La Question du golfe persique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 17 (p. 349-375).
LA
QUESTION DU GOLFE PERSIQUE

II[1]
LES ANGLAIS ET LES RUSSES EN PERSE


I. — LA CONQUÊTE ÉCONOMIQUE DE LA PERSE MÉRIDIONALE

Les mêmes inquiétudes et les mêmes craintes qui, au commencement du XIXe siècle, furent le point de départ de l’action de l’Angleterre sur la côte occidentale du golfe Persique et du golfe d’Oman l’amenèrent également à comprendre dans sa sphère d’attraction la rive orientale des deux golfes. Il ne suffisait pas en effet à la politique du gouvernement britannique de réunir dans un système d’alliance contre les entreprises de Napoléon les divers sultans d’Arabie et de garder les passages de la voie maritime de la Mer-Rouge et du golfe Persique, il fallait joindre à la coalition les États dont le territoire commandant la rive orientale du bassin persique pouvait être emprunté comme lieu de passage par une armée venue de l’Ouest. Le danger d’une attaque sur l’Inde pouvait en effet provenir aussi bien d’une marche de l’armée française par la voie terrestre à travers les régions qui s’étendent de l’Euphrate à l’Indus, que d’une expédition par la voie de la Mer-Rouge ou de la Mer Persique. Aussi le gouvernement britannique chercha-t-il à cette époque à associer à sa politique les États situés sur la rive orientale du golfe Persique et du golfe d’Oman, et tandis qu’il installait un résident à Mascate, un autre à Bassora et qu’il nouait des relations d’amitié avec Kowéit, il résolut de s’assurer l’alliance de la Perse et des chefs du Béloutchistan.

Déjà le gouvernement français, prenant les devans, avait fait partir en 1796 pour la Perse la mission du naturaliste Olivier ; à cet envoi le gouvernement britannique répondit par la mission de John Malcolm, qui fut assez heureux pour obtenir en 1801 de la cour de Téhéran un traité d’alliance perpétuelle contre la France ; mais ce succès fut éphémère. La renommée de Bonaparte et la crainte des armées françaises dont la gloire emplissait le monde et frappait d’admiration l’Orient, l’emporta sur l’or et les efforts des Anglais. Le chah qui régnait alors, Feth Ali, déchirant de son propre mouvement le traité tout récent encore que lui avait dicté John Malcolm, écrivit de sa main au Premier Consul pour lui demander son alliance et son amitié. Avant de répondre à cette ouverture par une ambassade officielle, Napoléon voulut qu’un agent de confiance allât en Perse prendre des informations plus précises. Le comte Joubert fut choisi pour cette mission délicate, qui occupa les années 1805 et 1806, et qui fut suivie en 1807 de l’ambassade du général Gardanne, accompagné pour la circonstance d’un personnel choisi d’officiers et d’ingénieurs. Malheureusement la conclusion du traité de Tilsitt, en faisant de la France l’alliée de la Russie, alors ennemie de la Perse, vint rompre les négociations. Le général Gardanne dut partir, et l’Angleterre, qui avait désormais le champ libre devant elle, se hâta de profiter des nouvelles dispositions du chah pour envoyer à la cour de Téhéran la mission de sir Gore Ouseley, en même temps qu’elle chargeait le lieutenant Pottinger et les capitaines Grant et Christie d’explorer le sud de la Perse et le Béloutchistan.

La chute de Napoléon vint bien débarrasser l’Angleterre de tout souci du côté de la France, mais ce fut pour la mettre en présence d’un rival plus redoutable encore, la Russie, parce que cette dernière puissance est à portée, par son voisinage et par les forces et les ressources dont elle dispose, d’exercer une action énergique sur la Perse. Vers le commencement du XIXe siècle, la politique des tsars cherchait, elle aussi, à ouvrir à l’influence russe cet État, et employait, pour y parvenir, le seul procédé qu’elle connût alors, la méthode de coercition et de conquête. Les luttes entre la Russie et la Perse étaient fréquentes, et celle-ci devait payer chaque fois les frais de la guerre par des pertes de territoire et des contributions d’argent ; lambeaux par lambeaux les tsars arrachaient aux souverains persans des fragmens de leur domaine. En vain, le fondateur de la dynastie actuelle, Agha Mohammed, avait-il transporté la cour d’Ispahan à Téhéran d’où il se croyait plus à même de surveiller la Russie, lui-même devait céder en 1797 la partie du Daghestan au nord du Kour ; en 1813, Feth Ali perdit le reste du Daghestan et le Chirwan ; en 1828, les khanats d’Erivan et de Nakhitchewan furent également enlevés à la Perse, qui dut encore payer une forte contribution d’argent. Après chaque guerre, le chah se trouvait de moins en moins maître d’orienter sa politique dans un sens défavorable aux intérêts russes, et il était à craindre que la Perse ne tombât complètement sous l’influence ou la domination, de la Russie, quand l’Angleterre, craignant de voir sa rivale devenir maîtresse de la côte de l’Iran et dominer l’entrée du détroit d’Ormuz, réussit à conclure en 1834 avec la Russie un accord par lequel les deux puissances contractantes s’engageaient à maintenir la Perse comme État indépendant. Alors assuré qu’aucun coup de force, qu’aucune surprise extérieure ne viendraient porter atteinte à la situation politique de la Perse, le gouvernement britannique se mit à entreprendre la conquête économique du pays, en faisant porter ses efforts surtout sur les régions de la Perse qui étaient le plus accessibles à son action et dont la possession importait le plus à la défense de l’Inde, c’est-à-dire sur la Perse méridionale qui touche au golfe Persique et à la mer d’Oman. C’est ainsi qu’en 1835, un an seulement après l’arrangement anglo-russe, le gouvernement britannique se fit reconnaître le droit de visite sur les navires persans. Dans le même ordre d’idées fut décidée l’expédition anglaise de l’Euphrate qui, sous la conduite du colonel Chesnay, remonta, en 1836, le cours du Karoun, affluent de ce fleuve, reconnaissance qui fut renouvelée plus tard par le lieutenant Selby. Le major Rawlinson, de 1836 à 1838, explora les parties septentrionales et découvrit la célèbre inscription cunéiforme de Bahistoun tracée sur le rocher au temps du premier Darius, et où le texte est répété dans les trois langues principales de l’ancien empire Achéménide. Cinq ans plus tard fut constituée la fameuse commission d’arbitrage, connue sous le nom de commission des limites, mi-partie anglaise, mi-partie russe, laquelle, chargée de fixer les points en litige de la frontière turco-persane, source de contestations perpétuelles, apporta un contingent précieux à l’étude du sud-ouest de l’Iran. En même temps l’activité inlassable de l’Angleterre se portait sur les États limitrophes qui s’interposaient entre la Perse et l’Inde : l’Afghanistan et le Béloutchistan. C’est à cette époque que remonte la première expédition anglaise dans l’Afghanistan et l’installation d’un résident anglais à Kaboul. L’armée anglaise fut anéantie, il est vrai, le résident massacré, et l’Afghanistan recouvra son indépendance, mais il en fut autrement pour le Béloutchistan. Un petit corps d’armée de 1 260 hommes ayant fait son apparition devant Kélat, la capitale du pays, le souverain baloutche signa un traité par lequel il dut se déclarer vassal soumis, jurer de se laisser toujours guider par les bons offices de l’agent politique anglais résidant à sa cour, concéder au gouvernement britannique le droit de placer des garnisons dans toutes les villes du Béloutchistan où il serait jugé convenable, promettre sa coopération subordonnée en toute circonstance, enfin accepter le subside annuel qui le transformait en un simple fonctionnaire de l’État voisin.

Ainsi le Béloutchistan perdit son indépendance et gravita désormais dans l’orbite de l’empire indien et, comme conséquence, les limites de cet empire furent reportées des bords de l’Indus à la frontière persane, englobant ainsi tout le littoral baloutche sur le golfe d’Oman, jusqu’à l’embouchure de la rivière Dacht.

