La Question du golfe persique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 16 (p. 889-917).
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LA
QUESTION DU GOLFE PERSIQUE

I
L’ANGLETERRE EN ARABIE

Il y a quelques années, la situation politique dans le golfe Persique paraissait n’occuper qu’un rang secondaire dans les préoccupations de la politique européenne. L’attention de la diplomatie se trouvait portée plus particulièrement sur le Levant ottoman, demeuré le théâtre classique d’une lutte plus que séculaire entre la Russie et l’Angleterre, et sur l’Extrême-Orient, où de récens événemens sont venus fournir un nouveau terrain à cette rivalité. On parlait moins des pays que baignent la mer Persique et la mer d’Oman, la Perse et l’Arabie. Mais ces contrées n’ont rien perdu de leur importance relative aux yeux des hommes d’État avisés de Londres et de Saint-Pétersbourg. Les faits montrent que le constant effort des représentans et des agens des deux pays tendent, sans se relâcher un seul instant, à faire entrer dans l’orbite de la Russie ou de l’Angleterre les régions riveraines du golfe Persique.

En Arabie, où l’action de l’Angleterre ne trouve devant elle d’autre puissance européenne que la Turquie, la pénétration anglaise s’effectue sans difficultés ; elle est d’ailleurs favorisée par l’organisation politique des divers États indigènes. Ces États ne ressemblent pas aux grandes agglomérations centralisées des nations occidentales ; ils se composent de tribus ayant leur organisation particulière, une existence séparée, et n’étant reliées entre elles par aucun patriotisme commun. La plupart n’ont qu’une faible étendue de territoire : parfois une seule oasis, une seule vallée, un seul massif de collines constitue le domaine d’un corps politique distinct. Et même l’indécision régnait naguère au sujet de la situation politique internationale de ces divers groupemens. Sont-ils ottomans ? Sont-ils indépendans ? Sont-ils protégés ? C’est une question qu’on se posait et que l’Angleterre, qui bénéficie de l’équivoque, est en train de résoudre à son profit. C’est ainsi que, sur la côte orientale, elle a annexé le groupe d’îles de Bahréïn, pris pied à Kowéit et dans la presqu’île de Katar ; son influence est prépondérante à Mascate. Sur la côte méridionale, elle a pris possession de l’archipel de Socotora et de celui de Kourya-Mourya, et elle vient d’établir définitivement, en mars 1903, son protectorat sur tout l’Hadramaout. A la suite de cette annexion si récente, toute la côte méridionale et la côte orientale d’Arabie, à l’exception de la province turque de l’Hasa, se trouve ainsi placée sous le protectorat officiel ou tout au moins sous la tutelle morale et officieuse de l’Angleterre.

Mais, de l’autre côté du golfe Persique, sur le littoral persan, la politique anglaise s’est heurtée à un rival d’autant plus redoutable qu’il est voisin immédiat, par ses possessions asiatiques, du plateau de l’Iran. Les Russes se sont emparés des vallées transcaspiennes, ont saisi les forteresses les plus importantes de l’Arménie et détiennent les passages qui leur permettraient de lancer leurs armées sur Téhéran. De l’autre côté de la mer Caspienne, ils ont également conquis plus d’une position d’où il leur serait facile d’attaquer les régions vitales de la Perse, et ils sont à l’entrée même de la route des Indes par la vallée de l’Héri-Roud. Leur influence se fait surtout sentir dans la Perse du Nord. Les efforts de l’Angleterre se sont surtout concentrés sur le littoral du golfe Persique et sur la partie méridionale de la Perse où elle a acquis une suprématie commerciale et maritime incontestable. Entre les deux puissances, la lutte se poursuit, en ce moment, plus âpre que jamais. Longtemps concentrée sur le terrain diplomatique, elle s’est portée en ces derniers temps sur le terrain des intérêts commerciaux, des entreprises industrielles et des grands travaux publics. C’est la conquête économique de la Perse qui est surtout visée ; et, sur ce terrain, l’ardeur imprimée à la politique anglo-indienne par le gouvernement des Indes n’a d’égale que l’activité prodigieuse déployée par la Russie. Mais, tous comptes faits et toutes considérations pesées, ces intérêts ne sont pas inconciliables, la lutte engagée peut se dénouer d’une manière pacifique, et telle solution peut intervenir sans que les intérêts de la Russie et de l’Angleterre soient lésés et sans que l’indépendance de la Perse ait à en souffrir.

Raconter la série des faits et des événemens qui ont amené la situation actuelle dans le golfe Persique, conduit l’Angleterre à dominer en Arabie, créé le conflit d’intérêts et d’influences qui s’agitent sur le plateau de l’Iran ; montrer aussi que ces intérêts ne sont pas tellement exclusifs qu’ils ne puissent coexister et se développer concurremment, tellement impératifs qu’ils ne puissent recevoir satisfaction que par l’absorption du pouvoir indigène : c’est ce que nous allons entreprendre.

Au cours de cette étude, nous aurons à parler de la méthode suivie par l’Angleterre et la Russie pour établir leur hégémonie dans le golfe Persique et les régions riveraines et à en faire ressortir les résultats. C’est la méthode qui consiste non à se camper fièrement sur les traités, à en exiger l’application avec de rageuses tracasseries, mais à se faire le protecteur du pouvoir indigène et à s’acquérir les sympathies de leurs sujets. C’est la politique d’expansion pacifique, qui aboutit en définitive à la mainmise sur un pays sans assumer les charges et les dépenses de l’annexion. Cette politique a valu à l’Angleterre sa position prépondérante en Arabie et dans le golfe Persique, et elle vaut en ce moment à la Russie, qui s’est empressée d’adopter la méthode de sa rivale, pour la mieux combattre avec ses propres armes, ses tout récens et étonnans succès.


I. — PREMIÈRES TENTATIVES DES ANGLAIS POUR IMPLANTER LEUR INFLUENCE DANS LE GOLFE PERSIQUE

La Compagnie des Indes, autorisée par Elisabeth d’Angleterre en 1599, avait à peine fondé quelques comptoirs dans l’Inde et pris pied sur la côte de Coromandel, elle n’avait pas encore acquis Bombay, et déjà son attention se portait sur le littoral du golfe Persique. Là, à la fin du XIVe siècle, les Portugais dominaient ; ils s’étaient montrés dans ces parages, eux aussi, aussitôt après leur établissement dans l’Inde et avaient fait du littoral du golfe Persique en même temps que du littoral indien le théâtre de leurs entreprises et des exploits de leurs conquistadors. L’empressement des Portugais d’abord, des Anglais ensuite, à diriger, dès leur arrivée dans l’Inde, leurs visées sur le golfe Persique s’explique aisément par l’intérêt majeur qu’offrait alors la possession de cette région pour la nation qui voulait détenir le premier rang dans le négoce et la navigation de l’océan Indien. À l’époque de la découverte du cap de Bonne-Espérance, le commerce des Indes avec l’Europe empruntait la voie du golfe Persique ; il suivait depuis des siècles cette voie qui, aux temps antiques avait fait la fortune de Ninive et de Babylone et qui faisait alors la fortune de Bagdad et de Bassora. Les Musulmans, maîtres du golfe, apportaient à Bagdad les étoffes de soie et d’or, le poivre, la cannelle, l’écaille, l’ivoire, la gomme, les perles, l’encens et la myrrhe, les produits précieux de l’Hindoustan, de la Chine et de l’Arabie, et rapportaient en échange la verrerie, le fer, le plomb et le cuivre de l’Occident. De Bagdad, les marchandises étaient transférées à travers l’Asie antérieure à Damas, à Alexandrie, et aux ports maritimes de la Syrie où les Pisans, les Florentins, les Génois et surtout les Vénitiens entretenaient des comptoirs florissans. Même après la circumnavigation de l’Afrique et la découverte de la voie maritime de l’Inde, cette route conserva, au cours du XIVe siècle et pendant une partie du XVIIe, une partie notable de son importance ; elle restait la grande route du commerce de l’Inde et de l’Anatolie, la maîtresse voie internationale entre l’Europe et l’Asie. Des marchands italiens et catalans continuaient à écouler par les plaines de la Syrie et de la Mésopotamie les produits de l’Occident, et les négocians de l’Inde à faire remonter à leurs marchandises le cours de l’Euphrate, d’où elles se répandaient dans l’empire ottoman.

