La Question du Servage en Russie/03
Pour apprécier les résultats de la bienfaisante révolution qui est à la veille de se produire en Russie[1], il importe de savoir par quels essais on y a déjà préludé ; il faut indiquer les conditions économiques dont le gouvernement impérial doit tenir compte. Comment se compose et se divise la masse des hommes possédés par les particuliers, quelle est l’organisation actuelle du village seigneurial, quels sont les droits du propriétaire, les charges du paysan, les conséquences du servage au point de vue de l’intérêt privé des seigneurs et de l’intérêt public de l’état ? Voilà de graves questions dont l’étude doit précéder l’exposé des réformes accomplies, comme l’examen des réformes en voie d’exécution.
Des travaux statistiques récens, exécutés d’après l’ordre du comité supérieur appelé à statuer sur les questions relatives à l’émancipation, précisent le nombre des serfs russes et indiquent le mode de répartition de cette propriété de la noblesse. M. Kœppen s’était le premier livré à ces investigations dans les mémoires de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg et dans son livre remarquable sur le dénombrement de la population russe, publié à la suite de la neuvième révision[2]. En 1834, époque à laquelle se reporte le huitième recensement, le nombre des serfs qui formaient la propriété personnelle du seigneur, sans que celui-ci possédât aucune terre, s’élevait, d’après M. Kœppen, à 62,183, et le nombre de leurs propriétaires était de 17,763, Chacun de ceux-ci disposait en moyenne de 3,50 d’hommes sans terre (lioudi bezzemelny). Quant aux propriétaires fonciers (pomiestchiks), leur nombre s’élevait à 109, 340, et celui de leurs serfs à 10,704,378[3]. En y comprenant la catégorie des hommes sans terre, il y avait en tout 127,103 maîtres, et 10,766,561 serfs, sans parler de 103,560 serfs chez les Cosaques du Don. Sur 100 propriétaires, on en trouvait 14 ayant des hommes sans terre; 46 possédaient moins de 21 serfs, 24 en comptaient de 21 à 100, 13 en avaient de 101 à 500, 2 de 501 à 1,000, et 1 au-delà de 1,000. Ces chiffres sont ceux des âmes, c’est-à-dire des serfs du sexe masculin, qui se trouvent constamment inférieurs en nombre au sexe féminin; il en résulte que le total de la population asservie l’emporte régulièrement sur le double du nombre officiel des âmes. Ainsi en 1834, sur 22 millions de paysans seigneuriaux, près de 11,300,000 étaient du sexe féminin.
Après la neuvième révision (en 1851), on crut reconnaître une légère réduction dans le nombre des serfs, qui fut évalué à 10,708,900. La catégorie des dvorovyé (serfs personnels) avait diminué, bien qu’elle s’élevât encore à 519,461 âmes. Elle comprend, outre les hommes sans terre, ceux qui, au nombre de 500,885, avaient été inscrits dans les villages, c’est-à-dire dont la redevance fiscale avait été ainsi assurée par la responsabilité du seigneur. D’autres, au nombre de 16,120, avaient été inscrits comme attachés à des maisons. Il en restait 1,851 dont les propriétaires avaient versé au trésor la somme nécessaire pour garantir le paiement de l’impôt, et 605 seulement à l’égard desquels cette obligation n’avait pas été remplie. Les dvorovyé comprennent tous les chrétiens[4] qui n’appartiennent pas à la terre, au domaine, mais au maître. Leur inscription dans les villages ou auprès des maisons ne change point leur condition légale; elle fournit simplement au fisc le moyen d’assurer la rentrée de l’impôt. A proprement parler, ce ne sont pas des serfs, mais des esclaves.
Le dernier relevé statistique porte à 57,226,760 la population des deux sexes de la Russie européenne, y compris la noblesse et toutes les classes privilégiées, les marchands, les industriels, les paysans attachés à la glèbe et les paysans de la couronne. Quant aux serfs, hommes et femmes, appartenant à la noblesse russe, ils sont classés dans diverses catégories.
1° Cinq mille seigneurs possèdent trente mille hommes sans terre. Ceux-ci doivent profiter les premiers des bienfaits de l’affranchissement; ils sont rudement exploités par leurs maîtres, qui leur vendent le droit de travailler. On disait dernièrement à une jeune ouvrière qui se plaignait de sa misère : « Cela ne durera plus longtemps, le tsar s’occupe de vous affranchir. — Dieu sait! répondit-elle d’un air de doute profond, il y a bien longtemps qu’on nous le promet, et cependant il faut toujours payer le gospod (seigneur). »
2° 49,708 propriétaires possèdent moins de 21 serfs. Ils ont en propriété 742, 420 paysans des deux sexes. Le sort de ces malheureux est le plus dur : les exactions augmentent avec la gêne du maître; les sentimens de dignité morale et de protection paternelle que manifestent des hommes haut placés sont trop souvent étrangers aux petits propriétaires, ignorans et cupides.
3° On évalue à 3,271,648 âmes (des deux sexes) le nombre des serfs qui appartiennent à 36,024 propriétaires ayant chacun de 21 à 100 âmes. C’est encore la petite propriété avec un caractère analogue d’oppression et de misère.
4° Les seigneurs plus aisés sont au nombre de 19,808, et comptent chacun de 101 à 1,000 âmes, au total 7,807,066 paysans.
5° Les propriétaires riches possèdent de 1,001 à 2,000 âmes; ils sont au nombre de 2,468, et ont en propriété 3,230,286 paysans des deux sexes.
6° Enfin 1,447 seigneurs possèdent chacun plus de 2,000 âmes, et au total 6,567,066 paysans; ils représentent les grandes fortunes territoriales du pays, en tête desquelles se place celle du comte Chéremetief, auquel on attribue plus de 300,000 paysans.
En totalisant ces relevés statistiques, on trouve en chiffres ronds que 22 millions de serfs appartiennent à 109,455 propriétaires, abstraction faite des hommes sans terre et de la catégorie plus nombreuse des dvorovyé.
Si l’on rapproche ce document des données recueillies dans le savant mémoire de M. Kœppen, on a lieu de s’étonner du faible changement survenu après un intervalle de plus de vingt années. La différence la plus essentielle vient de la forme donnée au dernier recensement des serfs. Au lieu de ne tenir compte que des hommes, celui-ci comprend également les femmes dans le calcul des âmes; c’est comme un préliminaire de l’émancipation, qui doit asseoir la propriété sur une autre base, l’étendue du sol. Déjà de nouvelles formes légales ont été adoptées pour la vente des terres peuplées de paysans. On évite ce qui peut indiquer l’état de servage : ainsi, dans l’énumération des dépendances de la terre, les paysans sont mentionnés, non plus comme attachés à la glèbe, mais comme formant la population stable du domaine, inscrite à ce titre dans les rôles du recensement. Ces nuances ont leur signification; cependant les formes du langage trahissent toujours le fond des idées. On en citait récemment une preuve curieuse. Un des plus riches marchands de Saint-Pétersbourg, supposant que la noblesse cesserait d’avoir le privilège exclusif d’acquérir des terres peuplées, se proposait, disait-il, de profiter de la libération des paysans pour acheter quelques milliers d’âmes, tant l’idée de la possession des âmes est devenue inséparable de l’idée de la propriété.
Le nombre des propriétaires s’est fort peu accru dans l’espace d’une vingtaine d’années; quant aux serfs, le mode de leur répartition reste à peu près le même : les propriétaires aisés et riches possèdent environ les quatre cinquièmes du nombre total des âmes; mais beaucoup de fortunes sont obérées, plus de la moitié des paysans appartenant à la noblesse se trouvent engagés aux banques de la couronne pour une somme de 397,879,459 roubles, près de 1 milliard 600 millions de francs. Dans vingt-cinq gouvernemens, le nombre des paysans serfs attachés aux biens-fonds des particuliers n’atteint pas la moitié de la population masculine; il excède cette moitié dans vingt et un gouvernemens, et dépasse, dans sept gouvernemens, les deux tiers de la population mâle. Au nombre de ces derniers se trouvent les riches contrées de Nijni-Novgorod, Jaroslav et Kief.
Soit que le seigneur exige une redevance en argent (obrok), soit qu’il emploie à la culture de son domaine le travail des paysans soumis à la bartchina (corvée), un tel régime a les plus tristes résultats économiques. Rien ne limite l’arbitraire seigneurial dans la Russie proprement dite. Le propriétaire impose et modifie l’obrok à son gré; il choisit pour lui le meilleur sol, il peut agrandir son domaine, et par là augmenter le travail du paysan. Il en est autrement dans les anciennes provinces polonaises; des inventaires consacrés par l’usage, ou récemment introduits en vertu de règlemens émanés de l’autorité, y déterminent les obligations du paysan et consacrent d’une manière précise la nature et l’importance des services auxquels il est tenu. Celui-ci se trouve dans la position faite chez nous, au moyen âge, au serf abonné, tandis que le paysan russe est encore taillable et corvéable à grâce et merci. Tout se traduit pour lui en charge matérielle. Cependant on trouverait difficilement en Russie quelque chose d’analogue aux coutumes étranges consacrées par les usages féodaux. En place des droits honorifiques absurdes ou injurieux, ridicules ou avilissans, qui s’étaient conservés en France jusqu’à l’époque de la révolution, on ne rencontre que des droits utiles, dont le caractère positif exclut toute autre idée que celle du bénéfice du seigneur. Le serf y devient un véritable outil vivant, il ne retient guère de l’âme humaine que le nom sous lequel il figure comme élément de la fortune du maître. L’auteur d’un ouvrage sur les paysans de France, M. Leymarie, a énuméré les droits honorifiques que la féodalité imposait aux tenanciers : un seigneur russe se soucierait peu d’une alouette, liée sur un char à bœufs, ou bien d’un serin placé dans une voiture à quatre chevaux; il n’aurait jamais imaginé d’exiger deux peaux de mouche à la Saint-Martin. Il vise à quelque chose de plus solide, et sait calculer. Si l’obrok s’est généralisé dans les provinces russes du nord, tandis que la bartchina se maintient dans les contrées du midi, cela tient à ce que partout le propriétaire d’âmes s’ingénie à en tirer le parti le plus productif. Quand le sol est peu fertile et d’une culture ingrate, le cultivateur doit chercher un autre emploi de ses bras et de son temps, afin d’obtenir les moyens de pourvoir à sa subsistance et de s’acquitter des charges qui lui sont imposées. L’intérêt du propriétaire prescrit alors la conversion de la corvée en une sorte de rente personnelle, qui permet au serf d’employer librement ses forces et ses facultés. Celui-ci se livre à diverses industries locales, ou bien il va chercher fortune ailleurs. L’obrok s’est établi dans les contrées où il y a peu de terres arables et où les bras de l’ouvrier rencontrent un emploi facile. Au contraire, quand le sol est fertile, quand des récoltes abondantes trouvent un débouché avantageux, le propriétaire conserve la corvée, à moins qu’il ne veuille se décharger de tout soin personnel et de tout souci d’exploitation. Il en résulte qu’à l’inverse de ce qui s’est pratiqué dans les pays où l’extension du fermage et de la censive a coïncidé avec l’amélioration des procédés agricoles, les progrès de la culture rendent en Russie la corvée plus générale. Des propriétaires riches, actifs, éclairés, ont, dans ces derniers temps, essayé de tirer la production agricole d’un état de déplorable infériorité : pour y réussir, ils ont transformé en corvées les redevances de leurs paysans. Aussi les prestations personnelles, loin de perdre du terrain, se multiplient, et c’est plutôt l’obrok qui décline. Si les mesures d’émancipation ne venaient point contrarier cette tendance, la forme la plus arriérée du travail agricole, celle qui occasionne le plus de perte de forces, prévaudrait définitivement, et rendrait plus difficile toute réforme ultérieure.
Rien de plus naturel que ce mouvement en présence des institutions communistes du peuple russe. Les paysans de la couronne produisent à peine les denrées nécessaires à leur subsistance, et les paysans seigneuriaux qui paient l’obrok fuient l’agriculture pour se livrer à l’industrie. Ce sont les domaines exploités au moyen de la corvée qui alimentent les villes et qui fournissent à l’exportation le blé destiné au marché européen. Avec les facilités du débouché, cette branche de la production ne peut que se développer, et les vices de l’organisation économique entraînent ce singulier effet, que le progrès de la richesse agricole se traduit par l’extension de l’exploitation directe de l’homme au moyen du travail servile. Personne n’ignore combien ce travail est inférieur à celui de l’ouvrier libre[5]. Le paysan qui s’acquitte en une monnaie dont il détermine lui-même le titre n’a garde d’en augmenter la valeur intrinsèque ; un proverbe polonais, pracowac jak na panszczyzne (travailler comme à la corvée), traduit à merveille l’infériorité relative de ce labeur. Tout le monde y perd : le temps, ce capital précieux, dont le prix est surtout inestimable dans les pays qui commencent à exploiter les richesses naturelles du sol, le temps s’écoule sans produit correspondant ; la journée du serf n’équivaut pas à la demi-journée d’un ouvrier libre. Cela seul suffirait pour expliquer le bénéfice de l’émancipation : les mêmes hommes accompliront plus de besogne, et tout le monde en profitera.
Il n’est pas inutile d’entrer dans quelques détails sur les résultats du système de la corvée, tel qu’il est pratiqué en Russie. Suivant la fertilité du terrain, le seigneur conserve le tiers, les 2/7es ou même seulement le quart des terres, en assignant le reste aux paysans, qui lui fournissent au moyen des corvées le travail nécessaire. L’économiste Storch prétend qu’en moyenne les paysans obtiennent par âme 4 1/2 dessiatines (près de cinq hectares) pour cultiver 3 dessiatines du champ seigneurial. Cette proportion de 4 dessiatines 1/2 par âme sert de règle obligatoire pour les emprunts que les propriétaires contractent à la banque. Il ne faut pas oublier que l’économie agricole est encore dans une complète enfance, surtout pour l’exploitation des terres qui appartiennent aux membres de la commune rurale. Le régime de la jachère y est général. Il domine aussi dans les champs seigneuriaux, mal cultivés par des bras serviles, qui gaspillent un temps précieux, et qui, tout compte fait, coûtent fort cher. Si l’on calculait en argent ce que le paysan obtient en terre, en bétail, en bois, etc., le prix de chaque journée s’élèverait très haut. Cependant c’est encore l’exploitation du domaine seigneurial par les corvéables dont le rendement économique est le moins mauvais en Russie. Plusieurs motifs conspirent à ce résultat.
L’absence générale des capitaux et des lumières ne permet qu’aux propriétaires plus riches d’améliorer les cultures et de donner quelque impulsion au travail agricole. Le fermage est presque inconnu, et le paysan, privé de la jouissance héréditaire du sol, écrasé sous les redevances, dépourvu d’énergie morale, exploite mal une terre qu’il n’aime pas. Les sociétés occidentales sont arrivées à transformer la terre au moyen du travail assidu des générations se succédant sur les mêmes sillons et traversant les contrats de bail, de censive et de rente foncière, pour aboutir à la propriété. En Russie, sauf de rares exceptions, le bien seigneurial profite seul d’une manière permanente des améliorations qu’on y réalise; seul, il est marqué du sceau de la propriété héréditaire. En dehors du domaine seigneurial, l’hérédité du sol n’existe presque pas, et les paysans russes ont rarement corrigé les mauvais effets des pratiques communistes qui dominent dans les biens privés, comme dans les domaines de la couronne, avec le cortège inévitable de l’imprévoyance, de l’indolence et de la misère. Storch, l’ancien instituteur de l’empereur Nicolas, a mis en relief les avantages relatifs de la position faite au paysan soumis à un cens, moyennant lequel le maître lui accorde la permission de gagner sa subsistance par un travail libre : il voit dans ce procédé le moyen le plus simple pour sortir du régime de servitude, et il aurait raison, si le cens ne grevait que la terre au lieu de s’attacher à l’homme lui-même, s’il représentait une rente foncière fixe, et non pas une taille personnelle variable. Pour la fixation de l’obrok des paysans domaniaux, le gouvernement ne se règle ni sur les capacités, ni sur les talens, ni sur l’industrie, ni sur la fortune des individus : c’est un impôt uniforme, non-seulement pour tous les membres de la commune ou du village, mais encore pour d’immenses espaces dont l’étendue dépasse celle de beaucoup de royaumes. Le seigneur taxe au contraire les paysans à sa convenance, en se réglant sur les ressources locales. La couronne fixe un impôt par âme, sans faire de distinction entre les unités; le seigneur le prélève d’après les capacités et le gain probable de chacun. Toutefois, dans les domaines des particuliers comme dans les domaines de la couronne, c’est l’homme qui est imposé et non le sol. La belle race des paysans de Jaroslav en fournit la preuve saillante : elle habite une des contrées du nord où la population a le plus de densité, et la dotation en terre des paysans seigneuriaux y est des plus faibles. Cependant ils paient tous un obrok élevé; le taux ordinaire est de 30 à 35 roubles argent (120 à 140 francs). Les charpentiers, et en général les ouvriers les plus habiles, viennent de ce pays, ainsi que beaucoup de marchands de Saint-Pétersbourg, pour lesquels l’obrok monte souvent beaucoup plus haut. Le paysan à l’obrok dépend du caprice du maître, il peut toujours être rappelé par lui[6] et employé à une autre besogne, ou imposé plus fortement; aussi n’a-t-il garde de se perfectionner dans la pratique de son art, ou de rendre sa culture beaucoup plus productive : comme nos taillables d’avant la révolution, il s’attache à paraître misérable pour éviter la perception fiscale. L’avoir mobilier peut être celé, les améliorations de culture frappent au contraire les regards : c’est un motif de plus pour que, dans sa faiblesse et dans sa défiance, le paysan abandonne la terre et se consacre à l’industrie ou au commerce. Tout se réunit pour empêcher l’essor de l’agriculture ailleurs que sur le domaine seigneurial.
Si la prestation de travail résultait d’un contrat et constituait le prix d’un bail, on pourrait en améliorer la forme; on essaierait, par exemple, de substituer, comme on l’a fait déjà dans certaines provinces occidentales, le labeur à la tâche au labeur à la journée, et de donner au paysan la possession permanente du sol, dont il paierait le fermage au moyen de la ressource la plus disponible, c’est-à-dire de ses bras. Malheureusement telle n’est pas la corvée russe (bartchina) : elle correspond toujours, aussi bien que l’obrok, beaucoup plus à la dépendance personnelle du serf qu’à la terre qui lui est temporairement assignée. La prestation de travail est calculée par tiaglo, c’est-à-dire par ménage; il en résulte que le mariage est le point de départ de l’attribution d’un lot de terrain. A une époque assez récente encore, ce moyen d’acquérir une nouvelle portion de terre avait produit d’étranges conséquences. Vichelhausen, dans une description de Moscou, prétend avoir vu des femmes de vingt-quatre ans porter dans leurs bras robustes leurs petits maris âgés de six ou huit ans. Cet abus a cessé depuis que la loi a défendu le mariage à l’homme avant dix-huit ans, à la femme avant seize ans.