A la même époque, la plus grande partie du littoral persan lui-même tomba aux mains d’un prince soumis à l’influence anglaise. Seyd Saïd, sultan de Mascate, ayant déclaré la guerre au chah, s’empara des îles d’Ormuz, de Laredj, de Kischm et d’Hendjam, occupa les ports de Bender-Abbas et de Lindje et conquit toute la côte persane sur une étendue de 800 kilomètres depuis l’embouchure de la rivière Dacht jusqu’au cap Bostonnah. Pour comble de malheur, la Perse vit à la même époque une autre fraction importante de la côte persique, du cap Bostonnah à la pointe de Nabend se soustraire à sa domination. Une colonie d’Arabes du Nedjcd, venue au courant du siècle à la suite de l’extension de l’empire wahabite s’établir sur la côte orientale du golfe, profita de la faiblesse et des embarras du chah pour refuser de reconnaître son autorité et se plaça sous la souveraineté du sultan arabe du Nedjed. Il ne resta plus alors à la Perse que la faible étendue de côtes comprise entre la pointe du Nabend et l’embouchure du Chatt-el-Arab. Encore quelques années plus tard faillit-elle la perdre et fut-elle sur le point de se voir privée de tout accès à la mer. En 1857, le chah et l’émir d’Afghanistan étaient en lutte pour la possession d’Hérat, et les troupes persanes assiégeaient la ville que défendaient les troupes de l’émir appuyé par le gouvernement anglo-indien. Pour opérer une diversion, la flotte britannique vint faire une démonstration dans le golfe Persique et attaquer la partie du littoral dépendant encore de la Perse. La ville de Mohammerah, sur le fleuve Karoun, fut bombardée, l’île de Kharag occupée ; un corps de troupes anglo-indiennes débarqua dans la presqu’île de Réchire et s’empara de Bender Bouchire. À ce moment, il eût été possible à l’Angleterre de porter les dépendances de l’Inde de la rivière Dacht à l’Euphrate et de clore ainsi à son profit la question du golfe Persique. La Russie, qui sortait affaiblie de la guerre de Crimée et qui entendait pratiquer une politique de recueillement, ne se fût pas jetée sans doute dans une nouvelle aventure pour empêcher l’occupation permanente de Bouchire. Cependant le Foreign-Office, craignant que l’occupation du littoral persique ne fût onéreuse pour les finances de l’Inde et ne devînt par la suite une source de complications, ne le fit point et, à la paix, restitua à la Perse les îles du golfe ainsi que Mohammerah et Bouchire. Ici encore nous devons relever dans l’histoire coloniale de l’Angieterre au XIXe siècle une nouvelle application des doctrines de l’Ecole de Manchester, hostile à toute extension coloniale considérée comme pouvant causer plus d’ennuis que rapporter de profits.

L’occasion perdue ne s’est plus retrouvée depuis, et même à partir de cette époque, des modifications territoriales se sont produites sur la côte orientale du golfe Persique, lesquelles ont été plutôt défavorables aux intérêts anglais. En effet, la partie de cette côte qui obéissait à son fidèle allié le sultan de Mascate et qu’on pouvait à ce titre considérer comme entrée en quelque sorte dans la sphère d’influence anglaise, a depuis 1857 changé de maître. Sous la domination de l’Oman, cet ancien territoire persan était parvenu à un haut degré de prospérité. Grâce à la politique tolérante et libérale de l’Oman, qui avait remplacé l’esprit étroit de l’ancienne administration persane, un grand nombre de commerçans étrangers, partis non seulement de Bahréin, de l’Hasa, de Bassora, mais des contrées plus lointaines de l’Hindoustan et du Béloutchistan, étaient venus s’y fixer. Bender Abbas était devenu un entrepôt commercial considérable. Lindje, déclaré port libre et exempté de toute exaction douanière vit son importance s’accroître à un point tel que l’étendue qu’elle avait sous l’administration persane quadrupla. Du côté de la terre arrivaient dans ces ports les marchandises de Schiraz et d’Ispahan, d’Hérat, du Khorassan et de la Tartarie ; du côté de la mer les articles du Caire, de Zanzibar et de Bombay ; on rencontrait dans les rues des matelots de tous pays. Palgrave, qui visita la contrée en 1863, fut frappé de la quantité de bâtimens de toutes sortes : schooners, cutters, boutres, vaisseaux marchands, bateaux de pêche, qui remplissaient ces ports. Malgré l’éloignement de ces villes séparées du reste de l’Oman par la nappe d’eau du golfe Persique et isolées en pleine terre persane, les sultans de Mascate n’avaient pas élevé de fortifications ni placé de garnison pour y maintenir leur autorité ; contre les entreprises de la Perse l’attachement des habitans et la marine de l’Oman suffisaient. « Mes meilleures fortifications contre les ennemis sont les murailles de bois, » disait Seyd-Saïd, faisant allusion à ses vaisseaux. Mais après la scission de l’empire d’Oman et surtout après la vente de la flotte par Thoweyni, cet État ne put plus conserver ses précieuses acquisitions de la côte iranienne. La Perse reprit avec Lindje et Bender-Abbas toutes les villes de la rive orientale du golfe, depuis la frontière maritime du Béloutchistan jusqu’au cap Bostonnah, Les îles situées dans le golfe furent également enlevées à la faiblesse de l’Oman. Seules, de toutes ses anciennes possessions sur la rive orientale, les villes de Djask et de Guador restèrent au sultan de Mascate.

Bentrée en possession de la côte qui était tombée au pouvoir de l’Oman, la Perse eut également le bonheur de reprendre cette autre partie de son littoral, du cap Bostonnah au cap Nabend qu’avaient conquise les Wahabites du Nedjed, et de la sorte fut remis sous sa domination tout le littoral depuis la frontière du Béloutchistan jusqu’à l’embouchure du Chatt-el-Arab. Ce littoral est resté depuis persan. Mais si l’Angleterre n’a pas su ou voulu se rendre en temps opportun la maîtresse politique de toute la côte orientale du golfe Persique, elle n’a du moins rien négligé, il faut le reconnaître, pour faire la conquête économique de la région ; elle s’est efforcée d’atteindre ce but avec une ténacité qui n’a Jamais faibli et une vigilance sans cesse en éveil, et l’on pourrait même dire que dans l’œuvre de l’annexion économique, elle est plus avancée sur la côte de l’Iran que sur la côte d’Arabie. Tout d’abord elle a commencé par rattacher la côte méridionale de la Perse à l’Inde par une ligne de câbles sous-marins qui touche à Guador, Djask, Bender-Abbas, Lindje, Bouchire. Dans ces villes, la station télégraphique est comme une ville à part, pourvue de son personnel et de ses moyens de défense ; les murailles sont percées de meurtrières et les râteliers pleins d’armes ; des détachemens de troupes protègent en outre le personnel et assurent sa sécurité. Dans l’intérieur de la Perse, diverses lignes télégraphiques terrestres sont aussi entre des mains anglaises. C’est ainsi que le réseau entre Bouchire et Téhéran appartient à l’Indo-European Telegraph Company, ainsi que celui qui va de Téhéran à Djoulfa sur la frontière russe de l’Aderbaidjan et celui qui existe entre Téhéran et Méched.

En 1902, une nouvelle convention anglo-persane vient d’être conclue pour l’établissement d’un réseau télégraphique entre l’Europe et l’Inde. Aux termes de cette convention, la Perse doit construire, sous la direction des Anglais, une triple ligne télégraphique de Kachan, au midi de Téhéran, à la frontière du Béloutchistan par Yezd et Kirman. Les frais d’établissement, les réparations et les appointemens des gardes sont à la charge de la Grande-Bretagne qui acquiert ainsi, au centre de la Perse, des installations et des agens,

La construction des routes et des chemins de fer a été menée de front avec l’établissement des lignes télégraphiques. Sous Nasser-Eddin, une société anglaise s’était fait accorder le monopole du service avec fourgon de la route de Téhéran à Koum et la concession d’une route carrossable de Téhéran à Ahouvaz, sur le Karoun. Cette société, il est vrai, prévoyant que la route ne paierait pas, a abandonné cette concession, mais ce déboire a été compensé par l’ouverture de la route de Nouchki à Méched par le Séïstan, laquelle, pour la plus grande partie de son parcours, emprunte les régions annexées ou protégées par l’empire britannique. Un consul anglais a été installé à Nasterabad au point où le chemin pénètre en territoire persan. On a creusé des puits, construit des caravansérails pour encourager le trafic. La route à peine terminée, le gouvernement anglo-indien a décidé la construction d’une ligne de chemin de fer de 130 kilomètres de long, de Quetta à Nouchki, laquelle sera l’amorce du futur chemin de fer entre l’Inde, la Perse et la Turquie. Cette ligne d’une importance capitale doit aboutir plus tard en effet dans les Etats du chah, et, prolongée en Turquie d’Asie, devra se souder aux chemins de fer d’Anatolie.

