Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 229-242).
XX
FINANCES

« Les sujets du pape sont forcés d’être pauvres, mais ils ne payent presque pas d’impôts ; c’est une compensation. » Voilà ce que j’ai entendu souvent, et vous aussi. On dit même çà et là, sur la foi de je ne sais quelle statistique de l’âge d’or, qu’ils sont administrés à raison de 9 francs par tête.

Ce chiffre est fabuleux, je n’aurai pas de peine à vous le démontrer. Mais fût-il authentique, les Romains n’en seraient pas moins à plaindre. La modicité des impôts est une triste consolation pour un peuple qui n’a rien. J’aimerais mieux être très-riche et payer beaucoup, comme la nation anglaise. Que penserait-on du gouvernement de la Reine, si après avoir ruiné le commerce, l’industrie, l’agriculture et tari toutes les sources de la prospérité publique, il venait dire aux citoyens : « Réjouissez-vous ; désormais vous ne payerez que 9 fr. d’impôt ! » Les Anglais répondraient avec beaucoup de raison qu’il vaut mieux donner 1 000 francs par tête et en gagner 10 000.

La modicité des impôts ne consiste pas dans tel ou tel chiffre. Elle résulte du rapport entre les revenus de la nation et les prélèvements annuels opérés par l’État. Il est juste de prendre beaucoup à celui qui a beaucoup ; il est monstrueux de prendre si peu que ce soit à celui qui n’a rien. Si vous vous placez à ce point de vue, qui est celui du sens commun, vous reconnaîtrez avec moi qu’un impôt de 9 francs par tête serait déjà passablement lourd pour les pauvres Romains.

Mais ce n’est pas 9 francs qu’ils ont à payer ; ce n’est pas même 18. C’est un budget de 70 millions réparti sur 3 millions de têtes.

Réparti, non pas suivant les lois de la logique, de la justice et de l’humanité, mais de telle façon que les charges les plus lourdes tombent sur la classe la plus utile, la plus laborieuse et la plus intéressante de la nation : les petits propriétaires.

Et je ne parle ici que de l’impôt payé directement à l’État et avoué dans le budget. Il faut y joindre les charges provinciales et municipales qui, sous forme de centimes additionnels font plus que doubler le principal des contributions directes. La province de Bologne paye tous les ans 2 022 505 fr. de contributions foncières et 2 384 322 fr, de centimes additionnels. Cette somme de 4 406 827 fr., divisée entre 370 107 personnes, ferait une contribution directe de 11 fr,90 c. par tête. Mais elle n’est pas supportée par toute la population ; elle tombe de tout son poids sur 23 022 propriétaires.

Elle ne pèse pas également sur les propriétaires de la ville et ceux de la campagne. Un bien de ville estimé 100 fr. paye 2 fr. 68 c. en impôts et sur-impôts dans la province de Bologne. Un bien rural de même valeur paye 6 fr. 32 c. pour 100. N’oubliez pas, s’il vous plaît, que c’est 6 fr. 32 c. pour 100 sur le capital, et non sur le revenu !

Dans l’intérieur des villes, les charges les plus lourdes ne tombent pas sur les palais, mais sur les maisons de la classe moyenne. Sans sortir de Bologne, voici le palais d’un riche seigneur : il est porté au cadastre pour la somme insignifiante de 27 500 fr., parce que les appartements habités par le propriétaire ne sont pas compris dans le revenu. Tel qu’il est, cet immeuble rapporte environ 7 000 fr. et paye 452 fr. d’impôt. La petite maison d’à côté est estimée 5 000 fr. au cadastre ; son revenu est de 250 fr. elle paye 84 fr. d’impôts. Le palais est taxé à 6 fr. 57 c. pour 100 fr. de revenu, la masure à 33 fr. 60 c. pour 100 !

Nous plaignons les Lombards, et ce n’est pas sans raison. Mais les propriétaires payent 60 000 fr. de plus dans la province de Bologne que dans la province de Milan.

Ajoutez à ces charges écrasantes les impôts sur la consommation. Ils portent sur les denrées les plus nécessaires à la vie, telles que les farines, les légumes, le riz, le pain. Ils sont plus lourds que dans la plupart des grandes villes de l’Europe. La viande paye le même droit d’entrée à Bologne qu’à Paris ; la paille, le foin, le bois à brûler payent plus cher.

Les habitants de Lille déboursent 12 fr. par tête au profit de l’octroi ; les habitants de Florence 12 fr. ; les habitants de Lyon 15 fr. ; les habitants de Bologne 17 fr. Nous voilà bien loin des 9 fr. de l’âge de d’or !