La terre constitue la rétribution payée par le seigneur à ceux qui lui fournissent le concours de leurs bras. Le terrain dont l’exploitation est concédée aux paysans d’un village est partagé en lots qui correspondent aux tiaglos. Nous retrouvons ici la commune (mir) et la responsabilité collective des membres qui la composent, comme aussi le reflet de pouvoir absolu qui domine tout en Russie. Mir pologil (la commune l’a décidé) est un terme qui exclut le blâme et l’approbation : on obéit à la commune avec la soumission passive d’un esclave tremblant devant son maître, et la commune obéit de même au seigneur. C’est qu’il n’y a pas de recours contre le mir, si ce n’est auprès du propriétaire, et il n’y a aucun recours contre celui-ci, à moins qu’il ne se rende coupable d’un crime.
La commune règle le partage du sol, en accommodant les diverses portions aux forces dont dispose chaque famille. Lorsque l’étendue du terrain excède le strict besoin de la population, c’est aux paysans le plus à leur aise que l’excédant est adjugé, souvent malgré eux, et ils contribuent en proportion aux charges de la communauté. Le partage n’a rien de stable; à mesure que la population augmente, que les tiaglos se multiplient, il faut assigner de nouveaux lots, en les prenant sur les possessions déjà cultivées par d’autres. Le propriétaire du domaine veut utiliser tous les bras, par conséquent assurer la subsistance de tous les serfs : s’il en est qui sont tombés dans le besoin, il vient à leur secours en prescrivant le partage égal, au détriment de ceux qui ont mieux cultivé leurs pièces de terre. Il s’assure ainsi le travail des plus faibles, en les dotant à nouveau, sans aucun sacrifice. Le champ arrosé de la sueur du laboureur ne crée point un droit, il devient un instrument de corvée. Ce qui domine, c’est l’intérêt du seigneur et non celui du paysan. Le partage égal assigne à chacun sa part de subsistance, comme on donne la même mesure d’avoine aux chevaux pour les atteler. Dans les biens-fonds des particuliers, la commune, instrument commode dont le seigneur dispose à son gré, ne fonctionne qu’au bénéfice de ce dernier; elle n’a ni existence légale ni droit reconnu. Si elle répartit la terre, ce n’est pas au profit du cultivateur, mais en vue des droits qui sont acquis au maître. La possession est temporaire. A parler exactement, ce n’est pas le sol qui est divisé entre les cultivateurs, ce sont eux qui sont divisés pour être attachés à certaines fractions du sol. La terre ne change pas de maître, elle reste la chose du seigneur; c’est au profit de celui-ci qu’on distribue les travailleurs. Au lieu de vanter le droit de chaque Russe à la terre, il serait plus vrai de parler de l’obligation qu’il subit pour la prendre. Bornons-nous à un exemple. Dans un village de tisserands, le seigneur avait imposé sur la commune un obrok collectif, après avoir divisé la charge sur la somme totale des dessiatines qui formaient le territoire du village : la commune procéda à la distribution des lots; mais ceux-ci, au lieu d’être égaux, furent proportionnés à la fortune de chacun. Les paysans riches se trouvèrent plus largement dotés que les pauvres, ils reçurent jusqu’à trois ou quatre fois la part d’un paysan moins aisé ; mais aussi ils furent astreints à payer une quote-part triple ou quadruple dans la redevance seigneuriale. Il y en eut auxquels on attribua tant de terrain qu’il leur était impossible de le cultiver en entier ; ils durent en affermer une partie aux membres exemptés, en leur abandonnant la terre pour une somme de beaucoup inférieure à la redevance requise. On les imposait ainsi à raison de leur aisance relative. Quelque chose d’analogue se passe pour la bartchina (corvée), et pour l’obrok (le cens), réglés sur le tiaglo ; on aboutit à une sorte d’impôt sur le revenu, qui englobe les facultés productives et les ressources acquises. Les lots de terrain étant distribués suivant les forces présumées de chaque ménage et suivant le mobilier agricole dont il peut disposer, les redevances en argent ou en travail se trouvent réparties dans une proportion correspondante[7]. — Partout et toujours se rencontre la tendance à effacer l’individu, à empêcher le droit de propriété de s’établir parmi les serfs. M. Tegoborski reconnaît lui-même combien ce système de partage, avec les fréquentes mutations qu’il entraîne à mesure que la population d’un village augmente ou diminue, est préjudiciable à l’agriculture. L’incertitude de conserver longtemps et de laisser en héritage à ses enfans le terrain qu’il cultive rend le paysan indifférent à toute amélioration dont il ne pourrait tirer profit que dans un temps plus ou moins éloigné. L’absence d’un droit permanent au sol déprime la condition des paysans seigneuriaux aussi bien que celle des paysans de la couronne[8].
Quant au propriétaire, il est maître absolu dans son domaine, c’est un tsar au petit pied ; il prend quelquefois le ton et les allures du souverain. Rien de plus caractéristique que le langage tenu par un seigneur russe aux paysans d’une propriété qu’il venait d’acquérir[9] : « Écoutez, vous autres, ce que je m’en vais vous dire. Pénétrez-vous bien de mes paroles et ne les oubliez pas, car je ne vous les dirai point une seconde fois. Je suis âgé de trente-huit ans, sept mois, neuf jours et onze heures. Quant à ceux d’entre vous qui sont plus âgés que moi, ne fût-ce que d’une heure, j’écouterai volontiers leurs avis, quand ces avis seront raisonnables ; mais que ceux qui sont plus jeunes que moi, ne fût-ce que d’une minute, prennent garde. S’ils osaient ouvrir la bouche, m’interrompre ou peut-être même faire les récalcitrans, dans les vingt-quatre heures il n’y aurait plus trace d’eux dans mon village. Je suis votre maître, et mon maître à moi, c’est l’empereur. Je dois obéir à l’empereur, mais ce n’est pas l’empereur qui vous commande directement. Dans ma terre, je représente l’empereur, et je dois répondre de vous devant Dieu. Toutefois ne vous inclinez pas devant moi, et regardez-moi en face, car je suis une créature humaine comme vous. Dix fois un cheval a besoin d’être nettoyé au moyen de l’étrille de fer avant qu’on puisse le frotter avec la brosse douce. Je serai forcé de bien vous étriller, et qui sait si je pourrai jamais employer la brosse?... Dieu purifie l’air par la foudre, je purifierai mon village par le feu et par le tonnerre. »
Trop souvent le lait se trouve en harmonie avec ces discours foudroyans, car l’arbitraire du maître ne connaît pas de limites, et il a une terrible sanction. Le propriétaire peut infliger au malheureux paysan le plus dur des châtimens en le désignant comme recrue; il a le droit de le faire déporter en Sibérie, et, sans parler de ces mesures extrêmes, il peut le faire battre de verges et l’arracher à ses foyers, afin de coloniser une terre lointaine. Eh bien ! malgré cette triste perspective, beaucoup de paysans seigneuriaux craignent un changement de condition; placés sous l’autorité et la protection du seigneur, ils ne sont pas, comme les paysans de la couronne, exposés aux vexations et aux mauvais traitemens des employés subalternes, et ce qu’ils redoutent le plus, ce sont les exactions des tchinovniks, c’est l’oppression des agens du gouvernement. «On soigne mieux, disent-ils dans leur langage pittoresque, sa monture de tous les jours que le cheval dont on ne se sert qu’aux relais. » Ils ne sont pas non plus obligés de cacher autant leur bien-être, dont le seigneur tire vanité au lieu d’y trouver, comme des employés avides, un nouveau moyen d’exploitation. En réalité, pour peu que le propriétaire possède un certain degré de culture et qu’il comprenne son propre intérêt, on rencontre plus d’aisance et d’industrie dans les villages des particuliers que parmi les paysans de la couronne. Chez les propriétaires aisés, qui administrent leurs biens héréditaires, les anciens rapports de patronage et de confiance qui reliaient le maître et les assujettis se sont fréquemment conservés; les paysans sont traités avec quelque ménagement, ils ont un protecteur puissant, intéressé à les défendre.
Dans l’état patriarcal, la servitude ne présentait pas un spectacle aussi désolant que celui dont nous sommes frappés aujourd’hui. Elle s’aggrave au contact du mouvement des sociétés modernes; fidèle reflet de l’enfance sociale, la condition des serfs ne s’accommode ni du déclin de la vieille noblesse, ni de la libre transmission des biens. Il faut à des hommes-plantes, qui croissent sur le terrain du seigneur, les liens d’affection et d’attachement transmis de génération en génération pour la famille de celui dont les ancêtres ont été les maîtres de leurs pères. Du moment où les anciens possesseurs ont cédé la place à ceux que le tchin (le service public) a élevés à la noblesse, en leur donnant le droit d’acquérir des terres, tout a changé : les rapports de sympathie entre les paysans et le seigneur se sont effacés. Il ne s’est plus trouvé d’un côté qu’un entrepreneur d’industrie, et de l’autre des machines de travail. La nécessité de rapports nouveaux, reposant sur la liberté du contrat, et non sur la rigueur de la dépendance, devint de jour en jour plus évidente. La servitude ne saurait subsister que tout d’une pièce; le droit patrimonial, strictement conservé dans les mêmes familles, permettrait seul de la maintenir sans aggraver le dommage moral et le préjudice matériel inséparables de cette confiscation de la liberté humaine. Ceux qui demandent l’établissement des majorats, comme institution fondamentale de l’empire russe, sont parfaitement conséquens, car les majorats représentent le complément du servage; mais si l’on veut relever la production, donner de l’impulsion au travail agricole, il faut rendre le sol accessible à l’influence des lumières et des capitaux, à l’esprit d’entreprise; il faut ouvrir l’accès de la propriété domaniale au lieu d’immobiliser celle-ci entre un petit nombre de mains.
Aujourd’hui la noblesse seule peut acquérir des terres peuplées de paysans, car seule elle a le droit de posséder des serfs : la hiérarchie du tchin, en créant des nobles héréditaires ou personnels, a ouvert à demi la voie de la concurrence; celle-ci sera complète le jour où l’abolition du servage mettra toute la propriété sur le pied des terres sans paysans, que chacun peut acheter. Alors seulement l’agriculture, vivifiée par un esprit nouveau, donnera l’essor à des ressources fécondes; mais en même temps que la propriété domaniale prendra un autre aspect, il faut que les paysans affranchis puissent, eux aussi, arriver à la possession permanente du sol, il faut que, fermiers, censitaires ou propriétaires, ils abdiquent les pratiques communistes, impossibles à maintenir du moment où, au lieu de dépouiller simplement la terre, il s’agit de la cultiver. En soumettant le sol à un partage qui recommence sans cesse, en ne concédant aux paysans qu’un droit d’usufruit temporaire, la coutume russe semble avoir compris que la propriété individuelle suffit pour détruire toutes les conséquences du servage, et que la propriété collective peut seule maintenir les liens de la sujétion. Quand personne n’est exclu du droit de propriété, quand celui-ci devient le prix du labeur assidu, de la persévérance, de l’économie, chacun y prétend; il en résulte un mouvement continuel dans tous les rapports sociaux, et la terre profite de l’impulsion donnée à l’intelligence.
On ne s’est pas borné à vanter les prétendus avantages du communisme russe en ce qui concerne l’organisation agricole; le sophisme a été plus loin, il a voulu élever les résultats du travail industriel des serfs groupés par villages à la hauteur des conceptions les plus fécondes de l’esprit d’association. Il suffit d’avoir examiné les produits de l’industrie russe pour savoir à quoi s’en tenir à cet égard. Privées de conditions de progrès et de stimulant qui les porte à rechercher un plus haut degré de perfection dans le travail, les communes industrielles ne livrent que des produits d’une nature inférieure. Peu soucieuses de la qualité, elles ne visent qu’à la quantité, et fournissent au consommateur, forcé de s’en contenter, des objets médiocres, incapables de soutenir la concurrence de l’industrie des peuples civilisés.
Cependant c’est encore dans l’industrie et le commerce que le paysan russe a pu développer le mieux les ressources de son activité. Comme agriculteur, il en est toujours aux instrumens et aux procédés du temps de Rurik; des espaces immenses attendent une culture intelligente, qui ne peut s’établir tant que l’arbitraire règne d’un côté et que la résignation passive domine de l’autre. La décadence de l’énergie des paysans, tel est le résultat inévitable d’un pareil régime, qui amène un énorme déchet dans l’application générale du travail à la production des valeurs. Il entraîne aussi une conséquence économique très grave. Dans les pays où la culture de la terre est confiée à des bras libres, où chacun dispose de sa propriété, de son capital et de son travail, il est facile d’établir le calcul des frais de production. Il en est autrement lorsque le sol se trouve sous la servitude d’un travail obligatoire : on essaierait vainement de connaître le prix de revient. Or, ce point de gravitation se trouvant écarté, les prix du marché flottent au gré du hasard; ils sont exposés à des écarts énormes. Il est impossible au propriétaire de dire : « Telle année, j’ai vendu mes grains avec perte; telle autre, je les ai vendus avec bénéfice, » car pour lui perte et bénéfice sont des mots vides de sens. Il peut dire seulement : « Telle année, j’ai fait de bonnes affaires, et telle autre année, je n’ai eu qu’un très mince revenu. » Que les prix montent ou descendent, il continue la culture pour tirer parti du travail obligatoire de ses paysans, et il est souvent obligé de vendre à tout prix pour avoir un revenu quelconque. La corvée devient ainsi une des causes principales de la grande fluctuation du prix des céréales en Russie[10] ; en dernier résultat, le seigneur n’en retire pas d’avantage réel, le pays souffre, et le cultivateur opprimé accomplit un labeur en grande partie stérile.
Pour limiter le pouvoir des propriétaires, l’empereur Paul défendit de demander au paysan plus de trois jours de travail par semaine; mais ce calcul établi par âme, sans tenir compte de l’âge, arrive à un total exorbitant. D’ailleurs cette prescription n’est observée nulle part, excepté dans la Petite-Russie; elle montre une fois de plus combien les demi-mesures produisent peu d’effet. Le maître ne respecte guère ces dispositions incomplètes, ou bien le paysan se méprend sur la portée des principes qui le protègent, et devient ingouvernable. On a beau considérer le servage comme un fait accompli; quand on veut en diminuer les tristes conséquences par des règles destinées à empêcher l’arbitraire, on détruit le ressort même de la machine. Il faut une discipline de fer pour que l’homme se courbe sous le maître, ou bien on doit lui donner la liberté.
Le propriétaire remet à la disposition du paysan une étendue de terrain dont la loi ne détermine pas la contenance; elle s’en rapporte à l’intérêt du maître, appelé à profiter du travail des serfs et obligé de les nourrir en cas de détresse absolue. La distance est grande entre l’aisance et ce dernier degré de misère : tout l’intervalle est forcément livré à l’arbitraire. D’ordinaire le propriétaire, pour s’épargner des soucis et des embarras, abandonne en usufruit une partie de son domaine à la commune, qui fait elle-même le partage au moyen d’élus, d’anciens, de jurés, autorités locales que la tradition a maintenues, et qui fonctionnent sous l’impulsion et sous le contrôle du seigneur. En vertu du principe russe, essentiellement différent de celui que pratiquent les anciennes provinces polonaises, à mesure que la population augmente, le seigneur a droit à plus de journées de travail, sans que rien soit ajouté à l’étendue du terrain communal.
En déterminant les pouvoirs du propriétaire, la loi russe a vu en lui le père de famille armé d’une autorité sans limites : elle abonde en prescriptions générales, qui recommandent d’un côté l’obéissance et le dévouement, de l’autre la protection. Au point de vue politique, le propriétaire concentre dans ses mains tous les pouvoirs de l’administration; il est le père et le tuteur des familles assujetties. Le paysan ne peut disposer de rien, ni faire de testament, ni passer de contrat que sous le bon plaisir du maître; il n’a point de droit civil à exercer, il lui est interdit de signer une obligation ou une lettre de change lorsqu’il fait le commerce. S’il achète un bien quelconque, c’est sous le nom de son maître; les maisons dans les villes portent sur un tableau la désignation du propriétaire : cela explique comment à Saint-Pétersbourg par exemple on voit de tous côtés de nombreux édifices sur lesquels se trouvent inscrits les noms de Chéremetief, de Kouchelef-Bezborodko, d’Orlof et d’autres riches seigneurs. Ce sont en grande partie des maisons construites ou acquises par d’opulens marchands, encore retenus dans les liens du servage. Le paysan seigneurial n’a d’existence civile que comme un appendice de la personne du maître, qui doit penser et agir à sa place; pour qu’il se marie, il lui faut le consentement du seigneur. Quand une paysanne passe d’un village dans un autre, il en résulte une atteinte au droit de propriété; aussi faut-il s’arranger avec le maître et obtenir une permission, qu’il n’accorde quelquefois qu’à beaux deniers comptans. Le prix varie suivant les localités : on a vu payer récemment le droit d’emmener une femme 70 roubles dans le gouvernement de Vitepsk, et le double, 140 roubles, dans le gouvernement de Tver.
