Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 109-120).
XI
ANTONELLI

Il est né dans un repaire. Sonnino, son village, était plus célèbre dans l’histoire du crime que toute l’Arcadie dans les annales de la vertu. Ce nid de vautours se cachait dans les montagnes du Midi, vers la frontière du royaume de Naples. Des chemins impraticables à la gendarmerie serpentaient à travers les mâquis et les halliers. Quelques forêts entrelacées de lianes, quelques ravins profonds, quelques grottes ténébreuses, formaient un paysage à souhait pour la commodité du crime. Les maisons de Sonnino, vieilles, mal bâties, jetées les unes sur les autres et presque inhabitables à l’homme, n’étaient que les dépôts du pillage et les magasins de la rapine. La population, alerte et vigoureuse, cultivait, depuis plusieurs siècles, le vol à main armée et gagnait sa vie à coups de fusil. Les enfants nouveau-nés respiraient le mépris des lois avec l’air de la montagne, et suçaient, avec le lait de leurs mères, la convoitise du bien d’autrui. Ils chaussaient de bonne heure les mocassins de cuir brut, ces chôches (cioccie) avec lesquelles on court légèrement, sur les roches les plus escarpées. Lorsqu’on leur avait enseigné l’art de poursuivre et d’échapper, de prendre et de n’être point pris, la valeur des monnaies, l’arithmétique des partages et les principes du droit des gens tel qu’il se pratique chez les Apaches ou les Comanches, leur éducation était faite. Ils apprenaient tout seuls à jouir du bien conquis et à satisfaire leurs passions dans la victoire. En l’an de grâce 1806, cette race appétente et brutale, impie et superstitieuse, ignorante et rusée, gratifia l’Italie d’un petit montagnard appelé Jacques Antonelli.

Les éperviers ne couvent pas de colombes c’est un axiome d’histoire naturelle qui n’a plus besoin de démonstration. Si le jeune Antonelli avait apporté en naissant les vertus naïves d’un berger d’Arcadie, son village l’eût renié. Mais l’influence de certains événements modifia sinon sa nature, au moins sa conduite. Son enfance et sa jeunesse furent soumises à deux influences contradictoires. Si le brigandage lui avait donné ses premières leçons, la gendarmerie lui en donna d’autres. Il n’avait pas plus de quatre ans, lorsque certains bruits d’une haute moralité ébranlèrent violemment ses oreilles : c’était l’armée française qui fusillait les brigands dans la banlieue de Sonnino. Après le retour de Pie VII, il vit couper la tête à plusieurs voisins de sa famille, qui l’avaient fait sauter sur leurs genoux. Ce fut bien pis sous Léon XII. Le chevalet et le nerf de bœuf étaient en permanence sur la place du village. L’autorité rasait tous les quinze jours la maison d’un bandit, après avoir emmené sa famille aux galères et payé une prime à son dénonciateur. La porte Saint-Pierre, qui touche à la maison Antonelli, s’embellissait d’une guirlande de têtes coupées, et ces reliques éloquentes grimaçaient assez dogmatiquement dans leurs cages de fer. Avouez que si le spectacle est l’école de la vie, c’est surtout un spectacle comme celui-là. Le jeune Giacomo put réfléchir sur les inconvénients du brigandage, avant même d’en avoir goûté les plaisirs. Autour de lui, quelques hommes de progrès cherchaient déjà des industries moins périlleuses que le vol. Son père, qui avait, dit-on, l’étoffe d’un Gasperone ou d’un Passatore, ne s’exposait pas sur les grands chemins. Après avoir gardé les bœufs, il se faisait intendant, puis receveur municipal, et gagnait plus d’argent avec moins de danger.

Le jeune homme hésita quelque temps sur le choix d’un état. Sa vocation était celle de tous les habitants de Sonnino : vivre dans l’abondance, ne manquer d’aucune sorte de plaisirs, être partout chez soi, ne dépendre de personne, dominer les gens, leur faire peur au besoin, et surtout violer impunément les lois. Pour atteindre un but si élevé, sans exposer sa vie qui lui fut toujours chère, il entra au grand séminaire de Rome.

Dans nos pays de scepticisme, on entre au séminaire avec l’espoir d’être ordonné prêtre : Antonelli comptait bien ne l’être jamais. C’est que dans la capitale de l’Église catholique les lévites un peu intelligents deviennent magistrats, préfets, conseillers d’État, ministres. On fabrique des curés avec les fruits secs.

