La Question romaine (Edmond About)/Conclusion

Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 243-247).
CONCLUSION

M. le comte de Rayneval, après avoir prouvé que tout est pour le mieux dans le royaume du pape, termine sa célèbre Note par une conclusion désespérée. Selon lui, la question romaine est de celles qui ne sauraient être résolues définitivement, et tous les efforts de la diplomatie ne peuvent qu’ajourner une catastrophe.

Je ne suis pas si pessimiste. Il me semble que toutes les questions politiques peuvent être résolues et toutes les catastrophes évitées. Je crois même que la guerre n’est pas absolument indispensable au salut de l’Italie et à la sécurité de l’Europe, et qu’on peut éteindre les incendies sans tirer des coups de canon.

Vous avez vu de vos yeux la misère intolérable et le mécontentement légitime des sujets du pape. Vous les connaissez assez pour comprendre que l’Europe doit leur porter secours et sans délai, non-seulement pour l’amour de la justice absolue, mais aussi dans l’intérêt de la paix publique. Je ne vous ai pas laissé ignorer que tous les maux qui accablent ces trois millions d’hommes ne doivent être attribués ni à la faiblesse du souverain, ni même à la perversité du ministre, mais qu’ils sont la déduction logique et nécessaire d’un principe. L’Europe n’a que faire de réclamer contre les conséquences ; c’est le principe qu’il faut admettre ou rejeter. Si vous approuvez la souveraineté temporelle du pape, vous devez louer tout, même la conduite du cardinal Antonelli. Si les indignités du gouvernement pontifical vous révoltent, c’est contre la monarchie ecclésiastique qu’il faut vous insurger.

La diplomatie réclame de temps en temps contre les déductions, sans toutefois discuter les prémisses. Elle écrit des memoranda très-respectueux pour supplier le pape d’être inconséquent et d’administrer ses États suivant le principe des gouvernements laïques. Si le pape fait la sourde oreille, les diplomates n’ont rien à réclamer, puisqu’ils reconnaissent sa qualité de souverain indépendant. S’il promet tout ce qu’on lui demande et oublie d’exécuter ses promesses, la diplomatie doit encore en prendre son parti : n’a-t-on pas reconnu au souverain pontife le droit de délier les hommes de leurs serments les plus sacrés ? Si, enfin, il obtempère aux sollicitations de l’Europe, et publie des lois libérales pour les laisser tomber en désuétude dès le lendemain, les diplomates sont encore désarmés : violer ses propres lois, c’est un privilège de la monarchie absolue.

Je professe la plus haute admiration pour nos diplomates de 1859. Mais leurs collègues de 1831 ne manquaient ni de bon vouloir ni de capacité. Ils adressèrent à Grégoire XVI un memorandum qui est un chef-d’œuvre. Ils arrachèrent au pape une véritable constitution qui ne laissait rien à désirer et garantissait tous les intérêts moraux et matériels de la nation romaine. Quelques années plus tard il n’y paraissait plus, et les abus découlaient du principe ecclésiastique comme un fleuve de sa source.

Nous avons renouvelé l’expérience en 1849. Le pape nous a accordé le motu proprio de Portici, et les Romains n’y ont rien gagné.

Faut-il que nos diplomates recommencent en 1859 ce métier de dupes ? Un ingénieur français a démontré que les digues élevées le long des fleuves coûtent cher, profitent peu, et sont toujours à refaire ; tandis qu’un simple barrage à la source prévient les plus terribles inondations. À la source, messieurs les diplomates ! Remontez, s’il vous plaît, jusqu’au pouvoir temporel des papes.

Cependant je n’ose ni espérer ni demander que l’Europe, dès aujourd’hui, applique le grand remède. Les diplomates ne procèdent jamais que par demi-mesures.

Il en est une qui fut proposée en 1814 par le comte Aldini, en 1831 par Rossi, en 1855 par M. le comte de Cavour. Ces trois hommes d’État, comprenant qu’il est impossible de limiter l’autorité du pape dans le royaume où elle s’exerce et sur les hommes qui lui sont abandonnés, conseillèrent à l’Europe de remédier au mal en réduisant l’étendue des États de l’Église et le nombre de ses sujets.

Rien n’est plus juste, plus naturel et plus facile que d’affranchir les provinces adriatiques, et d’enfermer le despotisme du pape entre la Méditerranée et l’Apennin. Je vous ai montré que les villes de Ferrare, de Ravenne, de Bologne, de Rimini, d’Ancône sont les plus impatientes du joug pontifical et les plus dignes de la liberté : délivrez-les. Pour faire ce miracle, il ne faut qu’un trait de plume, et la plume qui a signé le traité de Paris est encore taillée.

Il resterait au pape un million de sujets et deux millions d’hectares ; le tout assez inculte, je l’avoue ; mais peut-être la diminution de son revenu le pousserait-elle à mieux administrer ses biens et à profiter plus utilement de ses ressources.

De deux choses l’une : ou il entrerait dans la voie des bons gouvernements et la condition de ses sujets deviendrait supportable ; ou il s’obstinerait dans l’erreur de ses devanciers, et les provinces de la Méditerranée réclameraient l’indépendance à leur tour.

Au pis aller et en dernière analyse, le pape conserverait toujours la ville de Rome, ses palais, ses temples, ses cardinaux, ses prélats, ses prêtres, ses moines, ses princes et ses laquais. L’Europe ferait passer des aliments à cette petite colonie.

Rome, entourée du respect de l’univers, comme d’une muraille de la Chine, serait, pour ainsi dire, un corps étranger au milieu de la libre et vivante Italie. Le pays n’en souffrirait ni plus ni moins qu’un vétéran ne souffre d’une balle oubliée par le chirurgien.

Mais le pape et les cardinaux se résigneront-ils facilement à n’être que les ministres de la religion ? Vont-ils renoncer de bonne grâce à leurs privilèges politiques ? Perdront-ils en un jour l’habitude d’intervenir dans nos affaires, d’armer les princes les uns contre les autres, et d’insurger discrètement les citoyens contre leurs rois ? J’en doute.

Mais aussi les princes pourront user du droit de légitime défense. Ils reliront l’histoire. Ils verront que les gouvernements forts sont ceux qui ont tenu la religion sous leur main ; que le sénat de Rome ne laissait pas aux prêtres carthaginois le privilège de prêcher en Italie ; que la reine d’Angleterre et l’empereur de Russie sont les chefs de la religion anglicane et russe, et que la métropole souveraine des églises de France devrait être légitimement à Paris.