La Question du Servage en Russie/02
- I. Études sur l’organisation rurale et les forces productives de la Russie, par MM. de Haxthausen, Tourguenef, Tegoborski, de Reden, 1847-1854. — II. Rozbior Kwestii Wloscianskiej w Polsce i w Rossii[1], Posen 1851. — III. Du Développement des Idées révolutionnaires en Russie, par Iscander (Hertzen), Paris 1851. — IV. De la Société russe, par M. H. Doniol, Paris 1855. — V. Rossya i Europa, Polska[2], par X. Y. Z., Paris 1856. — VI. Les Trois Questions du moment, par Nicolas de Gerebtzof, Paris 1857. — VII. Der Baucrnstand in Russland, par Platon Storch, Pétersbourg. — VIII. Sprawa Wloscianska[3], par le comte Uruski, Varsovie 1858.— IX. Kolokol[4], Londres 1858. — X. De l’Abolition du Servage en Russie, par Lubliner, Bruxelles 1858. — XI. Les Questions du jour en Russie, par Olguerdovitch, Paris 1858. — XII. De la Production agricole, par D. Stolipine, Paris 1858. — XIII. Études sur l’Avenir de la Russie : La Liberté des paysans, par Schedo-Ferroti, Berlin 1858. — XIV. Coup d’œil sur le Commerce européen au point de vue russe, par V. Kokoref, Paris 1858. — XV. Cbornike Ctaticticheckiche Cviedienie o Roccii[5], Pétersbourg. — XVI. Celckoe Blagoyctroictvo, Otdjel Rucckoi Becjedy[6], Moscou 1858. — XVII. O. Urzadzcniu stosunkow Rolniczyck w Polsce-Poranki Karlshadzkie, par Adam Krzyztopor[7] ; Posen 1858.
La question du servage en Russie a concentré jusqu’ici l’attention publique et les recherches des écrivains sur la situation faite aux paysans dans les domaines seigneuriaux; mais on risquerait fort de n’arriver qu’à des notions incomplètes et confuses, si on laissait de côté, dans l’étude de ce grand problème, les paysans de la couronne. Ceux-ci balancent presque par le nombre la masse énorme des serfs qui appartiennent à des particuliers; on les présente comme libres, et l’on vante les privilèges dont ils jouissent, les avantages territoriaux dont ils sont dotés. Cependant ils sont loin, on va le voir, d’être réellement émancipés, et en décrivant l’organisation donnée aux paysans de la couronne, nous ne ferons qu’indiquer une forme nouvelle du servage[8].
Dans un pays où tout semble possible à l’action du pouvoir autocratique, personne ne sera surpris qu’on ait proposé comme un remède au servage une mesure bien simple en apparence, l’expropriation des propriétaires actuels moyennant indemnité et la transformation de tous les serfs en paysans de la couronne. Il semblerait donc que le sort de ceux-ci ne laissât rien à désirer et n’appelât aucune réforme prochaine. C’est ce qu’il importe d’examiner, d’autant plus que nous touchons à la partie la plus essentielle du problème : l’organisation rurale et le communisme russe. On ne saurait scinder le débat : s’il s’agit de supprimer définitivement et sérieusement le droit de servage (krepostnoï pravo) dans les lois russes, les paysans de la couronne, des apanages et des autres administrations, doivent être compris dans la réforme projetée, car ils sont tous affermis à la terre. Il est bon sans doute d’abolir le pouvoir actuel des propriétaires fonciers, mais il faut aussi supprimer entre les cultivateurs toute distinction fondée sur la terre qu’ils habitent. Leur position ne saurait différer par le motif que les uns ont appartenu à la couronne, et les autres à des particuliers; tous doivent devenir également libres.