La persistance séculaire du commerce de l’Orient à suivre, dans ses relations avec l’Europe, la voie du golfe Persique tenait aux facilités et aux avantages non comparables qu’offre cette voie aux navires. Par le golfe Persique, passe le chemin que suivent les lignes de navigation côtière de l’Inde ainsi que les pays de la Méditerranée. Entre la presqu’île de l’Inde et l’Asie antérieure, entre la côte de l’Iran et la côte d’Arabie, l’océan Indien s’enfonce en un bras de mer qui, commençant à la corne orientale de l’Arabie, au cap Ras-el-Hadd, s’avance jusqu’au détroit d’Ormuz : c’est le golfe d’Oman ; puis, au-delà, un second cul-de-sac maritime prolonge le premier, du détroit d’Ormuz au rivage de la Mésopotamie : c’est le golfe Persique. Ces deux bras de l’océan Indien, que fait communiquer le détroit d’Ormuz, pénètrent dans l’intérieur des terres sur une profondeur de 2 500 kilomètres et permettent aux navires d’arriver jusqu’à l’embouchure du Chatt-el-Arab, nom donné au confluent du Tigre et de l’Euphrate. Ce dernier fleuve est navigable lui-même jusque vers les confins de la Mésopotamie. Le grand coude que, à cette hauteur, l’Euphrate décrit à l’ouest, le rapproche des rivages de la Syrie, dont il n’est séparé que par la courte vallée de l’Oronte. Ainsi les marchandises venues de l’Orient pouvaient, en empruntant la voie maritime et la voie fluviale, remonter jusqu’au cœur de l’Asie Mineure ; et là, parvenues au point terminus de la navigation sur l’Euphrate, elles pouvaient, après un très court trajet par caravanes à travers le seuil de séparation des deux fleuves, descendre le cours de l’Oronte. Les facilités que donne au commerce cette voie si commode furent appréciées et utilisées dès les temps les plus reculés. Aux temps des rois de Babylone, sous la domination grecque d’Alexandre et sous les Séleucides, le golfe Persique et le courant de l’Euphrate restèrent le grand chemin entre l’Orient et l’Occident. Les villes qui jalonnaient son parcours ont compté parmi les plus florissantes de l’Asie. Ninive, Babylone, Séleucie, Ctésiphon, situées sur l’Euphrate et le Tigre, devinrent les capitales de puissans empires. La grande place de Carchémis, si souvent citée dans les luttes épiques des Pharaons et des rois d’Assyrie, acquit, grâce à sa position sur le grand coude de l’Euphrate une importance exceptionnelle. Dans des temps moins lointains, à l’époque romaine, Antioche, sur l’Oronte, au point où le rivage de la Méditerranée se rapproche le plus de la courbe de l’Euphrate, dut à cette situation sa fastueuse opulence et mérita d’être appelée la reine de l’Orient. Bien que s’élevant en plein désert, Palmyre, sur le passage obligé des caravanes qui, de l’Euphrate, gagnaient les ports de Syrie, eut aussi ses jours de puissance et de splendeur. Et, lorsque ces riches cités, ayant dû subir les vicissitudes de la fortune, eurent disparu, laissant seulement à la surface du sol, comme témoignage de leur magnificence passée, des montagnes de ruines, de nouvelles villes, Bassora, Bagdad, Diarbékir, Damas, Alep, autres étapes sur la même route, surgirent et héritèrent, sous la domination des califes, de leur activité dans le trafic international. Il convient d’ajouter en outre que cette route si commode est la plus courte et la plus directe, car elle permet d’éviter le grand détour par la côte méridionale d’Arabie et la Mer-Rouge. Aussi, dans les relations internationales avec l’Europe, la route du golfe Persique fut-elle préférée par les marchands à celle de la Mer-Rouge aux temps anciens, et l’était-elle encore au moyen âge et même après la découverte du cap de Bonne-Espérance ; et il est tout naturel que les maîtres européens de l’Inde fussent amenés à vouloir dominer dans le golfe Persique et le golfe d’Oman qui commandaient cette voie de communication. C’est ce que comprirent admirablement les Portugais. A leur arrivée dans l’Inde, les Arabes du golfe Persique et de l’Oman étaient les maîtres de la navigation dans l’océan Indien, et leurs navires allaient de Bassora et de Mascate à Calicut et aux îles de la Sonde ou à Mélinde et à Zanzibar, mettant en relations de commerce l’Afrique et l’Asie. Les Portugais leur firent une guerre sans merci, qu’ils poursuivirent pendant tout le XIVe siècle. Leur grand conquistador Albuquerque planta le pavillon portugais à Mascate et à Sohar et se fit céder en 1515 Ormuz ; les îles Bahréïn furent occupées ; El-Katif, sur la côte arabique, fortifié ; et tous les points qui étaient à la convenance des Portugais sur la rive persane et sur la rive arabique furent couronnés de forts et de citadelles et reçurent des garnisons. Ormuz était leur principale place d’armes et leur grand entrepôt commercial. Située dans une île, dans le détroit d’Ormuz, qui fait communiquer le golfe Persique et le golfe d’Oman, cette ville avait été fort judicieusement choisie tant au point de vue militaire et stratégique qu’au point de vue commercial. Sa position insulaire la mettait à l’abri des attaques de la terre ferme, avantage capital pour une nation comme le Portugal, dont la puissance consistait surtout dans ses vaisseaux. Entourée d’une ceinture de masses basaltiques, rochers escarpés baignant leur base dans l’Océan et élevant dans les airs leurs sommets en fantastiques tourelles, la ville avait une assiette naturelle très forte ; en outre, des fossés, une enceinte régulièrement bastionnée, un réduit central, qui la protégeaient, mettaient ses possesseurs en état de défendre facilement leurs personnes et leurs richesses. Ces dernières étaient grandes. Grâce à sa position entre l’Arabie, la Perse, l’Anatolie et l’Inde, Ormuz était le centre, le grand emporium où venaient affluer, au profit des navigateurs portugais, les échanges des denrées les plus précieuses de l’Orient et de l’Occident. Les navires venus des Indes et de la Chine y arrivaient, et y chargeaient les riches produits de la Perse et de l’Arabie. Ormuz était la gloire et l’orgueil des Portugais. « Si le monde, disaient-ils dans leur langage imagé, était un anneau d’or, Ormuz en serait le diamant. »

C’est pourtant à cette place que la Compagnie anglaise des Indes, bien qu’elle fût à ses débuts, osa s’attaquer. Mais, trop faible pour risquer seule ses forces dans une telle entreprise, elle fit appel aux Persans. Unis à ces derniers, les Anglais vinrent en 1622 mettre le siège devant Ormuz. Les Portugais firent une belle résistance et pendant plus de deux mois repoussèrent tous les assauts ; mais, n’étant point secourus, ils durent capituler. La ville fut pillée et détruite. La chute d’Ormuz retentit dans tout l’Orient et fut pour le Portugal le commencement de la décadence de son commerce et de sa domination dans l’océan Indien. Les habitans des deux rives du golfe Persique, Arabes et Persans, se soulevèrent, les bloquèrent dans leurs forteresses et les réduisirent à une situation précaire. Mascate finit par succomber à son tour en 1648, et il suffit, pour chasser les Portugais de cette place, des efforts combinés de quelques tribus arabes.

Mais la Compagnie anglaise des Indes était alors trop faible et disposait de trop peu de ressources pour poursuivre ses entreprises contre les Portugais, et ce furent les Hollandais, dont les flottes dominaient alors les mers, qui s’arrogèrent la prétention de se substituer à ces derniers dans l’océan Indien. Après avoir chassé les Portugais de Ceylan et de Malacca, les Hollandais s’établirent sur la côte de Coromandel, dans l’Hindoustan, et voulurent à leur tour mettre la main sur la route du golfe Persique. Ils se rendirent maîtres des îles du golfe et de plusieurs forteresses du littoral qu’ils enlevèrent aux Portugais, et adoptèrent pour quartier général l’île de Kharag, position bien choisie à l’extrémité nord du golfe, à proximité de l’embouchure du Chatt-el-Arab. De là, ils interceptaient tout le commerce de Bagdad et de l’Anatolie avec l’Inde et envoyaient expéditions sur expéditions à la fois contre les Portugais, les Turcs, les Arabes et les Persans. Le résultat de ces luttes, qui durèrent jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, fut l’expulsion totale des Portugais ; mais les Hollandais durent subir à leur tour le même sort. Trop faibles pour résister aux efforts combinés des musulmans, ils durent évacuer leurs postes et notamment l’île de Kharag. Les Européens chassés, l’anarchie régna en maîtresse sur les deux rives du golfe. Musulmans sonnites d’Asie Mineure, musulmans chiites de Perse, tribus plus ou moins indépendantes d’Arabie, pirates des îles, bataillèrent entre eux en des luttes incessantes et confuses et s’entre-déchirèrent sans que pût être établie une autorité sérieuse et incontestée dans ces parages. Au milieu de toutes ces guerres, la voie maritime de l’Inde par le golfe Persique finit par être abandonnée. Le commerce se détourna de cette voie qui n’offrait plus de sécurité, et fut forcé de prendre la route plus longue de l’Égypte par la Mer-Rouge.

Cependant la domination anglaise s’était affermie dans l’Inde. Devenue l’alliée du Portugal, qui avait réussi à secouer enfin le joug de l’Espagne, l’Angleterre s’était fait céder, en 1661, l’île de Bombay. D’autre part, la Compagnie anglaise des Indes, ayant eu la sagesse de restreindre momentanément son ambition à la possession de l’Hindoustan, s’était établie au commencement du XVIIIe siècle sur la côte de Coromandel, sur la côte de Malabar et en certains points du Bengale. Après avoir détruit la domination française dans la péninsule par les victoires remportées sur Lally-Tollendal et le traité Godeheu, qui la rendit maîtresse du Carnatic, puis brisé les forces de l’empire mogol à la bataille de Buxar (1764), elle avait imposé son protectorat sur la côte de Travancore et enlevé en 1792 au sultan de Mysore, Tippo-Sahib, la moitié de ses Etats. A la fin du siècle, elle chassait les Hollandais de Ceylan. C’est alors que, Portugais, Français, Hollandais ayant été éliminés successivement des Indes, l’attention de l’Angleterre se trouva reportée à nouveau sur le golfe Persique.