Le sentiment moral est peu développé chez le paysan russe ; il ne connaît de la famille que la soumission aux ordres du père, mais il en ignore les joies et les devoirs. Un grand seigneur racontait à M. de Custine qu’un homme à lui, qui était venu exercer un métier à Pétersbourg, avait obtenu un congé de quelques semaines, qu’il désirait passer dans son village. « Es-tu content d’avoir revu ta famille? lui dit son maître au retour. — Fort content! répliqua naïvement l’ouvrier; ma femme m’a donné deux enfans de plus en mon absence, et je les ai trouvés chez nous avec grand plaisir! » Ces pauvres gens n’ont rien à eux, pas même leur cœur ! Privés de propriété, ils le sont aussi de sentimens plus délicats, d’affections plus douces, qui compensent les peines matérielles de la vie, car la propriété est le lien puissant de la famille. Une sujétion continuelle étouffe le sentiment de la personnalité; l’homme asservi s’habitue à tout reporter au maître, qui dispose des attributs de son existence. Le propriétaire a le droit de le faire travailler à volonté, pourvu qu’il n’aille pas jusqu’à « l’épuisement » des forces du serf: il peut aussi le louer comme ouvrier, excepté pour les mines; il peut fonder une fabrique en attelant le malheureux paysan à un labeur écrasant, et en l’enlevant à la terre pour l’employer à tout autre travail. Quelquefois le propriétaire met un garçon en apprentissage; il forme ainsi un capital vivant, qu’il utilise en imposant ensuite à son gré l’ouvrier ou l’artiste. Un peintre distingué, M. Ch…ko, a dû, pour obtenir son affranchissement, payer 12,000 fr., qui lui ont été fournis en grande partie par des membres de la famille impériale. Arrivé à Pensa, M. de Haxthausen demanda un barbier : il vit entrer un jeune homme bien mis, d’une tournure convenable, qui le rasa, dit-il, avec une aisance toute française. C’était un paysan russe, à qui le seigneur de son village avait fait apprendre le métier de Figaro pour en retirer 175 roubles d’obrok. Aucun mode d’exploitation n’est interdit au propriétaire, pas même le plus odieux : le recrutement est une des attributions du maître, qui a le droit de livrer le serf comme recrue et de vendre la quittance de recrutement. Rien de plus déplorable que cette vente, qui résume les misères du servage personnel et l’arbitraire le plus révoltant. Quant au pouvoir disciplinaire, le seigneur l’exerce dans toute sa plénitude ; que dire en effet de la limitation dérisoire à quarante du nombre de coups de verges qu’il peut faire appliquer à la fois ? Le propriétaire sert d’intermédiaire dans tous les rapports entre l’état et les paysans, qui se trouvent placés sous une espèce de tutelle éternelle, comme les femmes d’après le droit romain. Cela simplifie singulièrement l’office de l’administration publique ; aussi le corollaire indispensable de l’émancipation, c’est une nouvelle organisation des agens de l’autorité. Là se trouve peut-être la pierre d’achoppement la plus périlleuse. On sait à combien d’abus donne lieu le régime des tchinovniks ; il faudra en multiplier le nombre, et si l’on ne trouve pas pour remplir des postes de confiance des hommes honnêtes et éclairés, si l’on ne relève pas leur position matérielle par un traitement convenable et leur position morale par des choix que l’opinion publique puisse approuver, le bénéfice de la réforme sera singulièrement compromis.
Le propriétaire répond de la régularité du paiement de l’impôt dû par les paysans, et cet impôt est fort lourd. Storch l’évalue à 1 rouble 86 kopecks (près de 8 fr. par âme). On connaît le dicton russe : « Le bien du trésor ne brûle point dans le feu et ne périt point dans l’eau. » Le fisc doit toujours gagner et ne peut jamais perdre, tel est le principe fondamental qui a tout dominé jusqu’ici, en vertu duquel le gouvernement est tout et les gouvernés ne sont rien. C’est ce principe qui entrave les rouages de l’administration, en organisant un contrôle minutieux et un vaste système de défiance ; c’est lui aussi qui a rivé le serf à la glèbe seigneuriale. Le paysan ne saurait quitter le lieu de sa résidence sans la permission du maître, qui répond de lui au fisc. Le droit d’aller et de venir est si naturel à l’homme, qu’on a tourné en ridicule le projet de l’inscrire dans les constitutions des peuples libres. Ce droit n’existe point pour le paysan russe ; on hésite même à le lui accorder aujourd’hui, en oubliant que l’émancipation devient un vain mot, si elle ne donne pas la faculté d’abandonner la glèbe seigneuriale ou communale. L’immobilité à laquelle le serf est condamné forme l’essence même de la dure loi qui lui est faite.
Les devoirs du propriétaire consistent à procurer au serf un terrain suffisant, ou à lui faire apprendre un métier, une industrie quelconque, et à le nourrir en cas de disette[11]. C’est là ce qui fait dire à des seigneurs russes : « Nos serfs n’ont point de soucis, nous sommes chargés d’eux et de leurs familles; assurés du nécessaire, ils sont cent fois moins à plaindre que les paysans libres du reste de l’Europe. » Faut-il leur rappeler ce que pense le loup maigre de La Fontaine en apercevant le cou du chien dont il envie le sort?
……… De tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte!
Jusqu’à quel point ces devoirs sont-ils remplis? Il est difficile de le savoir, car le paysan ne peut ni porter plainte ni témoigner en justice contre le seigneur, de même qu’un fils ne peut témoigner contre son père. Aux portes mêmes de Pétersbourg, les abus les plus odieux n’appellent aucune répression. Un haut personnage, qui présidait encore récemment la commission chargée de présenter à l’empereur les pétitions et les plaintes de ses sujets, possédait une propriété du côté de Schlusselbourg. Son intendant, qui avait soumissionné une fourniture pour les travaux de chaussée, fit venir les paysans et leur proposa de s’en charger, à un prix inférieur, bien entendu. Ceux-ci y consentirent volontiers; mais quand, après avoir rempli leur engagement, ils se présentèrent pour recevoir de l’argent, l’intendant répondit qu’il l’avait remis au barin (seigneur). Les pauvres gens crurent à une supercherie; après avoir revêtu leurs beaux caftans bleus, ils se rendirent, leur starosta (ancien) en tête, chez le propriétaire, pour se plaindre de l’intendant et pour obtenir ce qui leur était dû. « On ne vous doit rien, répondit le maître furieux; rien ne vous appartient, tout ce que vous avez est à moi! » Et pour leur ôter l’envie de recommencer, il cassa le starosta, en nomma un autre, et fit administrer une rude correction corporelle à l’ancien chef et à ses adjoints.
Du moment où l’on se heurte contre l’arbitraire, on ne peut que rencontrer les plus grandes inégalités dans les résultats. Le propriétaire riche et éclairé fonde des hôpitaux, des écoles, des manufactures; il fait avancer l’industrie rurale et améliore la condition de la population. A côté de lui, le maître avide et dur écrase des malheureux sans défense. Quoi qu’en dise Sismondi, le blé revient fort cher, quand il coûte les coups de bâton administrés pour le produire. Ce n’est pas ainsi, Dieu merci, que la richesse publique peut se développer. Il n’y a aucun équilibre entre la perte que subit le paysan et le bénéfice que retient le maître; aussi l’abolition du servage peut-elle profiter en même temps à tous les deux. Cet espoir nous semble permis, bien que nous ne nous fassions point illusion sur la gravité du problème et sur les difficultés que rencontre une solution équitable.
La question vient de faire un grand pas. Les paysans des apanages (udzielni chrestianié), qui appartiennent aux domaines de la famille impériale, au nombre de près de huit cent mille âmes (plus d’un million et demi de population des deux sexes), ont obtenu, en vertu d’un ukase du 20 juin (2 juillet) de cette année, la jouissance de droits personnels et de droits de propriété qui relèvent leur condition, en la rapprochant de celle des hommes libres. Ils pourront désormais posséder et disposer de leur bien. Jusqu’à présent, aucune acquisition ou aliénation de terres non habitées ne pouvait être faite par cette classe de paysans sans le consentement formel du département des apanages. L’ukase du 20 juin (2 juillet) ne se borne pas à disposer pour l’avenir, il ordonne de transférer au nom des paysans des apanages tous les contrats d’acquisition faits jusqu’ici de leurs deniers. Il ne s’agit nullement, comme quelques personnes l’ont supposé à tort[12], de leur concéder les terres dont ils ont aujourd’hui la jouissance, et pour lesquelles ils s’acquittaient en payant l’obrok ou en faisant la corvée (bartchina), mais seulement de leur transmettre en pleine propriété nominale les terres qui avaient été acquises pour leur compte par le département des apanages. L’ukase abolit les règlemens jusqu’ici en vigueur en vertu desquels on n’autorisait le passage des paysans des apanages dans la classe des bourgeois que dans les propriétés peu étendues, moyennant un versement de 600 roubles argent (2,400 fr.), et le passage dans la classe des marchands que sous la condition de justifier d’un capital important et de payer 1,500 roubles argent (6,000 fr.) par individu du sexe masculin. Les règles applicables aux paysans de la couronne ont été étendues aux paysans des apanages; ils pourront passer dans la classe des bourgeois du consentement de leurs chefs directs, en payant : chaque chef de famille 40 roubles argent (160 fr.) pour entrer dans la classe des marchands, et 15 roubles (60 francs) pour entrer simplement dans celle des bourgeois. Les autres membres mâles de la famille paient moitié. Les filles et les veuves des paysans des apanages pourront épouser des hommes de toute condition, sans être assujetties à aucune taxe. Enfin les paysans des apanages sont autorisés à passer toute espèce d’obligations et de contrats et à se présenter devant les tribunaux.
L’ukase du 20 juin est une mesure importante qui témoigne d’une résolution fortement arrêtée de mener à bout l’émancipation des paysans seigneuriaux. Cette conviction entraîne un effet bizarre au premier aspect, mais qu’un peu de réflexion fait aisément comprendre. Au moment même où ils paraissent devoir être affranchis, les paysans qui possèdent un petit capital mettent un singulier empressement à se racheter. Un double motif détermine ce résultat. Les seigneurs, inquiets des décisions qui vont être prises, préfèrent liquider une possession précaire ; ils élèvent donc leurs prétentions moins haut. D’un autre côté, les paysans se soucient peu de subir une période transitoire de douze années pour arriver à conquérir la liberté; ils redoutent la réglementation à laquelle les villages doivent être soumis après l’émancipation, et surtout la solidarité qu’ils craignent de voir imposer aux membres d’une même commune rurale. Affranchis séparément, ils gardent leur liberté individuelle, et, quoi que prétendent les défenseurs de la commune russe dans sa forme actuelle, les paysans lui obéissent sans aimer le partage qu’elle prescrit : elle leur impose un joug qu’ils désirent secouer, car le moment est venu où les progrès de la culture et de la sécurité publique permettent au droit de propriété de se dégager des formes grossières de la possession communale. En se hâtant de payer leur liberté à la veille de l’affranchissement qui se prépare, les serfs donnent au législateur un avertissement utile à recueillir : ils témoignent de l’énergie du droit individuel, et protestent à leur manière contre tout ce qui peut consacrer le caractère d’une solidarité communiste, autre forme du servage.
En mettant à l’ordre du jour, dans son vaste empire, la question de l’abolition du servage, l’empereur Alexandre II est entré dans la voie que son oncle, l’empereur Alexandre Ier, avec lequel il a plus d’un point de ressemblance, essaya d’ouvrir le premier, sans montrer une persévérance égale à la grandeur de la tâche. Avant lui, on s’était borné à mitiger quelques-unes des conséquences les plus terribles de la servitude. Catherine II fit proposer un jour à une académie la question de l’émancipation des serfs. On imprima même une dissertation portant pour épigraphe : in favorem libertatis omnia jura clamant, mais le prudent écrivain s’empressait d’ajouter : est modus in rebus, et tout se borna à une démonstration théorique.
Dès les premières années de son règne, en 1803, Alexandre 1er créa la classe des cultivateurs libres, inconnue jusque-là. Soit que les esprits ne fussent pas suffisamment préparés à cette mesure, soit que la malveillance des autorités ait profité des formalités nombreuses dont elle était entourée, elle produisit peu d’effet. Elle reposait sur une base trop étroite. Pour garantir les droits légitimes du propriétaire et l’avenir du paysan, on exigea à la fois le rachat des personnes et d’une étendue considérable de terre (8 dessiatines, près de 9 hectares par âme). La loi autorisait, il est vrai, le propriétaire à mettre immédiatement les paysans en possession de la terre, pourvu qu’ils s’obligeassent solidairement à payer une rente fixe; mais en cas de non-paiement ou de paiement incomplet de la redevance stipulée, la sanction destinée à garantir les intérêts du maître n’était autre qu’un nouvel asservissement des paysans, dont l’émancipation avait un caractère précaire et conditionnel. En outre, les terres acquises par les laboureurs devenaient la propriété de la commune, et non la leur propre. Malgré ces défauts, la loi aurait produit des résultats utiles sans le mauvais vouloir des personnes chargées de l’appliquer, précédent instructif qui doit mettre l’empereur Alexandre II en garde contre le danger que ne put éviter Alexandre Ier.
Des formalités nombreuses avaient été imposées, disait-on, pour protéger les paysans et pour les empêcher d’accepter des conditions trop onéreuses : elles tournèrent contre eux en engageant les essais d’émancipation dans l’interminable filière du contrôle des autorités locales, du gouvernement de la province, du ministère de l’intérieur, du sénat, et enfin de l’empereur. Les tribunaux se refusèrent à sanctionner les mesures d’affranchissement inscrites dans les testamens, tandis que rien n’aurait dû infirmer la validité d’un acte de dernière volonté. On anéantit de cette manière beaucoup de déterminations utiles : de riches propriétaires n’ayant pas d’héritiers directs avaient légué à leurs serfs, avec la liberté, la quantité de terres prescrite par la loi, en ne leur imposant que des redevances au profit d’écoles ou d’établissemens de bienfaisance. Ces infortunés ne recueillirent que la ruine, ils consumèrent leurs dernières ressources en frais de justice, et tous perdirent leur procès. Une instance de ce genre faillit cependant réussir. Les paysans du comte Soltykof avaient rencontré un protecteur dans le cocher favori de l’empereur Alexandre. Ce cocher était lui-même un affranchi; il les fit entrer dans les écuries impériales, et ils suivirent l’empereur dans les campagnes d’Allemagne et de France, espérant profiter d’un moment favorable pour faire sanctionner le testament qui leur donnait la liberté. Ces pauvres paysans avaient succombé partout, devant les tribunaux, devant le sénat, devant le conseil d’état, et l’affaire était soumise à la décision suprême de l’empereur. Celui-ci garda le rapport quatre ans avant d’y apposer sa signature. Il hésitait entre le désir du bien et les mauvais conseils qui l’entouraient; ceux-ci finirent par l’emporter. La loi sur les laboureurs libres devint un texte à peu près stérile, après avoir reçu quelques applications à l’origine. L’impulsion première, donnée par l’empereur, s’affaiblit, et les cadres du servage furent maintenus comme par le passé.
Cependant Alexandre Ier ne cessa jamais de témoigner la répulsion que lui inspirait l’asservissement de l’bomme. Un jour, entraîné par l’énergie de ce sentiment, il saisit une image sainte et jura d’abolir cette odieuse institution; mais ce serment ne reçut qu’un commencement d’exécution dans les provinces allemandes de l’empire, en Livonie, en Esthonie et en Courlande. Jusqu’à présent encore ces provinces sont les seules où la grande réforme projetée par l’empereur Alexandre II se trouve en partie accomplie. Il importe d’étudier de près ce précédent, aussi bien pour calmer des appréhensions exagérées que pour éviter des erreurs qui n’ont pas permis à cette salutaire mesure de produire toutes les conséquences favorables qu’on était en droit d’espérer. L’ordre de choses introduit depuis près d’un demi-siècle en Esthonie, en Livonie et en Courlande a été présenté comme un modèle à suivre. Bien que ce premier essai de solution ait réussi, dans une certaine mesure, sur le littoral de la Baltique, les faits ont, marché depuis, et les circonstances ont tellement changé qu’il est permis de poursuivre aujourd’hui une œuvre plus large et un progrès plus décisif.
La Livonie et l’Esthonie subissaient la servitude la plus absolue : le jus pleni dominii et proprietatis s’appliquait dans toute sa rigueur au malheureux paysan privé de tout droit personnel et de toute protection contre les abus les plus révoltans de l’autorité seigneuriale. Il ne pouvait acquérir que pour le maître; ce qu’il possédait n’était à lui qu’autant que le maître voulait bien lui en laisser la jouissance. Il ne pouvait ni vendre ses produits, ni en acheter d’autres, ni même fréquenter les marchés, sans la permission du seigneur. Cette permission lui était nécessaire pour se marier, et un acte de vente pouvait le séparer de sa femme et de ses enfans. Le seigneur était haut-justicier dans ses domaines; il avait droit de vie et de mort sur ses serfs, et après que ce droit fut aboli, il conserva sans contrôle la faculté d’infliger des châtimens corporels. Dans l’île d’Oesel, la condition des serfs était moins misérable; d’un autre côté, le contact de la Pologne et de la Lithuanie avait heureusement agi sur le sort des paysans de la Courlande. Ils étaient soumis à un joug moins lourd, le cultivateur n’y était pas taillable et corvéable à merci, la coutume avait limité les charges, et celles-ci se trouvaient en rapport avec l’étendue des terres dont le seigneur concédait l’usufruit. Le droit individuel commençait à se manifester, d’une manière humble et restreinte sans doute, mais sur des bases différentes de celles qui dominaient dans la Grande-Russie. Comme dans les anciennes provinces de la Lithuanie et de la Pologne, l’idée communiste cédait le pas à la possession héréditaire. Les corvées et les redevances ne dépendaient pas d’un caprice arbitraire du maître. Néanmoins la servitude était complète au XVIIe siècle, et la diète courlandaise (landtag) réclamait encore l’application de la loi romaine contre les serfs fugitifs. Le paysan qui cherchait à se soustraire à l’autorité de son maître devait, en cas de récidive, avoir le pied coupé.