Un autre genre d’intérêt s’attache à la situation des paysans de la couronne. L’institution de la commune russe, glorifiée, on le sait, comme un merveilleux talisman qui écarte tous les dangers et qui préserve la Russie du prolétariat comme du paupérisme, — cette institution fonctionne aujourd’hui, de la manière la plus complète, dans les biens de la couronne, et les résultats qu’elle produit sont de nature à dissiper beaucoup d’illusions. Le communisme combiné avec la servitude, tel est le triste et instructif spectacle que nous offrent ces domaines si vantés, et, sur les terres de l’empire comme sur les terres seigneuriales, nos recherches aboutiront à une même conclusion, la nécessité de l’abolition du servage en Russie sous toutes ses formes.
Les domaines de l’empire comprennent les immenses étendues de terrain qui n’ont pas été l’objet d’une concession, cette source première de la propriété en Russie. En effet, dans ce pays le droit privé ne s’est pas manifesté sous la forme qui en a généralisé les garanties à l’occident de l’Europe; on ne rencontre point ici le travail latent et infatigable de la personnalité humaine, qui a fait la grandeur des populations successivement arrivées à la possession individuelle du sol. L’aspiration au droit de propriété a maintenu chez les peuples imbus de la tradition romaine l’esprit de liberté sous le régime de la dépendance. En Russie au contraire, la propriété territoriale privée n’a formé longtemps qu’une exception; les bases en sont encore peu assurées, et le rescrit impérial destiné à provoquer la libération des paysans croit devoir commencer par poser en principe que « le droit de propriété de toutes les terres est maintenu en faveur des propriétaires. »
Ce n’est point une précaution superflue, car l’idée qui attribue à l’autocrate seul le droit de propriété n’est que trop répandue. « Personne en Russie n’a de propriété véritable, excepté la nation et son représentant, le tsar. Tout le reste, propriété des communes ou des familles, n’est qu’une propriété temporairement concédée et qui ne repose pas sur le principe de la stabilité[9]. » Aussi un des écrivains qui s’attachent à faire comprendre le bienfait des mesures provoquées par Alexandre II insiste-t-il sur la pensée que les rescrits proclament la propriété incontestable et incontestée de la terre en faveur des seigneurs. « C’est, dit-il, le premier acte légal — confirmant des privilèges conférés par Catherine II à la noblesse — qui leur reconnaît ce droit[10]. »
Depuis les temps les plus reculés, les tsars, les grands-ducs et les petits princes ont distribué certaines parts du sol aux personnes de leur cour, aux guerriers et à des serviteurs, soit temporairement, soit à vie, soit avec le droit d’hérédité. Les propriétés acquises d’une manière irrévocable formaient un domaine (votchina); mais la plupart étaient données avec droit de retour au prince : c’étaient les poméstia. Chaque poméstchik, c’est-à-dire chaque détenteur de ces biens, devait fournir un soldat par un certain nombre de feux; il obtenait une sorte de droit de tutelle sur les paysans établis dans le poméstié. Nulle part on ne rencontre les traces d’une propriété indépendante acquise aux paysans. Ils payaient tous, outre l’impôt par feu acquis au trésor, des redevances territoriales, perçues par le propriétaire ou par le souverain, si la terre appartenait au domaine. D’immenses espaces constituaient les biens de l’état; ils étaient cultivés en partie par des familles de paysans réunies en communes rurales, afin de mieux assurer le paiement des redevances par la garantie collective. Les chroniques du XIIe siècle mentionnent des donations faites à des boyards, à des couvens et à des corporations. Quand les boyards passaient du service d’un prince au service d’un autre, les terres (poméstia) leur étaient reprises[11]. La votchina (propriété stable)[12], qui remonte à l’état patriarcal, appartenait au chef du clan, revêtu du droit domanial; mais elle perdit son caractère d’indépendance absolue, tout en se maintenant après l’incorporation complète des petites principautés du duché de Moscovie et la formation de l’état russe.