Je dois avouer, pour être juste, que la nation n’a pas toujours été traitée si durement. Les charges publiques ne sont devenues insupportables que sous le règne de Pie IX. Le budget de Bologne a plus que doublé, entre 1846 et 1858.

Si du moins l’argent déboursé par la nation était employé au profit de la nation !

Mais un tiers de l’impôt demeure entre les mains des employés qui le perçoivent. C’est incroyable, et pourtant exact. Les frais de perception se montent en Angleterre à 8 pour 100, en France à 14 pour 100, en Piémont à 16, dans les États romains à 31 !

Si vous vous étonnez d’un gaspillage qui condamne le peuple à payer 100 fr. pour que le trésor en encaisse 69, voici un fait qui vous le fera comprendre.

L’an dernier, la charge de receveur était mise aux enchères dans la ville de Bologne. Un candidat honorable et solvable offrait de faire rentrer l’impôt moyennant une remise de 1 1/2 pour 100. Le gouvernement donna la préférence au comte César Matteï, camérier secret du pape qui demandait une remise de 2 pour 100. Cette faveur accordée à un serviteur fidèle du pouvoir augmente de 20 000 fr. par an les charges de la nation.

Ce qui reste de l’impôt, après le prélèvement d’un tiers, arrive entre les mains du pape, et voici l’emploi qu’il en fait :

25 millions servent à payer les intérêts d’une dette toujours croissante, contractée par les prêtres et pour les prêtres, augmentée annuellement par la mauvaise administration des prêtres, et portée par les prêtres au passif de la nation.

10 millions sont dévorés par une armée inutile, dont le seul emploi, jusqu’à ce jour, a été de présenter les armes aux cardinaux et d’escorter le Saint-Sacrement à la procession.

3 millions sont consacrés à l’entretien, à la réparation et à la surveillance des établissements les plus indispensables à un pouvoir impopulaire. Je veux parler des prisons.

2 millions sont affectés à l’administration de la justice. Les tribunaux de la capitale en absorbent la moitié, parce qu’ils ont l’honneur d’être en grande partie composés de prélats.

2 500 000 francs, somme très-modeste, composent tout le budget des travaux publics. Il se dépense en grande partie pour l’embellissement de Rome et la réparation des églises.

1 500 000 francs sont employés à l’encouragement de l’oisiveté dans la ville de Rome. Une commission de bienfaisance, présidée par un cardinal, distribue cette somme entre quelques milliers de fainéants, sans en rendre compte à personne. La mendicité n’en est que plus florissante, comme chacun peut s’en convaincre aisément. De 1827 à 1858, les sujets du saint-père ont payé 40 millions de francs en aumônes funestes, dont le principal effet a été de ravir à l’industrie et à la culture les bras dont elles ont besoin. Le cardinal président de la commission prend 60 000 francs par année pour ses charités particulières.

400 000 francs défrayent pauvrement l’instruction publique, qui, d’ailleurs, est aux mains du clergé. Ajoutez cette modique somme aux deux millions de la justice et à une portion du budget des travaux publics ; vous aurez le total des dépenses utiles à la nation. Le reste ne sert qu’au gouvernement, c’est-à-dire à quelques prêtres.

Il faut que le pape et les associés de son pouvoir soient des financiers bien médiocres, pour qu’ayant si peu à dépenser pour la nation, ils ferment tous les budgets en déficit. L’exercice de 1858 est clos avec un déficit de près de 12 millions ; ce qui n’empêche pas le gouvernement de promettre un excédant de recettes dans le budget de prévision pour 1859.

Pour combler les lacunes du budget, on emprunte soit ouvertement chez M. de Rothschild, soit à la sourdine par une émission de consolidé.

Le gouvernement pontifical a contracté, en 1857, son onzième emprunt chez M. de Rothschild : c’est une bagatelle de 17 106 565 francs. Il n’en a pas moins émis pour plus de 33 millions de consolidé, entre 1851 et 1858, sans le dire à personne.

Le capital qu’il doit, et que ses sujets sont destinés à payer, se monte aujourd’hui à 359 403 756 francs. Si vous divisez ce total par le chiffre de la population, vous verrez que les enfants qui naissent dans l’État du pape sont débiteurs d’une somme de 113 francs, dont ils serviront les intérêts toute leur vie, quoiqu’elle n’ait profité ni à eux, ni à leurs ancêtres.

