La Quittance de minuit/03/08

Méline, Cans et Compagnie (Tome troisièmep. 133-150).


VIII

Beau rêve.


La galerie du Géant était silencieuse et solitaire autant que nous l’avons vue bruyante et remplie dans la nuit de l’assemblée des Molly-Maguires.

Morris était accroupi tout près de l’entrée, afin d’avoir du jour. Il s’adossait à la paroi oblique de l’étroit passage ; sa tête restait tournée l’intérieur de la caverne.

Il dévorait avidement chaque page du manuscrit, s’arrêtant parfois pour baiser avec passion l’écriture aimée, ou pour essuyer ses yeux que les pleurs aveuglaient.

— C’est bien vrai ! murmurait-il ; c’est moi… c’est moi tout seul qui lui ai fait ce malheur !… je suis la cause de son martyre !… Mon père et mes frères l’auraient sauvée ; mais moi… oh ! que maudit soit mon orgueil !… Devais-je croire que Dieu eût permis la chute de cet ange ?… devais-je me la représenter jamais autrement que pure et sans tache ?… Je l’ai jetée dans cette tombe où elle m’appelle en vain… c’est par moi qu’elle souffre, par moi seul !… Oh ! seigneur Dieu ! écoutez ma prière et permettez-moi de la sauver !

Il tournait la page. Le parfum de résignation douce qui embaumait chaque ligne du récit de la pauvre fille amollissait le cœur de Morris. Son âme s’affaissait, énervée par la douleur ; ce n’était plus ce rude courage bravant tout, et sachant se roidir contre toute plainte qui n’était pas celle de l’Irlande.

Le souvenir de la patrie elle-même se voilait devant l’image adorée de la jeune fille.

Il tressaillait à son cri d’agonie. Tout le reste était oublié ; il n’y avait plus rien en lui qui ne fût amour.

Jessy, rien que Jessy !

Pauvre enfant ! que sa plainte était douce ! comme elle ignorait le reproche ! et que de bel amour il y avait dans son martyre !…

Le nom de Morris était à chaque ligne. Dans sa détresse mortelle, c’était sa consolation et son appui. Du fond de sa misère, si sa prière s’élevait vers Dieu, c’était pour Morris autant que pour elle ! Et qu’elle souffrait pourtant ! que son agonie était lente et cruelle !…

Morris vit son enlèvement sur le lac Corrib ; il lut avec des tressaillements de colère le récit de l’orgie dans le château de Montrath. Il se mit à genoux et bénit Dieu, en arrivant à ce passage où Jessy, protégée par l’ivresse du lord, passait une nuit, tranquille et sanctifiée par l’oraison, à quelques pieds d’une couche impudique…

Puis vint le voyage de Londres. Il vit Jessy derrière une fenêtre, à la villa de Richmond, épiant son arrivée et remerciant Dieu qui lui envoyait le salut…

Hélas ! remerciant Dieu trop tôt ! car cette main qui devait la protéger l’avait poussée tout au fond de l’abîme !…

— L’honneur ! disait Morris, blasphémant, à cette heure désespérée, ce qui avait été sa religion toujours ; que m’importe l’honneur ! Ce qui était précieux, ce que je devais conserver au prix de tout le reste, c’était sa vie ! sa présence chère, son amour qui était mon bonheur !… Je l’ai trahie ; je l’ai livrée malgré mon père, malgré mes frères qui savaient l’aimer mieux que moi !…

La servante saxonne, qui semblait placée auprès de Jessy pour railler sa captivité triste, mettait du froid dans les veines de Morris ; ce nom de Mary Wood éveillait en lui comme un pressentiment sinistre.

Il l’abhorrait d’instinct et il la redoutait, avant même d’avoir lu la partie du récit qui montrait cette Mary Wood accompagnant Jessy dans son mystérieux voyage et l’abandonnant au fond de la prison qui devait lui servir tombeau.

Rien ne lui disait cependant qu’il venait de voir cette Mary Wood, et que les quatre épées qui tout à l’heure avaient menacé ensemble sa poitrine étaient sorties du fourreau sur l’ordre de la servante saxonne.