Il n’est pas jusqu’à la circulation fiduciaire et aux richesses minières sur lesquelles les Anglais n’aient voulu mettre la main. En 1888, ils ont réussi à obtenir de Nasser-Eddin l’autorisation pour une société, « la Nouvelle banque orientale de Londres, » d’émettre des billets de banque et de faire des opérations financières en créant des succursales dans les principales villes de la Perse, à Ispahan, Schiraz, Tauris, Méched, Bouchire. L’année suivante, le baron J. de Reuter obtenait la création de la Banque impériale de Perse à laquelle était octroyé le droit exclusif d’exploiter les mines de fer, de cuivre, de mercure, de pétrole, de manganèse, de borax non encore concédées. Nasser-Eddin avait aussi donné aux Anglais la régie des tabacs, mais devant la vive opposition que souleva cette mesure parmi ses sujets, il dut opérer le retrait de cette concession, moyennant le paiement d’une indemnité de 12 millions 500 000 francs à la compagnie dépossédée. Ce fut la Banque impériale de Perse qui fournit la somme nécessaire à cet effet. Depuis quatorze ans, la Banque impériale, qui a fusionné avec la nouvelle Banque orientale de Londres, fonctionne d’une manière satisfaisante, étend ses affaires, donne des bénéfices et est pour l’Angleterre un instrument utile et fécond.

Enfin, c’est à l’initiative anglaise qu’il faut attribuer en 1888 l’ouverture du fleuve Karoun au commerce. Formé des torrens de la Susiane du Nord et du Louristan, le Karoun est un magnifique cours d’eau qui se dirige du Nord-Est au Sud-Ouest pour se jeter dans le Chatt-el-Arab, près de Mohammerah, à distance à peu près égale de Bassora et de la mer. La vallée du Karoun que traverse le fleuve a une importance commerciale considérable, car elle est la grande voie d’accès au plateau de l’Iran pour le transport des marchandises expédiées par le golfe Persique. Le fleuve que les bateaux à vapeur peuvent remonter jusqu’à 250 kilomètres de son embouchure est la vraie voie commerciale de la Perse, la route de l’avenir, et celle que suit dès maintenant le courant du trafic pour pénétrer au cœur de l’Iran. Ce trafic est actuellement presque tout entier dans les mains des Anglais qui, après avoir fait ouvrir au commerce international cette voie commode et sûre, restent à peu près les seuls à l’utiliser.

Aussi bien le pavillon britannique a presque monopolisé à son profit le mouvement commercial dans le golfe Persique et dans la mer d’Oman. Entre le détroit d’Ormuz et l’embouchure du Chatt-el-Arab, quarante navires contre un battent pavillon britannique. En 1900, sur un total de 2 873 000 livres sterling représentant la valeur des importations du golfe Persique, 366 000 livres seulement représentaient la part des autres pays. La part de l’Allemagne ne s’est élevée qu’à 23 000 livres, celle de la Russie qu’à 572 livres sterling, d’après les rapports du consul anglais. La proportion est à peu près la même pour le chiffre des exportations qui se sont élevées à 2 087 000 livres sterling et qui ont eu pour destination surtout Londres et Bombay. Une ligne de navigation, la British India Company, met en communication Bombay et les principales escales du golfe, qu’elle dessert toutes les semaines. En outre, deux fois par mois des cargoboats venant d’Angleterre, visitent Mascate, Bender-Abbas, Bouchire. Cinq agens politiques ayant leur résidence à Mascate, Kowéit, aux îles Bahréin, à Bouchire et depuis 1901 à Bender-Abbas, veillent aux intérêts anglais. Le plus élevé d’entre eux, ayant rang de consul général, est le résident de Bouchire ; au-dessous de lui, les quatre autres constituent comme un état-major. Le résident de Bouchire est considéré comme le véritable maître dans ces parages ; c’est « le roi du golfe Persique, » comme le nomment depuis vingt ans les riverains. Une flotte de trois avisos est à sa disposition et transmet ses ordres et ses instructions sur tous les points du littoral. A la moindre émotion, sur les côtes arabique et persane, leurs canons apparaissent. Une garde spéciale, tirée de l’armée des Indes, rehausse son prestige. Une garnison de cipayes de l’Inde occupe la ville de Djask à l’entrée du détroit d’Ormuz. Y a-t-il lieu de s’étonner si dans de telles conditions on a appelé le golfe Persique un lac anglais et si d’aucuns ont trouvé cette appellation justifiée autant du moins qu’on puisse considérer un golfe comme un lac ?


II. — LA MÉTHODE DE PÉNÉTRATION RUSSE EN PERSE

Ainsi opérations financières, moyens de communications rapides maritimes et terrestres, mines et routes, commerce, navigation, ont été jusqu’en ces derniers temps monopolisés au profit de l’Angleterre, et l’absorption économique du royaume du chah par cette puissance aurait été un phénomène qui devait se réaliser dans un prochain avenir, si tout dernièrement la Russie n’avait opéré un changement radical dans sa ligne de conduite vis-à-vis de la cour de Téhéran.

Depuis longtemps la diplomatie russe assistait impuissante à l’envahissement pacifique progressif des diverses parties de la Perse par l’influence anglaise. Contre ce flot montant et irrésistible, la vieille méthode politique qu’elle avait adoptée depuis le commencement du siècle était vaine et se trouvait en défaut. La menace perpétuelle du canon et des divisions de cavalerie cosaque du Caucase, toujours suspendue sur la cour de Téhéran, ne pouvait empêcher ni les banknotes de circuler comme monnaie courante d’échanges, ni les marchandises anglaises de se répandre sur les marchés intérieurs, ni les produits de la Perse d’être exportés par le golfe Persique sous pavillon britannique. Cet épouvantait n’empêchait pas non plus les gros travaux publics et les grosses entreprises industrielles d’être exécutés par les capitaux anglais. Et l’on s’est demandé en Russie si la méthode qui consiste, pour dominer un pays, à lui faire peur, à lui prendre des territoires, à lui occuper des villes, à irriter ou diminuer sa faible puissance est bien la meilleure qui soit à suivre, et s’il ne vaut pas mieux, dans les relations d’un pouvoir européen avec un pouvoir indigène, éviter de faire perdre à ce dernier la face, afin de s’assurer les réalités et les résultats sans la conquête. La méthode forte a été enfin abandonnée, et, s’inspirant de l’exemple de l’Angleterre pour la mieux combattre, la diplomatie russe en est venue, elle aussi, à adopter la méthode pacifique qui consiste à protéger, au lieu de menacer, à se constituer bienfaiteur et gardien du pouvoir indigène, à l’étreindre enfin d’une telle sollicitude qu’il ne peut rien refuser.

Ce changement de front dans la ligne de conduite de la Russie date de quelques années à peine, et déjà l’on est à même d’en apprécier les étonnans résultats. L’initiative russe sur le terrain économique a débuté par une opération financière de premier ordre. Le chah avait besoin d’argent et cherchait un appui financier : comme garantie de l’emprunt qui allait être contracté, l’Angleterre demandait le contrôle immédiat des douanes. La Russie se montra de composition plus facile et se déclara prête à avancer les fonds sans cette garantie. Et c’est une banque russe à nom français, la Banque des Prêts, fondée en 1897, qui fit l’émission des 22 millions de roubles de l’emprunt persan. Sur les fonds de l’emprunt, les dettes contractées par la Perse envers l’Imperial bank anglaise ainsi que toute la dette publique de cet Etat furent remboursées et la Russie est devenue ainsi le seul créancier de la cour de Téhéran. Depuis, les emprunts ont succédé aux emprunts. On en connaît trois depuis trois ans et chacun égale à peu près le revenu annuel du chah. Jusqu’en 1912 la Perse s’est engagée à ne pas chercher de secours financier ailleurs qu’en Russie.