Ce ne furent point toutefois les besoins de son commerce ni l’ambition d’assurer à son pavillon le monopole de la navigation du golfe qui forcèrent cette fois le gouvernement britannique à s’occuper de ces régions. Les marchandises de l’Inde à destination de l’Europe avaient désappris la route de la mer Persique et de l’Euphrate. Ormuz n’était plus ; les marchés de Bassora, Bagdad, Diarbékir, Damas, Alep, étaient délaissés. Mais les graves événemens qui étaient survenus en Europe à la fin du XVIIIe siècle avaient eu leur répercussion en Orient. Une armée française avait débarqué en Égypte, occupé les bords du Nil, et Bonaparte projetait d’envoyer une expédition au secours de Tippo-Sahib, qui s’était révolté à nouveau et tenait les Anglais en échec. Il était question de faire passer à travers la Mer-Rouge une flottille française qui ferait son apparition dans l’océan Indien et inquiéterait les côtes de l’Inde. Déjà des instructions données au mois de décembre 1898 par le général en chef de l’armée d’Egypte enjoignaient au général Bon d’armer des felouques pour aller occuper le détroit de Bab-el-Mandeb. Un grave danger menaçait l’empire que l’Angleterre était en train de constituer à son profit dans l’Inde. Pour le conjurer, le gouvernement britannique chercha à s’emparer des deux grandes voies maritimes qui conduisaient à ses possessions indiennes : la route de la Mer-Rouge et celle du golfe Persique. Sur la première de ces routes, il fit occuper en 1799 l’îlot de Périm, au point le plus resserré du détroit de Bab-el-Mandeb et fit entrer dans son alliance le petit sultanat de Lahedj, situé non loin de Périm ? sur la côte méridionale d’Arabie. La mort de Tippo-Sahib, tué sur la brèche de Seringapatam, la victoire de Canope et l’évacuation de l’Egypte par l’armée française ne mirent pas un terme aux inquiétudes du gouvernement britannique. Napoléon, empereur, se rappelait toujours le plan qui avait hanté l’imagination du général en chef de l’armée d’Egypte et rêvait de frapper son adversaire au cœur de ses possessions indiennes. Seulement ce n’était plus par la voie de la Mer-Rouge qu’aurait été dirigée cette fois l’attaque. La flotte française était détruite ou partout bloquée, et la marine britannique était la maîtresse incontestée des mers. L’expédition devait emprunter la voie terrestre, traverser l’Euphrate au nord du golfe Persique et pénétrer dans l’Hindoustan par la frontière nord. En attendant l’apparition de l’armée française, des agens secrets envoyés par Napoléon parcouraient la région nord de l’Arabie et de la Syrie, cherchant à s’assurer le concours des tribus arabes, éclairant d’avance la route et préparant les peuples à de grands événemens. Alors l’utilité pour les maîtres de l’Inde de la possession de la route du golfe Persique se révéla sous un aspect nouveau. Jusque-là on s’était borné à considérer cette route comme la voie commerciale la mieux désignée géographiquement entre l’Europe et la péninsule indienne ; l’entreprise projetée de Napoléon fit apparaître son importance stratégique de premier ordre dans les conflits pouvant s’élever entre puissances européennes pour la possession de l’Hindoustan. De l’embouchure du Chatt-el-Arab dans le golfe Persique, une armée anglo-indienne pouvait en effet remonter le cours du Tigre et de l’Euphrate, opérer une diversion sur les flancs de l’armée ennemie se dirigeant de l’Euphrate sur l’Indus, la prendre à revers et lui couper la retraite.

Le gouvernement britannique conçut dès lors le vaste dessein de réunir dans une commune alliance contre la future agression projetée tous les États riverains du golfe Persique et de la mer d’Oman et tous ceux dont le territoire devait être traversé par l’armée d’invasion. Sur la côte arabique, deux États avaient une organisation politique stable et définie : Koweït et l’Oman. Conquis au commencement du XVIIIe siècle sur les Persans par des tribus arabes de l’intérieur, dont la plus puissante, celle des Atéïbeh, forma le fond de sa population, Koweït s’était constitué, au milieu de l’anarchie générale, qui désolait les rives du golfe Persique, en une sorte de république indépendante ayant à sa tête un cheïk qui y exerçait une suprématie toute patriarcale. C’était un État minuscule, ne comptant pas alors plus de 20 000 habitans ; mais sa position géographique lui donnait une valeur que ne comportaient pas l’exiguïté de son territoire et le petit chiffre de sa population. Placé à quelques kilomètres au sud de l’embouchure de l’Euphrate, à 140 kilomètres à l’ouest de Bassora, à l’entrée d’une baie spacieuse, bien abritée, ayant des mouillages magnifiques et d’un accès facile, le port de Koweït se prêtait on ne peut mieux aux desseins de l’Angleterre. Le gouvernement britannique eut l’habileté de gagner le cheïk et de s’en faire un allié. C’est de son port pris comme base d’opérations que devait remonter le long de l’Euphrate l’armée anglo-indienne qui irait prendre à revers les forces françaises se dirigeant par la Perse sur l’Inde. Il gagna également à sa cause l’Oman.

Cet État s’était formé vers le milieu du XVIIIe siècle dans des circonstances analogues à celles qui avaient donné lieu à la naissance de l’État de Koweït. Dans les temps troublés qui suivirent la ruine de la domination du Portugal et de la domination de la Hollande dans le golfe Persique, un chef arabe, Ahmed-Bou-Saïd, gouverneur de Sohar, chassa les Persans de Mascate et du pays environnant. Il se proclama indépendant en 1749 et réussit par sa bravoure et son habileté à constituer sur la côte arabique du golfe Persique et de la mer d’Oman un grand État politico-religieux. À sa mort, les limites du nouveau royaume avaient été reculées, sur la côte occidentale, au nord jusqu’au district d’El-Hasa, en face des îles Bahréïn, et, sur la côte méridionale jusqu’à Djofar, en face des îles Kourya-Mourya ; c’était déjà l’un des plus puissans États de l’Asie méridionale. Son fils et son successeur était un prince détestant la politique d’aventures et s’occupant de préférence à faire fleurir le commerce dans ses États. Le gouvernement britannique n’en réussit pas moins à l’entraîner à sa remorque et obtint de lui, en vertu d’un accord datant de 1800, l’autorisation d’installer un résident anglais à Mascate. Ces mesures de défense préventive prises d’accord avec le cheikh de Koweït et le sultan de l’Oman furent complétées par l’envoi, en 1803, en plein territoire turc, à Bassora, d’un agent anglais chargé de surveiller la vallée de l’Euphrate et de nouer avec les tribus arabes de la Mésopotamie des relations ayant pour but de contrecarrer les desseins de Napoléon.


II. — ÉTABLISSEMENT DE L’INFLUENCE ANGLAISE A MASCATE

Après la fin des guerres napoléoniennes, l’Angleterre respira, mais la position qu’elle avait prise dans le golfe Persique ne fut pas abandonnée, et les relations nouées avec les États et les chefs de la côte occidentale d’Arabie continuèrent. En 1820, un résident anglais fut installé à Koweït. Il est vrai que cet agent, ayant eu à subir toutes sortes de tracasseries de la part des Arabes, dut quitter la place et ne fut pas alors remplacé. Mais l’échec momentané de sa politique à Koweït fut largement compensé par le développement que prit son influence à Mascate. A Seyd-Sultan, mort en 1806, avait succédé sur le trône d’Oman Seyd-Saïd. Au cours d’un règne de cinquante ans, l’influence de l’Angleterre régna sans partage à la cour de ce prince. L’Etat d’Oman retira, d’ailleurs, de ces bonnes relations de précieux avantages. Il leur dut d’abord de reconquérir son indépendance, qu’une guerre malheureuse avec les Wahabites lui avait fait perdre. Ces derniers, qui s’étaient donné pour mission, à la fin du XVIIIe siècle, de rénover l’Islam, à leurs yeux corrompu et dégénéré, dominaient alors l’Arabie. Entraînés par leur fanatique ardeur, ils avaient pris la Mecque et Médine en 1803, attaqué l’Egypte, pris Damas et conquis la partie de la côte occidentale d’Arabie qu’on nomme le pays d’EI-Hasa et qui s’étend, au midi de l’embouchure de l’Euphrate, jusqu’au littoral en face des îles Bahréïn. L’Oman n’avait pas échappé à leurs coups, et Seyd-Sultan avait dû se résigner à leur payer tribut. Les Anglais l’aidèrent à secouer le joug. A quelque temps de là, ils lui rendirent un autre signalé service. Depuis l’expulsion des Européens, le golfe Persique était infesté de pirates qui rendaient les communications difficiles entre les deux rives du golfe et dans la mer d’Oman. Les Wahabites de la région d’El-Hasa, les gens des îles Bahréïn et même les propres sujets du sultan ne cessaient de se livrer à des déprédations sur ces eaux. Groupés en associations de corsaires, ils avaient fait donner à la côte d’Oman le nom de Côte des Pirates et profitaient des dangers qu’offrait la navigation dans ces parages difficiles et semés d’écueils pour s’adonner à leur triste industrie. Malheur aux navires qui s’engageaient dans le golfe sans être accompagnés de vaisseaux de guerre ! Les flottilles des pirates se tenaient en embuscade sur le revers occidental de la péninsule qui se termine au cap Masandam et de là fondaient sur eux et leur donnaient la chasse. Même les indigènes qui se livraient à la pêche se transformaient volontiers, leur travail terminé, en pirates et s’efforçaient de se dépouiller mutuellement des fruits de leurs peines. Le nombre des corsaires était si grand que le sultan, malgré les forces navales dont il disposait, ne pouvait les mettre à la raison. La Compagnie des Indes, dont le commerce souffrait d’un tel état de choses, s’empressa de prêter main-forte à Seyd-Saïd. Une première expédition anglo-indienne eut lieu en 1809 contre les pirates de l’Oman ; dix ans après, en 1819, plus de 200 navires appartenant à la tribu des Djewasiné furent capturés par la flotte britannique ; enfin, en 1821, une armée de 3 000 hommes vengea la défaite, dans le district de Djaïlan, d’une petite force anglaise.