Jessy restait seule ! La Saxonne remontait vers le jour, et il se faisait du côté de la porte un bruit qui retentissait jusqu’au fond du cœur de Morris : le bruit des pierres qu’on scellait pour élever un mur et fermer cette tombe !… Cette tombe ! cette tombe ! où était-elle, mon Dieu ?… Jessy parlait de Londres. Dans Londres, si vaste, où tant de mystères se cachent, comment la retrouver ?… Et puis, elle n’était pas sûre d’être à Londres ; il y avait en ce long voyage des heures passées en voiture et la mer traversée. C’était le monde, en quelque sorte, qu’il fallait explorer. Et pendant cela Jessy attendait ; Jessy mourante, qui l’appelait et qui tâchait d’espérer encore !…

Morris reprenait le manuscrit d’une main tremblante ; il y avait bien des pages encore, et peut-être contenaient-elles une indication, un signe qui pût servir de premier jalon à sa recherche…

Il lisait ; mais l’ignorance de Jessy restait toujours la même. Elle était séparée des vivants ; qui donc eût pu lui dire le lieu de sa retraite ?

Hélas ! hélas ! il y avait des jours que ces lignes étaient tracées ! Jessy, pauvre martyre, que de souffrances depuis lors !…

Morris reprenait en frémissant sa lecture interrompue…

Il acheva la partie du manuscrit que nous connaissons, sans avoir rien appris de ce qu’il désirait si ardemment savoir.

Le manuscrit continuait encore durant quelques pages, et l’écriture en était visiblement changée ; les caractères devenaient mal assurés ; la main de Jessy avait tremblé en les traçant.

« Deux semaines se sont écoulées, disait-elle, depuis que je n’ai causé avec vous, Morris.

« J’étais trop faible ; la fièvre me retenait clouée sur ma couche ; j’aurais bien voulu vous écrire, car cela me soulage et me fait du bien, mais je ne pouvais plus.

« C’est bien long, deux semaines ! quinze grands jours ! Il me souvient qu’une fois, au temps où j’étais heureuse, je fus obligée de garder le lit durant un mois à la ferme de notre père…

« Ô Morris ! quel doux mal que celui qui attire autour de notre couche tous ceux que nous aimons !

« Nuit et jour il y avait quelqu’un auprès de moi pour s’enquérir de ma souffrance, et m’encourager, et me consoler. La noble heiress s’asseyait au pied de mon lit ; elle me servait, moi, pauvre fille, comme si j’eusse été son égale… Que Dieu la bénisse !… Je n’ai jamais oublié son digne cœur… et quand je vais aller vers Dieu, je lui parlerai d’elle… Notre père venait aussi bien souvent. Qu’il est bon, Morris ! et qu’il y avait pour nous tous de tendresse en son âme !… Dites lui que je l’aime et que je pense à lui toujours !

« Aucun de nos frères ne se dispensait de visiter la pauvre malade. Mickey, dont l’amitié ne m’a point oubliée, j’en suis sûre ; Natty, Sam, Larry, les compagnons de mon enfance, si complaisants à mes jeux, si doux à mes caprices ; Dan, notre joyeux Owen, et Jermyn, qui venait mettre sa blonde tête d’enfant sur mon oreiller, et qui pleurait à me voir souffrir…

« Et vous, Morris, et vous !… Les autres allaient et venaient ; ils étaient mes amis, vous étiez mon fiancé !… Comme vous m’aimiez !… Les veilles avaient pâli votre noble visage… Vous étiez là, toujours, épiant mon désir, interprétant ma plainte… Quand je m’endormais, mes yeux, en se fermant, voyaient votre affectueux sourire ; quand je me réveillais, mon premier regard vous retrouvait souriant et faisant effort pour me cacher votre inquiétude. J’étais bien heureuse au milieu de ma peine, et, lorsque vint la convalescence, j’avais presque regret à me guérir…

« Quelle différence, mon Dieu ! entre les jours d’alors et ceux d’aujourd’hui ! Ici la maladie est bien cruelle !… Je suis seule ; nulle main secourable ne vient adoucir mon mal, nulle voix amie ne console ma souffrance. Les longues nuits de fièvre m’apportent leurs terreurs. J’entends des bruits qui me glacent, et des voix effrayantes parlent de mort autour de moi, dans les ténèbres…

« Personne ne retourne ma couche, durcie sous le poids de mon corps. Ma lèvre était ardente ; la soif desséchait mon palais ; il y a loin de mon lit au vase qui contient l’eau que l’on me donne… Je ne pouvais le saisir…

« Cela vous paraîtra une bien petite souffrance, au milieu de mon martyre, Morris, mais j’aurais donné le reste de mes jours pour une goutte de cette eau, que je voyais si près de moi !