Les rois de Pologne, sous le sceptre desquels les provinces de la Baltique furent longtemps placées, appliquèrent leur influence à y rendre moins déplorable la situation des paysans. En 1582, le grand roi Etienne Batory fit déclarer à la noblesse livonienne qu’il était urgent de soulager la population des campagnes, opprimée d’une manière surprenante (miris modis), et quatre ans plus tard, en 1586, il réitéra cette injonction en faisant dire à la diète de Livonie, par le voïévode de Sandomir et Marienbourg, Bogulavski, que l’oppression sous laquelle gémissaient les paysans livoniens était tellement dure et cruelle « que dans le monde entier, même parmi les païens et les barbares, on n’avait jamais rien vu de pareil, » Batory voulait faire abolir la peine des verges en lui substituant des amendes; mais les paysans, plongés dans l’abrutissement et la misère, réclamèrent contre l’introduction des peines pécuniaires. En l’apprenant, le monarque dit : Phryges non nisi plagis emendantur. Ces paroles furent constamment citées plus tard par la noblesse en réponse aux admonitions des rois de Pologne et de Suède. En 1597, le successeur de Batory, Sigismond III, envoyait en Livonie une commission d’enquête qui interdit aux fermiers et aux intendans des domaines royaux de grever les paysans de nouvelles taxes et de les empêcher de vendre l’excédant de leurs produits. Le landtag de 1598 prit une résolution analogue. La Livonie passa ensuite sous la domination suédoise, et le sort des serfs devint moins dur : un cadastre fut ordonné afin de partager le sol cultivé pour le compte du propriétaire à l’aide des corvées (Hofesland); des terres furent abandonnées aux paysans en échange de ce travail ou d’autres prestations qu’ils devaient fournir (Bauerland). Le gouvernement suédois s’occupa aussi d’améliorer la condition des cultivateurs en Esthonie, et les rois de Pologne ne cessèrent point de poursuivre un but analogue en Courlande. On voulait arriver à fixer les droits respectifs, à limiter l’arbitraire du seigneur, auquel on laissait un pouvoir disciplinaire (Hauszucht), mais on n’arrivait point à la grande mesure de l’affranchissement. Au commencement du XVIIIe siècle, l’Esthonie et la Livonie passèrent sous le sceptre de Pierre le Grand ; la situation des paysans ne put qu’empirer en subissant l’inévitable contre-coup du servage qui s’était appesanti sur la Russie. Rien de plus curieux qu’une déclaration officielle adressée, en 1739, au collège suprême de justice, par le landrath baron Rosen, au nom de la noblesse livonienne. Ce document résume en traits vigoureux les principes qui dominaient alors. Le droit de propriété pleine et entière du seigneur à l’égard du serf est maintenu sans aucune réserve; tout bien acquis par le serf appartient à son maître par voie d’accession; les limites du châtiment disciplinaire ne sauraient, disait-on, être ni restreintes ni même définies; enfin défense est faite aux tribunaux d’accueillir une plainte quelconque de la part des serfs. L’impératrice Catherine II visita la Livonie en 1764 ; les plaintes qui parvinrent jusqu’à elle, le spectacle de la misère qui frappa ses yeux, la déterminèrent à provoquer une réforme. La diète (landtag) de ces provinces, convoquée en 1765, fit des concessions notables. Les prestations des paysans durent être fixées authentiquement, le droit disciplinaire des seigneurs fut limité, et l’on adoucit les peines. Il fut défendu de vendre des serfs sur la place publique et de séparer les époux. Le gouverneur-général comte Browne avait énergiquement insisté sur l’utilité de ces innovations. « Lorsque l’autorité, disait-il, prête sa voix à la cause du droit et du bien public, elle y prête également l’oreille, » et il invitait la noblesse à formuler des propositions; celles-ci ne répondirent guère à l’attente du gouvernement. La noblesse livonienne déclara qu’elle considérait le paysan comme la pièce la plus essentielle de l’avoir du maître; elle demanda simplement que tout gentilhomme accusé d’exactions à l’égard de ses serfs fut poursuivi pour délit de prodigalité : la question de justice et d’humanité s’effaçait devant la question d’intérêt. Une seule voix s’éleva contre ces étranges conclusions; ce fut celle du landrath baron Schantz d’Ascheraden. Dès 1761, il avait établi sur des bases équitables ses rapports avec les paysans de ses domaines, en leur octroyant une espèce de statut organique, connu dans le pays sous le nom de droit des paysans d’Ascheraden (Ascheradensches Bauernrecht). Ce document avait été condamné par la noblesse, comme pouvant agiter l’esprit de la population et susciter des troubles. Il se bornait cependant à reconnaître aux serfs les droits personnels qui leur furent bientôt concédés et le droit de possession héréditaire de leurs fermes. Le baron Schantz devint l’objet d’une hostilité violente de la part des nobles livoniens ; ce n’est qu’un demi-siècle plus tard que ses compatriotes rendirent justice à cet homme de bien, en plaçant son portrait dans une des salles de la noblesse (Ritterhaus) à Riga. Les résolutions du landlag de 1765 ne furent guère suivies d’effet; après diverses alternatives, la noblesse livonienne vota en 1797 un projet de règlement agraire en vue de modérer les charges écrasantes qui continuaient de grever le paysan. Ce travail, rédigé par le landrath Sievers, porte son nom (Sieversches Regulativ), il fut imprimé à Moscou et présenté à l’empereur Paul Ier; mais, renvoyé à l’examen du sénat, il n’avait pas encore reçu la sanction suprême, quand Alexandre Ier monta sur le trône.
À ce moment, les projets de réforme s’étendirent à l’Esthonie. Le landtag de 1802 vota une série de mesures dont voici les plus essentielles : les droits de propriété du paysan furent reconnus et garantis à l’égard de tous les biens-meubles qu’il possédait ou qu’il pourrait acquérir; il ne pouvait être dépossédé de sa ferme que moyennant une indemnité fixée en justice. La jouissance viagère et la possession héréditaire des fermes étaient garanties, sauf le cas d’incapacité ou de négligence manifeste, régulièrement constaté par le tribunal rural appelé à connaître des délits et contraventions. Le droit de vendre les serfs sans la terre qu’ils cultivaient se trouvait soumis à certaines restrictions, et ne devait s’exercer qu’avec le concours du tribunal rural. On devait enfin constituer dans chaque paroisse des autorités chargées de recueillir les plaintes des paysans et de dresser les rôles des prestations. Les idées avaient singulièrement marché, on le voit; l’empereur Alexandre Ier, dont les intentions s’accordaient avec ces tendances nouvelles, autorisa, en 1802, la publication en langue esthonienne du statut connu sous le nom de igga üks (chacun de vous, mots par lesquels commence le texte esthonien). Ce statut fut complété en 1804 par des dispositions qui précisaient mieux le pouvoir disciplinaire du seigneur et les devoirs du paysan.
De son côté, le landrath Sievers profita des circonstances pour faire aboutir les anciennes propositions du landtag de Livonie, qui furent remaniées et étendues en 1803, à la suite de débats très orageux. Un comité, présidé par le comte (depuis prince) Kotchubey, fut invité par l’empereur à revoir les décisions du landtag, et à nommer des commissions pour régulariser sur les lieux mêmes les charges imposées aux paysans, afin de rédiger un statut agraire pour la Livonie. Ce statut, sanctionné par l’empereur le 20 février 1804, établit sur des bases assez larges les rapports mutuels des propriétaires et des cultivateurs de la Livonie. Malheureusement les travaux imparfaits du cadastre occasionnèrent de nombreux embarras d’exécution et entraînèrent des frais énormes : ils n’étaient pas encore terminés en 1819, lorsque l’abolition du servage fut prononcée. La noblesse esthonienne, effrayée par la perspective des dangers dont la menaçait un travail cadastral analogue, s’était décidée, en 1811, à prendre l’initiative de l’affranchissement, dont elle avait fixé ainsi les conditions[13] : le sol devait demeurer au seigneur en pleine et entière propriété; la classe des paysans devait recevoir une organisation spéciale; ceux-ci, en cessant d’être attachés à la glèbe, devaient demeurer provisoirement dans les limites de la province; ils obtenaient les mêmes droits civils que les autres classes libres de la population de l’empire. Ces bases préliminaires furent approuvées, mais l’époque des grandes guerres retarda jusqu’en 1815 l’adoption du projet par le landtag. Porté ensuite au conseil de l’empire, il fut revêtu, le 16 mai 1816, de la sanction impériale et solennellement promulgué à Revel le 8 janvier 1817. Le soin de veiller à la mise en vigueur de la loi nouvelle fut confié à un comité spécial formé de membres délégués en partie par les principales administrations locales, en partie par la noblesse. Ce comité n’a pas encore cessé d’exister.
Le statut ou règlement de 1816 fut rédigé en allemand, traduit en russe et en esthonien, sanctionné d’après le texte russe, et enfin publié dans les trois langues. Ce premier essai de code agraire vise à des mesures d’ensemble; il répond à la pensée que l’émancipation des paysans ne saurait être une disposition isolée, et qu’elle amène nécessairement la révision de l’organisation civile et administrative. Il présente en effet, outre les prescriptions législatives à l’égard des communes et des autorités ou tribunaux avec lesquels les communes se trouvent en rapport direct, un abrégé de code civil et de code de procédure civile adaptés aux besoins de la classe rurale, un règlement de police rurale, et des dispositions en matière de procédure et de peines correctionnelles. La servitude personnelle est abolie; la noblesse renonce à tous les droits qui en dérivaient, et ne se réserve que la propriété du sol. On rencontre dans ce principe fondamental comme un reflet de la grande distinction de la féodalité dominante et de la féodalité contractante, sur laquelle Merlin fit reposer la rénovation de la constitution territoriale de la France. Seulement les conséquences ne sont pas les mêmes : nos lois ont voulu que le territoire fût libre comme les personnes qui l’habitent; elles ont effacé toute différence résultant de la condition des personnes, et maintenu d’une manière invariable les doctrines d’unité et d’égalité civile. La féodalité allemande, implantée dans les provinces baltiques, ne devait point s’accommoder de cette simplicité de règles et de cette uniformité de droits.
Les rapports mutuels du paysan et du propriétaire foncier devaient reposer à l’avenir sur la base d’engagemens librement consentis de part et d’autre, mais d’une teneur conforme aux lois qui en définissaient les conditions essentielles. Afin d’éviter toute confusion et tout désordre, on établit une période de réforme préliminaire dont la durée fut fixée à quatorze ans. Les dispositions admises furent divisées en deux classes : les unes transitoires, les autres définitives. Celles-ci étaient appelées à fonctionner graduellement; elles devaient être toutes mises en vigueur au bout de la période transitoire. — La première année de celle-ci fut consacrée à l’organisation des communes rurales et des institutions administratives et judiciaires, qui commencèrent à fonctionner la deuxième année. Dans le courant de la troisième, on divisa la population en catégories, successivement appelées à passer de l’état de servitude à l’état de liberté complète. Chacune des trois catégories qui constituent cette population, les fermiers, les valets de ferme et les domestiques attachés à la personne du maître, fut subdivisée en huit sections numériquement égales. Chaque année vit passer une des sections de chaque catégorie à l’état de liberté. L’émancipation commencée dans la quatrième année de l’époque de transition s’achevait par conséquent dans la douzième. Les droits accordés augmentaient successivement, et c’est seulement au bout des quatorze années accomplies que les sections émancipées les dernières entraient dans le plein exercice des droits garantis par le statut. Le fermier devenu libre doit prendre une ferme pour trois ans. Au bout de ce temps, il ne peut encore conclure de bail plus long, à moins que ce ne soit avec son ancien maître; mais toute restriction cesse pour lui au bout de six années. Quant à l’ouvrier (valet de ferme), il ne peut durant la première année ni quitter la commune, ni se louer à un prix supérieur à celui que détermine l’usage. Pendant les deux années suivantes, il peut débattre le prix du travail, mais sans sortir de la commune. Ensuite l’ouvrier libéré peut bien passer dans une autre localité, mais il lui faut obtenir le consentement des deux communes et des deux propriétaires. Ces précautions méticuleuses prouvent que l’on profitait largement du conseil du poète : Hâtez-vous lentement !
Les paysans esthoniens forment une classe spéciale de citoyens libres, réunis en communes qui s’administrent elles-mêmes, sous la surveillance et avec le concours du propriétaire foncier. Le sol appartient au seigneur, et comme le domaine constitue une sorte d’unité administrative, il en résulte que des droits et des devoirs sont conférés ou imposés au maître du sol, qui est en quelque sorte l’âme de tout l’organisme communal. Les communes choisissent des chefs ou délégués; ceux-ci siègent dans le tribunal communal. sous la présidence du propriétaire foncier. Dans le tribunal de district (deuxième instance), deux délégués de la noblesse et deux délégués de la classe agricole prennent place à côté du juge. Le tribunal supérieur de la province forme la troisième et dernière instance. Le propriétaire conserve cependant la police du domaine à côté de l’autorité qu’exerce le tribunal communal; il peut infliger des peines disciplinaires dont le maximum est déterminé; il a le droit de suspendre de leurs fonctions les délégués de la commune sans leur infliger de peine corporelle. Le libre consentement des parties doit servir de point de départ au contrat de ferme; mais comme le loyer ou la rente se perçoit à peu d’exceptions près en corvées (travail personnel), les anciens rôles des prestations servent de base aux conventions. Les engagemens des ouvriers ont lieu de gré à gré, mais ils se renouvellent à des époques fixes de l’année, et la résiliation de ces contrats doit être dénoncée également à des époques déterminées. Le paysan est privé du droit de quitter la province tant que le nombre d’individus du sexe masculin appartenant à la classe agricole n’aura pas dépassé le chiffre de 140,000[14]. On a voulu ainsi assurer à l’agriculture les bras nécessaires, mais on a oublié que, surtout en matière de liberté, il importe de respecter l’ancien axiome du droit français : donner et retenir ne vaut.
Les autres provinces baltiques ne tardèrent pas à entrer dans la voie ouverte par l’Esthonie. Depuis 1796, la Courlande faisait partie de l’empire de Russie, la condition des paysans y était meilleure qu’en Livonie et en Esthonie; mais ils subissaient la loi de la servitude, qui paralysait les bras et empêchait le développement de l’intelligence. Elle avait beau être tempérée par les mœurs et régularisée par la coutume, elle n’en était pas moins la servitude, c’est-à-dire un obstacle invincible au progrès moral et matériel. Après des travaux préliminaires qu’il est inutile de rappeler, la noblesse courlandaise se prononça presqu’à l’unanimité pour l’adoption des principes du statut de l’Esthonie. Un projet fut rédigé dans ce sens, et il reçut la sanction impériale le 25 août 1817. La nouvelle loi fut solennellement promulguée à Mittau le 30 du même mois, jour de la Saint-Alexandre. L’empereur, qui se rendait au congrès d’Aix-la-Chapelle, s’arrêta à cette occasion pendant un jour dans la capitale de la Courlande. Il voulut admettre en sa présence les paysans qui avaient assisté à la proclamation de leur affranchissement dans l’église de la Trinité; l’un d’eux prit la parole pour remercier l’empereur du bienfait de la liberté qu’il leur accordait. Alexandre répondit qu’ils en étaient principalement redevables au bon vouloir de leurs anciens maîtres, et que c’était à eux de prouver qu’ils étaient dignes d’être libres en poursuivant paisiblement leurs travaux et en conservant pour les propriétaires les anciens sentimens d’attachement et de confiance.
Le statut courlandais de 1817, bien que fondé sur les mêmes principes que le statut esthonien de 1816, reçut une forme plus précise et plus satisfaisante; les dispositions sont plus nettes, elles se ressentent d’un état de choses antérieur plus favorable au paysan. On maintint la division en deux périodes, l’une provisoire, l’autre définitive, et on adopta également le terme de quatorze années, remplies par un travail préparatoire qui comprenait l’organisation des communes, des autorités administratives et judiciaires, le relevé et l’estimation de l’inventaire fixe des fermes[15], le règlement définitif des rôles de prestations exigibles dans les diverses propriétés, la répartition de la population agricole en huit sections appelées successivement d’année en année à passer du servage à la liberté. Une fois libre, le fermier ne devait pas s’établir durant les trois premières années en dehors des limites de sa paroisse, ni quitter celles du district pendant les deux années suivantes. Les premiers contrats ne pouvaient dépasser le terme de trois ans, et les trois quarts de la redevance devaient être stipulés en travail (corvées). Plus tard, les conventions étaient libres. Des limitations analogues s’appliquaient au déplacement des ouvriers de ferme et des domestiques attachés au service personnel du maître. Pendant toute la durée de la période transitoire, on défendit aux propriétaires d’augmenter dans leurs terres le nombre d’hommes en état de travailler, à moins que cet accroissement de population ne pût avoir lieu sans porter préjudice à d’autres terres. C’est toujours le principe artificiel d’une répartition forcée du contingent de bras appliqués à la culture. Il fut également défendu aux paysans courlandais de sortir de la province, ou même de s’établir dans les villes, d’y prendre du service ou d’y acquérir des immeubles, tant que la population agricole du sexe masculin n’aurait pas dépassé le chiffre de 200,000 âmes. L’acquisition d’immeubles dans les campagnes leur demeura interdite en vertu du droit de propriété réservé exclusivement en dehors des villes à la noblesse. Ce privilège féodal devait paralyser une partie des bons résultats de l’émancipation. Il est essentiel de remarquer que la libération des paysans dans les terres de la couronne fut soumise aux mêmes principes et suivit la même marche que dans les domaines seigneuriaux. On vit disparaître ainsi toute distinction légale entre le paysan de la couronne et le paysan anciennement attaché à la glèbe d’un bien-fonds ordinaire.
La Livonie fut la dernière à proclamer l’affranchissement des paysans, bien qu’elle eût devancé les provinces limitrophes dans la réforme de la situation agraire. L’abolition du servage eut à y vaincre une résistance opiniâtre. Cependant l’exemple de la noblesse d’Oesel, celui des villes livoniennes (Riga, Dorpat et Pernau) qui possédaient des terres et qui sollicitèrent la permission d’affranchir la population agricole de leurs domaines, enfin l’énergique insistance du gouverneur-général, marquis de Paulucci, déterminèrent un vote favorable de la diète. Le nouveau statut fut revêtu de la sanction impériale en 1819 et promulgué à Riga le 6 janvier 1820. La période de transition fut réduite à huit années afin de mieux faire cadrer l’ère de liberté avec la transformation qui s’opérait dans les provinces voisines. Les trois premières années furent consacrées à l’organisation des communes, de l’administration et de la justice, la quatrième et la cinquième à l’émancipation des fermiers par sections égales, enfin la sixième et la septième à l’affranchissement du reste de la population, ouvriers et domestiques seigneuriaux, également divisés en deux sections numériquement égales. Toutefois la période de la limitation des droits s’étendit à six années à partir de l’affranchissement pour toute la population. Les paysans ne pouvaient quitter le territoire de la paroisse durant les trois premières années, ni le territoire de l’arrondissement durant les trois années suivantes, et ce n’est qu’après l’application générale du régime définitif qu’ils obtenaient la faculté de s’établir dans les villes.