Ces expéditions renouvelées dans un si court intervalle n’étirent pas seulement un caractère politique : elles servirent la cause de la science en faisant connaître l’hydrographie du golfe. Tandis que le lieutenant Mac-Clure poussait une reconnaissance hydrographique de la mer Persique jusqu’aux bouches de l’Euphrate, la marine anglaise, appelée dans les parages des îles Bahréïn pour donner la chasse aux pirates, reconnaissait les archipels alors à peu près inconnus. L’expédition de 1819 permit de poursuivre ces études et procura un tracé suffisamment exact de la côte arabique ; et plus tard une révision générale compléta ces premiers travaux. L’hydrographie du golfe, il est juste de le reconnaître, appartient tout entière à la marine anglaise et ce n’est pas une des tâches les moins remarquables qu’elle ait accomplies dans les mers asiatiques.

Débarrassé complètement des Wahabites et, en partie, des pirates, Seyd-Saïd s’occupa d’augmenter ses forces et d’accroître ses États. Il se construisit une flotte qui compta jusqu’à 30 frégates, dont plusieurs armées de 50 canons, et qui fut la plus puissante de l’océan Indien. Grâce à elle, il s’assura l’empire du golfe Persique et d’immenses territoires en Asie et en Afrique. Il contraignit la Perse à lui abandonner les îles d’Ormuz, de Kischm, de Laredj, de Bahréïn, et la presque-totalité de ses côtes, depuis le cap Bostonnah jusqu’à la presqu’île de Djask. Sur la rive orientale du golfe, le littoral du Mékran, du Kerman, du Laristan et du Farsistan avec les principales cités maritimes de la Perse, comme Bender-Abbas et Lindje, obéirent à ses lois ; de même le littoral du Baloutchistan avec Guador jusqu’à la frontière de l’Inde. En Arabie même, l’empire d’Oman s’étendit, sous ce règne, sur la plus grande partie de l’Arabie orientale et de l’Arabie méridionale, depuis la presqu’île de Katar sur le golfe Persique, à hauteur des îles Bahréïn, jusqu’à la baie de Mirbat sur l’océan Indien, avec les îles de Socotora et de Kourya-Mourya. Les possessions africaines venaient encore doubler l’étendue de l’empire. Toute la côte orientale d’Afrique, depuis la baie de Quiloa, limite extrême vers le nord de la colonie portugaise de Mozambique jusqu’à l’embouchure de la Tana avec les îles de Zanzibar, de Mafia et Pemba, dépendit du sultan de Mascate. Encore faut-il joindre à cette énumération les ports de Kismayou, de Brawa, Magadoxo, Merka, Ouarschéikh sur la côte de Benadir, au-delà de la Tana. Seyd-Saïd régna sur un domaine ayant un littoral de 4 000 kilomètres d’étendue. Ses revenus s’élevèrent à 27 millions[1]. Ses sujets l’appelèrent Grand ; son royaume fut le plus florissant et le plus considérable des États que baigne l’océan Indien et devint l’entrepôt du commerce de l’Afrique orientale, de la Perse et de l’Inde.

Le gouvernement britannique voyait avec sympathie les progrès de la puissance de Seyd-Saïd et cherchait à l’utiliser au mieux de ses intérêts et au profit de la consolidation de son influence. Il conclut tout d’abord avec lui une série de traités pour la répression de la piraterie et l’abolition de la traite et installa, pour arriver à ce double but, des agens dans les divers ports de l’Oman. Il se fit reconnaître ensuite un droit de visite sur tous les navires faisant le trafic dans ces parages, et, sous le prétexte d’exercer ce droit de police et de surveillance, le gouvernement de l’Inde voulut s’établir dans le golfe Persique et y créer des stations à demeure. En 1840, les Anglais prirent pied dans l’île de Kharag, qu’avaient si longtemps possédée les Hollandais, et y laissèrent une garnison. Ils voulurent aussi s’installer à Ormuz. Dans l’île de Kischm, fut créé l’établissement militaire de Bassadore, pour commander l’entrée du golfe Persique ; une autre station fut fondée à Hendjam, autre île qui n’est séparée de Kischm que par un chenal de 2 kilomètres, et ce point fut désigné comme futur poste de la marine britannique. L’île de Kaïs entre Bouschir et Lindjafut également occupée. Ainsi, toutes les îles du golfe, situées en face de la côte iranienne, devinrent à cette époque le siège d’autant d’établissemens militaires anglais.

À ce moment, on put considérer l’Angleterre comme maîtresse du golfe Persique et du golfe d’Oman. A peu près toutes les îles dans ces eaux étaient placées sous son autorité directe, occupées militairement ; et, de plus, son influence prépondérante à Mascate, confirmée par une série de traités, lui assurait une sorte de haute suzeraineté sur les deux rives de ces mers, la rive arabique et la rive persane, qui se trouvaient dépendre alors du sultan de Mascate. Mais des considérations qui n’ont rien à faire avec la politique ne permirent pas au gouvernement de l’Inde de maintenir les établissemens militaires qu’il avait créés dans ces parages. Les îles du golfe où il avait installé des garnisons sont nues, arides, sans eau. Toutes les provisions, solides et liquides, qui étaient indispensables, devaient être expédiées de Bombay Au manque d’eau et de vivres vient s’ajouter le caractère du climat. Le golfe Persique est un des endroits du globe où sévit la plus implacable chaleur. On sait en effet que l’équateur thermique se replie vers l’hémisphère septentrional et longe la côte occidentale de la péninsule arabique et la rive méridionale de la Perse. Dans ces régions, les températures de 40° centigrades à l’ombre sont fréquentes, même au mois d’avril et par un calme parfait ; en plein été et lorsque le vent souffle du désert, la chaleur dépasse 50° ; au dire de Welstein, souvent l’ardeur du soleil fait éclater la pierre. Mascate et les îles du golfe sont au nombre de ces enfers que mentionnent les dictons des marins. « Puisque tu as créé cette fournaise, dit l’un d’eux, qu’avais-tu donc besoin, ô Allah, de créer l’enfer ! » Le climat, qui jadis avait fort éprouvé les Portugais, était plus fatal encore au tempérament anglo-saxon. Bientôt il parut démontré qu’à moins de précautions exceptionnelles, officiers et soldats anglais ne pouvaient y passer les étés sans succomber à la folie ou à la mort. Force fut donc de mettre un terme à une occupation aussi onéreuse aux finances de l’Inde que funeste à ses contingens de troupes. Successivement les îles de Kharag, Kischm, Kaïs, Hend-jam durent être évacuées.

