Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 121-129).
XII
LE GOUVERNEMENT DES PRÊTRES

Si le pape était simplement le chef de l’Église ; si, renfermant son action à l’intérieur des temples, il renonçait à gouverner les choses temporelles où il n’entend rien, ses compatriotes de Rome, d’Ancône et de Bologne pourraient se gouverner eux-mêmes, comme nous faisons à Londres ou à Paris. L’administration serait laïque, la justice laïque, les finances laïques ; la nation pourvoirait à ses propres besoins avec ses propres revenus, suivant l’usage de tous les pays civilisés.

Quant aux frais généraux du culte catholique, qui n’intéresse pas plus spécialement les Romains que les Champenois, une contribution volontaire, fournie par 139 millions d’hommes y pourvoirait amplement. Si chaque fidèle donnait un sou par an, le chef de l’Église aurait quelque chose comme sept millions à dépenser pour les cierges, l’encens, le salaire des chantres, les gages des sacristains et les réparations de la basilique de Saint-Pierre. Nul catholique ne pourrait avoir l’idée de refuser sa quote-part, puisque le saint-père, absolument étranger aux intérêts du monde, ne pourrait mécontenter personne. Cet impôt rendrait donc l’indépendance aux Romains sans diminuer l’indépendance du pape.

Malheureusement, le pape est roi. En cette qualité, il veut avoir une cour, ou du moins un entourage pompeux. Il le choisit parmi les hommes de sa foi, de son opinion et de sa robe : rien de plus logique. La cour du pape, à son tour, veut cumuler le spirituel et le temporel et disposer des charges de l’État. Le souverain peut-il objecter que cette prétention est ridicule ? Non. Ajoutez qu’il espère être servi plus fidèlement par des prêtres. Songez encore que le revenu des emplois les plus hauts et les mieux rétribués est indispensable à l’éclat de sa cour.

Il suit de là que prêcher au pape la sécularisation du gouvernement, c’est prêcher dans le désert. Voilà un homme qui n’a pas voulu être laïque, qui plaint les laïques d’être laïques et les considère comme une caste inférieure à la sienne ; qui a reçu une éducation anti-laïque ; qui pense, sur tous les points importants, autrement que les laïques ; et vous voulez que dans un empire où il est maître absolu, il aille partager son pouvoir avec les laïques ! Vous exigez qu’il s’entoure de ces gens-là, qu’il les appelle à ses conseils, qu’il leur confie l’exécution de ses volontés ! Que fera-t-il ? S’il a peur de vous, s’il tient à vous ménager, s’il lui importe de faire croire à ses bonnes intentions, il ira chercher dans les entre-sols de ses ministères quelques laïques sans nom, sans caractère et sans talent ; il étalera leur nullité au grand jour, et, l’expérience faite, il vous dira mélancoliquement : « J’ai fait ce que j’ai pu. » Mais s’il était hardi, franc du collier et d’humeur à jouer cartes sur tables, il répondrait dès le premier mot : « Mettez un laïque à ma place, si vous voulez séculariser quelque chose. »

Ce n’est pas en 1859 que le pape oserait parler si fièrement. Intimidé par la protection de la France, étourdi par les doléances unanimes de ses sujets, réduit à compter avec l’opinion publique, il proteste qu’il a tout sécularisé. « Voyez plutôt, dit-il ; comptez mes fonctionnaires. J’ai 14 576 employés laïques ; un peu plus d’employés que de soldats. On vous a dit que les ecclésiastiques envahissaient tous les emplois ; où sont-ils ? M. de Rayneval a bien cherché ; il n’en a trouvé que 98. Encore une bonne moitié de ceux-là n’étaient-ils pas prêtres ! On a rompu depuis longtemps avec le régime clérical. J’ai décrété moi-même l’admissibilité des laïques à tous les emplois, sauf un seul. Pour témoigner de mon bon vouloir, j’ai gardé quelque temps des ministres laïques. J’ai donné les finances à un simple comptable, la justice à un petit avocat obscur, la guerre à un homme de bureau qui avait servi comme intendant chez plusieurs éminences. Présentement, je l’avoue, nous n’avons pas de laïques au ministère, mais la loi ne me défend pas d’en nommer, et c’est une grande consolation pour mes sujets. Dans les provinces, j’ai nommé jusqu’à trois préfets laïques sur dix-huit. Si je les ai remplacés par les prélats, c’est que les administrés m’en suppliaient à grands cris. Est-ce ma faute à moi, si le peuple n’a de respect que pour l’habit ecclésiastique ? »