« Ah ! la soif ! quand la fièvre met du feu dans la poitrine ! Il me semblait parfois que vous alliez venir pour me donner un peu de cette eau… Je vous appelais, je vous disais d’avoir pitié de moi qui mourais de soif et qui étais trop faible pour me traîner jusqu’à cette eau !… »

La respiration de Morris sifflait dans sa poitrine oppressée. Ce mal affreux que dépeignait la pauvre Jessy, Morris le sentait au décuple. Sa lèvre était aride et sa langue desséché n’humectait plus son palais en feu.

« Je croyais bien que j’allais mourir, reprenait Jessy, et je priais Dieu de tout mon cœur qu’il vous fit heureux, Morris, sur la terre et dans le ciel !… Je me sentais plus faible d’heure en heure ; mes forces m’abandonnaient peu à peu, et il me semblait que mon esprit s’égarait en ce trouble qui précède, dit-on, la dernière heure.

« La vie est pour moi un fardeau pesant, mais je n’avais point de joie à sentir la mort s’approcher. Pour mourir heureuse, Morris, il me faudrait vous revoir…

« Vous revoir, ne fût-ce qu’un instant ! Oh ! que Dieu me prenne, après ce bonheur, et je bénirai sa clémence !…

« C’était une sorte de sommeil apathique, un engourdissement suprême ; je ne souffrais plus guère ; j’avais oublié jusqu’à ma soif. Je crois que je suis restée la moitié d’un jour ainsi. Le soir une chaleur vive courut par mes veines ; mon sang se reprit à couler, brûlant ; la fièvre me ressaisit.

« Mais j’étais si faible ! ce choc soudain acheva de m’abattre ; mes yeux se fermèrent et je m’endormis.

« Quelle nuit, Morris ! et quel rêve ! Je n’espère plus que Dieu me donne le bonheur ici-bas, mais, quoi qu’il arrive, jamais je n’éprouverai de joie plus grande ni plus complète…

« Mon rêve commença par reproduire la triste réalité. J’étais couchée sur mon lit brûlant, et mon œil avide regardait cette eau tant convoitée… Il se fit un bruit dans la partie de ma prison la plus éloignée de moi ; au même lieu où j’avais entendu, le jour de mon arrivée, cet autre bruit sourd et sinistre annonçant qu’un mur s’élevait entre moi et la vie.

« C’étaient des sons réguliers et qui devenaient plus forts à chaque instant.

« On va venir, me disais-je ; le mur qui ferme ma tombe va céder sous ces coups de marteau… et que vais-je faire pour me défendre, moi qui ne puis quitter ma couche ?…

« Je pensais à lord George Montrath, et je priais la Vierge Marie de m’appeler au ciel avant que cet homme parvint jusqu’à moi. Les coups redoublaient. En même temps une voix se faisait entendre derrière la muraille, qui déjà chancelait. J’écoutais, tremblante d’espoir, car cette voix, je croyais la reconnaître pour la vôtre. Mais vous savez comme sont les rêves, Morris ; les choses fuient et se transforment au gré de mystérieux caprices. Cette voix changea : c’était celle de Mary Wood, la servante saxonne.

« Mon cœur se glaça ; je me bouchai les oreilles pour ne plus entendre. J’avais beau faire, j’entendais toujours et les coups qui retentissaient sur la pierre, et la voix de Mary Wood qui ne cessait de me menacer… Tout à coup la muraille céda, et la prison s’emplit d’une vive lumière qui éblouit mes yeux, habitués aux ténèbres. Mary Wood s’élança vers mon lit ; elle avait un couteau à la main et chancelait en marchant, comme une femme ivre.