En 1856, Seyd-Saïd mourut, et cet événement fournit au gouvernement britannique une occasion nouvelle de resserrer les liens qui réunissaient à la Grande-Bretagne l’Etat d’Oman. Cet État, qu’avait fait si puissant Seyd-Saïd, devint, à la mort de ce prince, le théâtre d’une guerre civile provoquée par les prétentions de ses trois fils. Au cours de ces luttes intestines, l’un de ces derniers ayant été massacré, les deux survivans, nommés Thowéini et Madjid, convinrent de prendre d’un commun accord le gouvernement britannique comme arbitre et médiateur, et ce fut lord Canning, vice-roi des Indes, qui régla définitivement en 1861 la délicate question de la succession de l’Oman. Il attribua Mascate et toute l’Arabie avec la partie de la côte persane dépendant de l’Oman à Thowéini, et Zanzibar avec l’Afrique à Madjid. Ce dernier était tenu, en outre, de payer à son frère un tribut annuel de 20 000 couronnes, sous la garantie de l’Angleterre. Ainsi, par cet arbitrage et cette garantie pécuniaire, le gouvernement britannique ajouta aux relations d’amitié et d’alliance existant déjà une sorte de tutelle officieuse sur les deux États d’Oman et de Zanzibar. Il est vrai que le gouvernement de Napoléon III, redoutant de voir ces deux États tomber complètement sous la domination anglaise, et fort avisé en la circonstance, négocia avec le Foreign-Office en vue de définir la situation respective de la France et de l’Angleterre vis-à-vis des deux nouveaux États nés du partage de l’Oman. Ces négociations menées à Paris par M. Thouvenel, alors ministre des Affaires étrangères, et à Londres par lord Cowley, aboutirent le 20 mars 1862 à la conclusion d’un accord par lequel les deux gouverne mens s’engageaient à respecter l’indépendance du sultanat de Mascate et du sultanat de Zanzibar. La signature de cette convention a été considérée comme un réel succès pour la diplomatie impériale. En effet, notre action à Mascate ne s’était guère manifestée jusqu’alors que par la conclusion d’un traité de commerce datant de 1846 ; nous n’avions aucun intérêt bien défini dans ces régions et nous ne pouvions motiver notre intervention diplomatique que par notre désir d’empêcher une trop grande extension de la puissance anglaise en Asie et en Afrique. D’autre part, la Grande-Bretagne avait acquis une situation prépondérante à Mascate.

Dans ces conditions, on se demandera peut-être comment le Foreign-Office put être amené à conclure un accord qui donnait à une tierce puissance le droit de s’opposer à l’annexion par l’Angleterre du sultanat de Mascate, et le fait serait difficilement explicable en effet, si on voulait l’apprécier avec les idées qui ont actuellement cours en matière coloniale, surtout en Angleterre, où la doctrine de l’impérialisme a fini par prévaloir. Mais telles n’étaient pas en 1862 les idées en faveur dans le monde des économistes anglais. Les doctrines de l’école de Manchester dominaient parmi eux et n’étaient pas sans avoir acquis un certain poids aux yeux du Foreign-Office : on cherchait avant tout à favoriser le développement économique et commercial de la métropole ; on ne prisait une colonie qu’en raison des bénéfices que sa possession assurait au commerce ; on ne voulait pas entendre parler d’annexions coloniales qui fussent coûteuses, et on entendait, même pour les colonies anciennes, ne dépenser ni un soldat ni un écu ; c’était l’époque où l’on parlait de laisser à leur libre sort les Antilles anglaises, où l’on discutait l’opportunité d’évacuer les colonies de la côte occidentale d’Afrique, où lord Clarendon refusait pour l’Angleterre de participer à l’établissement d’un condominium à deux, proposé par le gouvernement de Napoléon III, sur Madagascar. Alors qu’on parlait d’abandonner des colonies anciennes, qu’était-il besoin d’annexer d’immenses territoires en Afrique et en Asie ? Les États de Mascate et de Zanzibar avaient une ligne de côtes dispersées sur 4 000 kilomètres d’étendue ; cette frange littorale était peu profonde ; en arrière, était un pays alors à peu près inconnu, considéré comme désertique ou peu productif, habité par les populations les plus indépendantes, les plus belliqueuses, les plus fières de l’Islam. Quelles sources d’ennuis ne pouvait-il pas résulter pour le gouvernement de l’Inde de l’annexion de ces territoires ? Dans quelles complications ne pouvait-on pas être entraîné ? Ne serait-on pas obligé d’intervenir dans les querelles des populations de l’intérieur, de pénétrer toujours plus avant d’être engagé dans des guerres sans fin ? Ne serait-on pas amené enfin par la force des choses à abandonner les procédés tout pacifiques qui présidaient alors à la direction des affaires coloniale et à leur substituer une politique de violences, d’agressions et de conquêtes ? Quel surcroît d’obligations militaires pour la métropole, quelles dépenses pour ses finances et pour celles de l’Inde !

Il n’entrait donc pas alors dans les vues de la politique britannique d’enlever leur indépendance aux États de Zanzibar et de Mascate. Exercer sur eux une sorte de suzeraineté morale, recueillir les bénéfices que lui assuraient des relations historiques et amicales remontant au commencement du siècle et la position géographique de l’Inde, se réserver la suprématie commerciale dans ces mers, lui suffisait. Elle recherchait les résultats de l’annexion sans avoir à en supporter les charges. La convention de 1862 n’était pas en contradiction avec ce programme. Il faut bien reconnaître aussi qu’elle avait un avantage fort sérieux pour l’Angleterre : elle était avant tout une mesure de précaution contre la France. Si, en effet, elle empêchait le gouvernement britannique d’annexer Mascate, elle empêchait en revanche le gouvernement français de procéder pour son compte à cette annexion : et, tandis qu’il restait loisible à l’Angleterre de consolider son influence dans cet État, il était interdit à la France de ruiner par une mainmise sur le pays le résultat de tout un siècle d’efforts laborieusement acquis. Pourvu qu’aucune atteinte ne fût portée à la souveraineté externe du sultan (et cela n’entrait pas dans les calculs du Foreign-Office), le gouvernement britannique pouvait se croire fondé à employer tous les moyens nécessaires à la poursuite de son œuvre de pénétration. Déjà il tenait le sultan de Mascate par les traités antérieurs, par les services rendus, par la garantie du paiement d’un tribut annuel ; il allait pouvoir désormais, rassuré du côté de la France, suivre d’un œil attentif et vigilant les moindres incidens qui surgiraient et les faire tourner au profit de ses intérêts.

Aussi la convention de 1862 n’apporta-t-elle aucune entrave au développement de l’action du gouvernement britannique et à l’affirmation de sa suprématie, et l’on peut dire même que c’est depuis la signature de cette convention que la diplomatie anglaise a remporté à Mascate ses plus marquans succès. C’est ainsi qu’en 1873, le sultan de Zanzibar s’étant soustrait à l’obligation de payer le tribut annuel de 20 000 couronnes qu’il était tenu de verser au sultan de Mascate, sir Bartle Frère consentit à mettre cette subvention à la charge de l’Angleterre. Plus tard, le subside annuel fut porté à 40 000 couronnes, sous la condition que le sultan de Mascate remplirait fidèlement les engagemens pris par traité et qu’il continuerait à observer une attitude amicale envers le gouvernement anglais. Comme preuve de cette bonne disposition, le sultan s’est engagé, en 1891, à n’aliéner à aucune puissance étrangère, sans la permission de l’Angleterre, une parcelle quelconque de son territoire. Ce traité, qui est resté secret jusqu’aux derniers incidens que nous allons avoir à relater, complète en quelque sorte la subordination du sultan de Mascate au gouvernement de l’Inde.

Aujourd’hui, le vrai maître de Mascate est l’agent politique anglais. C’est lui qui sert au sultan le montant de sa subvention, et ce dernier doit éviter de provoquer tout prétexte de mécontentement dont pourraient avoir à souffrir ses intérêts. Le consul britannique veille aussi à l’observation des traités antérieurs et intervient dans les démêlés qui peuvent surgir entre le sultan et ses sujets. C’est ainsi qu’en 1895, une insurrection ayant éclaté à Mascate, le sultan fut réinstallé par le consul, qui fit appel à la coopération des forces anglo-indiennes. Sous l’autorité que s’arroge le représentant de l’Angleterre, ce qu’on est convenu d’appeler la souveraineté interne du sultan devient de jour en jour plus restreinte. A Mascate, la poste est gardée par des soldats indiens et les timbres employés sont exclusivement britanniques. Il y a quelques mois, le major Fargeas, résident britannique, a révoqué de sa propre autorité un arrêté du sultan ordonnant l’uniformité des poids pour les balles de riz importées à Mascate et diminué des deux tiers la taxe créée par ce souverain sur les concessionnaires indiens des pêcheries de Guador, l’enclave littorale de Mascate sur la côte du Béloutchistan. Les Anglais se considèrent comme chez eux dans l’Oman, et l’on comprend que lord Curzon, aujourd’hui vice-roi des Indes, ayant voulu définir la situation du sultan de Mascate, ait pu écrire jadis comme publiciste : « Oman peut être à juste titre considéré comme une dépendance anglaise. Nous pensionnons son sultan. Nous lui dictons sa politique. Nous ne tolérerions aucune ingérence étrangère. Je ne doute guère moi-même que le jour viendra où, comme ces petits États s’écroulent devant les progrès de la civilisation, une prise de possession plus définitive nous sera commandée et l’Union Jack flottera aux yeux de tous sur le château de Mascate. »

Il importe d’ailleurs de remarquer que le sultanat de Mascate actuel est bien déchu du haut degré de puissance auquel il était parvenu sous le règne de Seyd-Saïd. Sa magnifique flotte n’est plus ; elle a été vendue en 1863 par Thowéini. Sybarite dans la vie privée, négligent dans la vie politique, ce prince laissa les chefs locaux administrer en son nom le royaume, et l’Oman est aujourd’hui moins un État qu’une agrégation de municipalités. Chaque ville, chaque village a son existence propre et un chef particulier dont le pouvoir est restreint seulement par les immunités de ses administrés et par les prérogatives de la cour. Quant au sultan, il se borne à nommer ou à déposer les chefs locaux, à régler les droits de douane, à signer les traités et à décider de la paix et de la guerre. L’affaiblissement du pouvoir central a eu pour conséquence l’amoindrissement territorial de l’État. Non seulement le sultanat de Mascate a perdu ses anciennes possessions en Afrique, mais encore, en Asie, il a dû abandonner, de l’autre côté du golfe Persique, la côte iranienne jadis conquise sur la Perse, et de la côte du Béloutchistan il n’a gardé que le port de Guador.