A la mainmise sur les finances, le gouvernement russe a ajouté la mainmise sur l’armée. En effet, en même temps qu’il subvenait aux besoins de la Perse, ce dernier s’est occupé d’assurer à la dynastie la sécurité, de maintenir l’ordre à l’intérieur, et dans cette vue lui a envoyé des instructeurs militaires. Ce sont des officiers russes au service du chah qui du milieu de la cohue des troupes persanes sans cohésion, ont fait surgir la magnifique brigade de la garde cosaque qui a permis au chah actuel de faire valoir facilement ses droits au trône après l’assassinat de Nasser Eddin et qui a sauvé, il y a trois ans, Téhéran et peut-être la dynastie pendant les émeutes provenant de la disette du pain. La brigade est commandée par un général russe au service du chah, et ce général correspond directement avec le ministre de la Guerre russe comme le directeur de la Banque des Prêts correspond avec le ministre des Finances du tsar.

En plus, les Russes ont eu recours, pour assurer le développement de leurs intérêts, à l’influence que donne la possession des routes et des chemins de fer. C’est ainsi qu’ils ont établi une route entre Recht et Téhéran dont ils ont laissé l’exploitation à une compagnie privée et le principal usage au chah lui-même ; ils se sont fait aussi concéder la construction d’une route de Tauris à Téhéran par Kazvin. Ils ont poussé en même temps les prolongemens des chemins de fer russes vers l’intérieur de la Perse. Ces chemins de fer abordent le territoire persan en deux directions ; celle du Nord-Ouest où se déroule le Transcaspien ; celle du Nord-Est que longe la ligne du Caucase. Dès 1898, le gouvernement russe avait fait construire le chemin de fer de Kousk, embranchement du Transcaspien qui se termine à la frontière afghane même, à 120 kilomètres seulement de Hérat. En 1904, il donnait l’ordre de commencer un autre tronçon du Transcaspien, la ligne Askabad-Méched d’un parcours de 230 kilomètres. A la même époque, du côté du Nord-Est, la construction de la section Alexandropol-Erivan était activement poussée, la section Erivan-Djoulfa était tracée en plein territoire persan, une mission envoyée pour étudier le terrain au delà de Djoulfa, et, pour réserver l’avenir, la Banque russe des Prêts se faisait donner le privilège de la concession des chemins de fer sur le territoire persan.

Toutes ces lignes récemment ouvertes, en construction ou à l’étude, sont situées dans le nord de la Perse, mais dans ces derniers temps les Russes sont allés jusqu’à comprendre dans leur champ d’action la Perse méridionale et le littoral du golfe Persique lui-même que les Anglais s’étaient habitués à considérer comme leur domaine exclusif. Désireux d’avoir un accès vers les mers chaudes, ils ont étudié le tracé d’une ligne qui relierait le réseau russe du nord au littoral du midi de la Perse. La ligne commencée à Baladjari, près de Bakou, aurait longé la mer Caspienne, touché à Recht, Ispahan, Chiraz pour aboutir à Bender-Abbas, point indiqué comme terminus du futur chemin de fer russe à travers la Perse, et dont, en prévision de cette éventualité, le docteur Brunnhofer, professeur à l’Université de Saint-Pétersbourg, recommandait en 1895 l’occupation. Il faut dire d’ailleurs que ce projet grandiose qui, d’après le traité de concession devait être achevé en 1903, est resté à l’état embryonnaire, faute de fonds.

Et c’est même jusque dans le golfe Persique que le gouvernement russe a engagé la lutte économique et cherché à disputer à l’Angleterre la suprématie commerciale que cette dernière avait exercée jusque-là sans conteste. Pour ouvrir au commerce russe les ports du littoral persan, il a décidé la Compagnie russe de navigation à vapeur d’Odessa à établir d’abord à titre d’expérience un service provisoire de vapeurs entre les ports de la Mer-Noire et le golfe Persique, puis est intervenu entre le ministère des Finances et cette compagnie un arrangement relatif à la transformation du service provisoire en un service régulier de navires, spécialement aménagés entre Odessa et Bouchire. Des agens consulaires ont été établis aussi dans les ports persans, et des consuls généraux à Bassora et à Bouchire. Ce dernier dispose d’une garnison cosaque et d’un croiseur qui font équilibre aux forces du « roi du golfe Persique. »

Une des dernières mesures qu’a prises le gouvernement russe pour favoriser l’établissement et le développement des relations commerciales entre les deux pays a été la conclusion d’un traité, de commerce russo-persan en octobre 1901. Jusqu’à cette époque, les rapports commerciaux de la Perse avec la Russie avaient été réglés sur la base du traité de Tourkmanchaï. Ce traité conclu en 1828 entre la Russie et la Perse établissait un droit uniforme de 5 pour 100 ad valorem sur toutes les marchandises importées. Depuis trois quarts de siècle que le régime existait, il avait fini par sembler immuable. La Perse, toutefois, ne s’en accommodait pas sans quelques réserves. Elle trouvait cette limite maxima de 5 pour 100 singulièrement étroite et insuffisante, et elle protestait et réclamait des modifications à ce régime. Posant dans ces derniers temps la question sur un terrain pratique, elle avait adressé au gouvernement russe un rapport en vue d’un remaniement fiscal du tarif douanier. Il y a quelques années, de telles protestations fussent restées vaines et de tels efforts inefficaces, mais la politique russe étant aujourd’hui de seconder dans une certaine mesure les vœux de la Perse, la Russie a consenti à renoncer à un tarif libéral et à accepter une surélévation de droits. La nouvelle convention douanière abolit en Perse le système des fermages pour la réception des droits de douane et le remplace par l’établissement de bureaux douaniers officiels sur toutes les frontières ; elle accorde à toutes marchandises de Perse importées en Russie les conditions faites par l’empire russe à la nation la plus favorisée ; le gouvernement persan, de son côté, assume l’obligation d’abolir tous les péages. Cette convention, qui établit entre les deux Etats contractans des liens beaucoup plus étroits que ceux qui existaient par le passé, procure des avantages considérables au commerce russe et relègue pour ainsi dire au second plan le commerce européen, c’est-à-dire en l’espèce le commerce anglais. En effet, le tarif protectionniste qui a été promulgué à la suite de cet accord paralyse presque complètement le commerce anglais dans le nord de la Perse, et menace également les intérêts commerciaux britanniques dans les régions du Sud.

Il est vrai que le gouvernement britannique a cherché immédiatement à parer le coup porté à son commerce par le dernier traité russo-persan et nous avons ici à enregistrer un nouvel et curieux épisode de cette lutte d’influences qui se dispute le plateau de l’Iran, Tout d’abord le Foreign-Office a fait aussi bonne figure que possible à ce mauvais jeu. Le jour même où avait lieu la notification officielle du traité commercial russo-persan, sir Arthur Hardinge, ministre de la Grande-Bretagne à Téhéran, recevait solennellement la mission extraordinaire envoyée, avec un pair du Royaume-Uni à sa tête, pour remettre au chah l’ordre de la Jarretière. Des explications étaient ensuite demandées à la cour de Téhéran, des négociations étaient engagées, et, en fin de compte, l’Angleterre se décidait à accepter, tout comme la Russie, une nouvelle base pour ses rapports commerciaux avec la Perse. C’est le 27 mai dernier qu’a été ratifié l’accord commercial anglo-persan. Ce traité est une satisfaction complète donnée aux besoins et aux appétits fiscaux de la Perse. Rien ne ressemble dans cet instrument à la disposition si simple et si large qui étendait le tarif des 5 pour 100 du traité de Tourkmanchaï aux marchandises anglaises et dont celles-ci avaient bénéficié jusqu’ici. On y trouve à chaque article des droits de dix, de vingt, de trente, parfois 40 pour 100 et plus. C’est un tarif ultra protectionniste, en partie prohibitionniste, substitué au régime du libre-échange. Pour ne pas être en reste avec les bons procédés de la Russie à l’égard de la Perse, l’Angleterre a dû, dans le nouveau régime commercial anglo-persan, sacrifier ses théories les plus chères, — peut-être au détriment de ses relations commerciales avec l’Iran.