« Vous étiez derrière elle, Morris, et vous vous hâtiez vers mon lit pour me défendre, mais quelque chose arrêtait vos pas. Vous alliez bien lentement, et le couteau de Mary Wood menaçait déjà ma poitrine, que vous n’étiez pas encore arrivé au milieu de la chambre…

« Mes yeux ne se fermèrent point devant le couteau levé, et ma main toucha mes lèvres pour vous envoyer un baiser d’adieu…

« Mary Wood riait et raillait votre lenteur. Au moment où la pointe de son couteau effleurait ma poitrine à la place du cœur, une forme blanche que je n’avais point aperçue jusqu’alors se mit entre elle et moi…

« C’était une belle jeune fille, au sourire sérieux et recueilli ; son front pur avait une couronne de cheveux blonds qui retombaient en grappes le long de ses joues, et montraient çà et là ces reflets perlés que j’ai souvent admirés chez les femmes de Londres.

« Elle me regardait d’un air où il y avait de la tendresse et de la mélancolie.

« — Je viens vous sauver, me dit-elle, parce qu’il vous aime…

« Mary Wood agitait ses bras et cherchait à m’atteindre, mais la jeune fille lui mit sa main blanche sur l’épaule, et la repoussa si loin que je ne la vis plus…

« — Levez-vous, me dit-elle.

« Je me levai, sans garder souvenir de ma récente maladie. J’étais forte, et je n’avais plus peur.

« Elle vous dit d’approcher, Morris, et vous obéîtes.

« Elle avait pris ma main ; vous lui donnâtes la vôtre ; elle les joignit toutes deux en levant son doux regard vers le ciel avec une expression de tristesse.

« J’étais heureuse plus qu’on ne peut l’être sur cette terre ; vous aussi, Morris. J’aurais voulu consoler ce bon ange qui semblait souffrir auprès de notre bonheur, son ouvrage…

« Mais tout changea autour de nous. La jeune fille n’était plus là. Au lieu de ma prison glacée, c’étaient les murs amis de la ferme de notre père…

« La table était préparée. Il y avait dessus, outre les pommes de terre, de la viande comme au saint jour de Noël… C’était une grande fête.

« Notre père Mill’s occupait la place d’honneur ; à sa droite était la noble Ellen ; j’allai me placer à sa gauche comme d’habitude. Nos frères s’asseyaient autour de la table, et tout le reste de la salle était rempli de voisins et d’amis qui parlaient de danse et d’épousailles…

« Le gai soleil de mai entrait par les fenêtres ouvertes, et il y avait si longtemps que je n’avais vu le soleil ! J’étais parée comme pour une danse, et sur ma tête il y avait des fleurs…

« Vous aviez, vous aussi, Morris, vos plus beaux habits et des fleurs à votre boutonnière.

« Tout à coup je compris que c’était notre mariage ! Chacun nous souriait et nous souhaitait du bonheur… Des chants partout, de douces causeries, et des présents d’amis. Seulement, quelque part dans l’ombre, je voyais la figure de cette belle jeune fille qui m’avait sauvé la vie. Elle se voilait derrière ses longs cheveux blonds dénoués. Elle était bien triste !

« J’aurais voulu la consoler, Morris, mais tant de joie me rendait folle ; je ne pouvais songer qu’à vous…

« Vous étiez si beau ! et vos regards me parlaient d’amour si doucement !

« Hélas ! hélas ! je m’éveillai, Morris ! mes yeux s’ouvrirent ; il n’y avait plus là ni rayon de soleil, ni sourires, ni fleurs ! Le sombre crépuscule qui me tient lieu de jour commençait à poindre à travers la meurtrière.

« Je revis les murs noirs de ma prison. Hélas ! nulle main n’avait levé la pierre de ma tombe ! Mais tant de joie m’avait en quelque sorte ranimée. Je me sentais vivre davantage ; j’eus la force de quitter ma couche et de me traîner jusqu’au vase rempli d’eau. J’y trempai ma lèvre aride…

« Depuis ce moment ma fièvre s’est calmée peu à peu. Je suis bien faible encore ; mais je puis vous écrire. Que me faut-il de plus ?… Je vis pour vous aimer, Morris, et pour espérer de vous revoir.

 

« Je ne croyais pas craindre la mort, mon Dieu ! mais cette mort qui me menace est si lente et si cruelle !