Près d’un demi-siècle s’est écoulé depuis que les trois statuts de 1816, 1817 et 1819 ont prononcé la libération des serfs dans les provinces de la Baltique; il est donc possible d’apprécier les mesures adoptées et les résultats obtenus. Sauf des nuances d’exécution, le principe admis a été partout le même : les liens de la servitude personnelle ont été brisés; mais nous devons ajouter que le serf, en cessant d’être attaché à la glèbe seigneuriale, n’a pas obtenu la faculté de sortir des limites de la province à laquelle il appartenait : la liberté n’est pas complète. Des paysans placés sous la loi des conventions libres croyaient pouvoir tirer meilleur parti de leur travail en se transportant dans d’autres régions de l’empire ; ce droit leur fut refusé, ce qui provoqua un vif mécontentement, surtout en Livonie. Néanmoins la réforme s’est accomplie sans susciter les troubles et les dangers dont les adversaires de l’émancipation menaçaient le pays. Tout récemment des désordres ont éclaté en Esthonie, ils ne tenaient nullement, comme on l’a faussement supposé, aux mesures d’affranchissement mises à l’ordre du jour par l’empereur Alexandre II, puisque ces mesures ne concernent en aucune façon une province où le servage est aboli depuis quarante ans. Les causes de cette insurrection partielle sont ailleurs : elles tiennent à la misère du paysan, qui a rencontré chez la plupart des propriétaires des exigences sévères, et qui n’a pas été libre de chercher dans d’autres contrées de meilleures conditions de travail. Le propriétaire noble des provinces baltiques appartient à une autre race que le cultivateur; il continue trop souvent à le traiter comme un conquérant traite l’habitant d’un pays conquis. On doit induire de ce fait que la situation des paysans de l’Esthonie et de la Livonie était, avant la promulgation des statuts libérateurs, encore plus malheureuse que celle des serfs du reste de la Russie, et les difficultés de l’émancipation plus grandes qu’en aucune autre partie de l’empire. Cependant la réforme a été consommée sans secousse et sans violence : la séparation juridique entre la population agricole et le sol s’est opérée, sinon avec tout le bénéfice qu’on en espérait, du moins sans aucun des périls dont on menaçait le pays. Il est même une des trois provinces baltiques, la Courlande, où le besoin commun d’asseoir et de maintenir sur des bases équitables et modérées les relations, désormais libres, entre le propriétaire et le cultivateur a été généralement compris. Aussi tout le monde s’y est-il bien trouvé de la suppression du servage, seigneurs et paysans, quoique le caractère féodal de la législation et l’obstacle mis au libre passage du cultivateur dans d’autres provinces n’aient point permis de donner à cet essai l’étendue nécessaire pour en assurer la complète réussite. L’état de l’agriculture est prospère, la condition des cultivateurs bonne, surtout celle des fermiers, qui possèdent même une aisance remarquable. Les ouvriers profitent d’une hausse constante des salaires. Presque partout, en vertu de conventions libres, la corvée a disparu pour faire place au fermage proprement dit, à la rente foncière payée en argent.
On est heureux de constater, par l’exemple récent de la Courlande, les bienfaisans effets de la suppression du servage; c’est là un précédent décisif pour la Russie : elle peut faire plus et mieux que ce qui a été accompli dans les provinces baltiques sans courir aucun danger sérieux. Il ne faut pas se méprendre sur la portée des plaintes nombreuses qui se sont fait entendre au sujet de la condition des paysans, actuellement libres, de la Livonie et de l’Esthonie : cette condition est triste en réalité; mais ce n’est pas la liberté qu’on peut en accuser. Le pays présente peu de ressources; les propriétaires se montrent exigeans, les salaires sont réduits sans que le cultivateur puisse porter ailleurs son industrie et son travail : un élément artificiel de contrainte locale trouble l’équilibre naturel de l’offre et de la demande des bras. Enfin dans ces deux provinces le fermier n’a obtenu sa liberté qu’au prix du droit de possession héréditaire de sa ferme, qui lui était assuré par la coutume et par des lois récentes, et à chaque renouvellement de bail les prétentions du propriétaire se sont accrues. Il y avait pour le cultivateur, en vertu de ces précédens, sinon un droit absolu de co-propriété, du moins un état d’indivision usufructuaire dont on aurait dû tenir compte, comme on a essayé de le faire plus tard. Nous ne prétendons en rien affaiblir les teintes sombres du tableau, mais il est juste d’ajouter que si l’homme subit avec une résignation muette et passive un sort qu’il lui est impossible de changer, la liberté étend à la fois ses désirs et ses espérances. Les aspirations nouvelles des paysans de l’Esthonie et de la Livonie s’expliquent par la liberté même dont ils commencent à subir l’influence; elles viennent de ce qu’ils ont vu un autre horizon s’ouvrir devant leurs efforts, de ce qu’ils peuvent se plaindre et rechercher une condition meilleure.
L’histoire de l’abolition du servage dans les provinces baltiques, loin de fournir des armes aux partisans obstinés du statu quo, est de nature à rassurer les amis de la liberté. Certes les procédés admis en Courlande ne sont pas les meilleurs, et cependant la liberté du travail et des conventions a pu s’y établir avec profit; les corvées ont été progressivement abolies, le système du fermage a conquis du terrain, et le sol, mieux exploité, grâce à la restriction des cultures seigneuriales, s’est prêté à une production plus riche et plus abondante. L’activité individuelle, les lumières et la bonne volonté des propriétaires ont su faire pencher la balance du côté de l’intérêt général. En Livonie et en Esthonie, on a essayé de refaire la loi plutôt que de travailler à modifier les habitudes, on a eu recours au mécanisme des formes, au lieu de faire appel à l’intelligence et à la force morale. Les craintes que pouvaient inspirer une perturbation agricole et les excès d’une population servile rendue à la liberté s’étaient dissipées; il fallait en profiter pour créer de bons rapports avec les paysans. On s’est montré au contraire dur et exigeant à leur égard; les propriétaires ont abusé de la liberté du contrat de ferme et de louage, qui leur donnait non-seulement l’avantage relatif que procurent les lumières et la richesse, mais encore celui d’une prépondérance inévitable sur des fermiers et des ouvriers auxquels il était interdit de quitter la province. En présence d’une pareille condition, le marché cessait d’être libre, et la loi aurait dû stipuler des garanties particulières pour le paysan. Puisqu’on limitait l’application du droit de travailler, cette première propriété de l’homme, il fallait ne pas supprimer tous les moyens mis anciennement en pratique pour sauvegarder la position du cultivateur. On suivit un autre système; de là le mécontentement dont les traces n’ont pas encore disparu.
En 1841, le bruit se répandit que les paysans livoniens qui passeraient au culte grec orthodoxe obtiendraient la permission de s’établir dans d’autres provinces de l’empire. On vit alors des cantons entiers s’agiter pour conquérir la liberté du déplacement au prix de l’abjuration. Des troubles sérieux éclatèrent; ils furent réprimés avec une sévérité excessive. L’année suivante, le landtag livonien entreprit de modifier le statut de 1819. Il remit en vigueur les anciens livrets de ferme, comme maximum des prestations auxquelles les fermiers pouvaient être assujettis, et restitua à la classe agricole le droit d’exploitation exclusive du Bauerland (terre des paysans); mais ces mesures, empreintes de l’esprit féodal de la législation allemande, soulevèrent une vive opposition. De nombreux débats s’engagèrent : il en sortit en 1840 un nouveau code agraire, qui maintint la division du sol en terre seigneuriale (Hofesland) et terre des paysans (Bauerland), en réservant l’exploitation de celle-ci à la classe agricole. On essaya de provoquer la conversion des corvées en redevances pécuniaires, et pour faciliter au paysan l’accès de la propriété, on établit une banque destinée à émettre des lettres de gage pour une fraction de la valeur de l’immeuble acquis. Au moyen de ces titres de crédit, le fermier acquéreur peut désintéresser en partie le vendeur.
Un nouveau code rural fut aussi donné à l’Esthonie en 1856 sur des bases analogues à celles que le statut livonien avait admises en 1849, sauf la fondation des banques. Malgré les incontestables améliorations qu’il consacre, les paysans, surchargés par des contrats à l’égard desquels ils n’ont usé, la plupart du temps, que d’une liberté nominale, continuent de s’agiter; ce sont des difficultés d’un ordre nouveau, indépendantes de la mesure même de l’abolition du servage. Cette réforme, et c’est là le fait capital, s’est accomplie dans les trois provinces avec la plus grande facilité. Par son concours intelligent et actif, la noblesse, surtout celle de la Courlande, eut le mérite de contribuer à cet heureux résultat. Les propriétaires russes doivent voir dans ce précédent un encouragement utile et un gage de succès pour l’avenir. C’est le cas, plus que jamais, de pratiquer la vieille devise : noblesse oblige. Il faut que les intérêts privés et les volontés individuelles sachent se plier aux exigences supérieures de l’intérêt général; ils ne tarderont pas à reconnaître que les inspirations les plus équitables et les plus élevées ouvrent la voie la plus sûre à la grande révolution pacifique qui se prépare. Il faut que l’ordre nouveau ait à son service autant de fonctionnaires gratuits et dévoués qu’il y a de propriétaires animés d’un véritable esprit public et de cette charité évangélique dont ils ne sauraient assez se pénétrer pour relever la condition matérielle et morale des paysans.
On ne rencontre point, du moins dans les vastes provinces de la Grande-Russie, qui sont le cœur de l’empire, cette séparation profonde et ces haines invétérées que créait la diversité des races dans les provinces baltiques. Les paysans, soit par le régime de l’obrok, soit par l’aisance relative qui règne, dans les terres des grands propriétaires, parmi les serfs soumis à la bartchina, sont mieux préparés aux mesures d’émancipation que ne l’étaient les cultivateurs de l’Esthonie et de la Livonie, et les circonstances sont devenues plus favorables. On peut donc agir sans crainte; mais qu’on se rappelle surtout que la liberté du travail ne doit point connaître d’entraves, que l’équilibre équitable des salaires a besoin pour se produire d’une complète facilité de mouvement et de l’égalité des droits. Il ne faut point arrêter par des douanes factices le transport de la plus précieuse des marchandises, le travail de l’homme : l’exemple des provinces baltiques est là pour servir d’avertissement. La population doit avoir la faculté de changer de domicile sans changer de lois; aussi la réforme, pour porter tous ses fruits, doit, comme nous avons déjà essayé de le montrer, s’étendre aux paysans de la couronne comme aux paysans seigneuriaux. Le récent ukase sur les paysans des apanages prouve que l’empereur comprend cette nécessité, et qu’il tend à établir une législation uniforme.
Les provinces baltiques avaient toutefois dans leurs institutions locales une garantie qui manque au reste de la Russie, et dont l’absence peut susciter de graves dangers. L’autocrate règne d’une manière absolue, mais administre peu, heureusement pour le pays. Il faut cependant que celui-ci soit administré sans l’intervention onéreuse et oppressive des employés. La commune, mieux organisée, dégagée de l’élément communiste, et le concours actif des propriétaires actuels devront pourvoir à cette nécessité publique, en produisant quelque chose de correspondant, sinon d’analogue, au self-government des provinces baltiques. Il importe d’éviter avant tout que l’émancipation des paysans serve à multiplier les abus de la centralisation et les excès de l’absolutisme.
L’œuvre accomplie dans les provinces baltiques devait, suivant la pensée d’Alexandre Ier, conduire à la suppression du servage dans les autres parties de l’empire : le tsar n’eut ni l’énergie ni le temps nécessaires pour une pareille entreprise. Il avait, peu de temps après l’émancipation des paysans dans les trois provinces allemandes, réuni un gouvernement russe, celui de Pskov, sous l’autorité du gouverneur-général de ces provinces : on vit dans cette mesure l’intention d’étendre l’application du principe nouveau, en le greffant sur un élément différent. Peut-être l’orgueil russe fut-il blessé de cette assimilation; ceux qui affectent de se poser en patriotes exclusifs ont toujours témoigné beaucoup d’éloignement pour l’influence dominante de la noblesse des contrées qui, bien que réunies de longue date à l’empire, ont conservé une certaine teinte étrangère. C’était le sujet favori d’amères plaisanteries de la part des patriotes russes : l’un d’eux disait qu’à la première promotion il demanderait à être fait Allemand. Le vieux général Y... ne laissait échapper aucune occasion de manifester l’expression de son antipathie; un jour, plaignant le sort d’un général, russe d’origine, qui était attaché à un état-major rempli d’officiers courlandais et livoniens, il s’écria : « Pauvre homme ! il doit être bien ennuyé de se voir le seul étranger au milieu de tous ces messieurs! » C’est sans doute ces susceptibilités qui empêchèrent la Russie d’entrer plus tôt dans la voie que les provinces baltiques ouvraient aux autres régions de l’empire. C’était cependant pour celles-ci le cas de vouloir passer allemandes, afin de ne pas abandonner à des rivaux l’honneur exclusif de l’abolition du servage.
Deux hommes distingués par une haute position et par l’intelligence, le comte (depuis prince) Michel Voronzof et le prince Menchikof, furent animés de cette noble émulation. Ils formèrent une association de propriétaires décidés à donner la liberté à leurs paysans; des signatures nombreuses recommandaient ce projet, accueilli avec faveur par l’empereur Alexandre Ier; mais des alarmes habilement suscitées par des hommes puissans le firent ajourner. M. Tourguenef ne fut pas plus heureux dans ses généreux efforts : un mémoire sur l’abolition du servage, qu’il fit parvenir à l’empereur, avait produit une vive impression, et Alexandre dit en montrant un cachet sur lequel étaient gravées des abeilles autour d’une ruche : « C’était la devise de ma grand’mère, et c’est la mienne; j’ai déjà réuni quelques écrits sur l’esclavage, je choisirai dans ces projets ce qu’il y a de mieux, et je ferai quelque chose. » Ce vœu demeura stérile.
L’empereur Nicolas avait, lui, des idées trop arrêtées et trop entières pour aller au-delà de simples palliatifs destinés à maintenir le servage, en rendant le sort des serfs plus tolérable. Il aurait voulu donner à la production agricole une impulsion plus active, augmenter les ressources matérielles et développer les forces latentes de son vaste empire; mais, incarnation vivante du despotisme, il ne pouvait risquer de faire brèche à un système bâti tout d’une pièce. Aussi son règne devait-il s’épuiser en efforts impuissans pour relever la condition des paysans, alors que le seul moyen efficace était aussi le seul qu’il ne voulût pas admettre, la liberté. Insuffisantes pour amener une réforme sérieuse dans l’organisation rurale, les mesures adoptées ne faisaient qu’irriter les espérances d’affranchissement, et rendaient plus flagrante l’hostilité des intérêts mis en présence. Il y avait des régions où un pareil conflit semblait servir les intérêts d’une politique perfide, et certains hauts personnages, qui acquirent à ce métier une triste célébrité, s’appliquèrent, dans les provinces polonaises réunies à l’empire, à exciter l’animosité des paysans contre les seigneurs, toujours suspects de sentimens patriotiques. C’était manier une arme à double tranchant : on risquait de susciter des idées analogues chez les paysans de la vieille Russie, qu’on voulait maintenir dans la sujétion héréditaire. Il fallut donc modérer ce zèle imprudent; d’ailleurs, même dans les gouvernemens de Kief, de Volhynie, de Podolie, en Lithuanie, il ne s’agissait que des inventaires destinés à fixer les prestations et les redevances des paysans sur des bases nouvelles : il n’était pas question de l’affranchissement.
La tentative la plus remarquable qui signala le règne de Nicolas fut l’ukase de 1842, en vertu duquel devait naître une nouvelle classe de cultivateurs, connue sous le nom de paysans obligés (objazanié krestianié). On prétendait arriver à une forme moins dépendante du travail sans abolir le servage, et il est curieux de voir les précautions méticuleuses dont cette modeste réforme fut entourée. Les anciennes dispositions qu’Alexandre Ier avait prises au commencement du siècle, pour susciter la création d’un ordre de laboureurs libres, servirent de point de départ. Afin de tranquilliser les propriétaires et de les engager à passer des contrats avec leurs paysans, le nouvel ukase décida, dans l’intérêt de l’état, que les terres des seigneurs, un des privilèges de leur noblesse, qui se trouveraient engagées par ces contrats, seraient garanties contre tout ce qui pourrait compromettre la propriété nobiliaire. Il reconnut aux seigneurs, sur les terres concédées, un droit de suprématie « en tout ce qu’elles renferment et produisent à l’intérieur comme à l’extérieur, » et ordonna aux paysans qui recevaient des portions de terrain de reconnaître cette suprématie. Les redevances des paysans au profit des seigneurs pouvaient être stipulées en argent. Si les obligations contractées n’étaient pas remplies, les paysans auxquels on attribuait le nom de paysans obligés étaient contraints de les remplir par voie d’exécution administrative, sous la garantie du chef de la noblesse du district. Les seigneurs conservaient la haute surveillance sur la police des villages; ils avaient la juridiction relative aux délits de peu d’importance et aux contestations entre paysans obligés. Les contrats passés par accord mutuel entre les seigneurs et les paysans devaient être soumis à la sanction du gouvernement. Certes rien de plus modeste qu’une réforme ainsi limitée. A chaque ligne se révèle l’ombrageuse surveillance de l’autorité, et aucune atteinte ne diminue la suprématie de la noblesse. Tout se réduit à substituer à l’arbitraire du seigneur un engagement défini. Cependant l’ukase de 1842 détachait une pierre de l’ancien édifice du servage; cela suffit pour propager de vives inquiétudes. Le grand-maître de police de Saint-Pétersbourg se hâta de publier une circulaire du ministre de l’intérieur, curieux témoignage des terreurs soulevées par la seule pensée de toucher à l’ordre de choses établi. Ce document commence par donner le modèle des contrats que les seigneurs pourront (d’après leur libre arbitre!) passer avec les paysans, et il se hâte d’ajouter que l’ukase du 2 avril ne renferme rien de nouveau. « Ce n’est, dit-il, que le développement et le complément des règles établies dans l’ordonnance du 20 février 1803, relatives aux laboureurs libres, et il ne concerne que les règles d’après lesquelles les paysans s’engagent, vis-à-vis de leurs maîtres, à des redevances déterminées. » Le ministre Perovsky insiste sur ce que rien n’oblige les seigneurs à suivre les indications de l’ukase, leur volonté faisant seule loi à cet égard. S’ils consentent à passer un contrat, les terres sur lesquelles les paysans sont établis, et qu’ils continueront à détenir, restent comme auparavant une propriété nobiliaire. Quant aux rapports entre les seigneurs et les paysans qui n’auront point passé de contrat, ils ne doivent éprouver aucun changement. Et la circulaire ajoute ces paroles significatives : « Chercher dans le présent ukase ou porter les autres à croire qu’il s’y trouve une autre signification serait un crime. » Aussi l’empereur ordonna aux gouverneurs militaires et civils de veiller avec soin à ce qu’il ne fût fait aucune fausse interprétation, comme par exemple celle de l’affranchissement des paysans. Ceux qui propageraient ces bruits dangereux seraient livrés à la rigueur des lois. Il leur recommanda également de veiller à ce que les paysans demeurassent dans l’obéissance et sous le pouvoir légitime de leurs seigneurs.