Au commencement du XVIIe siècle, la pleine propriété gagna du terrain en vertu des concessions du souverain, qui effacèrent la différence entre la votchina et le poméstié, et ce fait se généralisa sous Pierre le Grand, qui laissa à la noblesse l’hérédité de tous les biens. D’un autre côté, les possessions de la couronne s’étendirent considérablement. Des conquêtes, des confiscations diverses, entre autres celle des biens monastiques, favorisèrent ce développement des domaines impériaux. Il faut remarquer à ce propos que la confiscation des biens du clergé s’effectua sans soulever d’opposition, sans susciter de regret. Le clergé n’avait point exercé sur la culture du sol en Russie l’heureuse influence qui a tant contribué au développement de la civilisation et de la richesse de l’Occident. Il n’avait pas légitimé par un rude labeur les possessions que le pouvoir lui attribuait, sauf à les reprendre. L’organisation sociale et politique de la Russie ne se ressent que trop, il faut le dire, de l’absence de l’élément religieux, qui conservait ailleurs le dépôt des lumières. L’église russe ne saurait se glorifier, comme l’église romaine, d’avoir fourni un actif concours pour défricher à la fois et la science et le sol. En Occident, les couvens ont rempli au moyen âge un rôle dont on ne saurait assez signaler l’importance : ils formaient de véritables écoles, et ils convertissaient aux meilleurs procédés de l’exploitation du sol comme aux aspirations plus élevées de l’âme. Les missionnaires qui plantèrent la croix en Allemagne forent aussi les apôtres du progrès en agriculture. Il est bon de vivre sous la crosse était alors un proverbe favori. Ces premières semences de la civilisation matérielle et intellectuelle, répandues ailleurs par le clergé, ont manqué à la Russie. Aussi n’a-t-on pas vu les petits possesseurs indépendans s’y multiplier sous l’aile de l’église, et le domaine privé s’y est moins étendu par rapport au domaine public.
Le compte-rendu du ministère des domaines pour l’année 1849 attribue aux terres de la couronne une étendue de près de 80 millions de dessiatines[13], dont environ moitié, 39,496,733, avait été concédée aux paysans. Suivant M. Tegoborski[14], 33,993,137 dessiatines formaient le sol productif (en terres arables, prairies et pâturages). Elles étaient réparties sur une population masculine de 9,353,516 individus, ce qui donne une moyenne de 3,6 dessiatines, c’est-à-dire 3,9 hectares, par individu mâle, ou, en prenant la population des deux sexes (18,873,069) et en comptant 5 individus pour une famille, 9,1 dessiatines ou près de 10 hectares par famille. Cette dotation excède généralement de beaucoup l’étendue des terrains acquis par les paysans dans d’autres pays ; elle aurait dû servir de point de départ à une situation florissante et favoriser le développement de la population. En outre, quand celle-ci s’accroît dans certaines provinces, si les terres arables viennent à manquer, l’administration des domaines concède d’autres terrains vacans, ou bien elle transporte un certain nombre de familles dans des contrées où l’étendue du sol labourable excède les besoins de la population locale. Malheureusement cette mesure, prise dans l’intérêt des paysans de la couronne, ne fait que mieux constater leur état servile. La colonisation forcée, quelque soin que l’on prenne pour lui donner l’apparence d’une colonisation volontaire, est un des signes auxquels on reconnaît la nature véritable des liens qui rattachent à la couronne le paysan du domaine : la trace de la servitude s’y révèle, et les mœurs en ont conservé la tradition complète.