Mais quoi qu’il en soit de la souplesse et de l’activité de la politique anglaise à lutter d’influence sur le terrain économique avec sa rivale, les résultats de la politique commerciale russe sont dès à présent frappans. En 1889, lord Curzon évaluait le commerce total de l’Angleterre avec la Perse, en y comprenant le commerce de celle-ci avec les Indes, à 75 millions de francs. Pour 1900-1901 la statistique des douanes donne comme total des échanges avec la Russie 125 millions et avec l’Angleterre 50 millions seulement. Le commerce russe s’est accru d’une manière extraordinaire, celui de l’Angleterre a baissé. Cette diminution du commerce anglais persan est surtout sensible dans la Perse du Nord.

Tels sont les résultats réellement merveilleux qu’a procurés le changement de politique adopté par la Russie dans ses relations avec la Perse. Au lieu de menacer le pouvoir indigène comme jadis, elle l’enserre de ses offres et l’accable de ses services. Elle lui est utile. Elle trace à ce pays des routes, lui organise des régimens, lui installe des banques, lui offre des emprunts, lui plante des concessions, lui construit des quais et, ce faisant, elle a le triple avantage de rester pacifique, de paraître généreuse, de retirer de la paix plus de bénéfices que la guerre de mots et la guerre d’épées ne lui en sauraient donner ensemble. Cette nouvelle méthode appliquée par la Russie à la Perse a plus fait pour le commerce et le prestige russes en ces six dernières années que ne l’avaient fait depuis trois quarts de siècle tous les efforts d’une diplomatie appuyée sur la politique de force et de coercition.


III. — L’AVENIR DE L’IRAN

On comprend sans peine que les politiques anglais suivent avec une croissante préoccupation sur terre ferme comme dans les eaux du golfe Persique l’ombre grandissante projetée par les combinaisons des hommes d’action de Saint-Pétersbourg. Aux portes de l’Afghanistan qu’ils dominent, à la lisière du Béloutchistan qu’ils détiennent, dans le golfe où leur marine est maîtresse, à Koweït et à Bahréin qu’ils protègent, les maîtres de l’Hindoustan sont aux aguets, surveillent d’un œil inquiet l’horizon persan. Il ne saurait leur être indifférent que la vaste monarchie des Arsacides tombe sous la dépendance immédiate ou indirecte d’une grande puissance occidentale, et il est du plus haut, du plus palpitant intérêt pour eux de ne pas laisser attacher aux flancs de leur empire anglo-indien un aussi formidable avant-poste. Au centre de l’Asie, le plateau de l’Iran commande en effet les chemins qui relient entre elles les parties opposées de ce continent massif et dominent les communications terrestres de l’Inde avec l’Europe. La question capitale pour l’Angleterre est de disposer de ces voies de communication ou au moins d’avoir la haute main sur elles, tout autant que de rester maîtresse de l’Océan Indien. Les récens progrès de la pénétration russe dans la Perse ont éveillé les inquiétudes et les appréhensions anglaises sur le sort des futures voies de communication transpersanes. On s’est demandé si la bataille engagée par la Russie sur le terrain économique ne serait pas le prélude d’une annexion ou d’un protectorat officiel et la question s’est posée de savoir qui doit dominer en Perse et dans le golfe Persique, de l’Angleterre ou de la Russie. Quel est l’avenir de l’Iran ?

S’il fallait en croire un écrivain militaire renommé, le capitaine Mahan, la réponse à cette question ne saurait être douteuse et ce serait l’Angleterre, et l’Angleterre seule, qui devrait être appelée à dominer le plateau iranien et le rivage qui le baigne au midi. Se fondant sur l’œuvre de pénétration poursuivie depuis plusieurs générations par la Grande-Bretagne pour maintenir l’ordre dans le golfe Persique, le capitaine Mahan estime, dans une étude qui a reçu une approbation à peu près générale dans la presse de l’autre côté du détroit, que cette puissance n’a pas à partager avec une autre nation le bénéfice des efforts accomplis ; qu’elle doit décliner toute tentative ou toute offre faite en ce sens, non seulement parce que c’est son intérêt, mais encore parce que c’est son devoir à l’égard de l’empire britannique, et il invoque, comme raisons à l’appui de ce refus nécessaire, la sécurité de l’Inde qu’un changement sérieux dans la situation politique du golfe Persique affecterait à son détriment, ensuite la sécurité de la grande voie de communication qui conduit de l’Europe à l’Inde et qu’une escadre russe ayant pour point d’attache un port du golfe pourrait inquiéter et menacer, et enfin les intérêts économiques et commerciaux de l’empire indien. Donc, pas de concession dans le golfe Persique ; pas de condominium, pas d’arrangement qui puisse limiter dans aucune circonstance la suprématie britannique dans le voisinage de l’empire des Indes.

Mais il importe tout d’abord de faire remarquer que la thèse du capitaine Mahan, qui crée en quelque sorte une nouvelle doctrine de Monroë en faveur de la sphère d’influence anglaise dans le golfe Persique, et qui ne vise rien de moins que l’absorption de la Perse dans le domaine britannique, ne va pas sans porter atteinte à de multiples engagemens internationaux. Les déclarations de la Russie et de la Grande-Bretagne, portant que la Perse devait être maintenue comme État tampon indépendant, ont été renouvelées plusieurs fois depuis 1834 et notamment en 1889. Les notes échangées entre I Angleterre et la Russie équivalent à un engagement mutuel de respecter l’indépendance de cet Etat, et aucun des deux gouvernemens, autant qu’on peut le savoir par les déclarations faites à plusieurs reprises par le Foreign-Office et en 1902 par lord Cranborne au Parlement britannique, n’a jamais tenté de répudier cette interprétation. Il y a lieu de faire ressortir en outre que l’absorption totale de la Perse serait contraire à la politique traditionnelle de la Grande-Bretagne qui consiste, depuis qu’elle est entrée en possession de son empire indien, à maintenir l’indépendance de la Perse et la liberté du commerce dans ce pays. Il ne faut pas oublier non plus que cette absorption, bien loin de l’éviter, ne ferait qu’augmenter l’antagonisme entre la puissance au profit de laquelle l’absorption aurait lieu et la puissance au détriment de laquelle se ferait l’absorption. La Russie notamment s’accommoderait-elle facilement de voir l’influence anglaise dominer exclusivement à la cour de Téhéran et le pavillon britannique flotter seul sur le golfe Persique ?

Mais, en dehors des arrangemens internationaux existans, les raisons invoquées par le capitaine Mahan pour justifier la nécessité de la mainmise de l’Angleterre en ce pays, ne sont pas, à notre avis, décisives. Il y a lieu de se demander si la présence d’une escadre russe dans les eaux de la Perse pourrait constituer par elle-même une menace bien sérieuse pour les Indes et la grande voie maritime qui mène d’Europe en Orient. Cette force navale placée dans une situation excentrique par rapport à l’empire russe, ne serait-elle pas plutôt, comme d’aucuns l’ont fait remarquer, une proie facile à capturer par la flotte britannique supérieure en nombre et maîtresse de l’Océan Indien ? Et pour ce qui est des intérêts économiques et commerciaux de l’Angleterre et de l’Empire indien, ces intérêts sont-ils tellement exclusifs qu’ils ne puissent coexister avec d’autres et se développer concurremment avec eux, tellement impératifs qu’ils ne puissent recevoir satisfaction que par l’absorption de la Perse au profit de l’Angleterre ?