La réforme, si timidement limitée, aboutit, comme on pouvait s’y attendre, à un avortement complet. Si l’on en excepte la terre de Murino, propriété du prince Michel Voronzof, ce zélé partisan des idées d’émancipation, et le gouvernement de Podolie, où le souvenir d’institutions analogues facilita l’application de l’ukase de 1842, celui-ci demeura une lettre morte. L’esprit qui souffla sur l’Europe en 1848, loin d’amener l’empereur Nicolas à quelque large mesure en faveur des paysans, ne servit qu’à l’immobiliser dans un système d’opiniâtre résistance contre tout ce qui pouvait ressembler au progrès. La question des paysans semblait donc complètement mise de côté, lorsqu’éclata la guerre d’Orient.
Cependant, lorsqu’une idée est mûre, ce qui semble lui nuire la sert en réalité. Les demi-mesures essayées de temps à autre avaient prouvé l’inefficacité de tout système qui n’adopterait point nettement pour point de départ le grand principe de la liberté humaine. Les événemens de ces dernières années avaient mis en relief la puissance matérielle et morale des peuples de l’Occident. On avait pu juger de la force que donne la virile gymnastique de la liberté. Aussi, quand la noblesse de Lithuanie, à laquelle le gouvernement demandait : «Voulez-vous améliorer le sort de vos paysans? » répondit tout d’une voix : « Nous voulons les affranchir, » le voile se déchira. La parole suprême avait retenti, et Alexandre II sut comprendre que l’intérêt de son empire, d’accord avec les inspirations de la justice et de la morale, réclamait l’abolition du servage.
Il ne suffit pas de donner à l’homme le précieux attribut moral de la liberté, il faut qu’il puisse en même temps acquérir, s’il est permis de s’exprimer ainsi, l’enveloppe matérielle dans laquelle le droit se réalise, la propriété, ce prolongement de l’homme dans la nature, ce complément nécessaire de son être. C’est par la propriété que l’idée de liberté prend corps et qu’elle pose le pied sur la terre. Qu’on ne se méprenne point d’ailleurs sur notre pensée : ce terme de propriété que nous employons ici n’a pas la signification étroite d’un coin du sol qui serait assigné à chaque habitant, il signifie pour nous que l’homme s’appartient à lui-même, et qu’il fait siens les fruits de son activité; il n’est autre chose que la face matérielle de la liberté. Aussi tout régime qui, sous prétexte de répudier l’esclavage, enchaîne la libre disposition des forces et le libre usage des résultats obtenus, qui détruit la responsabilité des actes en absorbant l’individu au profit de la communauté, qui prétend garantir l’homme contre les mauvaises chances en lui enlevant les avantages qu’un effort intelligent peut conquérir, en un mot tout système de tutelle permanente ne peut engendrer qu’une éternelle enfance. Le mal dont souffre le peuple russe est un legs de la servitude et de l’absence du droit de propriété; pour guérir ce mal, il faut rendre à la fois la liberté à l’homme et à la terre, c’est-à-dire assurer à chacun la pleine disposition de ses forces et de ses facultés naturelles, et ouvrir à tous le libre accès de la possession permanente du sol. On se fait une singulière idée de la propriété et de ses bénéfices matériels et moraux, si l’on croit pouvoir la décréter : ce qu’il faut, c’est écarter tout obstacle qui empêche de la conquérir; elle devient ainsi le plus énergique complément de l’activité humaine et le plus solide levier de la puissance morale, à la condition de représenter l’effort et le sacrifice.
Au moment d’aborder l’examen des mesures projetées en Russie à l’occasion de la suppression du servage, nous avions besoin de poser ces principes : ils nous mettront en garde contre tout ce qui, sous prétexte de relever le faible et de lui prêter assistance, ne ferait que le maintenir dans un état de déchéance morale ; ils nous serviront à déchirer le masque sous lequel les décevantes promesses d’un communisme plus ou moins mitigé tendraient à conserver le despotisme le plus dur sous les faux dehors de la liberté. La vieille maxime de droit : suum cuique tribuere, qui était comme un avant-coureur de la parole évangélique, suffit pour frayer la voie aux solutions justes, les seules qui puissent être utiles et fécondes. Le principal point en litige, c’est la possession du sol, car, on doit le dire à l’honneur du gouvernement russe et de la nation, la question est vidée en ce qui concerne l’émancipation de l’homme. C’est même ce qui donne aux débats engagés en ce moment un caractère particulier. L’acte de morale et de justice dont l’apparition lointaine excitait encore hier, l’ukase de 1842 le prouve suffisamment, tant de terreur, tout le monde en proclame l’indispensable nécessité. L’émancipation des serfs est désormais une cause gagnée sans appel; mais la servitude et le communisme agricole ont formé la clé de voûte du régime autocratique en Russie, de ce bâtiment dont, pour parler comme Montaigne, toutes les pièces sont si bien jointes ensemble qu’on ne saurait en déranger une sans que tout le reste ne s’ébranle. Avec la suppression du servage, ce n’est pas seulement un triste régime d’exploitation de l’homme qui finit; c’est un nouvel ordre de choses qui commence : novus rerum nascitur ordo. On ne saurait briser la chaîne qui a si longtemps rivé le paysan à la glèbe sans que, de proche en proche, un nouvel esprit ne pénètre toutes les couches sociales. D’autres devoirs vont naître pour le gouvernement à mesure que d’autres perspectives vont s’ouvrir pour la nation. La Russie va entrer dans une phase nouvelle de la civilisation; elle n’arriverait à rien de sérieux en faisant seulement table rase : si d’une main on détruit les abus, il importe que de l’autre on élève les garanties sans lesquelles il ne saurait y avoir ni liberté, ni propriété. La loi, dit Montesquieu, est le palladium de la propriété; si l’œuvre produite appartient à l’homme, parce que l’homme est maître de lui-même, un pouvoir tutélaire est nécessairement appelé à veiller à ce que chacun respecte ce qu’il doit aux autres, afin que les autres respectent ce qui est dû à chacun. Ce pouvoir se manifeste par l’exacte application de la loi, par la justice équitablement distribuée dans un état que vivifie une administration intelligente et probe, et que protège une police vigilante sans être oppressive. Aujourd’hui la justice, l’administration et la police se relient en Russie au pouvoir seigneurial, qui les concentre la plupart du temps entre les mains du propriétaire, en simplifiant singulièrement la tâche de l’autorité. Cet immense empire, soumis à la volonté absolue d’un autocrate, est heureusement fort peu administré jusqu’ici, et recueil le plus périlleux qui le menace, c’est celui de la bureaucratie. Si l’on n’y prend garde, tout le résultat utile de la grande mesure de l’émancipation des paysans peut se trouver ainsi détourné de son but; il faut éviter que la concussion et l’arbitraire du tchinovnik n’occupent un terrain désormais affranchi du servage, et on n’y arrivera qu’en réveillant la vie morale. Rien de plus périlleux qu’un état de choses qui fait du pays tout entier un ensemble mécanique de rouages et de forces, où l’on ne pratique qu’un droit, celui du commandement, qu’un devoir, celui de l’obéissance. L’absence de toute volonté active de la part des masses, c’est toujours, de quelque nom qu’on l’appelle, de quelque voile qu’on la couvre, la servitude. Or l’instrument le plus éprouvé de cette servitude, c’est un régime qui couvre le pays tout entier d’un vaste réseau d’agrégations forcées, où nul ne pense, n’agit, ne possède, ne vit par lui-même; c’est la commune russe dans sa forme actuelle, qui étouffe le libre développement de la personnalité humaine.
Signaler le péril, c’est montrer le remède : au lieu de confisquer l’individu, il faut lui donner cette énergie vitale qui seule surmonte tous les obstacles ; il faut exciter les instincts moraux, au lieu de s’absorber dans le soin de pourvoir uniquement aux besoins matériels; il faut rompre les habitudes de passivité et d’inertie. Au lieu de condamner l’homme à n’être qu’un rouage, il faut l’appeler sur le terrain solide de l’activité personnelle, où la responsabilité des actes fait naître la prévision de l’avenir. — D’accord, dira-t-on; la propriété possède ce merveilleux privilège de retremper l’énergie morale de l’homme; il faut donc le rendre propriétaire, il faut lui donner le sol qu’il a si longtemps arrosé de ses sueurs. Rien de plus simple en apparence que de couper ainsi le nœud gordien. S’il ne s’agissait, pour résoudre utilement le problème, que d’enlever aux uns pour donner aux autres, le procédé ne demanderait guère de frais d’études ni d’imagination; seulement il risquerait fort de ruiner ceux qu’on voudrait dépouiller, sans beaucoup profiter à ceux qu’on prétendrait gratifier. La propriété n’agit comme force morale que si elle demeure la haute expression du droit. Des mesures de spoliation seraient un triste préambule de réforme; réparer les fautes du passé sans porter atteinte aux principes sur lesquels doit se fonder l’avenir, telle est la question véritable : elle exige que l’on concilie les intérêts en ménageant à tous les droits une satisfaction légitime. Que rien ne soit négligé, que tout soit mis en œuvre pour faciliter au paysan les moyens de devenir propriétaire, rien de mieux, s’il lui faut pour cela autre chose qu’une convoitise avide, si, au lieu de s’emparer du bien qu’il désire, il doit l’acquérir. Il en comprendra mieux le prix et en tirera un meilleur parti quand la possession sera pour lui le fruit d’un effort libre, au lieu d’être le résultat d’une règle arbitraire, et quand il pourra profiter de l’impulsion que les hommes plus riches et plus éclairés sont appelés à donner; ceux-ci paieront en lumières ce qu’ils recevront en services.
Le rescrit impérial daté de Tsarkoë-Selo le 20 novembre (2 décembre) 1857 pose les premières bases de l’émancipation; il constate quel a été le point de départ de cette grande mesure. Des comités spéciaux institués dans les gouvernemens de Vilno, Kovno et Grodno, et composés des maréchaux de la noblesse et de quelques autres propriétaires, avaient été chargés d’examiner le règlement des inventaires[16] en vigueur dans ces provinces. Ces comités, au lieu de se borner à des termes moyens en réglant les conséquences de la servitude, demandèrent au gouvernement la permission de mettre fin à tous les arrangemens arbitraires, onéreux à la fois pour le seigneur et pour le paysan, en adoptant la mesure suprême de l’abolition du servage. L’empereur, « approuvant pleinement ces intentions comme étant conformes à ses vues et à ses désirs, » autorisa la noblesse des gouvernemens de Kovno, Vilno et Grodno à procéder à l’élaboration des mesures nécessaires pour la mise à exécution des projets des comités, pourvu que l’œuvre fût accomplie progressivement, afin de ne pas troubler l’organisation économique actuellement en vigueur dans les propriétés de la noblesse. Le rescrit ordonne aux gouverneurs des provinces de veiller à ce que les paysans restent soumis aux propriétaires et à ce qu’ils n’ajoutent aucune foi aux insinuations malveillantes et aux bruits erronés qui pourraient se produire. L’empereur pose comme bases de la réforme les conditions suivantes : « Le propriétaire conserve son droit de propriété sur toute sa terre, mais les paysans conservent l’enclos de leur habitation, qu’ils ont le droit d’acquérir en toute propriété, moyennant rachat, payable en un terme fixe; ils ont de plus la jouissance de la quantité de terrain nécessaire, selon les conditions locales, pour assurer leur existence et leur donner le moyen de satisfaire à leurs obligations envers l’état et envers le propriétaire. En compensation de cette jouissance, les paysans sont tenus soit de payer une redevance au propriétaire, soit de travailler pour lui.» Ces conditions furent exposées en détail dans une circulaire explicative du ministre de l’intérieur[17], et le rescrit impérial adressé aux gouvernemens de la Lithuanie fut bientôt suivi d’un document analogue, adressé au gouverneur-général de Saint-Pétersbourg en date du 5-17 décembre 1857. Il est à remarquer que dans la missive du ministre de l’intérieur, destinée à expliquer le premier rescrit, on ne parle plus de l’abolition du servage, mais seulement de la future organisation des paysans seigneuriaux, réglée d’après les principes énoncés par l’empereur. On évite avec soin de prononcer le mot de liberté (vola-svoboda), comme si l’on admettait les appréhensions de M. Schedo-Ferroti[18], qui regarde la libération des paysans comme une mesure aussi périlleuse que le serait l’éclairage au gaz d’une poudrière. Suivant lui, il faut arriver à donner la liberté sans parler de liberté : triste fruit de la servitude, qui fait trembler devant un mot et condamne à des subterfuges de langage ceux-là mêmes qui veulent l’émancipation.
Une différence importante à noter entre le second rescrit et le premier, c’est qu’on y fait intervenir d’une manière plus directe la commune (mir):, elle peut racheter les enclos; la terre allouée en usufruit aux paysans devra rester pour toujours à la disposition de la commune, et il sera impossible de l’échanger, en tout ou en partie, sans s’être assuré le consentement de la commune et l’autorisation des tribunaux de districts. Pendant la durée de l’état transitoire, les paysans ne pourront quitter leurs villages sans la permission de la commune et du propriétaire. Le principe russe, qui est inconnu en Lithuanie, se manifeste encore dans les dispositions relatives aux lots de terre. Il faudra conserver à chaque famille le droit à un certain lot de terrain, sans porter atteinte à l’organisation de la commune, et en tâchant d’éviter de trop fréquens partages et échanges de ces lots. Le principe communiste, quoique atténué dans son influence, continue à dominer le droit individuel. Celui-ci commence cependant à se révéler, alors qu’on indique comme indispensables à établir : les droits du chef de chaque famille de paysans, le droit de succession relativement aux endos et aux lots de terrains alloués à chaque ménage (tiaglo), ainsi que les conditions de partage entre les membres de chaque famille.
Pour mieux saisir l’ensemble des vues du gouvernement russe, il faut étudier les divers projets et instructions qui ont complété les indications contenues dans les rescrits impériaux. Presque tous les gouvernemens de la Russie ont successivement demandé et obtenu l’autorisation de former des comités appelés à se prononcer sur la question des paysans, mais aucun nouveau principe n’a pris place dans les ordonnances qui statuent à cet égard. Il a été créé à Pétersbourg un comité central d’émancipation, où siègent le grand-duc Constantin, le prince Orlof, Jacques Rostovtsof (le principal promoteur de cette grande mesure) et beaucoup d’autres éminens personnages. Ce comité, pour imprimer une action uniforme aux travaux des comités provinciaux, a publié un programme étendu qui précise toutes les questions à résoudre.
Les travaux des comités de la noblesse, établis dans les gouvernemens de l’empire pour l’amélioration de la condition des paysans seigneuriaux, se trouvent divisés en trois périodes. Dans la première, on doit rechercher les moyens propres à améliorer la condition des paysans et rédiger un projet de règlement. Comme point de départ, le comité demande des relevés statistiques quant au nombre et à la condition des paysans, à l’état des enclos, à l’étendue de chaque propriété seigneuriale, à la répartition des dépendances territoriales entre les propriétaires et les paysans, à l’estimation des terres, enclos et redevances. Les travaux définitifs des comités provinciaux pendant cette première période, consistent dans l’élaboration d’un état général de la situation actuelle des propriétés seigneuriales, avec un examen de tous les points qui doivent entrer dans le projet de règlement. Au bout de six mois, chaque comité, après avoir consigné ses observations dans des procès-verbaux, doit les exposer dans un mémoire spécial, sous le titre de « aperçu des bases qui ont été admises pour l’élaboration du règlement sur l’amélioration de la condition des paysans seigneuriaux. »
Le programme commence par indiquer, comme première étape, le passage des paysans de la condition du servage à la condition de paysans temporairement obligés. Cette idée, analogue à celle de l’ukase de 1842, serait généralisée et servirait à ménager l’époque de transition. L’essentiel, c’est que le servage personnel serait aussitôt aboli dans toutes ses conséquences civiles, et que les paysans seigneuriaux seraient appelés à jouir de tous les droits personnels et de propriété qui sont accordés aux autres classes imposées de l’état (podatnye soslovia). Tel a été déjà l’effet des décisions récemment prises par Alexandre II à l’égard des paysans des apanages et des châteaux impériaux. Sans devenir encore citoyen libre, maître de ses droits comme de sa personne, le paysan cesse ainsi d’être une chose pour devenir un homme; mais les paysans temporairement obligés continueraient pendant l’époque de transition à être attachés à la terre: il leur serait défendu de passer d’un endroit à un autre par communes ou par villages entiers, et ils devraient accomplir des conditions définies pour entrer individuellement ou par familles dans d’autres classes sociales. Ici se reflète vivement le krepostnoï pravo, sur lequel se fonde le servage russe.
Quant aux propriétaires actuels, le programme s’attache à ne laisser subsister aucun doute sur le maintien de leurs droits territoriaux; il pose en principe l’inviolabilité des droits de propriété sur la terre, la liberté de l’organisation économique, le droit d’hypothèque et de vente, et les droits des propriétaires sur les richesses minérales, les forêts et les eaux dans toutes les terres composant leur propriété, excepté dans les enclos rachetés par les paysans. On rencontre ici la preuve que cette attribution du droit absolu de propriété ne tient pas à une idée bien nette dans l’esprit des auteurs du programme, ou bien qu’ils entendent distinguer toujours entre la propriété nobiliaire, seigneuriale, et celle qu’il va être permis au paysan d’acquérir. Or la distinction de la nature de la possession suivant la qualité de la personne à laquelle appartient la terre ne peut conduire à aucun résultat utile : on s’engage ainsi dans la voie où les provinces baltiques ont rencontré tant de mécomptes. Autant il nous paraîtrait mauvais d’user d’arbitraire vis-à-vis des seigneurs, autant il nous semble indispensable d’ouvrir largement à tous l’accès d’une propriété placée sous l’empire d’une loi uniforme. Posez le principe de la liberté de l’homme et de la liberté de la terre, et le travail intelligent des générations saura faire son œuvre[19]. L’égalité des terres de toute origine et la liberté d’en disposer, telles sont les deux assises fondamentales sur lesquelles doit reposer le nouvel ordre de choses, qui inoculera dans toutes les âmes l’amour de l’ordre et du travail, et propagera les sentimens véritablement conservateurs que fait naître la propriété légitimement acquise.