Ce qui a le plus contribué à la maintenir, c’est l’absence du droit de propriété. Les paysans de la couronne obéissent en effet au principe communiste du partage périodique du sol : ils n’ont qu’un droit de possession temporaire du terrain, dont la commune conserve l’usufruit permanent. À vrai dire, la terre ne leur appartient pas, mais ils appartiennent à la terre. Ils ont été les premiers à s’y trouver fixés, par des liens indissolubles, à la suite du dénombrement de la population rurale qui eut lieu sous la domination tartare. En attachant au sol les paysans des terres domaniales, les conquérans voulaient assurer la rentrée du tribut ; les terres des particuliers échappèrent au recensement, parce que les propriétaires répondaient du paiement de l’impôt. Les paysans des domaines de l’empire se trouvèrent donc attachés en masse à la terre qu’ils habitaient, tandis que pour les paysans établis dans les domaines privés, les diverses couches du servage se formèrent successivement par la guerre, la domesticité, l’engagement volontaire, la vente, les entraves mises à la migration, et plus tard enfin par l’affermissement des paysans à la glèbe, à l’image du régime suivi pour les terres domaniales. Si la situation légale des paysans de la couronne n’a pas changé depuis cette première organisation, le cours naturel des choses leur a fait une position particulière. Le paysan du fisc (kazienny) a profité de la fixité relative des redevances pour échapper aux plus durs résultats de l’asservissement. L’institution de la commune l’a couvert d’une sorte de protection. Il a pu obtenir un passeport pour aller chercher du travail, en acquittant la part due au trésor, et cette part s’est trouvée déterminée par l’organisation générale des terres de la couronne.
L’étendue des terres arables concédées varie beaucoup suivant les localités. Dans les trente-cinq gouvernemens où tous les paysans de la couronne paient l’obrok, la proportion moyenne des terrains par individu mâle descend de 27,44 dessiatines (Stavropol) et 21,65 (Astrakhan) à 1,05 (Charkof), 0,75 (Koursk), 0,53 (Pultava). — Pour ne citer que les exemples les plus notables, cette proportion est de 9,08 dessiatines dans le gouvernement de Saint-Pétersbourg, de 5,95 dans celui de Saratof, de 2,85 dans celui de Moscou. Les terrains improductifs, utilisés en partie comme pâtis, ne se trouvent point compris dans ces chiffres. On considère comme bien dotés en terrains productifs les gouvernemens qui comptent trois dessiatines par individu mâle; au-dessous, la dotation est regardée comme médiocre, mais elle ne descend aussi bas que dans neuf gouvernemens.
L’augmentation graduelle de la redevance et le mode de répartition ont grevé les paysans de la couronne d’une lourde charge. Afin de répartir celle-ci d’une manière plus égale, on a classé les divers gouvernemens en quatre catégories soumises à des taxes différentes; mais on a conservé un niveau commun pour chaque catégorie, sans tenir compte de l’étendue ou de la nature du sol, ce qui produit les plus tristes inégalités. Il en est résulté une accumulation d’impôts arriérés que des remises successives n’empêchent pas de renaître sans cesse. En 1814, le trésor effaça un arriéré de 30 millions; mais celui-ci s’élevait déjà à 96 millions de roubles-assignats en 1818. Le montant des arriérés remis de 1826 à 1836 a dépassé 66 millions; il y avait cependant à cette époque une somme pareille (63 millions) à recouvrer. Aujourd’hui encore des sommes considérables restent à percevoir. — La recette brute des domaines, en y comprenant les articles de fermage (comme moulins, pêcheries, etc.), se trouve portée aux comptes de 1852 pour 37,550,000 roubles-argent, environ 150 millions de francs; bien faible résultat, si on le met en regard d’une population de plus de 20 millions, qui exploite au-delà de 40 millions d’hectares de terres arables, prairies et pâturages! Le compte-rendu des domaines pour 1851 porte même la superficie totale des terres de toute nature assignées à l’usage des paysans des domaines à 81 millions de dessiatines[15], environ 89 millions d’hectares. Les semailles eu grains de toute espèce y sont évaluées à 22,486,181 tchetverts (45 millions d’hectolitres), et la récolte à 85 millions de tchetverts (170 millions d’hectolitres). Il est juste de rappeler à l’honneur du comte Kisselef que, lorsqu’il prit en 1838 l’administration des domaines de la couronne, ces chiffres étaient beaucoup moins considérables. Sans doute les relevés statistiques, faits alors avec peu de soin, étaient fort incomplets; mais, tout en tenant compte de cet élément d’inexactitude, on est amené à constater l’active impulsion donnée depuis vingt ans à la production agricole, bien que les données officielles n’annoncent encore qu’un produit inférieur à quatre grains pour un, preuve irrécusable de l’état arriéré de l’agriculture.
