittance de minuit/03/09

Méline, Cans et Compagnie (Tome troisièmep. 151-166).


IX

La croix de Saint-Patrick.


Owen Mac-Diarmid dormait dans un des petits bâtiments accolés à la ferme du Mamturck. Il était étendu sur le lit occupé par le vieux Mill’s avant sa captivité. La première moitié du jour allait finir.

C’était l’heure, à peu près, où les dragons de la reine tombaient dans le piége tendu par les Molly-Maguires.

Owen avait le sommeil pénible et agité. Son visage, si joyeux d’ordinaire, et dont tous les traits semblaient faits pour exprimer la gaieté, avait dans son repos une apparence de tristesse soucieuse.

Kate Neale n’était point couchée sur le lit auprès de lui, comme d’habitude. Elle était assise sur une escabelle, et sa tête seule, lourde et abattue, s’appuyait à la couverture. Un désespoir morne pèse sur elle. Son jeune visage a perdu jusqu’à sa douceur, car ses sourcils se froncent avec menace, et sa lèvre contractée a murmuré de tragiques paroles…

Parfois, de loin en loin, une larme vient encore et tremble au seuil de sa paupière, mais elle disparaît bien vite séchée : sa paupière brûle…

Quelques minutes se passèrent. Owen s’agitait toujours en son sommeil, et sa plainte semblait ne point arriver jusqu’à l’oreille de la fille du middleman.

— Je ne puis plus rester ici ! murmura-t-elle d’une voix brisée ; il faut que je parte !… Je crois qu’il m’aime encore… mais là, là, devant mes yeux, je vois toujours le corps pâle de mon père !…

Elle s’arrêta et se dressa toute droite sur sa chaise. Ses cheveux, ramenés en avant, inondèrent sa joue blanche.

Il m’aime encore, reprit-elle ; le sais-je ?… cette nuit je n’ai pu suivre sa course mystérieuse… Suis-je bien sûre qu’une autre femme ?…

Ses sourcils se rapprochèrent, et ses yeux eurent ce sombre regard de la femme jalouse. Sa prunelle glissa entre ses longs cils et se fixa un instant sur Owen.

— Il dort, dit-elle ; qu’il est beau !… Seigneur, Seigneur ! que je l’aime !… Oh ! j’avais tout oublié !… j’avais oublié trop vite, mon Dieu ! et il ne m’était pas permis d’être heureuse…

— N’avancez pas ! dit Owen en ce moment avec cet accent précipité que donnent les rêves, ne la tuez pas !… je l’aime ! je l’aime ! je l’aime !

— Est-ce de moi qu’il parle ? murmura-t-elle avec un amer sourire.

Son regard se fixait, avide, sur Owen, qui restait bouche béante et respirait avec effort. Elle se leva et vint se mettre debout à la tête du lit. Ses bras se croisèrent sur sa poitrine. Son œil avait perdu ses rayons ardents. Un découragement froid était sur son visage.

— Qu’il m’aime ou non, dit-elle, où prendre désormais un motif d’espérer ?… Il faut que je m’éloigne… il faut que je m’éloigne s’il a quitté notre couche cette nuit pour chercher d’autres amours… il faut que je m’éloigne s’il m’a laissée pour obéir au signal de ce feu mystérieux qui brûlait sous les tours de Diarmid… Oh ! mon père ! mon père !…

Elle prit à deux mains son cœur endolori, et leva ses yeux secs vers le ciel.

— Je n’ai pas de forces, dit Owen dans son rêve ; je ne peux pas la soulever, et ils vont venir !

Kate ne comprenait point, parce qu’elle était évanouie au moment où Owen l’avait emportée dans ses bras hors de l’atteinte des Molly-Maguires.

Elle cherchait à deviner, et sa passion réveillée ramenait de nouveau la vie dans son regard. Elle écoutait ardemment, car, entre les deux tranchants du dilemme où elle était acculée, le plus cruel était la perte de l’amour d’Owen.

La pensée qu’Owen, affilié aux sociétés secrètes, avait pu tremper dans l’assassinat de son père, aurait brisé sans retour le bonheur de sa vie ; mais la pensée qu’Owen aimait une autre femme la tuait…

— Sauvée ! s’écria tout à coup Owen qui se souleva tout droit pour retomber aussitôt sur l’oreiller en poussant un long soupir.

Kate le contemplait, inquiète, attendant une autre parole. Un monde de pensées s’agitait dans le cerveau de la pauvre femme.

Le sommeil d’Owen était désormais paisible et muet.

Kate demeura encore durant quelques secondes attentive. Puis ses yeux se mouillèrent, attendris.