Antonelli se distingua si bien qu’il échappa, Dieu aidant, au sacrement de l’ordre. Il n’a jamais dit la messe, il n’a confessé personne ; je ne veux pas jurer qu’il se soit confessé lui-même. Il obtint l’amitié de Grégoire XVI, plus utile assurément que toutes les vertus chrétiennes. Il fut prélat, magistral préfet, secrétaire général de l’intérieur et ministre des finances. Dira-t-on qu’il n’avait pas pris le bon chemin ? Un ministre des finances, si peu qu’il sache son métier, économise plus d’argent en six mois que tous les brigands de Sonnino en vingt années.

Sous Grégoire XVI, il avait été réactionnaire pour se rendre agréable au souverain. À l’avènement de Pie IX, il professa, pour la même raison, des idées libérales. Un chapeau rouge et un portefeuille furent la récompense de ses nouvelles convictions et prouvèrent aux habitants de Sonnino que le libéralisme lui-même était plus lucratif que le brigandage. Quelle leçon pour ces montagnards ! Un des leurs se promenait en carrosse jusque devant les casernes, et les soldats lui présentaient les armes au lieu de lui tirer des coups de fusil !

Il s’empara du nouveau pape comme de l’ancien, et l’on vit que la meilleure manière de prendre les gens n’était pas de les arrêter sur les grandes routes. Pie IX, qui n’avait point de secrets pour lui, lui confia son désir de corriger les abus, sans dissimuler sa crainte de trop réussir. Il servit le saint-père jusque dans ses irrésolutions. Comme président de la consulte d’État, il proposait les réformes, et comme ministre, il les ajournait. Personne ne fut plus actif à préparer la Constitution de 1848, ni même à la violer. Il envoya Durando combattre les Autrichiens, et le désavoua dès qu’il se fut battu.

Il se retira du ministère lorsqu’il y vit quelques dangers à courir, mais il aida le pape dans la secrète opposition qu’il faisait à ses ministres. Le meurtre de Rossi lui inspira des réflexions sérieuses. Lorsqu’on a pris la peine de naître à Sonnino, ce n’est pas pour se laisser assassiner ; au contraire. Il mit en sûreté le pape et lui-même, et vint jouer à Gaëte le rôle de secrétaire d’État in partibus.

De cet exil date sa toute-puissance sur l’esprit du saint-père, sa réhabilitation dans l’estime des Autrichiens et toute l’unité de sa conduite. Plus de contradictions dans sa vie politique. Ceux qui l’accusaient d’hésiter entre le bien de la nation et son intérêt personnel sont réduits au silence. Il veut restaurer le pouvoir absolu des papes pour en disposer à son aise. Il empêche tout rapprochement entre Pie IX et ses sujets ; il appelle les canons de la catholicité à la conquête de Rome. Il malmène les Français qui se font tuer pour lui ; il ferme l’oreille aux avis libéraux de Napoléon III ; il prolonge à dessein l’exil de son maître ; il rédige les promesses du motu proprio, en songeant au moyen de les éluder. Il rentre enfin, et, pendant dix ans, il règne sur un vieillard timide et sur un peuple enchaîné, opposant une résistance passive à tous les conseils de la diplomatie et à toutes les volontés de l’Europe ; cramponné au pouvoir, insouciant de l’avenir, abusant de l’heure présente et augmentant tous les jours sa fortune, à la mode de Sonnino.

En 1859, il a cinquante-trois ans. Il s’est conservé jeune. Son corps est svelte et robuste, et sa santé montagnarde. La largeur de son front, l’éclat de ses yeux, son nez en bec d’aigle et tout le haut de sa figure inspire un certain étonnement. Il y a comme un éclair d’intelligence sur cette face brune et tant soit peu moresque. Mais sa mâchoire lourde, ses dents longues, ses lèvres épaisses expriment les appétits les plus grossiers. On devine un ministre greffé sur un sauvage. Lorsqu’il assiste le pape dans les cérémonies de la semaine sainte, il est magnifique de dédain et d’impertinence. Il se retourne de temps en temps vers la tribune diplomatique, et il regarde sans rire ces pauvres ambassadeurs qu’il berne du matin au soir.

Il loge au Vatican, sur la tête du pape. Les Romains demandent, en manière de calembour, lequel est le plus haut, du pape ou d’Antonelli.