D’après Reden, la Russie ne récolterait, en moyenne générale, que trois fois la semence[16] 1 Agronome distingué, M. de Haxthausen était parfaitement compétent pour juger la question : or il se plaint sans cesse de voir le sol mal exploité. Il en accuse l’esprit national, qui n’aurait point de penchant pour le travail pénible des champs; par suite d’une erreur trop vulgaire, il prend ainsi l’effet pour la cause. Celle-ci tient à la mauvaise organisation rurale, à l’absence du droit de propriété et à la rareté du fermage, qui s’opposent aux soins attentifs et assidus de la part du cultivateur. Partout les prés manquent, la culture des prairies artificielles est presque inconnue, le bétail peu nombreux ne donne qu’un fumier insuffisant. On laboure le sol à la légère et on l’épuisé promptement. Dans le gouvernement de Toula, un excellent terrain, qui, bien fumé et soigneusement cultivé, rendrait douze et quinze fois la semence, ne donne aujourd’hui, généralement parlant, que quatre grains pour un. L’organisation qui conduit à de pareils résultats est évidemment viciée dans son principe.
Depuis l’établissement des communes rurales, qui constituent la part la plus importante des domaines de l’empire, chaque fraction de territoire cultivée par ces agrégations d’habitans est restée à l’état de simple concession, au lieu de revêtir le caractère du droit positif. Dans l’intérieur des communes, le principe que nul ne possède aucune fraction du sol à titre de propriété privée, et qu’un habitant jouit seulement d’une certaine part d’usufruit, a été fidèlement maintenu. Les tsars, suzerains immédiats, avaient frappé les communes de la redevance connue sous le nom d’obrok, qui, suivant l’étymologie du mot, rappelle un subside pour la nourriture et l’entretien de l’armée. Au lieu d’être perçu individuellement de chaque détenteur d’une fraction du sol dans la mesure de la contenance possédée, ce qui aurait fait établir un droit permanent à la terre, l’obrok fut imposé en bloc à la commune rurale, et cette charge fut répartie suivant le nombre des individus mâles, de manière à constituer un cens personnel, et non un impôt foncier. Il est facile de comprendre les conséquences d’un pareil principe : le véritable fonds à exploiter fut l’homme et non pas la terre. Le paysan de la couronne fut forcément attaché à la commune, comme le serf à la glèbe du seigneur. Telle est encore la position d’une population de plus de 20 millions d’âmes qui habite environ 10,000 milles carrés (2 millions de kilomètres) de sol cultivé et de forêts, et qui dépend immédiatement de l’administration des domaines de l’empire.
Jusqu’à Pierre Ier, cette administration avait été confiée à la chambre du palais (dvorovié prikazi), et pour certaines provinces à des autorités spéciales (prikazi) qui percevaient les redevances et qui administraient la justice. Pierre le Grand réunit le tout en établissant le collège économique, et Paul Ier confia, en 1797, l’administration supérieure à une expédition économique faisant partie du sénat. En 1802, sous Alexandre Ier, à l’époque où furent organisés des ministères spéciaux, la direction de l’administration des domaines fut dévolue à un département particulier du ministère des finances.