— C’est moi, dit-elle, je crois que c’est moi !… J’étais auprès de lui cette nuit quand je me suis éveillée…

Elle se pencha doucement, et mit un baiser sur le front d’Owen endormi. Puis elle se mit à genoux et pria Dieu pour lui. Puis encore elle jeta sur ses épaules l’étoffe lourde et à peine séchée de sa mante rouge.

Son pas chancelant se dirigea vers la porte. Avant d’arriver au seuil, elle se tourna bien des pour regarder Owen. Son cœur se fendait.

Tout auprès de la porte elle s’arrêta, composant avec elle-même et se disant :

— Je puis bien attendre encore un peu… Quand il sera tout près de s’éveiller je m’en irai.

Owen fit un mouvement qui semblait annoncer la fin de son sommeil. Elle rassembla son courage et franchit le seuil. La porte retomba sur elle avec un bruit connu qui retentit jusqu’au fond de son âme. C’était la dernière fois qu’elle l’entendait…

Mickey et Sam dormaient encore, couchés sur la paille commune. Kate traversa la salle des repas sans être aperçue.

Au dehors, elle prit sa course vers le sou de la montagne.

Le soleil de juin versait à flots sa radieuse chaleur. Tout était gai, calme, souriant. La nature était en fête…

Kate cheminait péniblement ; des sanglots soulevaient sa poitrine oppressée ; elle ne pleurait point, parce que ses yeux taris n’avaient plus de larmes. Où allait-elle ? Elle ne savait. Elle voulait s’enfuir loin, bien loin de son bonheur perdu !…

Au moment où elle était partie, Owen arrivait à cette période du sommeil où le moindre son fait ouvrir les yeux. Le bruit de la porte qui retombait suffit à l’éveiller. Il se dressa sur son séant, et regarda tout autour de la chambre.

— Kate, dit-il, où êtes-vous ?…

La pauvre Kate n’avait garde de répondre. Elle dépassait en ce moment les derniers arbres du petit bois de chênes verts qui entourait la ferme de Mac-Diarmid. À mesure que Kate s’éloignait de la maison, sa force semblait revenir, sa taille s’était redressée, sa volonté s’affermissait, et son pas se hâtait, plus assuré…

Owen s’étonna que son appel fût demeuré sans réponse. D’ordinaire, au premier son de sa voix, il voyait accourir Kate si joyeuse ! Le beau sourire de la jeune femme éclairait tous les jours son réveil. Mais il n’eut, dans ce premier moment, aucune inquiétude. Le souvenir des événements de la nuit restait confus en lui ; sa mémoire sommeillait encore ; il avait seulement sur le cœur ce poids vague dont la sourde gêne engage à ne point fouiller ses souvenirs.

Il appela une seconde fois, et le silence continua. Il était tout habillé sur son lit. Il se leva.

Aucun des vêtements de Kate n’était à sa place habituelle. Owen remarqua surtout l’absence de la mante rouge que la jeune femme prenait seulement lorsqu’elle allait au loin. Il ressentit à ce moment le premier aiguillon de la crainte.

— Pauvre Kate ! murmura-t-il ; que lui dire ?… Elle croit que je ne l’aime plus !… comment lui rendre son bonheur ?…

Son regard se dirigea vers la porte de la salle commune ; il était impatient de voir Kate, et en même temps il redoutait sa présence. Il vit la salle vide et ses deux frères endormis ; la porte du dehors était ouverte.

— Kate est sortie sans moi, se dit Owen tristement ; elle est allée s’asseoir sous les arbres du bosquet…

Owen poussa un gros soupir. D’ordinaire les sentiers de la montagne ne les voyaient jamais l’un sans l’autre.

Il sortit et fit quelques pas au dehors. Son regard, où l’angoisse se peignait déjà, s’élança, perçant et avide, vers le sommet de la montagne. Une exclamation de plaisir s’échappa de ses lèvres, et son front se dérida. À perte de vue et tout au haut du sentier qui gravissait le mont, il venait de voir un point rouge se glisser entre les roches blanchies. À cette distance, l’œil d’un amant pouvait seul distinguer et reconnaître. Owen aimait.

Il bondit en avant, souple et agile. La route que la jeune femme avait mis une demi-heure à parcourir, il la franchit en quelques minutes…

Au sommet de ce premier pic de la chaîne des Mamturcks, se trouve un petit lac de forme ronde, où prend sa source le torrent de la Deele, qui va se jeter dans le lac Mask.

Sur les bords dépouillés de cette espèce d’entonnoir, dont la sonde, dit-on, n’a jamais trouvé le fond, s’élève une vieille croix clonmacnoise, dont les dentelles de pierre ont bravé l’effort du temps. Sur sa base carrée, où trois étages de niches contiennent de nombreuses figures de saints, se pose un trèfle à jour dont le centre évidé représente cette figure héraldique que le blason nomme croix pattée.