Les îles du golfe Persique, Kischm, Laredj, Ormuz, Hendjam, Kaïs ont été également perdues pour lui, ainsi que Socotora et les îles Kourya-Mourya, à proximité du golfe d’Aden. Théoriquement, cet État s’étend encore sur la côte arabique depuis Mirbat jusqu’au Katar, mais, même là, le territoire qui en dépend se rétrécit de jour en jour. Sur la côte méridionale d’Arabie, l’autorité du sultan est en bien des points nominale ; sur la côte occidentale, elle n’est guère reconnue que jusqu’au cap Masandam, pointe avancée dans le détroit d’Ormuz ; au-delà, le littoral du golfe Persique formant l’ancienne côte des Pirates se détache peu à peu de lui, et les Anglais ont pris pied en 1896 dans la presqu’île du Katar, à Zabara et à Wokra. Sans doute l’étendue des côtes qui composent l’Oman est encore considérable, près de deux mille kilomètres de long ; mais la superficie totale de l’État n’est pas en rapport avec le développement du littoral ; là où l’Oman s’avance le plus loin dans l’Intérieur, sa largeur ne dépasse pas deux cent quarante kilomètres. Le pays est d’ailleurs, dans son ensemble, relativement pauvre. Le littoral proprement dit est aride ; la chaîne de montagnes qui le borde présente bien de riches et fertiles vallées ; mais, au-delà, le territoire va se perdre dans une région sablonneuse, inculte, coupée d’oasis, vastes plaines de sables mobiles où le hardi Bédouin lui-même ose à peine s’aventurer. Aussi loin que le regard peut atteindre à l’horizon, pas une colline, pas une éminence, pas même un changement de nuance dans ces plaines sans fin, ne rompent l’uniformité de cette scène de désolation. L’Oman est un désert semé d’oasis dont la grande importance réside surtout dans ce fait qu’il domine et commande la route maritime de l’Inde par le golfe Persique et le golfe d’Aden.


III. — ÉTABLISSEMENT DE L’INFLUENCE ANGLAISE A KOWEÏT ET AUX ILES BAHRÉÏN

Au nord de l’Oman et jusque vers Koweït et l’embouchure du Chatt-el-Arab, s’étend, sur la côte occidentale d’Arabie, le pays de l’Hasa ; c’est la seule portion de cette côte où n’ait pu s’implanter l’influence anglaise ; mais ici la situation locale n’a pas permis à la diplomatie britannique d’employer les méthodes de pénétration pacifique qui lui ont si bien réussi dans l’Oman. L’Hasa a été conquis, au commencement du XIXe siècle, par les Wahabites, tout comme l’Hedjaz et l’Oman ; mais, moins heureux que les habitans de ces contrées, qui réussirent à se débarrasser des envahisseurs, les gens de l’Hasa continuèrent à subir le joug au cours du dernier siècle. Les Wahabites firent peser un régime d’oppression et de terreur sur ce pays, imposant à tous ses habitans les rigoureuses prescriptions de leur secte, proscrivant les soieries, le tabac, les liqueurs, déclarant la guerre au commerce, à l’agriculture, à l’industrie, enrôlant de force les notables pour leurs guerres lointaines et interdisant à tout chrétien dont ils avaient le nom en horreur l’accès de l’Hasa. El-Katif, la capitale du pays, devint leur arsenal maritime et se transforma en un nid de corsaires et de bandits qui portaient leurs déprédations sur les deux rives du golfe, bravant à la fois les forces de l’Oman, de Bahréïn, de la Perse et de la Turquie. La situation géographique de leur pays d’origine, non moins que leur fanatisme, permettait aux Wahabites toutes les audaces. Cantonnés dans un réduit inaccessible au centre de l’Arabie, dans le pâté montagneux du Nedjed qu’entoure et que défend une ceinture d’immenses espaces désertiques, nus, incultes, sans eau, composés de sables ou d’amas pierreux, sous un ciel de feu, les Wahabites avaient gardé leur sol vierge, à travers les siècles, de toute profanation étrangère. Ils se croyaient invincibles dans leurs repaires et en mesure de défier les attaques de n’importe quelle armée régulière. Les armées égyptiennes, qui, au commencement du siècle, avaient arrêté leurs envahissemens du côté de la Mecque et de Médine, n’avaient pu pénétrer jusqu’au fond du Nedjed, et, même après les défaites que leur fit subir Méhémet-Ali, ils n’en étaient pas moins restés une puissance redoutable et le peuple le plus puissant de l’Arabie. Avec d’aussi farouches sectaires, les Anglais ne pouvaient songer à renouer des relations analogues à celles qu’ils entretenaient avec le sultan de Mascate, et force leur fut de n’entrer en contact avec les Wahabites que pour donner la chasse à leurs boutres dans les eaux du golfe ; mais, trop avisés et trop prudens pour se laisser entraîner à une expédition pénible et risquée à l’intérieur ou à une occupation de la côte qui eût pu être fatale à la santé des troupes laissées en garnison, ils n’eurent garde d’effectuer une opération de guerre en terre ferme. Ce fut à la Turquie, à défaut de l’Angleterre, qui ne voulut pas se fourvoyer dans le guêpier wahabite, qu’échut le rôle ingrat de se mesurer avec les conquérans de l’Hasa. En 1870, le gouvernement ottoman rêvait de faire passer ses prétentions de suzeraineté sur l’ensemble de l’Arabie restées jusqu’alors platoniques dans le domaine des réalités. Naturellement l’empire wahabite fut le premier État arabe qui, par sa situation à proximité de la Syrie et de la Mésopotamie, se trouva visé par les revendications de la Porte, et ordre fut donné au vali de Bagdad, alors Midhat-pacha, de prendre les dispositions nécessaires pour imposer au Nedjed la souveraineté ottomane. Ce dernier, en conformité de ses instructions, résolut de porter la guerre sur le seul point réellement vulnérable du territoire wahabite, c’est-à-dire la côte de l’Hasa, dont pouvait se rendre maîtresse une armée disciplinée et soutenue par une flotte, el, pour arriver à ses fins, s’adressa au cheïk de Koweït, dont le concours était indispensable au succès de l’entreprise. On sera peut-être étonné qu’une puissance disposant de forces aussi considérables que la Turquie ait eu besoin de recourir à l’aide du chef du petit État de Koweït pour venir à bout des Wahabites ; mais c’est bien ici le cas de faire remarquer que l’importance d’un État ne doit pas se mesurer toujours uniquement au chiffre de sa population et à l’étendue de sa surface. Koweït est un État minuscule et sa population n’excède pas trente mille habitans, mais sa position entre le Nedjed et les possessions turques de Bassora fait de son territoire le passage obligé d’une armée ottomane se dirigeant par terre de Bagdad vers l’Hasa et le Nedjed. De plus, le port de Koweït est une excellente base d’opération maritime et le cheïk de cet État était en mesure de fournir aux troupes turques les bateaux de transport nécessaires à leur débarquement sur le littoral de l’Hasa, en même temps que des équipages d’une valeur hors ligne. Les marins de Koweït, en effet, se distinguent entre tous ceux du golfe Persique par leur audace, leur adresse et la fidélité aux engagemens contractés. Grâce au concours que leur prêtèrent les gens de Koweït, les troupes turques purent attaquer, en 1871, l’Hasa par terre et par mer, s’emparèrent d’El-Katif et firent flotter le pavillon turc sur toutes les villes du littoral. Le gouverneur nommé par les Wahabites dut prendre la fuite, et l’Hasa est devenu depuis une dépendance du vilayet de Bassora. La Porte n’oublia pas d’ailleurs les services rendus, et, en reconnaissance de l’appui prêté, abandonna aux habitans de Koweït une zone de palmeraie de soixante kilomètres d’étendue le long du Chatt-el-Arab, au midi de Bassora. Le cheïk de Koweït reçut, à l’occasion de cette donation, le titre de kaïmakan et divers cadeaux, signes d’investiture de la concession territoriale accordée.