Toutes les classes de la société le haïssent également. Concini lui-même ne fut pas mieux détesté. Il est le seul homme sur qui tout le peuple tombe d’accord.

Un prince romain me communiquait l’état approximatif des revenus de la noblesse. En me remettant la liste, il me dit : « Vous remarquerez deux familles dont la richesse est indiquée par des points : c’est l’infini. L’une est la famille Torlonia, l’autre est la famille Antonelli. L’une et l’autre ont fait fortune en peu d’années, la première par la spéculation, la deuxième par le pouvoir. »

Les cardinaux Altieri et Antonelli discutaient une question devant le saint-père. Ils en vinrent à se donner quelques démentis. Le pape inclinait vers son ministre. Le noble Altieri s’écria : « Puisque Votre Sainteté accorde plus de créance à un chôchar (à un homme qui a porté les chôches) qu’à un prince romain, je n’ai plus qu’à me retirer. »

Les apôtres eux-mêmes sont animés d’un certain mécontentement contre le secrétaire d’État. La dernière fois que le pape rentra solennellement dans sa capitale (c’était, je pense, après son voyage de Bologne), la porte du Peuple et le Cours étaient tendus suivant l’usage, et les vieilles statues de saint Pierre et de saint Paul avaient disparu sous les draperies. Le peuple trouva le dialogue suivant écrit au coin d’un mur :

Pierre à Paul. « Dis-moi, camarade, m’est avis que céans on nous délaisse un peu.

Paul. — Que veux-tu ? nous ne sommes plus rien. Il n’y a que Jacques au monde. »

Je sais que la haine ne prouve rien, même la haine des apôtres. La nation française, qui se pique de justice, a insulté le convoi funèbre de Louis XIV. Elle a détesté par moments Henri IV pour ses économies et Napoléon pour ses victoires. Un homme d’État ne doit pas être jugé sur les dépositions de ses ennemis. Les seules preuves que nous devions admettre pour et contre lui sont ses actes publics ; les seuls témoins à entendre sont la grandeur et la prospérité du pays qu’il gouverne.

Mais il est à craindre qu’une telle enquête ne soit accablante pour Antonelli. La nation lui reproche tous les maux qu’elle a soufferts en dix ans. La misère et l’ignorance publique, la décadence de tous les arts, la violation de tous les droits, l’oppression de toutes les libertés et le fléau permanent de l’occupation étrangère retombent sur sa tête, puisqu’il est seul responsable de tout.

A-t-il au moins servi utilement le parti de la réaction ? J’en doute. Quelles factions a-t-il supprimées à l’intérieur ? C’est sous son règne que les sociétés secrètes ont pullulé dans Rome. Quelles réclamations a-t-il fait taire au dehors ? L’Europe se plaint unanimement, et tous les jours elle élève la voix un ton plus haut. Il n’a réconcilié au saint-père ni un parti, ni une puissance. En dix ans de dictature, il n’a gagné ni l’estime d’un étranger, ni la confiance d’un Romain ; il a gagné du temps et rien de plus. Sa prétendue capacité n’est que malice. Il a la finesse du paysan, la ruse du peau-rouge ; il n’a pas cette hauteur de vues qui fonde solidement l’oppression des peuples. Personne, mieux que lui, ne sait traîner une affaire en longueur, amuser le tapis, fatiguer les diplomates ; mais ce n’est point par des jeux de cette sorte qu’on affermit une tyrannie branlante. Il a toutes les roueries de la mauvaise politique ; je ne sais pas s’il en a le talent.

Il n’en a pas besoin pour arriver à son but ; car enfin que veut-il ? Dans quel espoir est-il descendu des montagnes de Sonnino ? Croyez-vous en bonne foi qu’il songeât à devenir le bienfaiteur de la nation ? ou le sauveur de la papauté ? ou le don Quichotte de l’Église ? Pas si sot ! Il s’intéressait premièrement à sa personne, deuxièmement à sa famille.