Comme tous les monuments de ce genre, cette croix est en vénération profonde dans le pays. On y vient en pèlerinage de Tuam, de Galway, de Loughrea et jusque de Roscommon. Au commencement de l’hiver, une grande foule entoure chaque année son piédestal moussu ; des offrandes sont suspendues parmi le lierre antique qui court en longs festons autour de ses bras sculptés.

Le respect qu’elle inspire est si grand, que la piété publique n’a jamais osé toucher à ses pierres saintes, et l’a laissée s’incliner d’année en année au-dessus du petit lac.

Aux yeux de l’étranger, la croix, qui est dédiée à saint Patrick, paraît menacer ruine ; mais les bonnes gens du Connaught n’ont à cet égard aucune inquiétude, parce que le bras du saint est robuste et que jamais il ne laissera tomber sa croix…

Quand Owen arriva au sommet de la montagne, il vit Kate agenouillée au pied de la croix de Saint-Patrick.

La jeune femme avait les deux mains appuyées sur la pierre, et sa tête s’inclinait sur ses mains.

Owen s’arrêta court et s’assit derrière une roche, à cinquante pas du lac. Il n’osait point troubler la prière de Kate.

La prière de Kate dura longtemps ; elle demeurait toujours immobile, la tête sur la pierre. Après un quart d’heure d’attente, Owen crut voir de loin l’étoffe de sa mante s’agiter et tressaillir.

En même temps, un bruit étouffé de sanglots parvint jusqu’à lui. Kate s’affaissa sur elle-même et joignit ses mains sur ses genoux. Bien qu’on ne vît point son visage, le désespoir se lisait dans cette attitude lassée. La pauvre Kate semblait ne plus pouvoir porter le fardeau de sa peine.

Owen avait les larmes aux yeux ; incapable de se contenir davantage, il allait s’élancer vers elle, lorsque la femme se releva et tourna la tête du côté de sa cachette. Elle était pâle comme Owen ne l’avait jamais vue, même en ces jours mauvais qui suivirent la mort de Luke Neale. Un feu sombre brûlait dans son œil.

Elle s’avança, les bras croisés sur sa poitrine, jusqu’au bord de l’eau.

Sa tête se pencha sur le précipice, comme si une force invisible l’y eût attirée. Un instant Owen la vit en équilibre au-dessus de l’abîme. Il poussa un grand cri et prit son élan.

Kate se retourna ; elle le reconnut et tomba sur ses genoux.

Owen, en arrivant près d’elle, se laissa choir à ses côtés ; il était sans force, son émotion l’écrasait.

— Ô Kate ! murmura-t-il, que vous ai-je fait ? que vous ai-je fait ?…

La jeune femme tourna sur lui des yeux égarés ; elle avait toujours sur le visage ce même masque de morne désespoir. Elle ne répondit point.

Owen prit ses mains froides et les serra contre son cœur.

— Vous vouliez vous tuer ! dit-il.

Ces paroles semblaient déchirer sa lèvre au passage.

— Je voulais me tuer, répondit Kate froidement.

— Et pourquoi ? s’écria Owen, pourquoi ?

— Parce que je souffre trop.

Owen voulut répliquer, mais sa voix s’arrêta dans sa gorge. Il resta un instant sans parler ni se mouvoir. Puis il se mit à genoux et implora sa femme d’un regard muet.

Kate restait glacée.

Owen attira sa tête sur son sein. Kate le laissa faire, mais son visage garda son immobilité froide.

Owen se tordait les bras et regardait le lac d’un œil de convoitise.

— Oh ! Kate ! Kate ! je souffre plus que vous, dit-il.

La jeune femme fit un mouvement faible ; sa paupière battit et ses lèvres remuèrent.

— On ne peut pas souffrir plus que moi, murmura-t-elle.

Un incarnat fugitif vint à sa joue ; sa respiration siffla plus oppressée et sa poitrine se souleva. Puis tout à coup ses sanglots éclatèrent et son visage fut inondé de larmes. Elle jeta ses bras autour du cou d’Owen et se serra contre lui avec un élan d’irrésistible passion.

Owen pleurait aussi et lui rendait caresse pour caresse.

— Vous m’aimez ! vous m’aimez ! dit-elle dès qu’elle put parler. Je le sais… je le crois… ma jalousie était folle…

— M’avez-vous donc soupçonné, Kate ?

— Oui… et que j’ai souffert !… Dites-le-moi bien, Owen… N’est-ce pas, n’est-ce pas que vous m’aimez ?

— Je vous aime, Kate… de toutes mes forces, de toute mon âme !…

— Merci !… Encore, Owen !… encore !… j’ai tant souffert !