Ce système de défense pourra tromper quelques bonnes âmes, mais il me semble que si j’étais pape, ou secrétaire d’État, ou simple partisan de l’administration pontificale, j’aimerais mieux dire la vérité. Elle est logique, elle est conforme au principe du gouvernement, elle découle de la constitution. Les choses sont exactement ce qu’elles doivent être, sinon pour le bonheur du peuple, du moins pour la grandeur, la sécurité et la satisfaction de son chef temporel.

Oui, tous les ministres, tous les préfets, tous les ambassadeurs, tous les dignitaires de la cour et tous les magistrats des tribunaux supérieurs sont des ecclésiastiques. Oui, l’auditeur sanctissime, le secrétaire des Brevi et des Memoriali, les présidents et vice-présidents du conseil d’État et de la consulte des finances, le directeur général de la police, le directeur de la santé publique et des prisons, le directeur des archives, le procureur général du fisc, le président et le secrétaire du cadastre, le président de la commission d’agriculture sont tous ecclésiastiques. L’instruction publique est au mains des ecclésiastiques, sous la haute surveillance de treize cardinaux. Tous les établissements de bienfaisance, tous les biens des pauvres sont le patrimoine de directeurs ecclésiastiques. Les congrégations de cardinaux jugent des procès à leurs moments perdus, et les évêques du royaume sont autant de tribunaux vivants.

Pourquoi dissimuler à l’Europe un ordre de choses si naturel ? Il faut qu’elle sache ce qu’elle a fait en rétablissant un prêtre sur le trône.

Tous les emplois qui donnent pouvoir ou profit appartiennent d’abord au pape, ensuite au secrétaire d’État, ensuite aux cardinaux, enfin aux prélats. Chacun tire à soi, dans l’ordre hiérarchique, et, lorsque les parts sont faites, on jette à la nation les miettes du pouvoir, les places dont aucun ecclésiastique n’a voulu, 14 576 emplois de toute sorte, et particulièrement ceux de gardes champêtres. Ne vous étonnez pas d’une telle distribution. Songez que, dans le gouvernement de Rome, le pape est tout, le secrétaire d’État est presque tout, les cardinaux sont quelque chose, les prélats sont en passe de devenir quelque chose ; mais la nation laïque, mariée et qui fait des enfants, n’est et ne sera jamais rien.

Le mot prélat s’est rencontré sous ma plume ; j’ai besoin de l’expliquer un peu. C’est un titre assez respecté chez nous ; il ne l’est pas autant à Rome. Nous ne connaissons de prélats que nos évêques et nos archevêques. Lorsqu’un de ces hommes vénérables sort de son palais dans un carrosse antique, au petit pas de deux chevaux, nous savons, sans qu’on nous le dise, qu’il a usé les trois quarts de sa vie dans les travaux les plus méritoires. Il a dit la messe dans un village avant d’être curé de canton. Il a prêché, confessé, conduit les morts au cimetière, porté le viatique aux malades, distribué l’aumône aux malheureux. Le prélat romain est souvent un gros garçon qui sort du séminaire avec une tonsure pour tout sacrement. Il est docteur en quelque chose, il peut justifier d’un petit revenu, et n’entre dans l’Église en amateur, pour voir s’il y fera son chemin. Le pape lui permet de s’appeler monsignor, au lieu de signor, et de porter des bas violets. Ainsi chaussé, il se met en route, et le voilà trottant vers le chapeau de cardinal. Il passe par les tribunaux, ou par l’administration, ou par la domesticité intime du Vatican : tous les chemins sont bons, pourvu qu’on ait du zèle et qu’on professe un pieux mépris pour les idées libérales. La vocation ecclésiastique n’est pas de rigueur, mais on n’arrive à rien sans un bon fonds d’idées rétrogrades. Le prélat qui prendrait au sérieux la lettre de l’Empereur à M. Edgar Ney serait un homme fini ; il ne lui resterait plus qu’à se marier ; car on prend femme le jour où l’on désespère de parvenir. Un ambitieux découragé se tue, à Paris ; à Rome, il se marie.