Sa famille va bien. Ses quatre frères, Philippe, Louis, Grégoire et Ange (passez-moi le mot) ont porté des chôches lorsqu’ils étaient jeunes ; ils portent aujourd’hui tous ensemble et parallèlement la couronne de comte. L’un est gouverneur de la Banque, excellente affaire. On lui a donné le mont-de-piété, depuis la condamnation du pauvre Campana. Un autre est conservateur de Rome, sous un sénateur choisi pour sa nullité, c’est-à-dire adjoint d’une commune où le maire ne compte pas. Un autre exerce publiquement le métier d’accapareur, avec de grandes facilités pour interdire ou autoriser l’exportation, selon que ses magasins sont pleins ou vides. Le plus jeune est le commis-voyageur, le diplomate, le messager de la famille, angelus domini. Le comte Dandini, simple cousin, règne à la police. Ce petit monde manie, déplace, augmente une fortune invisible, insaisissable et incalculable. On ne les plaint pas à Sonnino.

Quant au secrétaire d’État, les hommes et les femmes qui le connaissent dans l’intimité assurent unanimement que sa vie est douce. N’était l’ennui de tenir tête aux diplomates et de donner audience tous les matins, il serait le plus heureux des montagnards. Ses goûts sont simples : une robe de soie rouge, un pouvoir illimité, une fortune énorme, une réputation européenne et tous les plaisirs à l’usage de l’homme ; ce peu lui suffit. Ajoutez une admirable collection de minéraux parfaitement classée, qu’il conserve, entretient et enrichit tous les jours avec la passion d’un amateur et la tendresse d’un père.

Je vous ai dit qu’il avait toujours échappé au sacrement de l’ordre. Il est cardinal-diacre. Les bonnes âmes, qui veulent absolument que tout soit bien à Rome, font sonner bien haut l’avantage qu’il a de n’être pas prêtre. Si on l’accuse d’être trop riche : d’accord, répondent ces chrétiens indulgents ; mais souvenez-vous qu’il n’est pas prêtre ! Si l’on trouve qu’il a lu Machiavel avec profit : il n’est pas prêtre ! Si le public cite un peu souvent ses bonnes fortunes : il n’est pas prêtre ! Je ne savais pas que les diacres eussent le privilège de tout faire impunément. À ce prix, que ne nous permettra-t-on point, à nous qui ne sommes pas même tonsurés ?

Ce mortel heureux a une faiblesse, mais elle est bien naturelle : il craint la mort.

Un seul homme a osé menacer une vie si précieuse à elle-même ; c’était un misérable idiot. Poussé par les sociétés secrètes, il se posta dans l’escalier du Vatican et attendit le cardinal au passage. Le moment venu, il tira de sa poche, avec de grandes difficultés, une fourchette. Le cardinal aperçut l’arme et fit un bond en arrière que les chamois des Alpes auraient admiré. Le pauvre assassin était déjà saisi, garrotté et livré aux juges. Les tribunaux romains, qui pardonnent trop souvent aux coupables, furent sans pitié pour cet innocent : on lui coupa la tête. Le cardinal, plein de clémence, s’était jeté officiellement aux pieds du pape, pour implorer une grâce qu’il était sûr de ne point obtenir. Il paye une pension à la veuve : n’est-ce pas le fait d’un homme d’esprit ?

Cependant, depuis qu’il s’est vu en présence d’une fourchette, il ne sort jamais sans les plus grandes précautions. Ses chevaux sont dressés à galoper furieusement par les rues : c’est au peuple à se garer.

La peur de la mort, la passion de l’argent, le sentiment de la famille, le mépris des hommes, l’indifférence au bonheur des peuples et divers traits de ressemblance accidentelle ont fait comparer Antonelli à Mazarin. Ils sont nés dans les mêmes montagnes ou peu s’en faut. L’un s’est introduit furtivement dans le cœur d’une femme et l’autre dans l’esprit d’un vieillard. L’un et l’autre ont gouverné sans scrupule et mérité la haine de leurs contemporains. Ils ont parlé le français aussi comiquement l’un que l’autre, mais sans ignorer aucune des finesses de la langue.

Cependant il y aurait de l’injustice à les placer sur la même ligne. L’égoïste Mazarin a dicté à l’Europe les traités de Westphalie et la paix des Pyrénées ; il a fondé par la diplomatie la grandeur de Louis XIV et fait les affaires de la monarchie française, sans toutefois négliger les siennes. Antonelli a fait fortune au détriment de la nation, du pape et de l’Église. On peut comparer Mazarin à un tailleur excellent, mais fripon, qui habille bien ses pratiques après avoir prélevé quelques aunes de drap pour lui-même. Antonelli ressemble à ces juifs du moyen âge qui démolissaient le Colisée pour prendre le fer des scellements.