Les rescrits impériaux et le programme du comité central placent dans une catégorie distincte l’habitation et l’enclos des paysans, en donnant à ceux-ci le droit de les racheter. L’expression paraît peu exacte et le droit mal défini. La faculté d’acheter la terre doit être ouverte à tout le monde, sans se limiter à l’enclos. C’est qu’il y a autre chose dans la pensée du gouvernement : il s’agit d’attribuer au paysan la jouissance héréditaire de l’habitation et de l’enclos moyennant le paiement d’une redevance correspondante à l’évaluation de ce bien particulier, et de constituer au profit du seigneur une rente foncière, toujours rachetable au moyen du paiement du capital. On a voulu, en conservant au paysan la jouissance de sa demeure et du jardin contigu, empêcher le déplacement des populations, et, tout en cessant de les attacher à la glèbe par la chaîne de la servitude, les relier par le puissant attrait de la propriété. La distinction faite entre l’enclos et le reste des terres dévolues aujourd’hui aux paysans contre des prestations diverses est une réminiscence involontaire de la terre salique, ce point de départ de la propriété privée chez les Germains. L’intention est bonne, surtout lorsqu’on écarte la fausse idée d’attribuer à la commune la propriété de l’enclos et de réduire à une possession précaire le droit de l’obligé; tout ce qui pourra inoculer chez les serfs le sentiment du droit individuel sera le levier le plus puissant du progrès véritable. Ici encore plus de confiance dans la liberté des transactions fermement maintenue ne serait pas hors de saison. Ce que les propriétaires redoutent par-dessus tout, c’est de manquer de bras; d’un autre côté, le paysan aura peine à comprendre qu’il doive acheter la chaumière qu’il a bâtie, le petit jardin qu’il a planté, et dont une tolérance séculaire de la part du seigneur l’avait habitué à se regarder comme maître absolu. Dans cette situation, rien de plus simple qu’une concession de la part du propriétaire, qui, pour conserver à la terre cultivable les fermiers et les ouvriers nécessaires, ne se montrera guère exigeant sur le prix de la demeure.
L’intérêt des propriétaires leur conseille hautement de maintenir aux paysans, même sans indemnité aucune, la jouissance de l’habitation, et de se montrer fort réservés dans la fixation de la redevance pour l’enclos. Le véritable contrat de bail s’appliquera au reste des terres, dont les cultivateurs paieront le prix soit en argent, soit au moyen de prestations en nature. Il serait impossible d’exclure celles-ci, car le plus souvent le paysan n’aura pas de ressource plus disponible que ses bras pour s’acquitter vis-à-vis du propriétaire; mais il faudrait que le travail à la tâche pût se généraliser et prendre la place du travail à la journée, afin d’empêcher le gaspillage des forces et la perte du temps. Il faudrait aussi adopter un principe analogue à celui qui, en France, déclare rachetables, moyennant un prix fixé chaque année, les prestations personnelles pour la construction des chemins vicinaux.
La suppression du servage ne présente qu’un seul danger sérieux, sur lequel insistent M. Schedo-Ferroti et beaucoup d’autres écrivains qui regardent cependant la libération des paysans comme inévitable en Russie. Comme les redevances payées et les prestations accomplies ont pesé jusqu’ici sur l’homme au lieu de reposer sur la terre, il en résulte que l’homme, une fois affranchi, est porté à croire qu’il ne doit plus payer aucun cens, ni faire aucun travail au profit du seigneur. Rivé à la glèbe, il s’est identifié avec elle; privé du droit de la quitter, il y a pris racine. Le plus difficile sera de lui expliquer que, libre de sa personne, il devient étranger au sol, que la terre ne lui a jamais appartenu, alors qu’il appartenait lui-même à la terre, et qu’il doit désormais pour en jouir l’acheter ou la louer moyennant un prix fixé en argent ou en travail. Ce qu’il a nommé jusqu’ici sa cabane, son jardin, ce qu’il a recueilli par héritage ne saurait lui échapper sans exciter de vives réclamations. Quant au champ, la possession moins personnelle des lots, assujettis à des mutations fréquentes, a rendu le sentiment du mien moins vivace à cet égard, surtout dans la Russie proprement dite[20]. Les rescrits et le programme impliquent donc l’idée d’une sorte de copropriété du paysan sur la cabane et sur l’enclos, d’une indivision héréditaire à laquelle le rachat viendrait mettre un terme. Rien de plus délicat que cette matière, à laquelle il ne faut toucher qu’avec les plus extrêmes ménagemens, afin d’éviter une funeste méprise sur la portée de la mesure. La période de transition doit principalement servir à faire naître de nouvelles habitudes, à substituer des transactions librement consenties à l’empire de la contrainte servile.
Ici deux obstacles se présentent, et ils viennent tous deux d’une défiance extrême à l’encontre de la liberté. Que faut-il pour qu’il s’établisse un équilibre exact entre le travail et sa récompense? Il faut que le travailleur puisse se déplacer. Que faut-il pour que la terre obtienne un prix en rapport avec les ressources qu’elle fournit? Il faut qu’elle puisse passer sans obstacle de main en main. Or d’un côté les projets élaborés par le comité central prétendent assujettir la migration des cultivateurs au consentement de la commune et du seigneur, ce qui, on l’a vu, maintiendrait en réalité le krepostnoï pravo, et ferait dégénérer l’émancipation promise en une sorte de chimère. D’autre part, la terre, une fois allouée aux paysans, tombe dans le domaine de la commune; elle ne peut plus être réunie aux possessions seigneuriales. De cette distinction, que nous avons déjà rencontrée dans les provinces baltiques, naissent l’immobilité et la défiance; le propriétaire recule devant une concession qui change la nature de son droit sur la terre, et qui l’empêche de la reprendre quand les engagemens ne sont pas remplis; le paysan de son côté s’accoutume à regarder comme irrévocablement acquis ce qui ne lui appartient que moyennant la fidèle exécution du contrat. Le danger est bien plus grand encore, lorsque par crainte des exécutions individuelles on met en avant le principe de la solidarité communale, aussi bien pour les redevances envers l’état que pour les redevances envers les propriétaires. La facilité apparente que réserve cette garantie commune fait oublier qu’il s’agit de sortir du régime impersonnel qui a si longtemps engourdi toutes les ressources matérielles et toutes les forces morales du pays. Si la suppression du servage ne devait conduire qu’à une autre forme du communisme, il vaudrait mieux conserver l’état de choses actuel, car le régime patriarcal du seigneur est moins lourd que le régime oppressif et avide de l’employé (tchinovnik) vis-à-vis d’hommes que la négation du droit individuel maintient dans un état d’éternelle enfance. Si les serfs qu’on voudrait affranchir sans leur donner le principal attribut de la liberté ont besoin d’une tutelle, mieux vaut le patronage du propriétaire, qui doit aide et assistance aux malheureux, que celui de la bureaucratie; mais autre doit être le but de l’abolition du servage, si l’on veut à la fois servir le progrès matériel et l’élévation morale de la nation. Plus les institutions du passé entraînent l’organisation rurale sur la pente du communisme, plus il faut s’appliquer à la ramener sur le terrain solide de la propriété privée et de la responsabilité individuelle.
Dans les mesures à prendre, les moyens adoptés peuvent différer selon les localités, car le vaste empire de Russie présente de nombreuses variétés de civilisation et de développement matériel. Pourtant, si l’on veut une émancipation sérieuse, il importe de se rattacher à des bases fondamentales qui ne sauraient changer. Pour les avoir méconnues en partie, les provinces baltiques n’ont accompli qu’une réforme bâtarde. Avant tout, le krepostnoï pravo, qui fixe le paysan sur la glèbe, doit être radicalement aboli; sans la faculté légale de migration, il est impossible qu’une légitime rémunération soit acquise au travail. Il est à peine besoin d’ajouter que le paysan affranchi doit jouir de tous les droits civils, de famille et de propriété. D’un autre côté, la terre doit être libre comme ceux qui l’habitent; elle doit se prêter à tous les contrats de louage et de vente, passer de main en main en vertu de transactions régulières, se diviser et se reconstituer à volonté, en harmonie avec les convenances locales et les avantages que l’intérêt personnel est le plus habile à discerner. Beaucoup de ceux qui se rejettent vers les périlleuses chimères de la jouissance commune du sol ont l’esprit troublé par deux craintes également vaines : celle du morcellement et celle du prolétariat. Nous n’entendons point répéter ici ce qui nous semble avoir été surabondamment démontré dans la Revue[21]. Le mouvement libre de la propriété obéit à une tendance de concentration qui balance même la loi toute démocratique de l’égale division des héritages. Quant au prolétariat, c’est bien le cas de rappeler cette pensée de Montesquieu : «On n’est pas pauvre parce qu’on ne possède rien, mais parce qu’on ne veut pas travailler. » En Russie surtout, où le travail rencontre d’immenses espaces qui le sollicitent et lui promettent ample récompense, la première, la plus féconde des propriétés est celle des bras gouvernés par une intelligence active. Dans un pays où ce n’est pas la terre, où ce sont les bras qui manquent, on est sûr de voir, suivant la pittoresque expression de Cobden, l’entrepreneur courir après l’ouvrier et non l’ouvrier après l’entrepreneur; les propriétaires rechercheront les fermiers : la liberté des transactions ne peut donc que profiter à ceux-ci. On n’a pas besoin de moyens et d’arrangemens factices pour empêcher le prolétariat; il suffit de la liberté et de la justice.
Cependant cette préoccupation domine les esprits : la plupart de ceux qui ont étudié la question de l’émancipation redoutent l’affranchissement pur et simple, sans la propriété de la terre acquise aux paysans; ils demandent l’affranchissement avec la terre, c’est-à-dire qu’ils proposent de déclarer les serfs russes propriétaires de tout ou partie du sol qu’ils cultivent aujourd’hui, avec ou même sans indemnité pour le seigneur. Là se concentre tout le côté pratique de la question : ceux qui s’évertuent à prouver que le travail libre vaut mieux que le travail esclave, et que l’on doit mettre un terme à la propriété de l’homme sur l’homme, se donnent, on peut le dire, une peine fort inutile. Personne ne conteste ces vérités, et tout le monde est prêt en Russie à les mettre en pratique. On doit saluer avec joie cette manifestation éclatante de l’esprit public; pourvu que la liberté de l’homme soit garantie, le reste viendra. On peut agir avec plus ou moins de prudence, avec plus ou moins de précipitation; on peut commettre des erreurs dans les arrangemens matériels, et il serait utile de les éviter : le point capital est acquis, à la condition néanmoins qu’on évite de tomber de Charybde en Scylla, de la servitude dans le communisme.
Des rescrits impériaux et le programme du comité central exigent qu’un certain lot de terre, suffisant pour assurer au cultivateur sa subsistance et le paiement des charges fiscales, lui soit réservé en usufruit, moyennant une redevance payée en argent (obrok) ou une prestation de travail. Il paraît que dans le gouvernement de Saint-Pétersbourg le comité provincial a fixé à neuf dessiatines (un peu moins de dix hectares) la quantité de terre allouée par ménage de paysans contre une prestation de vingt jours de travail par dessiatine, c’est-à-dire cent quatre-vingts jours de travail par an[22]. Nous n’entendons nullement apprécier en ce moment la charge qui résulte de cette fixation, nous nous bornons à constater un fait. La redevance, qu’elle soit exigée en travail[23] ou en argent, repose sur la terre et non sur l’homme; elle correspond à un avantage matériel assuré au cultivateur, elle ne grève plus l’âme. C’est le résultat d’un contrat de bail, d’une nature exceptionnelle, il est vrai, mais qui repose sur l’échange entre la terre livrée au travail personnel et le prix de cette jouissance.
La tendance à laquelle le gouvernement russe semble obéir se résume dans ces paroles du rescrit impérial adressé au gouverneur de Saint-Pétersbourg : « La noblesse a manifesté le désir d’améliorer et de fixer le sort des paysans, en déterminant clairement leurs obligations et leurs rapports avec le propriétaire. » Il s’agirait donc simplement de substituer aux redevances arbitraires une sorte d’abonnement, et de prendre l’étendue de la terre donnée en usufruit pour base de l’évaluation des charges. Une pareille mesure a une importance qu’on aurait tort de dédaigner, mais elle ne saurait être que transitoire. Pour devenir le complément normal de l’émancipation, elle doit être complétée elle-même par l’attribution individuelle du sol et par la faculté de rachat ouverte au paysan. Des institutions de crédit fortement organisées pourraient faciliter le paiement du prix, en avançant contre une hypothèque valable une portion des sommes nécessaires ; le surplus serait le fruit du travail et de l’épargne du cultivateur. De cette manière seulement on arrivera à constituer sur une base solide la petite propriété. Cependant un pareil contrat de bail ne saurait, au-delà de la période transitoire, être imposé au cultivateur, qui doit demeurer libre d’y renoncer et de porter ses bras ailleurs. Il est de l’intérêt de la noblesse, seule propriétaire aujourd’hui, de se montrer très large, très accommodante dans la fixation du montant des redevances, et de faciliter au cultivateur les moyens d’acquisition. Du moment où celui-ci saura qu’il s’assure la possession permanente du lopin de terre qu’il cultive et qu’il pourra en user et en disposer à volonté, il sera facile de lui faire comprendre et accepter des conditions équitables : une fois la période de transition accomplie, c’est la liberté des conventions de travail, de bail et d’aliénation qui doit seule dominer; elle pourvoira à toutes les nécessités.
D’autres solutions ont été mises en avant; partis de points tout à fait différens, les hommes qui redoutent l’abolition du servage et ceux qui s’en disent les promoteurs les plus déterminés ont proposé de couper court à tout rapport ultérieur entre le seigneur et le serf émancipé, en attribuant à celui-ci la propriété de la terre et en assurant au propriétaire actuel une indemnité pécuniaire. Les uns font intervenir l’état au moyen d’une vaste mesure d’expropriation, les autres bâtissent une immense institution de crédit foncier, se posant comme intermédiaire entre les seigneurs et les paysans ; mais tous admettent une indemnité représentative de la valeur du sol qui doit se traduire en un effet public portant intérêt et remboursable dans une période déterminée par le jeu de l’amortissement. Ce plan gigantesque pêche singulièrement par la base. On trouve commode de briser sans retour tous les anciens rapports, tandis qu’il s’agit de les délier, de les transformer de manière que la masse de la population trouve des protecteurs et des guides dans ceux qui ont été ses maîtres absolus. La contrainte est toujours mauvaise : ouvrez au cultivateur une libre carrière, facilitez-lui les moyens d’arriver à la propriété, rien de mieux; mais ne le forcez pas à devenir propriétaire, s’il trouve plus d’avantage à d’autres combinaisons. Tant que les ressources du paysan sont nulles ou extrêmement restreintes, ne l’obligez pas à joindre au prix du bail un surcroît destiné à l’amortissement, car l’avenir lui sourit mieux que le présent et lui promet des points d’appui qui lui manquent maintenant. Ici encore le grand art de la politique consiste à respecter la liberté des résolutions : aidez à faire sans contraindre.
D’ailleurs, bien que nous vivions à une époque où l’on a pris l’habitude de remuer, surtout sur le papier, les centaines de millions et les milliards, la circulation soudaine d’une masse d’effets, dont les promoteurs de cette idée estiment eux-mêmes le montant à 8 milliards de francs en acceptant les évaluations les plus réduites, nous reporte nécessairement par la pensée aux mandats territoriaux et aux assignats de la révolution française. La terre ne saurait être monnayée, elle est une machine à capitaux, puisqu’elle produit les premiers élémens de l’épargne ; mais elle n’est pas elle-même un capital : vouloir la mobiliser, c’est courir au-devant d’une inévitable catastrophe. Les institutions de crédit foncier, sainement comprises, mobilisent le crédit de la terre en fournissant une garantie complète aux capitaux, qu’elles dirigent vers le sol, mais qu’elles ne créent pas, et qui doivent exister comme fruit du travail des générations. Il faut donc, tout en laissant place aux améliorations futures, faire cadrer les émissions avec les ressources acquises; autrement on arriverait à déprécier, à avilir le cours des valeurs imprudemment multipliées. Ces valeurs, pour être admises par la confiance publique, doivent reposer sur un gage certain, facilement appréciable, facilement réalisable, d’un prix de beaucoup supérieur au montant nominal du titre, et d’un revenu assuré. Ces conditions réunies ont fait la fortune des institutions de crédit foncier de l’Allemagne et de la Pologne. Il suffit de les connaître pour voir que l’indemnité des propriétaires ne saurait être réglée de cette manière. Elle devrait en effet représenter, non une fraction, mais le total du prix de la terre cédée au paysan, ce qui entraînerait la dépréciation forcée de la valeur fiduciaire. Il serait inutile d’examiner le remède indiqué par ceux qui oublient que le cours forcé, loin de couper court à un pareil embarras, serait le signal d’un véritable cataclysme financier, où viendraient s’abîmer la fortune publique et l’aisance des classes laborieuses. Les propriétaires, désireux de sortir d’embarras en liquidant la situation présente au moyen de l’indemnité, n’arriveraient donc qu’à une périlleuse déception; quant aux cultivateurs, ils comprendraient plus difficilement la charge obligatoire d’une redevance cumulée avec l’amortissement que la charge simple du loyer de terre dont l’acquisition leur serait ouverte à l’amiable. Sans doute, pour ces arrangemens libres, une institution de crédit territorial pourra intervenir utilement afin de fournir une partie du capital; mais il faut qu’une autre partie provienne des ressources accumulées par le cultivateur lui-même, et l’on ne peut condamner cette nécessité, qui dérive de la nature des choses et qui tient en éveil les facultés productives ainsi que l’esprit de prévoyance. Il faut aussi que la terre du paysan soit régie par le droit commun de la propriété, qu’on puisse l’aliéner sans condition exceptionnelle, car alors seulement elle peut constituer un gage sérieux. La plus grande concurrence des acheteurs élèvera le prix du domaine rural au profit du cultivateur et de son crédit. Les mesures de défiance, appliquées dans l’intérêt prétendu du paysan, seraient pour lui un présent funeste.
La meilleure des garanties, disons-nous, c’est l’égalité devant la loi, et ce principe doit s’étendre sur l’ensemble du territoire. La réforme complète exige la suppression définitive du servage dans les codes russes; il faut qu’il disparaisse avec la bigarrure de sujétions diverses qu’il entraînait, il faut que la distinction de paysans de la couronne, de paysans des apanages, de paysans seigneuriaux, s’efface pour faire place à une nation, c’est-à-dire à un ensemble de travailleurs libres, vivant sous l’empire d’une législation uniforme, exploitant le sol en vertu de contrats de bail ou d’achat qui réalisent l’idée fondamentale de la propriété particulière, ayant la faculté d’acquérir et de vendre aussi bien que de changer de résidence et d’emploi, sans qu’il subsiste aucune différence entre les domaines qui faisaient naguère partie des possessions de la couronne ou de la noblesse. L’émancipation simple de l’homme et de la terre suffirait pour atteindre ce grand résultat, pourvu qu’il n’y eût aucune restriction, et que le territoire fût libre aussi bien que le cultivateur.