Le prélat est quelquefois un cadet de grande famille. Sa maison est de celles qui ont droit au chapeau. Il le sait. Le jour où il met les bas violets, il peut d’avance commander ses bas rouges. En attendant, il fait son stage, prend du bon temps et jette ses gourmes. Les cardinaux ferment les yeux sur sa conduite, pourvu qu’il professe des idées saines. Fais tout ce que tu voudras, enfant de prince, mais que ton cœur soit clérical !

Enfin, il n’est pas rare de trouver parmi les prélats quelques officiers de fortune, aventuriers de l’Église, que l’ambition des grandeurs ecclésiastiques a fait sortir de leurs pays. Tout l’univers catholique fournit son contingent à ce corps de volontaires. Ces messieurs donnent de singuliers exemples au peuple romain, et j’en sais plus d’un à qui les mères de famille ne confieraient pas l’éducation de leurs fils. Il m’était arrivé de peindre dans une nouvelle[1] un prélat bon à rouer : les bonnes gens de Rome m’en ont nommé trois ou quatre qu’ils avaient cru reconnaître au portrait. Mais il est inouï qu’un prélat, si vicieux qu’il puisse être, professe des idées libérales. Un seul mot échappé de sa bouche en faveur de la nation le perdrait.

M. de Rayneval a dépensé beaucoup d’esprit pour démontrer que les prélats, n’ayant pas reçu le sacrement de l’ordre, appartenaient à l’élément laïque. À ce compte, une province devrait s’estimer heureuse et croire qu’elle a échappé au gouvernement des prêtres, lorsqu’on lui donne pour préfet un simple tonsuré. Pour moi, je ne vois pas en quoi les prélats tonsurés sont plus laïques que les prêtres. Ils n’ont pas la vocation, j’en conviens, ni les vertus du sacerdoce, mais ils ont les idées, les intérêts, les passions de la caste ecclésiastique. Ils visent au chapeau de cardinal, quand leur ambition ne va point jusqu’à la tiare : singuliers laïques en vérité, et bien faits pour, inspirer la confiance à un peuple laïque ! Mieux vaudrait qu’ils fussent cardinaux : ils n’auraient pas leur fortune à faire, et rien ne les obligerait plus à signaler leur zèle contre la nation.

Car nous en sommes là, malheureusement. Cette caste ecclésiastique, si bien unie par les liens d’une hiérarchie savante, règne en pays conquis. Elle regarde la classe moyenne, c’est-à-dire la partie intelligente et laborieuse de la nation, comme une ennemie irréconciliable. Les préfets ne sont pas chargés d’administrer les provinces, mais de les contenir. La police n’est pas faite pour protéger les citoyens, mais pour les surveiller. Les tribunaux ont d’autres intérêts à défendre que l’intérêt de la justice. Le corps diplomatique ne représente pas un pays, mais une coterie. Le corps enseignant n’a pas mission d’instruire, mais d’empêcher qu’on ne s’instruise. Les impôts ne sont pas une cotisation nationale, mais une maraude officielle au profit de quelques ecclésiastiques. Passez en revue tous les départements de l’administration publique : vous verrez partout l’élément clérical aux prises avec la nation, et vainqueur sur toute la ligne.

Dans cet état de choses, il est assez inutile de dire au pape : « Nommez les laïques aux emplois importants. » Autant vaudrait dire à l’empereur d’Autriche : « Faites garder vos forteresses par des Piémontais. » L’administration romaine est ce qu’elle doit être ; elle restera la même tant qu’il y aura un pape sur le trône.

D’ailleurs, quoique la population laïque se plaigne encore d’être systématiquement exclue du pouvoir, les choses en sont venues à tel point qu’un honnête homme de la classe moyenne croirait se déshonorer en acceptant un haut emploi. On dirait qu’il déserte la nation pour servir l’ennemi.


  1. Tolla.