Mais, si l’Angleterre n’a pu placer sous son influence l’Hasa comme elle y a placé l’Oman, elle a pu en revanche faire graviter dans l’orbite de l’empire des Indes l’État de Koweït même. Pendant tout le cours du XIXe siècle, les chefs de ce petit État, tantôt s’appuyant sur les Wahabites pour résister aux Turcs, tantôt s’appuyant sur les Turcs pour s’opposer aux entreprises des Wahabites, avaient réussi par une habile politique à maintenir leur indépendance vis-à-vis de leurs deux puissans voisins. Ils avaient également déjoué toutes les tentatives de la Perse. Ils vivaient ainsi heureux en une sorte de petite république sous l’autorité purement patriarcale de leur cheïk. Leur État n’avait cessé de croître depuis le commencement du siècle en population et surtout en richesse. La bonté du climat, la sécheresse du sol, par-dessus tout le caractère paternel et tolérant de son gouvernement attiraient sur son territoire les tribus voisines qui désiraient repos et sécurité et aussi les gens de Bassora fuyant leurs marais pestilentiels ou les exactions du gouvernement turc. D’un autre côté, le gouvernement britannique, qui, au commencement du siècle, avait cherché à placer cet État sous son influence et qui y avait installé en 1820 un résident, n’avait pas persisté dans ses visées. Pendant de longues années même, le gouvernement des Indes attacha d’autant moins d’importance à la possession de ce port que le célèbre voyageur Lowett Cameron, chargé d’étudier le tracé du futur chemin de fer de Londres à Bombay par le golfe Persique, avait déconseillé à ses compatriotes de faire de Koweït l’emplacement de la gare terminus de ce chemin de fer, sous prétexte que cette ville n’était pas à l’embouchure de l’Euphrate. Mais des faits récens, au nombre desquels il faut citer le prolongement du chemin de fer de Koniah à Bagdad, ont éveillé à nouveau les inquiétudes britanniques. Alléguant que « la suprématie britannique dans le golfe Persique est indispensable à la sécurité du régime britannique dans l’Inde, » lord Curzon s’est empressé de resserrer ses rapports avec Moubarek, le cheïk placé en ce moment à la tête du petit État. Tout d’abord, et sous son inspiration, la Compagnie de navigation la British India a fait de Koweït une de ses escales, puis un véritable traité de protectorat a été conclu, il y a trois ans, entre le gouvernement britannique et Moubarek. L’Angleterre a promis sa protection au cheïk et à la république de Koweït et s’est engagée à les défendre contre toutes les prétentions et revendications étrangères. À son tour, le cheïk de Koweït a cédé au gouvernement de l’Inde un port d’une réelle valeur. Ce port serait situé, d’après des renseignemens pris sur place, à vingt kilomètres de Koweït dans la direction Est-Nord-Est, au pays des Beni-Lam, et serait admirablement placé, non loin de l’embouchure du Chatt-el-Arab, qu’il commande. À cet endroit, les fonds de plus de dix mètres sont à peine distans de quelques cents mètres du littoral. C’est le véritable havre marin de l’Euphrate. En même temps, Moubarek concédait à l’Angleterre des privilèges douaniers considérables à Koweït même et dans le port de Kassina, dépendant de ses États. Il acceptait auprès de lui la présence d’un agent consulaire et consentait à ce qu’un pavillon anglais flottât à l’entrée du port, avec cette indication que ce drapeau avait été placé là par ordre de Moubarek et que serait sévèrement puni quiconque tenterait de l’enlever. Le cheïk de Koweït est devenu ainsi l’allié, le protégé et le client de l’Angleterre.

Sur les îles qui bordent la côte orientale de l’Arabie, l’hégémonie anglaise s’est affirmée comme sur le littoral. Ces îles sont extrêmement nombreuses. La vaste baie semi-circulaire comprise entre la péninsule du cap Masandam et la pointe de Katar en est toute parsemée et en a pris le nom de Bahr-el-Benat, « la Mer aux Filles. » A l’ouest du Katar, le golfe de Bahréïn est également rempli d’îles, dont la plus grande est connue sous le nom d’île Bahréïn. La principale occupation de ces insulaires est la pêche des perles, à laquelle prennent part aussi les riverains de presque toute la côte arabe du bassin persique. Dans le seul archipel de Bahréïn, environ cinquante mille marins s’occupent de pêcher les huîtres perlières, et, sur tout le littoral compris entre Koweït et la côte des Pirates, non loin du détroit d’Ormuz, des stations secondaires sont établies dans le voisinage des bancs. Bien que d’anciens usages, origine du droit, règlent entre les intéressés la répartition des bénéfices de la pêche, des conflits s’élèvent souvent entre les pêcheurs. Jadis les tribus arabes de la côte des Pirates qui vivent sur le continent en face des îles se mêlaient volontiers à ces querelles, et, sous prétexte d’appuyer l’un ou l’autre parti, dépouillaient les pêcheurs du fruit de leurs peines. C’étaient des luttes sans fin et des pillages sans cesse renouvelés. De 1853 à 1856, le gouvernement de l’Inde réussit à conclure avec les chefs arabes, tant insulaires que pirates de la côte, une série d’accords par lesquels tous s’engageaient à ne plus exercer la piraterie, à ne plus vider leurs querelles sur mer, à ne plus importer d’esclaves et à soumettre au résident britannique les contestations qui pouvaient s’élever entre eux, soit au point de vue économique, soit au point de vue politique. Cette haute tutelle officieuse ne tarda pas à se changer en protectorat effectif. En 1870, des difficultés s’étant élevées entre le cheïk des îles Bahréïn et un compétiteur, le gouvernement de l’Inde prit la défense du cheïk, déporta son rival dans l’Inde et imposa officiellement son protectorat sur ce groupe d’îles. L’acquisition est d’importance. Les îles Bahréïn contrastent par leur sol fertile et leur aspect verdoyant avec les îles arides et nues de Kischm, d’Ormuz, de Laredj et d’Hend-jam, que les Anglais ont dû abandonner au cours du dernier siècle. Grâce à des sources nombreuses, les palmiers y abondent et à leurs pieds s’étendent à perte de vue des champs de froment, de luzernes et de légumes : le pays est un immense jardin que cultive une population de cinquante mille agriculteurs. Sa capitale, Ménamah, est le centre du commerce des perles et de la nacre. Près de quinze cents bateaux appartiennent à son port, qui sert en outre de rendez-vous à trois ou quatre mille embarcations. Le cheïk de Bahréïn, auquel tout marchand de perles, tout maître d’embarcation, tout plongeur doit l’impôt, est un des riches potentats de l’Orient. Aussi la Turquie, la Perse, l’Oman, le royaume wahabite, se disputaient l’avantage de compter cet opulent personnage parmi leurs vassaux. C’est le gouvernement de l’Inde qui, en jouant le rôle du larron de la fable, les mit tous d’accord.

Aujourd’hui Ménamah est devenu la résidence de l’agent politique anglais, qui juge lui-même les différends s’élevant entre les pêcheurs de perles et qui dispose d’une flottille pour maintenir l’ordre parmi eux. Dans ces derniers temps, le rayon d’action de ce résident s’est encore étendu. Des actes de piraterie ayant été commis par des habitans de la presqu’île de Katar, le résident anglais, après avoir fait bombarder les ports de Zabara et de Wokra, a imposé le protectorat de l’Angleterre à cette région. Cet acte peut être considéré comme le premier pas dans la voie de la prise de possession effective par l’Angleterre de la côte orientale d’Arabie.


IV. — L’EXTENSION DU PROTECTORAT ANGLAIS SUR L’ARABIE MERIDIONALE

Nous avons vu que l’Etat d’Oman, dans les limites qu’on s’accorde à lui reconnaître actuellement, s’arrête sur la côte méridionale d’Arabie au cap Mirbât. Au-delà, vers l’ouest, et lui faisant suite jusqu’aux possessions turques de l’Yémen, se développe, sur une longueur de huit cents kilomètres environ, une zone littorale qui borde l’océan Indien. C’est l’Hadramaout. Cette côte se distingue par une grande uniformité d’aspect et de relief. C’est, à partir de la mer, un amoncellement de buttes et de hauteurs volcaniques isolées, s’élevant graduellement en terrasses jusqu’à un plateau calcaire, lequel va s’inclinant au nord, c’est-à-dire vers le désert, où il se termine brusquement par une muraille de trois cents mètres de haut, véritable falaise dont le pic s’enfonce dans une mer de sables. Du désert à la mer, cette côte montueuse a une largeur de 150 kilomètres.

Elle est inhospitalière à l’Européen. Située sous l’équateur thermique, comme le littoral du golfe Persique, elle a un climat caractérisé par un soleil dévorant ; aucune facilité d’accès à l’intérieur, aucune rivière navigable ; pas d’arrière-pays qui puisse fournir des alimens au commerce extérieur. C’est un des pays les plus déshérités du globe. Les seules parties susceptibles de culture sont, dans l’intérieur, des bandes étroites de terrain d’alluvion dans les ravins. Dans ces endroits privilégiés, trop rares, vit une population rude, vigoureuse, à demi sauvage, prompte aux coups, aimant le pillage, se pliant difficilement à une autorité quelconque, ayant les qualités, mais aussi les défauts de la race arabe. Si l’Hadramaout n’avait pour lui que la valeur propre du sol, que son climat et que ses produits, il n’aurait jamais attiré les conquérans et les envahisseurs. Mais cette côte de l’Arabie méridionale est sur la route qui mène de l’Europe aux Indes par la Mer-Rouge. Le maître de cette côte peut surveiller tout le mouvement du commerce maritime international dans l’océan Indien, défendre les abords du golfe d’Aden, commander la route maritime des Indes par la Mer-Rouge, et cette position géographique ne pouvait manquer d’attirer les convoitises des maîtres européens de l’Inde, qui ont considéré la possession de l’Arabie méridionale comme le complément nécessaire de la possession de l’Hindoustan. Déjà, au XIVe siècle ; les Portugais s’étaient établis à Aden, comme ils s’étaient établis à Mascate et à Ormuz, et ils ne quittèrent le pays que lors de la décadence de leur domination dans l’Inde.