C’est ce que ne paraît pas penser le gouvernement anglais lui-même. « Il faut, disait tout dernièrement lord Cranborne dans une séance du Parlement, il faut absolument qu’on se rende compte que nous n’avons pas le monopole du prestige en Asie, et qu’au fur et à mesure que d’autres pays doués de ressources importantes, d’une grande énergie et de grandes facultés administratives, continuent à développer leurs intérêts en Asie, la situation de la Grande-Bretagne vis-à-vis de ces pays doit fatalement subir des modifications. Il n’y a pas de honte à l’avouer. »

La situation politique dans le bassin Persique n’est plus en effet ce qu’elle était il y a un demi-siècle, alors que l’Angleterre aurait pu, sans soulever peut-être d’efficaces protestations, annexer tout le littoral persan. D’autres intérêts ont surgi qui sont de nature à influencer l’attitude générale de la Grande-Bretagne en Orient. Mais ces intérêts, tous comptes faits et toutes considérations pesées, ne paraissent pas inconciliables, et il n’est pas nécessaire que l’indépendance de la Perse soit l’enjeu de la partie qui se joue entre l’influence anglaise et l’influence russe à Téhéran. Un terrain d’entente est tout trouvé, d’autant plus aisé à suivre que les circonstances l’ont imposé depuis un siècle et qu’on le suit actuellement : c’est la continuation de la politique adoptée dès 1834 par l’Angleterre et la Russie à l’égard de la Perse. Le gouvernement britannique et le gouvernement russe peuvent maintenir l’intégrité de cet État comme par le passé, continuer à se montrer bienveillans envers ce pays comme ils le font dans le présent et à travailler au développement économique de la contrée. Ils n’ont qu’à se mettre d’accord pour l’avenir, sur la part qu’ils entendent se réserver dans l’œuvre de la mise en exploitation des ressources du sol persan. Tout est à créer en ce pays : les moyens de transport comme l’industrie. Les chemins de fer et les routes sont à construire ; les mines sont à exploiter. Celles-ci sont nombreuses, et l’on peut citer entre autres les mines de turquoises, de plomb, d’étain, de fer, de soufre, d’antimoine. Le pétrole est aussi largement représenté dans le sous-sol persan. Il en existe des gisemens notamment dans le Mazanderan et le Turkestan. De même la houille, qui est aussi très répandue, mais que l’on ne sait pas suffisamment bien extraire, les Persans se contentant de creuser des puits d’une profondeur de dix mètres, et s’arrêtant, dès que l’eau, arrivant à ce niveau, envahit la mine. Le charbon qu’ils se procurent ainsi venant de la surface du sol, est de qualité très médiocre. Des ingénieurs, procédant scientifiquement, décupleraient, dit-on, comme quantité et qualité la production indigène.

Que l’entente entre les deux puissances intéressées se borne à définir le genre d’exploitation que chacune désire se réserver ou qu’il soit procédé par elles, comme d’aucuns l’ont proposé, à une délimitation de sphères d’influence économique dans la Perse, l’Angleterre ayant un droit de priorité pour la construction de routes dans le sud, et la Russie conservant un droit de priorité dans le nord, l’une et l’autre solution peuvent intervenir sans que les intérêts de chacune soient lésés et sans que l’indépendance de la Perse et la liberté du commerce aient à en souffrir. Aucun obstacle qui ne puisse être surmonté ne s’oppose à une coopération amicale des deux puissances intéressées au développement économique de la Perse. D’ailleurs bien des situations certainement aussi délicates que la position respective de la Russie et de l’Angleterre dans le bassin Persique ont été dénouées au cours de ces dernières années grâce à la bonne volonté et à l’esprit de concessions mutuelles des nations. Le XIXe siècle, à son déclin, a été l’ère des compromis coloniaux, et l’on ne voit pas pourquoi un compromis n’interviendrait pas en la circonstance actuelle.

En se mettant d’accord, l’Angleterre et la Russie auront rendu un grand service au monde, non seulement en servant la cause de la paix, mais encore en aidant aux transactions internationales. La Perse est actuellement, en effet, un des pays les plus inabordables. Elle touche bien à deux mers, mais, à l’intérieur, les routes n’existent pas ou sont impraticables. Aussi est-elle isolée à peu près complètement au point de vue des communications internationales, et l’on a pu dire que tout l’espace compris entre Tauris et Bampour, entre Chouster et Méched disparaîtrait soudain, que le nombre des voyageurs entre l’Occident et l’Orient de l’Asie ne diminuerait pas d’un seul. Loin d’être l’intermédiaire des Indes et de l’Occident, la Perse est enfermée, pour ainsi dire, entre deux voies : au Nord, celle qu’ont ouverte les annexions russes à travers les steppes kirghises et turkmènes, et, au Sud, le chemin de la mer suivi par les paquebots côtiers. Le plateau de l’Iran est cependant le lieu de passage obligé des Indes en Europe par la voie terrestre. De la Perse occidentale divergent les grandes voies se dirigeant vers l’Égypte, l’Europe méridionale et la région du Nord. D’un côté, on peut descendre dans la vallée de l’Euphrate et par les côtes de Syrie pénétrer en Égypte ; de l’autre, on voit s’ouvrir à l’ouest les routes de l’Asie Mineure ou de l’Europe, ou bien encore on peut prendre les chemins de la Transcaucasie communiquant avec les plaines sarmates par les « portes » du Caucase. Jadis, par cet isthme médique resserré entre le bassin de l’Euphrate et la Caspienne, s’accomplissaient les grandes migrations d’hommes et d’idées. Le mouvement qui emportait les peuples de races diverses à traverser le plateau de l’Iran s’est arrêté depuis des siècles, mais l’isolement actuel ne saurait durer. Avec la révolution économique qui raccourcit les distances, rapproche les peuples, rapetisse la planète, ce pays ne saurait rester bien longtemps à l’écart du progrès qui entraîne le monde. La Perse est tenue, sinon de redevenir la grande route aryenne, comme aux anciens âges, du moins de se rattacher au réseau de communications qui contournent son territoire, et tout permet de supposer que le jour n’est pas éloigné où ce rattachement aura lieu. Le prolongement du chemin de fer russe d’Erivan à Bouchire ou Bender-Abbas, et le prolongement de la ligne anglaise de Quettah vers l’Anatolie vont faire cesser cet isolement. La première ligne traverse la Perse du nord au sud, par Djoulfa et Schiraz, et en mettant le littoral persique en relation avec la région du Caucase, ouvre aux marchandises, russes l’accès de l’Océan Indien ; la seconde traverse la Perse de l’est à l’ouest et, en reliant Bagdad à Kurrachee et à Bombay, ouvre aux produits de l’Inde les marchés européens. Ainsi, par la construction de ces lignes de chemins de fer, l’intérêt de la Russie, qui est d’avoir un accès vers les mers chaudes, et l’intérêt de l’Angleterre, qui est de pouvoir écouler par voie terrestre les produits de l’Inde sur les marchés européens, recevront également satisfaction. L’ouverture de ces lignes ne sera point seulement avantageuse au commerce russe et au commerce anglais ; elle fera du plateau de l’Iran le lieu de passage préféré des hommes d’Europe se rendant aux Indes, car par la Perse passe le chemin le plus direct qui va de Londres, de Vienne, de Paris, de Berlin, de Saint-Pétersbourg au golfe Persique et dans le bassin de l’Indus et du Gange, et c’est sur le territoire persan que se trouve le point de convergence et de concentration des lignes transcaucasienne, transcaspienne et transpersane qui mettront en communication, par une ligne de fer ininterrompue, l’Europe et l’Asie, et feront de la Perse le grand carrefour des nations.