Ces 359 millions et demi n’ont pas été perdus pour tout le monde. Les neveux des papes en ont encaissé une partie. Les intérêts généraux de la foi catholique en ont dévoré un bon tiers. Il est prouvé que les guerres de religion n’ont pas coûté moins de cent millions au pape, et les cultivateurs d’Ancône ou de Forli payent encore, sur le revenu de leurs champs, le bois qu’on a brûlé pour les Huguenots. Les églises dont Rome est si fière n’ont pas été soldées intégralement par les tributs de l’univers catholique : il y a certains reliquats de comptes à la charge du peuple romain. Les papes ont fait plus d’une libéralité à ces pauvres établissements religieux qui ne possèdent pas plus de 500 millions au soleil. Ces dépenses, réunies en bloc sous le titre d’allocations pour le culte, ajoutent quelque chose comme 22 millions à la dette nationale. L’occupation étrangère, et surtout l’invasion des Autrichiens dans les provinces du Nord, a grevé les habitants de 25 millions. Ajoutez l’argent gaspillé, donné, volé, perdu et 34 millions payés aux banquiers pour droits de commission sur les emprunts, vous vous rendrez compte du total de la dette, sauf peut-être une quarantaine de millions dont l’emploi inexpliqué et inexplicable fait le plus grand honneur à la discrétion des ministres.

Depuis la restauration de Pie IX, une sorte de respect humain force le gouvernement pontifical à rendre quelques comptes. Il ne les rend pas à la nation, mais à l’Europe ; et l’Europe, qui n’est pas curieuse, se contente de peu. Le budget se publie à quelques exemplaires : n’en a pas qui veut. Le tableau des recettes et des dépenses est d’un laconisme prodigieux. J’ai sous les yeux le budget de prévision de l’année 1858. En quatre pages, dont la mieux remplie a quatorze lignes, le ministre des finances résume les recettes et les dépenses ordinaires et extraordinaires. Vous y verrez à l’article des recettes :

« Contributions directes et propriétés de l’État : 3 201 426 écus. » En bloc !

À l’article des dépenses ;

« Commerce, beaux-arts, agriculture, industrie et travaux publics : 601 764 écus. » Toujours en bloc !

Cette simplification puissante permet au ministre d’escamoter bien des choses. Si par exemple, le revenu des douanes porté au budget présente une diminution de 500 000 écus sur le total avoué par la direction des contributions indirectes, c’est que le gouvernement a eu besoin de 2 500 000 francs pour un emploi mystérieux. L’Europe n’en saura rien.

« La parole est d’argent, mais le silence est d’or. » Les ministres de finances qui se sont succédé à Rome ont tous adopté cette devise. Lors même qu’ils sont forcés de prendre la parole, ils ont l’art de taire ce que la nation voudrait savoir.

Dans presque tous les pays civilisés, la nation jouit de deux droits qui semblent assez naturels. Le premier est le droit de voter les impôts, sinon par elle-même, du moins par l’organe de ses députés. Le second est le droit de vérifier l’emploi de son argent.

Dans l’État pontifical, le pape ou son ministre dit aux citoyens : « Voici ce que vous avez à payer. » Il prend l’argent, le dépense et n’en parle plus qu’en termes vagues.

Cependant, pour donner un semblant de satisfaction à la conscience de l’Europe, Pie IX a promis de soumettre les finances à une sorte de Chambre des députés. Voici le texte de cette promesse, qui figurait avec beaucoup d’autres dans le motu proprio du 12 septembre 1849 :

« Il est établi une consulte d’État pour les finances. Elle sera entendue sur les budgets de prévision ; elle examinera les exercices clos et signera la loi des comptes. Elle donnera son avis sur l’établissement des nouvelles taxes ou le dégrèvement des taxes établies ; sur la meilleure répartition des impôts, sur les moyens les plus propres à relever le commerce, et en général sur tout ce qui concerne les intérêts du trésor public.

« Les conseillers seront choisis par nous, sur des listes présentées par les conseils provinciaux. Leur nombre sera fixé dans la proportion des provinces de l’État. Ce nombre pourra être accru, dans une mesure déterminée, de quelques-uns de nos sujets que nous nous réservons de nommer. »

Permettez-moi de m’étendre un peu sur le sens de cette promesse, et sur les effets qui l’ont suivie. Qui sait si la diplomatie ne commencera pas bientôt à demander des promesses au pape ? Si le pape ne recommencera pas à promettre monts et merveilles ? Si ses promesses ne seront pas aussi dérisoires que celles-ci ? Ce petit paragraphe mérite un long commentaire, parce qu’on en peut tirer de grands enseignements.

« Il est établi, » dit le pape. La consulte établie le 12 septembre 1849 n’est entrée en activité qu’en décembre 1853. Quatre ans plus tard ! Voilà ce que j’appelle un billet à longue échéance. On reconnaît que la nation a besoin de quelques garanties, qu’elle a le droit de donner quelques avis et d’exercer quelque surveillance : conséquemment, on la prie de repasser dans quatre ans.