Au commencement du XIXe siècle, les Anglais avaient occupé Périm. Forcés d’évacuer cette île, en raison de l’insalubrité du climat, comme ils durent évacuer les îles du golfe Persique, ils cherchaient un endroit pouvant servir de point de relâche et de station de ravitaillement pour leurs escadres, quand le capitaine Haines, qui relevait, en 1834, l’hydrographie de la côte méridionale de l’Arabie, signala le port d’Aden. Certes, il est impossible d’imaginer sous un soleil dévorant rien de plus nu, de plus aride que les plages avoisinantes : ni fruits, ni sources, pas d’eau potable. Mais les avantages de la position au point de vue maritime sont incomparables. La baie est spacieuse, limitée à l’est et à l’ouest par deux presqu’îles rocheuses, dont l’une, nommée le cap d’Aden, dressant ses pics semblables à des tours et surplombant la plage d’une hauteur de plus de 500 mètres, rappelle par ses escarpemens le rocher de Gibraltar. La beauté et l’excellence de sa rade, la force de ses défenses naturelles, sa situation près de l’entrée de la Mer-Rouge, à mi-chemin de Suez à Bombay, font d’Aden une station de premier ordre et comme point commercial et comme point militaire. « Aden a une importance maritime supérieure, disait dans son rapport le capitaine Haines, et cette supériorité, elle la doit à ses excellens ports qui sont situés à l’est et à l’ouest. Cette station offre à la fois un abri aux flottes et un facile accès dans les provinces de l’Yémen et de l’Hadramaout. C’est une forteresse imprenable. De tels avantages sont trop évidens pour qu’il soit besoin d’insister. » Il n’y eut pas lieu d’insister, en effet. En 1839, sous prétexte de venger des actes de piraterie, les Anglais enlevaient Aden d’assaut, et le sultan de Lahedj devait céder ce port contre une pension annuelle payée par le gouvernement de l’Inde. Leur ambition, satisfaite de s’être assuré par l’occupation d’Aden tous les profits du commerce avec l’Yémen et l’Hadramaout, aurait pu se borner pour un temps assez long à la possession de cette station, si l’imminence de l’ouverture du canal de Suez ne fût venue les décider à étendre leur action dans ces parages.

Déjà, l’Angleterre possédait sur la côte méridionale d’Arabie les îles de Kourya-Mourya, que lui avait cédées, en 1854, le sultan de Mascate ; l’îlot de Périm, déjà occupé à deux reprises au commencement du siècle et abandonné, fut occupé pour la troisième fois en 1859 et d’une manière définitive ; puis, quand le canal fut ouvert, le gouvernement britannique ne songea à rien moins qu’à annexer l’Hadramaout. L’année même de l’ouverture du canal de Suez, en 1869, eut lieu la cession de Lahedj par Abd-el-Merzen, dont les possessions s’étendaient d’Aden au Djebel Khorzaz, c’est-à-dire à la frontière orientale du territoire des Akhemis, possesseurs de Cheïk-Saïd. La pénétration britannique se fit à la fois, dans le rayon immédiat d’Aden, sur le littoral et à l’intérieur. La colonie s’agrandit par des achats faits aux petits chefs du voisinage et aussi par intimidation. Grâce aux thalaris, les petits chefs des environs d’Aden devinrent des agens dociles de la Grande-Bretagne. L’organisation politique de l’Hadramaout favorisait singulièrement les vues annexionnistes de la politique britannique. Des frontières de l’Yémen à l’Etat d’Oman, cette partie de l’Arabie n’est pas constituée en un État unique et distinct. Les habitans, qui y sont divisés, comme en maint pays arabe, en nomades et en sédentaires, appartiennent bien à la même race et parlent bien le même dialecte ; mais les nomades y vivent groupés en tribus, sans cohésion entre elles, ayant chacune son chef respectif. D’autre part, les villes et les villages qui ont des rapports de trafic avec le dehors ont aussi leurs cheïks et leurs sultans. Nulle part, une autorité hiérarchique régulière. Le plus puissant de ces cheïks est celui de Kéchin, ville maritime du Mahra. Cet État s’étend, à l’est, vers l’Oman, jusqu’au golfe de Kourya-Mourya, à l’ouest jusqu’à Makalla, localité située à l’entrée orientale du golfe d’Aden, avec un développement de côtes d’environ 600 kilomètres. Dans toute-cette étendue, chaque cheïk de village reconnaît la suprématie du sultan de Kéchin, mais l’autorité réelle de ce dernier est subordonnée aux moyens matériels qu’il a de l’imposer. Au-delà de Makalla et jusqu’à Aden, il n’y a que des cheïks vivant à l’état isolé et indépendant. On conçoit quelle anarchie régnait sur cette côte et quels conflits s’y succédaient.

La Turquie regardait bien l’Hadramaout comme compris dans les limites de sa domination, mais cette prétention restait plutôt à l’état théorique et aucune action extérieure ne venait l’appuyer ; en réalité, ces États pouvaient être considérés comme indépendans. Toutefois, pour mettre sans doute tous les droits de son côté, le gouvernement britannique commença par engager avec la Porte des négociations : elles aboutirent à son entière satisfaction. En 1873, la Turquie reconnut officiellement à l’Angleterre la possession de neuf territoires arabes qui s’étendent du mont Zey au sud-est de Moka et servent de limite nord-est au territoire des Akhemis jusqu’à la frontière du sultanat d’Oman. C’était tout l’Hadramaout, moins la pointe de Cheïk-Saïd, qui, d’après les Livres Bleus publiés à cette époque, était ainsi dévolu à l’Angleterre. Tout aussitôt, le gouvernement britannique, fort de l’adhésion de la Turquie, s’empressa de traiter avec les chefs locaux. En 1875, le sultan de Kéchin accepta le protectorat anglais moyennant une pension annuelle. L’exemple du sultan de Kéchin fut imité par celui de Makalla, et, par des traités conclus en 1888 et depuis, les Fadsli, les Aulaki, les Wahidi, les Jamada et les Shukaïr, ainsi que les autres tribus situées le long de la côte méridionale d’Arabie, se placèrent d’elles-mêmes sous le protectorat britannique[2]. L’île de Socotora l’ut déclarée possession anglaise en 1886.

Tous ces petits sultans de l’Hadramaout ont bien gardé titre, cérémonial, simulacre d’indépendance, mais, pensionnés par la Grande-Bretagne, ils ne sont, en réalité, à l’heure actuelle, que ses humbles vassaux. Un nouvel accord avec la Turquie est venu tout récemment sanctionner cet état de choses. Le 20 mars 1903, un iradé du Sultan, mettant fin à des contestations de frontières entre l’Yémen et les possessions britanniques de l’Arabie méridionale, a reconnu à nouveau à l’Angleterre la possession des neuf petits États de l’Hadramaout, plus une bande de territoire de 2 kilomètres au sud de Moka, à laquelle, depuis longtemps, le gouvernement de l’Inde attache une grande importance, et a réglé le modus operandi pour l’hinterland d’Aden resté jusqu’alors en suspens.

Après ce dernier accord, si l’on veut résumer la situation acquise par la Grande-Bretagne depuis un siècle en Arabie, on peut dire que, sur toute la côte méridionale et toute la côte orientale d’Arabie, depuis la limite orientale du territoire de Cheïk-Saïd jusqu’aux approches du Chatt-el-Arab, la province turque de l’Hasa étant toutefois exceptée, l’Angleterre a acquis une position prépondérante, et que tout ce pays a accepté le protectorat officiel de l’Angleterre ou bien est placé sous son influence morale. Il y a lieu de faire ressortir ce résultat d’autant plus qu’il a été obtenu sans expédition militaire, sans dépenses, sans aucunes vexations ni tracasseries causées aux indigènes. C’est un des plus beaux triomphes qu’on puisse citer de la méthode d’expansion coloniale pacifique, méthode qui consiste à ménager souverains et peuples indigènes, à s’efforcer de gagner les bonnes grâces des premiers par des subsides et de s’assurer l’attachement des autres par des mesures d’ordre et de pacification, et qui donne tous les résultats de l’annexion sans les inconvéniens et les charges de la conquête. Nous allons voir quels avantages la Russie et l’Angleterre ont obtenus en appliquant la même méthode sur la rive orientale du golfe Persique, en Perse et au Béloutchistan.


ROUIRE.

  1. Voyez Palgrave, Voyage dans l’Arabie centrale, t. II, ch. XV.
  2. The Red Sea and Gulf of Aden, Pitot, 1900. ch. VIII, p. 353, édité par l’Amirauté britannique.