IV. — LE RÈGLEMENT DES QUESTIONS DE MASCATE ET DE KOWÉÏT

Mais, dans le règlement des questions se rattachant à l’hégémonie politique et économique du bassin persique, ce n’est point seulement sur la rive orientale du golfe que l’Angleterre doit tenir compte des intérêts des tiers ; elle ne peut non plus régler à elle seule et sans une entente préalable la question de la rive occidentale du golfe et de la région de l’Arabie y attenant. Si avancée que soit son œuvre de pénétration, elle ne peut y établir sa domination immédiate ou son protectorat officiel sans avoir égard aux droits qu’ont conservés ou aux intérêts qu’ont su créer et développer dans ces parages d’autres nations. A Mascate notamment, l’Angleterre n’est pas libre de restreindre la souveraineté externe du sultan sans le consentement de la France, La convention de 1862, par laquelle les deux pays s’engagent à respecter l’indépendance du sultan d’Oman et du sultan de Zanzibar, n’a pas été dénoncée ; l’instrument diplomatique est toujours en vigueur. Un incident récent est venu montrer combien, sur le terrain du droit international, cette convention nous mot en bonne posture. En 1899, un de nos agens ayant obtenu du sultan de l’Oman la cession à bail d’un dépôt de charbon à Bender-Isseh, localité située à cinq milles au sud du port de Mascate, lord Curzon, vice-roi des Indes, froissé de n’avoir pas été prévenu, crut devoir faire procéder à une démonstration navale contre le sultan. Voulant rappeler à ce dernier les obligations découlant pour lui de l’accord de 1891, qui le placent dans la nécessité de ne rien aliéner de son territoire sans le consentement de l’Angleterre, et aussi la position subordonnée dans laquelle le met la subvention de 40 000 couronnes du gouvernement de l’Inde, il donna l’ordre à l’escadre britannique de l’Océan Indien de venir s’embosser devant Mascate. Devant cette menace, le sultan d’Oman ne put que révoquer sa cession à bail, et dans un durbar solennel, il déclara à ses sujets faire acte d’obéissance aux injonctions du gouvernement de Calcutta. Mais l’initiative hardie de lord Curzon était peu soutenable, même au point de vue du droit et des accords consentis entre l’Angleterre et l’Oman en 1891, aux termes desquels le sultan de Mascate ne peut céder une portion de son territoire. La concession d’un établissement de charbon n’est pas, en effet, une cession de territoire. La Grande-Bretagne possède ainsi, sur une foule de points du globe, des stations de ce genre, et il est à croire qu’elle admet que leur occupation est compatible avec le respect de la souveraineté et de l’indépendance des États qui les lui ont concédées. Elle en possède même une à Mascate depuis nombre d’années. En nous accordant un dépôt de charbon, le sultan avait simplement accordé à la France un avantage analogue à celui qu’il avait concédé déjà à l’Angleterre, et il n’y avait dans notre conduite rien d’attentatoire aux droits de qui que ce pût être : c’est ce que fit remarquer à Londres notre ambassadeur, M. Cambon. Le cabinet de Saint-James dut se rendre à ces raisons et, le 4 mai 1899, le gouvernement anglais et le gouvernement français firent d’un commun accord une déclaration portant qu’à Mascate, ils se trouvaient dans une position égale, que par conséquent la France pouvait y établir un dépôt de charbon comme l’Angleterre l’avait fait avant elle. À la suite de cette déclaration, le gouvernement français a pu déposer des tonnes de charbon non à Bender-Isseh, mais en rade de Mascate, à côté du dépôt britannique, dans l’anse de Makalla.

Nous jouissons, dans l’Oman, au point de vue du droit international, d’une situation égale à celle de l’Angleterre. Sans avoir l’intention d’aller à l’encontre des intérêts, voire des droits que le Royaume-Uni a su se créer à Mascate et dans le golfe Persique, sans ignorer non plus que le voisinage d’un grand empire comme celui des Indes crée une sphère limitrophe où il est naturel et légitime que s’exerce la surveillance du gouvernement britannique, nous n’en maintenons pas moins la position que nous reconnaissent les traités, et le jour où l’indépendance de Mascate ferait place à un protectorat officiel du gouvernement britannique, nous serions fondés à réclamer une compensation en échange de l’abandon de nos droits.

D’autre part, plus au nord sur le littoral arabique, à Koweït même, l’action de l’Angleterre a trouvé en face d’elle les résistances de la Porte. On sait que la Turquie prétend exercer un droit de suzeraineté sur la totalité de l’Arabie, tant sur les États du littoral, comme l’Oman et Koweït que sur ceux de l’intérieur, comme le Nedjed. À Koweït notamment, la suzeraineté de la Turquie aurait été accrue de ce fait que le chef de cet État a été nommé kaïmakan et a reçu l’investiture du sultan à la suite de la concession de palmeraies le long de l’Euphrate qui lui fut donnée en 1871. Mais les habitans de Koweït, composés en grande partie d’émigrans qui ont fui les exactions turques ou persanes, ont toujours protesté, au cours du dernier siècle, contre les velléités de suzeraineté émises par la Porte et répètent volontiers « qu’ils sont les habitans les plus libres de l’univers ; » leur cheïk prétend n’être soumis à aucun tribut, — ce qui en Orient est le signe effectif de la suzeraineté, — et ne voir dans le sultan comme tant d’autres princes et potentats musulmans que le Commandeur des Croyans, le chef spirituel de l’Islam. En se faisant l’allié et le client du gouvernement des Indes, il déclarait agir dans la plénitude de ses droits et n’avoir pas besoin d’aller prendre l’avis de Constantinople. Les relations de suzeraineté et de vassalité entre la Porte et la petite république étaient donc très vagues et imprécises, et le gouvernement des Indes paraissait, jusqu’en ces derniers temps, peu désireux de tirer cet état de choses au clair et de dissiper l’équivoque, quand des événemens tout récens sont venus remettre sur le tapis la question de la suzeraineté ottomane en même temps qu’établir les positions respectives de la Grande-Bretagne et de la Turquie à Koweït.

Jusqu’en ces derniers temps, la République de Koweït avait fait preuve de sagesse. Cet État avait, depuis sa fondation vers le milieu du XVIIIe siècle, évité avec soin de se lancer dans de grandes entreprises, que d’ailleurs ses ressources et ses moyens ne lui auraient pas permis de soutenir. Grâce à cette prudente réserve, il avait réussi à vivre entre ses trois puissans voisins, la Perse, la Turquie et le royaume wahabite du Nedjed, sans se laisser absorber par l’un d’eux. Mais le cheïk de Koweït, Moubarek, après être entré dans l’alliance de l’Angleterre, s’est senti de grandes ambitions et a osé s’attaquer, en 1901, au sultan du Nedjed, dont la domination, quoique aujourd’hui bien réduite, comprend encore une bonne partie de l’Arabie centrale. Ayant réuni autour de lui quelques chefs nedjéens mécontens, Moubarek, après avoir poussé une pointe audacieuse de 600 kilomètres dans l’intérieur, eut la satisfaction de voir El-Riad, ancienne capitale du Nedjed, lui ouvrir ses portes sans coup férir. Mais battu à Bréidat par le sultan du Nedjed, il perdit El-Riad et fut poursuivi jusque sous les murs de Koweït.

Ce fut alors que la situation changea de face et qu’un véritable coup de théâtre se produisit. L’« Homme malade, » comme on se plaît à appeler le Turc, n’est pas encore moribond. On l’a bien vu lors de la guerre gréco-turque, et le sultan Abdul-Hamid, bien loin de laisser se détendre les liens qui rattachent les populations musulmanes à son empire, serait fort disposé au contraire à resserrer ces liens. L’existence de la République de Koweït était une gêne et un obstacle au maintien de l’influence turque sur le littoral du golfe Persique, au midi du Chatt-el-Arab. Si l’on jette les yeux sur une carte du golfe Persique, on voit, en effet, que le territoire de Koweït sépare la province turque de l’Hasa de la province de Bassora et, s’interposant entre ces deux provinces ottomanes, interrompt la continuité de la domination turque sur la côte occidentale d’Arabie. D’autre part, les avantages et les concessions accordés par le cheïk Moubarek à l’Angleterre avaient éveillé les inquiétudes à Constantinople. La position prise par cette dernière puissance à Koweït constituait un danger grave et permanent pour le maintien de la suprématie politique du Sultan sur les tribus de l’Arabie centrale, et la tentative récente de Moubarek était une révélation de ce danger. Aussi le sultan a-t-il vu, dans la guerre allumée entre le sultan du Nedjed et le cheïk de Koweït, et dans la défaite de ce dernier, une occasion, bonne à saisir, d’affirmer son autorité sur la petite république et de trancher à son profit la question litigieuse de la souveraineté de cet État. Des troupes furent en conséquence expédiées de Bassora à destination de Koweït. En faisant entrer ses troupes dans la ville, le sultan pouvait espérer jouir du bénéfice du premier occupant et se mettre en meilleure posture pour discuter, le cas échéant, vis-à-vis de l’Angleterre, la question de la souveraineté de cet Etat.