Elle le contemplait, ravie ; sous ses larmes qui se séchaient, il y avait un extatique bonheur. Elle souriait plus belle que jamais : belle de sa joie et de sa douleur oubliée ; surtout belle d’amour.

Owen balbutiait et répétait sans savoir :

— Je t’aime ! oh ! je t’aime !

Mais, tout à coup, Kate se renversa en arrière et pâlit. Son œil se fixa sur l’œil d’Owen, qui se baissa.

— Si vous m’aimez, dit-elle, où étiez-vous cette nuit ?

Le sourire d’Owen se glaça, et toute sa joie s’enfuit.

— Où étiez-vous ? répéta-t-elle.

Owen n’espérait point pouvoir répondre ; mais il était Irlandais, et quel Irlandais fit jamais à son imagination un appel inutile ? Son front s’éclaira d’espoir.

— Vous gardez le silence ? dit Kate. Ce n’est pas à moi, en effet, que vous pouvez révéler ce terrible mystère… Je suis la fille de Luke Neale, Owen… de Luke Neale, que les Molly-Maguires ont assassiné !

Owen se taisait encore. Il réfléchissait.

— Vous gardez le silence ? reprit Kate ; vous ne voulez pas me dire que le feu de Ranach-Head vous a guidé cette nuit vers la galerie du Géant…

— Je ne puis vous dire cela, en effet, Kate, répliqua Owen doucement, car je mentirais.

La jeune femme le regarda d’un air soupçonneux et à la fois désireux de croire.

— Oh ! que ne m’avez-vous demandé plus tôt le motif de mon absence, chère ! reprit Owen ; que de larmes épargnées !… que de folles terreurs évitées !

Kate n’osait pas encore se réjouir, mais un espoir avide éclairait son visage.

— Parlez ! parlez ! murmura-t-elle.

Owen l’attira de nouveau contre son cœur.

— N’avez-vous point entendu parler des élections de Galway ? poursuivit-il en empruntant à son ardent désir de persuader un véritable accent de franchise.

— Si, répliqua la jeune femme impatiente.

— Et ne savez-vous point, demanda encore Owen, combien Mill’s, notre père, est dévoué à la cause de Daniel O’Connell ?

— Si, répéta Kate, qui se sentait déjà sourire au fond du cœur, et qui ne demandait qu’à être convaincue.

— Eh bien ! chère, reprit Owen en rougissant imperceptiblement, nous avons eu un meeting de nuit de l’autre côté du cap Ranach, sous le parc de Montrath.

— Est-ce bien vrai ? s’écria la jeune femme.

Owen voyait sa victoire.

— C’est bien vrai, répondit-il en s’animant. Oh ! chère ! le beau meeting !… comme ils ont fait de grands discours ! comme ils ont dit de belles choses sur William Derry, le bon garçon, qui est le protégé d’O’Connell !…

Kate se laissa glisser le long du corps et se mit à genoux ; elle joignit les mains, et son regard s’élança vers le ciel avec une reconnaissance passionnée. Owen parlait encore, mais elle n’écoutait plus. Elle croyait, et son âme était pleine de bonheur.

Au bout de quelques secondes pourtant, l’expression de ses traits changea ; il n’y avait plus de soupçon dans son regard, mais bien une résolution sérieuse et intrépide.

— Je vous demande pardon, Owen, dit-elle, et je vous remercie, car je méritais de bien cruels reproches… Vous avez eu pitié de moi.

La joie d’Owen lui sauvait le remords de sa supercherie.

— Maintenant, un mot encore, reprit Kate, dont la voix se faisait de plus en plus ferme et sérieuse. Nos frères étaient-ils tous avec vous au meeting du Repeal ?…

— Tous ! répondit Owen sans hésiter.

— Aucun d’eux ne fait partie des sociétés secrètes ?

— Aucun !

— Vous me l’affirmez ?

— Sur mon honneur ! s’écria Owen qui s’échauffait, les fils du vieux Mill’s sont comme leur père !

Kate passa son bras sous le sien ; ils descendirent tous les deux la montagne à pas lents. Owen exhalait sa joie en bruyantes paroles ; mais Kate demeurait silencieuse et recueillie. Un sourire étrange jouait autour de sa lèvre légèrement contractée.

Et, tandis qu’Owen lui parlait d’amour et de joyeuses bagatelles, Kate remerciait Dieu au fond du cœur et se disait :

— Mon père ! mon père ! vous serez enfin vengé !…

Car elle connaissait la retraite des Molly-Maguires, et Owen venait de lui affirmer sous serment que ni lui ni aucun de ses frères n’était affilié aux ribbonmen