Les membres de la consulte des finances ont un faux air de députés. Bien faux, je vous le jure, quoique M. de Rayneval, pour le bien de sa cause, les appelle Représentants de la nation. Ils la représentent comme le cardinal Antonelli représente les apôtres.

Ils sont élus par le pape sur une liste présentée par les conseils provinciaux. Les conseillers provinciaux sont élus par le pape sur une liste présentée par les conseils communaux. Les conseillers communaux sont nommés par leurs prédécesseurs du conseil communal, lesquels avaient été choisis directement par le pape, sur une liste de citoyens éligibles, qui tous avaient dû fournir un certificat de bonne conduite religieuse et politique. Dans tout cela, je ne vois qu’un électeur, c’est le pape.

Reprenons cette série d’élections en commençant par le bas, c’est-à-dire par la nation. Les Italiens sont friands de libertés municipales ; le pape le sait, il est bon prince, il va leur en donner. La commune veut choisir ses conseillers elle-même ; il y a dix conseillers à élire, le pape nomme 60 électeurs. Six électeurs pour un conseiller à élire ! Et les électeurs eux-mêmes ne sont pas les premiers venus : ils ont tous un certificat de la paroisse et de la police. Cependant, comme ils ne sont pas infaillibles et que, dans l’exercice d’un droit tout nouveau, ils pourraient se méprendre, le souverain se décide à faire l’élection lui-même. Ses conseillers communaux, car ils sont bien à lui, viennent ensuite lui présenter une liste de candidats au conseil provincial. La liste est longue, afin que le saint-père ait du choix. Dans la province de Bologne par exemple, il choisit 11 noms sur 156. Il faudrait qu’il eût la main malheureuse pour ne pas tomber sur onze hommes dévoués. À leur tour, ces onze conseillers de province présentent quatre candidats sur lesquels le pape en choisit un. Voilà comment la nation se fait représenter dans la consulte des finances !

Cependant, par un certain luxe de méfiance, le saint-père ajoute à la liste des représentants quelques hommes de son choix, de sa caste, de son intimité. Les conseillers élus par la nation sont éliminés par tiers tous les deux ans. Les conseillers nommés directement par le pape sont inamovibles.

Certes si jamais un corps constitué a offert des garanties au pouvoir, c’est une telle consulte des finances. Et pourtant le pape ne s’y fie pas. Il en a donné la présidence à un cardinal, la vice-présidence à un prélat : n’importe ! Il n’est rassuré qu’à demi. Un règlement spécial met tous les conseillers sous la haute main du cardinal président. C’est lui qui nomme les commissions, qui organise les bureaux, qui adresse les rapports au pape. Nuls papiers ; nuls documents ne sont communiqués aux conseillers sans sa permission. Tant il est vrai que la caste régnante voit dans tout laïque un ennemi !

Elle a raison. Ces pauvres conseillers laïques, choisis parmi les gens les plus timides, les plus soumis, les plus dévoués au pape, ne sauraient oublier qu’ils sont hommes, citoyens et Italiens. Dès le lendemain de leur installation, ils ont manifesté le désir de faire leur devoir en vérifiant les comptes des années précédentes. On leur a répondu que les comptes étaient égarés. Ils ont insisté ; on a cherché ; on a même trouvé quelques documents, mais si incomplets que la pauvre consulte n’a pas pu signer en six ans une décision de conformité.

On ne lui a pas demandé son avis sur les nouvelles impositions décrétées entre 1849 et 1853. Depuis 1853, c’est-à-dire depuis qu’elle est entrée en fonctions, on a contracté des emprunts à l’étranger, inscrit des rentes consolidées au grand-livre de la dette, aliéné des immeubles nationaux, signé des conventions postales, changé le système d’impôts à Bénévent, taxé les raisins malades sans même s’informer de ce qu’elle en pensait.

On l’a consultée sur quelques autres mesures financières, et elle a répondu non. Mais le gouvernement ne s’est pas arrêté pour si peu. Il est dit dans le motu proprio que la consulte sera entendue ; mais il n’est pas dit qu’elle sera écoutée[1].

Tous les ans, à la fin de la session, la consulte adresse au pape une humble requête contre les gros abus du système financier. Le pape renvoie la pétition à quelques cardinaux ; les cardinaux renvoient l’affaire aux calendes grecques.

M. de Rayneval admirait beaucoup ce mécanisme. Soulouque a fait mieux encore ; il l’a imité. Mais « il y a un degré de mauvais gouvernement que les peuples, grands ou petits, éclairés ou ignorants, ne supportent plus aujourd’hui. » (Guizot, Mémoires, tome II, p. 293.)


  1. Tous les chiffres et tous les faits contenus dans ce chapitre sont empruntés aux excellents travaux du marquis Pepoli.