Mais le gouvernement ottoman, en concevant et en voulant mettre à exécution ce beau projet, avait compté sans l’Angleterre qui se hâta d’intervenir. Ordre fut donné, par le gouvernement anglo-indien, à la flottille britannique du golfe Persique de venir mouiller dans la baie de Koweït, et quand les bataillons turcs arrivèrent en vue de la ville, leur commandant fut avisé que, s’il ne se retirait pas, les Anglais proclameraient officiellement leur protectorat. En même temps, le consul général d’Angleterre à Bagdad signifiait, au nom du vice-roi de l’Inde, aux valis de Bagdad et de Bassora, l’arrangement conclu entre l’Office de l’Inde et le chéïk Moubarek, en vertu duquel ce dernier était assuré de la protection de l’Angleterre contre toute attaque de l’étranger et leur faisait savoir que si les troupes turques faisaient mine d’entrer à Koweït, les Anglais occuperaient la ville. La Turquie n’ayant pas insisté, l’Angleterre ne déclara pas son protectorat sur cet État. D’un commun accord, le statu quo entre les deux gouvernemens fut maintenu.

Mais le statu quo ne tranchait rien et l’avenir restait incertain. Il semble bien qu’une solution soit enfin survenue. Au cours de l’année 1902, la Turquie a occupé Sefouna, l’ile Boubian, Khadenna, Gassir, puis l’extrémité du mouillage de Khor Abdilla, et enfin Sabadych, à l’entrée même de la baie de Koweït, c’est-à-dire tout le pays intermédiaire entre l’embouchure du Chott-el-Arab et les environs de Koweït. De son côté, le gouvernement anglais, par l’organe de M. Balfour, vient de déclarer au commencement de 1903, à la Chambre des communes que « le chef de Koweït est le protégé de l’Angleterre et qu’il est lié avec elle par des traités spéciaux. » Ces paroles constituent la première déclaration officielle qui ait été faite du protectorat anglais sur Koweït.

L’Angleterre a de bonnes raisons pour vouloir dominer sur ce point. L’importance de Koweït, méconnue bien à tort par Lowett Cameron, apparaît aujourd’hui manifeste à tous les yeux. Il faut tout d’abord remarquer que Koweït, au fond du golfe Persique, est à peu près à la même latitude que Port-Saïd au débouché du canal de Suez dans la Méditerranée. Un chemin de fer reliant à travers l’Arabie centrale le golfe Persique et la Méditerranée ouvrirait une voie nouvelle qui, évitant au commerce le grand détour par la Mer-Rouge, serait la route la plus courte de l’Extrême-Orient et de l’Inde en Europe. De plus, l’ouverture de cette ligne mettrait aux mains de l’Angleterre un paissant instrument de domination sur l’Arabie. Installée à Port-Saïd et à Aden, prépondérante à Mascate et à Koweït, maîtresse ainsi aux quatre coins de l’Arabie et dominant les rivages par sa Hotte, l’Angleterre, par la construction de cette ligne, compléterait l’investissement de la grande presqu’île, qui pourrait alors tomber peut-être sans trop de peine entre ses mains.

De telles considérations ne sont pas sans avoir frappé l’attention d’esprits positifs. Signalée pour la première fois par Lowett Cameron, la possibilité de la construction de la ligne de chemin de fer Kowéït-Port-Saïd a été depuis l’objet d’études diverses. Aucun obstacle que ne puisse vaincre l’art de l’ingénieur ne s’oppose à sa construction ; la route fut d’ailleurs fort fréquentée jadis et était suivie par les caravanes venant de l’Inde, aux temps de la splendeur d’Edon. Là où a passé le chameau passera la locomotive.

Mais pour le moment, la ligne de Kowéït-Port-Saïd n’est qu’à l’état de projet ; du temps s’écoulera sans doute avant qu’elle soit ouverte. Il n’en est pas de même du chemin de fer qui doit relier le Bosphore à l’Euphrate et à l’embouchure du Chatt-el-Arab ; il ne reste qu’à construire le prolongement de cette ligne de Konieh à Bassora, et un syndicat franco-allemand s’est constitué dans ce dessein. Or, cette voie ferrée, d’après les projets les plus récens, doit aboutir, en dernier lieu, à Koweït, et c’est cette petite localité qui va être, dans quelques années, le port de transit entre l’Inde et l’Europe. Dans les mains des Anglais, Koweït serait la clef de la voie nouvelle vers les Indes, comme Alexandrie et le Cap sont entre leurs mains les clefs des voies maritimes. Sans doute la localité même de Koweït a le désavantage d’être trop à l’ouest du Chatt-el-Arab, Mais l’éloignement du Rhône ou du Pô n’a empêché ni Marseille, ni Venise, ni Tri este de prospérer. Et en ce qui concerne Koweït, cette localité, quoique éloignée du Chatt-el-Arab, n’en a pas moins, même aujourd’hui, un commerce assez considérable. Il n’y a plus qu’à développer son trafic, et cette opération est certainement plus facile à accomplir que celle qui consisterait à créer de toutes pièces, plus près de l’embouchure du fleuve, une nouvelle cité marchande. D’ailleurs, même en ce cas, le possesseur de Koweït ne serait nullement embarrassé. Il n’aurait qu’à choisir pour le substituer au port de Koweït le mouillage merveilleusement situé à vingt kilomètres au nord-est de cette ville, le Khor Abdillah, qui a été signalé comme le vrai havre marin de l’Euphrate. Les Anglais, à qui ce dernier port aurait été cédé, dit-on, par Moubarek, n’auraient qu’à y faire les dépenses nécessaires pour y créer un port marchand et une station navale.

Le possesseur de Koweït est donc le maître du point terminus des deux futures voies transcontinentales des Indes, celle qui va passer par la vallée de l’Euphrate et celle qui passera dans un avenir plus ou moins éloigné par le nord et le centre de l’Arabie. Il n’est nul besoin de faire ressortir l’intérêt qu’ont les maîtres de l’Inde à les dominer. Qu’il s’agisse de la ligne Konieh-Bassora ou de celle de Kowéït-Port-Saïd, ces deux voies ferrées établissent entre l’Europe et l’Asie méridionale une communication plus directe et plus rapide que par le canal de Suez. Quand elles seront construites, l’Asie Mineure ne peut manquer de reprendre une importance de premier ordre. On sait en effet que le milieu précis de la figure irrégulière formée par les trois continens d’Europe, d’Asie et d’Afrique n’est point éloigné des plaines de Mésopotamie et qu’ainsi le centre géographique de l’ancien monde se trouve en Asie occidentale. Cette position lui valut jadis une part prépondérante dans l’œuvre de la civilisation, et si cette part a cessé d’être dominante dans l’histoire, c’est parce que les principales routes du commerce ont pris, depuis la découverte du cap de Bonne-Espérance, la voie de l’Océan. Mais la ligne droite reprendra toute sa valeur et la grande route de l’Europe aux Indes repassera, grâce aux chemins de fer, par la vallée de l’Euphrate. Ne voit-on pas, même avant l’achèvement de ces lignes, les symptômes précurseurs d’une telle évolution ? L’annexion de l’Asie, antérieure au monde d’Occident pour la culture, le commerce, l’exploitation industrielle, est déjà commencée. Sous l’influence de la civilisation occidentale, le pays se transforme peu à peu et entre dans la sphère d’attraction européenne. Du pourtour vers l’intérieur, le mouvement de reflux civilisateur vers l’Orient déjà renouvelle l’aspect des cités littorales. Il continuera vers l’Euphrate et le plateau de l’Iran. L’Anatolie est déjà comme le parvis de l’Europe ; par le croisement des chemins de fer futurs, elle sera le marché central de l’Ancien Monde. Le jour où le chemin de fer reliera le port le plus septentrional du golfe Persique au Bosphore ou encore à Port-Saïd, l’importance du canal de Suez ne pourra être que diminuée. C’est l’Asie antérieure qui héritera de la fortune de l’Egypte. Le Tigre et l’Euphrate verront alors refleurir sur leurs rives la splendeur des civilisations disparues. Le chemin de fer du XXe siècle refera la route des caravanes qui, jadis, mettait en communication les civilisations de l’Europe et les civilisations de l’Asie. Relié à l’Europe par une voie ferrée ininterrompue, le golfe Persique redeviendra la grande voie du trafic international, et le philosophe qui verra ces faits se produire sous ses yeux en conclura encore une fois que l’histoire est un perpétuel recommencement.


ROUIRE.

  1. Voyez la Revue du 15 août.