En s’écartant de cette idée mère, en cherchant à tout prévoir, à tout organiser, on aboutit à des complications infinies. Si l’on se défie de la puissance souveraine et de l’action bienfaisante de la liberté livrée à elle-même, il faut au moins ne rien organiser, ne rien prescrire qu’en vue de la liberté; il faut que les règlemens destinés à régir l’époque transitoire accusent nettement ce caractère, Si l’on croit devoir pendant un certain nombre d’années gêner la liberté de locomotion, entraver ce droit de migration qui est l’expression directe de l’abolition du servage, il est nécessaire de protéger les paysans obligés dans les contrats qu’ils passeront avec les seigneurs. Que la forme de ces contrats, qui doit initier les serfs émancipés à l’usage indépendant de leurs facultés, soit celle d’un bail individuel; qu’elle prépare l’accès de la propriété privée : cela n’empêche nullement de s’occuper d’une bonne organisation des communes rurales pour assurer une police vigilante et une justice exacte. Le principe communal, comme élément d’administration, peut et doit se développer de front avec la propriété privée; il doit constituer le gouvernement local d’une agrégation volontaire d’hommes ayant leurs droits distincts, il doit garantir les facultés et les propriétés individuelles, au lieu de les absorber. En un mot, la commune russe, pour devenir un élément de progrès et de sécurité sociale, doit se transformer à l’image de la commune des États-Unis.
La propriété privée, c’est là le dernier mot de l’abolition du servage; en faire comprendre les avantages, en faciliter l’accès, telle est la mission la plus féconde du législateur. Pour y arriver, il ne s’agit de rien imposer : on ne saurait contraindre personne à devenir propriétaire. Donner d’ailleurs la propriété aux paysans ne serait pas le meilleur moyen pour en assurer la conservation entre leurs mains. Du moment où ils disposeront à leur gré de leurs bras, du moment où ils pourront louer, acquérir, aliéner la ferme sans aucune entrave, ils ne tarderont pas à obtenir le résultat conquis par les anciens serfs affranchis de l’Occident, qui avaient couvert la France d’une immensité de petites propriétés privées bien avant la révolution.
Les rescrits impériaux et le programme du comité tendent à organiser, pendant l’époque de transition, le système du bail perpétuel; les propriétaires doivent prêter la main avec empressement à des arrangemens de cette nature; s’ils sont bien inspirés, ils abandonneront, même sans indemnité, les habitations aux cultivateurs devenus fermiers, et ils leur assureront le droit de rachat en facilitant l’exercice ultérieur de ce droit par des institutions de crédit. La transformation des rapports actuels pourra s’accomplir sans bouleversement, sans souffrances. Les conditions premières de la propriété, l’esprit d’ordre, de prévoyance, de labeur assidu, se populariseront au milieu des masses appelées aux bienfaits de l’existence civile. La propriété, comme la fortune, demande à être conquise par l’effort et par le sacrifice; elle profite rarement quand elle ne résulte que des jeux du hasard ou des abus de la force, et le même danger peut résulter d’une sorte de fausse monnaie philanthropique dont on prétendrait introduire le cours forcé.
Il pourrait y avoir danger à rompre brusquement les liens séculaires qui rattachent le paysan au propriétaire : au lieu de les briser, qu’on s’occupe de les transformer, de substituer le sentiment de la confiance mutuelle à la dure loi de la contrainte. Les écrivains les plus accrédités qui parlent au nom de la Russie assurent qu’elle a besoin d’une noblesse dans les campagnes comme d’une bourgeoisie dans les villes. L’agriculture, pour se développer, demande que les propriétaires actuels conservent des établissemens d’économie rurale. Cette nécessité est facile à comprendre du moment où le tiers-état fait défaut au milieu de ces immenses espaces : le progrès exige le concours de ceux qui, presque seuls aujourd’hui, possèdent les lumières et la richesse. Les masses ont besoin d’exemple et d’enseignement. La puissance intellectuelle de la Russie se concentre dans les régions supérieures; le pouvoir n’a pas à compter, comme jadis en France, sur d’énergiques auxiliaires, sur les légistes, sur la bourgeoisie, sur la propriété roturière, qui ont tant contribué à faciliter le passage de la féodalité au monde moderne. Il est vrai aussi qu’il n’existe dans l’empire russe rien qui ressemble à la massive construction féodale ; le pouvoir du souverain, au lieu d’avoir besoin de s’étendre, gagnerait à se régler.
Quand les seigneurs cesseront d’user d’un droit absolu sur le peuple, une belle mission leur est réservée : ils devront le protéger et le guider dans la voie de l’émancipation intellectuelle, dont l’émancipation matérielle est le prélude. Pour éviter les abus d’une bureaucratie subalterne, la noblesse doit participer à la formation d’une administration locale ferme, éclairée et bienveillante, appelée à fonctionner non plus sous la forme oppressive du servage, mais sous la forme équitable de l’intérêt commun. Sir Robert Peel disait aux grands propriétaires de son pays : «Souvenez-vous que la propriété ne donne pas seulement des droits, qu’elle impose aussi des devoirs. » Que la noblesse russe se souvienne de ce sage avertissement, qu’elle maintienne, par l’empire des services rendus et de l’affection inspirée, les rapports de patronage formés naguère par la servitude. La réforme entamée par l’empereur Alexandre II a un côté moral qu’on ne saurait négliger pour arriver à surmonter les obstacles matériels : au lieu de se raidir contre une invincible nécessité, les propriétaires doivent comprendre qu’eux seuls peuvent accomplir sans péril l’œuvre de l’émancipation, destinée à les affranchir, eux aussi, d’une continuelle inquiétude. L’empereur Alexandre II l’a dit avec une haute raison : « Il vaut mieux que cette réforme vienne d’en haut que d’en bas, » et l’on ne doit s’occuper aujourd’hui que de l’accomplir « sous l’égide de lois également équitables pour tout le monde. »
Le programme du comité central d’émancipation a soigneusement déterminé les questions soulevées par le projet de règlement général sur la condition améliorée des paysans seigneuriaux, que les comités provinciaux doivent élaborer dans la première période de leurs travaux; mais il ne donne que des indications générales en ce qui concerne la seconde période, consacrée à la mise en vigueur du règlement approuvé par le tsar, et il se borne à une simple énonciation relativement à la troisième période, que les comités provinciaux doivent employer à l’élaboration du selskii oustav (ordonnance rurale). Ce ne sera pas la partie la moins importante de leur tâche, car on ne peut donner aux masses des droits et des privilèges sans leur en garantir l’exercice et la jouissance. Sans l’abolition des abus administratifs et judiciaires, l’abolition du servage serait une lettre morte. Les vexations et les injustices d’une administration corrompue étaient amorties jusqu’ici par l’influence seigneuriale : le paysan affranchi y sera plus exposé, et il y deviendra plus sensible. Aujourd’hui les propriétaires administrent la Russie; tout marche sans qu’il en coûte rien à l’état; qu’arriverait-il si ce pouvoir venait à glisser des mains des seigneurs dans les mains avides d’une bureaucratie subalterne? Quel sera l’intermédiaire entre le peuple et le gouvernement, entre les paysans libérés et les propriétaires? C’est là une question vitale. Si le serf obtient la liberté, il ne faut pas que tout le monde devienne esclave. Les abus dont les hommes libres, les marchands et les bourgeois aisés sont victimes, suffisent pour avertir du danger qui viendrait atteindre les paysans seigneuriaux, danger qui ne peut être prévenu que par le concours actif des propriétaires riches et éclairés venant seconder l’administration locale. Les deux éléments les plus moraux et les plus salutaires à mettre en œuvre en Russie sont l’esprit d’association entre les citoyens, qui est le principe des communes libres, et l’emploi des supériorités sociales au service de l’intérêt général. Il faut une magistrature qui trouve son salaire dans la considération publique, et qui possède la douce autorité de l’influence et de la persuasion. Pour arriver à ce résultat, il faut, comme l’a si bien dit dans la Revue M. Léonce de Lavergne en parlant de l’Angleterre, il faut que l’esprit rural soit l’arôme qui pénètre les classes supérieures; au lieu de vivre au loin, celles-ci devraient rechercher la vie des champs comme source de considération et de légitime influence. Les plus riches propriétaires sont en Angleterre juges de paix, c’est-à-dire les premiers et presque les seuls magistrats administratifs et judiciaires, les représentans de l’autorité publique. Quoique la couronne les nomme en apparence, ils sont fonctionnaires par ce seul fait qu’ils sont propriétaires. Il n’y a pas d’exemple qu’une commission de juge de paix ait été refusée à un propriétaire riche et considéré. Les pays libres fournissent un enseignement fécond et encourageant; la Russie peut aussi puiser d’utiles leçons chez des peuples voisins qui ont traversé depuis un demi-siècle des phases analogues à celles qu’elle est appelée à franchir elle-même. Elle fera bien d’étudier l’histoire de l’affranchissement des paysans de la Prusse et de l’Autriche, si elle veut, sans tomber dans des erreurs fatales, mener abonne fin la suppression du servage sur son propre territoire, et préparer de nouveaux rapports entre les propriétaires et les paysans libres de la Pologne.
L. WOLOWSKI, de l’Institut.
- ↑ Voyez les livraisons du 1er et du 15 juillet.
- ↑ Deviataïa Revizia, Saint-Pétersbourg 1857.
- ↑ Voici quel était le rapport des propriétaires fonciers aux serfs attachés à leurs domaines : 58,457 pomiestchiks possédaient de 1 à 21 âmes (en moyenne 7,90), et au total 450,037 âmes; 30,417 pomiestchiks avaient de 21 à 100 âmes (49,33 en moyenne), au total 1,500,357 âmes; 16,740 pomiestchiks avaient de 101 à 500 âmes (217,10 en moyenne), au total 3,634,194 âmes; 2,273 pomiestchiks possédaient de 501 à 1,000 âmes (687,86 en moyenne), au total 1,564,831 âmes; enfin 1,453 pomiestchiks possédaient au-delà de 1,000 âmes (2461,09 en moyenne), et au total 3,556,959 âmes.
- ↑ Krestianiè. Ce terme, employé par les Tartares pour désigner tous les Russes, indistinctement esclaves à leurs yeux, est resté la dénomination commune des paysans. C’est aussi à la domination tartare que remonte une autre dénomination non moins expressive, celle de tcherne lioudi (hommes noirs), qui assimile les serfs aux nègres, en créant pour eux un régime analogue à celui des esclaves noirs. Le mot tchern s’est conservé dans la langue pour indiquer le bas peuple.
- ↑ Il y aura bientôt un demi-siècle que la société économique de Saint-Pétersbourg a mis au concours la question suivante : « Déterminer d’après un calcul exact du temps, de la qualité et du prix du travail, laquelle des deux manières de cultiver les terres est plus profitable, celle qui se fait par des esclaves, ou celle qui emploie des ouvriers libres. » M. Jacob remporta le prix en 1814. Son livre prouve, par une foule d’exemples tirés de la culture des terres en Russie, combien cette culture est inférieure à celle des pays où elle se fait par des bommes libres. Depuis lors, rien n’a changé, ni le mode de culture, ni le sort des paysans. On ne saurait reprocher à la réforme projetée aujourd’hui d’être une œuvre improvisée à la hâte.
- ↑ Du moment où la police signifie au serf la volonté du maître qui lui retire le passeport, il faut que le malheureux obéisse, sous peine de châtiment corporel légalement administré.
- ↑ Platon Storch, Bauernstand in Russland, p. 28.
- ↑ Tout en montrant combien le système du partage périodique nuit à l’agriculture, M. Tegoborski croit, lui aussi, que l’unité de la commune et l’égalité des droits de chacun de ses membres à une part proportionnelle du sol présentent le meilleur préservatif contre l’invasion du prolétariat et des idées communistes. Singulier moyen de se préserver de celles-ci que de les mettre en pratique ! Quant au prolétariat et au paupérisme, il suffirait, pour les restreindre, de ne pas contrarier par des mesures arbitraires l’exploitation régulière d’un pays où une immense quantité de terre fertile est encore vierge faute de bras, et où tout travailleur de bonne volonté trouve une occupation facile. Les gouvernemens d’Orenbourg, de Saratof et de Samara, dont la fertilité est connue, ne possèdent guère plus de quatre millions d’habitans sur un territoire deux fois plus étendu que celui de la Grande-Bretagne !
- ↑ Haxtbausen, t. II, p. 3.
- ↑ Tegoborski, t. Ier, p. 360.
- ↑ Cette obligation devient quelquefois fort lourde. « Un seigneur disait qu’il donnerait volontiers la moitié de ses paysans à qui consentirait à nourrir l’autre moitié en temps de disette. » (Tourguenef, la Russie et les Russes, t. III, p. 41.)
- ↑ Nous-mêmes avions cru pouvoir admettre, non sans réserve toutefois, dans la chronique du 15 août dernier, cette supposition, empruntée à une correspondance de Saint-Pétersbourg, qu’on nous disait, que nous devions croire « sûre et bien informée, » et où les paysans des apanages étaient confondus à tort avec les paysans de la couronne en général. (N. du D.)
- ↑ On en reconnaîtra facilement l’analogie avec plusieurs des dispositions du rescrit impérial qui vient de provoquer une pareille mesure pour toute la Russie.
- ↑ Ce chiffre n’est pas encore atteint aujourd’hui.
- ↑ Le terme d’inventaire (inventaire fixe ou de fer, eisernes inventorium) s’applique ici à une certaine quantité de bétail et d’instrumens aratoires que le propriétaire met à la disposition du fermier, sans lui en céder la propriété. Cet inventaire doit être restitué à l’expiration du bail, et passe au nouveau fermier. Tous les objets qui manquent doivent être remboursés au taux de l’estimation primitive. Ces règles se rapprochent beaucoup de celles qui régissent le cheptel de fer dans notre code civil. Toutefois le mot inventaire a encore une autre signification, principalement admise dans les anciennes provinces polonaises réunies à la Russie : il s’applique au relevé des rôles des prestations dues aux seigneurs. Dans cette acception, il détermine et précise les rapports mutuels entre les propriétaires et les cultivateurs.
- ↑ C’est-à-dire les rôles des prestations exigibles de la part des paysans.
- ↑ En voici les principaux passages :
« I. L’abolition du servage des paysans ne doit pas être accomplie d’un seul coup, mais progressivement. A cet effet, les paysans doivent se trouver au commencement dans un état transitoire, c’est-à-dire plus ou moins affermis à la terre, et c’est seulement ensuite qu’ils entreront définitivement dans la condition d’hommes libres, lorsque le gouvernement les aura autorisés, à certaines conditions, à passer d’une localité dans une autre. Pour la durée de cet état transitoire, il sera nécessaire de fixer un terme, qui ne devra pas s’étendre au-delà de douze ans.
«II. Conformément aux principes établis dans le rescrit impérial, les propriétaires conservent leur droit de propriété sur leurs domaines; mais afin d’éviter les dangers qui pourraient résulter pour la population agricole d’une vie errante et vagabonde, les paysans conserveront leurs enclos (ouçadebnaïa océdlost) qu’ils auront ensuite à acquérir en toute propriété au moyen du rachat dans un laps de temps à déterminer. En outre, afin d’assurer leur existence et de leur faciliter l’accomplissement de leurs devoirs fiscaux tant envers l’état qu’envers les propriétaires, il leur sera alloué, selon les localités, une quantité de terrain suffisante, dont ils paieront la jouissance au propriétaire soit par redevance (obrok), soit par travaux personnels. »
La circulaire ministérielle définit ce qu’il faut entendre par l’enclos du paysan : « L’enclos du paysan (ouçadebnaïa océdlost) se compose de la maison ou cabane qu’il habite, avec la cour et les dépendances, et du potager avec tout le terrain compris dans l’enclos. » Elle indique les conditions auxquelles le paysan peut acquérir les droits de condition libre et de propriété de l’enclos; elle indique les principes qui doivent présider au partage de la terre en dehors de l’enclos, le mode d’après lequel les paysans jouiront de l’usufruit de la terre, etc. La police rurale reste dans les attributions du propriétaire. Les paysans doivent être divisés en communes rurales. L’administration des affaires de la commune et la justice communale sont réservées aux assemblées communales (mirskaïa skhodka) et à des tribunaux communaux composés de paysans et constitués sous la surveillance et après confirmation du propriétaire. La circulaire recommande, pour surveiller l’exécution des nouveaux règlemens et pour vider les contestations entre propriétaires et paysans, la formation de tribunaux de district; elle rappelle à ce sujet les procédés suivis dans les provinces baltiques, dont les précédens ont constamment été présens à la pensée du gouvernement. Elle interdit toute aliénation ou transfert des paysans séparément de la terre, et supprime la conversion de l’état de paysan en celui de chef personnel, à partir de l’époque où le règlement élaboré par les conseils provinciaux aura été confirmé par l’autorité, et mis en vigueur. En outre, les comités doivent indiquer les règles à suivre pour la levée des recrues, dont la désignation doit être réservée aux communes, sauf l’approbation des propriétaires. Ils doivent s’occuper aussi des moyens d’assurer l’alimentation publique et d’organiser le paiement régulier de l’impôt. La circulaire recommande à cette occasion des créations dont l’inefficacité et le danger ne sont cependant que trop éprouvés, en particulier les magasins de réserve, les cultures communes et la fondation des capitaux communaux. Enfin l’attention des comités est appelée sur les mesures indispensables pour propager parmi les paysans les élémens de l’instruction et la connaissance des métiers utiles, et sur les institutions philanthropiques destinées à venir en aide aux vieillards, à secourir les malades, etc. - ↑ De la Libération des paysans, p. 70.
- ↑ Lasciato pur andar, che farà buon viaggio. (ARIOSTO.)
- ↑ Il en est autrement dans les provinces polonaises réunies à l’empire.
- ↑ De la Division du Sol, 1er août 1857.
- ↑ Il doit y avoir dans ce total une portion de journées de femme, dont le prix, naturellement plus bas, est estimé à moitié de la valeur de la journée d’homme.
- ↑ Dans ce cas, elle devrait toujours être rachetable à un prix déterminé.