« Morris, voici deux jours qu’on ne m’a point jeté mon pain… »

L’œil de Mac-Diarmid s’arrêta, fixe et tendu, sur cette dernière ligne. Le souffle s’arrêta dans sa forte poitrine. Il n’osait plus aller au delà.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il en pressant son front à deux mains ; c’est trop souffrir ! Pitié ! pitié !…

« Je ne souffre pas encore de la faim, reprenait Jessy, mais je n’ai plus qu’un pain, et ce pain m’est nécessaire pour servir d’enveloppe à ma longue lettre.

« Il est temps de clore cette dernière causerie. Dieu veuille qu’elle tombe entre vos mains !…

« Je regrette ce pain, car c’est un jour de vie, et qui sait si, durant ce jour, vous ne seriez point venu enfin à mon aide ? Mais ce paquet de linge, tombant au dehors, se perdrait ; l’humidité en effacerait l’écriture. Il y a bien longtemps que j’ai pensé à creuser un pain pour y introduire cette lettre et la lancer ensuite par la meurtrière, à la garde de Dieu.

« À Londres, il y a, dit-on, de la misère comme chez nous, et beaucoup de gens qui ont faim. Ils ramasseront ce pain, et peut-être son contenu vous parviendra-t-il…

« Je vais attendre quelques heures encore, puis je vous dirai mon dernier adieu… »

Il y avait au-dessous un espace blanc, et comme une trace de larme…

Au-dessous encore il y avait :

« Adieu, Morris ! la faim est venue. Si je gardais ce pain plus longtemps, je ne pourrais résister, et je le mangerais…

« Adieu, Morris !… »

Mac-Diarmid demeura quelques instants comme frappé de stupeur. Puis il se leva, et bondit hors de la fissure. Il traversa le galet en courant. Des paroles sans suite tombaient de ses lèvres, et il faisait des gestes insensés.

C’est que sa tête se perdait, et qu’il se sentait devenir fou.

Combien y avait-il de jours que ces dernières paroles étaient tracées ?…

Au moment où elle écrivait ces lignes, Jessy se mourait, se mourait de faim ! Était-elle morte ? N’avait-il retrouvé ce semblant d’espoir que pour s’enfoncer plus profondément en sa détresse ?…

— Loin, bien loin ! avait dit cette femme ; le paquet venait de bien loin ! Disait-elle vrai ? était-il temps encore de secourir la pauvre victime ? et s’il en était temps, où aller ? que faire ?…

Morris courait au hasard et sans savoir. Il avait franchi le galet, les rochers et une partie de la grève. L’idée que cette femme était au château de Montrath traversa son esprit troublé ; il s’élança vers le château. Mais il s’arrêta bientôt, parce qu’il sentait qu’il était le seul espoir de la pauvre Jessy. Après lui, nulle chance de salut ne restait. Or, au château de Montrath, la retraite devait être moins facile que sur la grève, et les épées sauraient bien trouver là le chemin de son cœur.

Il prit sa course vers la ferme des Mamturcks, afin de partager son secret avec ses frères.

— Ils l’aiment bien ! se disait-il en marchant à grands pas. Quand je leur aurai dit ce que je sais, je pourrai risquer ma vie et entrer au château de Montrath, car il y aura derrière moi de bons cœurs pour achever ma tâche.

Il arriva sur le versant de la montagne, harassé de fatigue et baigné de sueur. Le jour avançait ; la porte de la ferme était grande ouverte.

Morris entra. Il appela ses frères. La petite Peggy accourut à sa voix, tremblante et toute pâle.

— Oh ! Mac-Diarmid, dit-elle, n’êtes-vous pas à vous battre ?… il n’y a personne ici… Owen et Kate sont partis depuis bien longtemps : la pauvre Kate pleurait, et Owen était bien triste… On est venu chercher Dan et Mickey pour aller se battre là-bas dans le bog de Clare-Galway, où les habits rouges sont en train de tuer les Irlandais… Vous ne trouveriez personne de ce côté du lac, Mac-Diarmid… on se bat depuis ce matin… Tout le monde est parti, hommes et femmes !

Morris demeurait debout et immobile au seuil de la salle commune. Les paroles de l’enfant glissaient comme de vains sons sur son oreille fermée. Quand elle eut fini de parler, il promena son regard autour de lui avec égarement.

— Personne ! murmura-t-il, Morte de faim !… morte de faim !…