L’administration provinciale des domaines avait été divisée du temps de Catherine II en trois parties : les affaires de police étaient confiées à la régence du gouvernement, le pouvoir judiciaire aux tribunaux civils et criminels ordinaires, la partie financière aux chambres des finances des gouvernemens respectifs. L’administration d’arrondissement, à son tour, était divisée en deux parties, la police et la justice, et cet état de choses se conserva, sans modification essentielle, jusqu’à la réorganisation complète entreprise sous le règne de l’empereur Nicolas. Les institutions rurales se sont maintenues chez les paysans de la couronne dans leur forme rudimentaire. Repliée sur elle-même, la commune servait pour vivre, et vivait pour servir. Personne ne pouvait s’élever au milieu d’elle par la lumière ou par la richesse de manière à fournir l’utile enseignement de l’exemple ; le désir d’un sort meilleur, désir naturel à l’homme et que rien ne saurait complètement effacer, ne rencontrait satisfaction qu’au dehors, dans le travail industriel, dans le commerce, dans les entreprises lointaines; celles-ci devaient donc absorber les individualités plus actives. Les rapports intérieurs gardèrent les traits de l’enfance sociale, car on ne rencontre en Russie rien d’analogue à ce développement progressif de la civilisation ancienne et de la féodalité, du droit romain et du droit canonique, qui a fait la grandeur de l’Occident. Une sorte d’état patriarcal se conserva comme cristallisé dans sa forme primitive au milieu de la commune, qui, au lieu d’être comme ailleurs un élément de lutte et d’émancipation, fut au contraire une cause d’immobilité et de routine. L’administration se trouvait confiée à l’ancien (starosta-senior), assisté par des élus. Des élémens mauvais ne tardèrent pas à s’y glisser. Les plus riches s’entendirent avec des employés subalternes pour gérer les affaires communales dans des vues personnelles, pour pressurer les autres paysans et partager le butin. Ces mangeurs de communes (miroïedy) étouffaient les voix des opprimés, et la tradition de pareils procédés se conserve au milieu des fonctionnaires (tchinovniks), véritables communophages, qui exploitent sans pitié la faiblesse et la misère.
Les conséquences morales de ce régime devaient être aussi tristes que les résultats matériels. Le paysan, ne pouvant songer à l’avenir, s’habitua à ne vivre que dans le présent; il s’abandonna sans réserve au vice funeste dont souffre le pays, l’ivrognerie. Etranger à tout ce qui pouvait élever l’âme en fortifiant l’intelligence, il chercha dans l’eau-de-vie l’oubli de ses maux. La tradition populaire conserve sous la forme de l’apologue, familière à l’Orient, un curieux récit. « Après avoir créé la terre, Dieu pensa à la peupler. Il forma donc les différentes nations et leur distribua à chacune une partie du globe terrestre. Le Russe obtint pour sa part les biens de la terre en abondance. Le partage terminé, le bon Dieu demanda à ces peuples s’ils étaient contens. Tous répondirent oui, hormis le Russe qui, ôtant son bonnet et s’approchant du Créateur, lui dit en s’inclinant : A na vodkou tchto ni? (n’y a-t-il rien pour boire de l’eau-de-vie?) »
Le fermage des eaux-de-vie, qui confie à l’avidité des entrepreneurs la perception de l’impôt sous la forme de la vente des spiritueux, aggrave singulièrement le mal. Nous trouvons à ce sujet des détails aussi curieux qu’instructifs dans le livre de M. Olguerdovitch, les Questions du jour en Russie. L’intérêt des fermiers consiste à faire boire le plus possible d’eau-de-vie; pour arriver à ce but rien ne les arrête, d’autant plus que les agens de l’autorité ont reçu l’ordre de ne pas poursuivre leurs abus; ils réalisent d’immenses fortunes au prix de la santé, de l’intelligence et de la force de l’homme du peuple. L’ivrognerie est la peste de l’empire russe, ce serait une grande et salutaire mesure que de la combattre ; mais la ferme des eaux-de-vie rapporte des revenus énormes auxquels le gouvernement ne veut pas renoncer ; ces revenus ont été notablement accrus par suite d’une adjudication toute récente. — Les plus grands ivrognes sont les habitans de la Russie-Blanche ; c’est aussi le peuple le plus énervé. Le Grand-Russien ne boit pas toujours : il se passe des mois pendant lesquels il n’acceptera pas un verre d’eau-de-vie ; mais une fois qu’il cède à la tentation, il est saisi comme d’une sorte de frénésie (sappoï) qui le pousse à boire pendant des jours et des semaines ; il boit alors tout ce qu’il possède. Le propriétaire du kabak[17], qui a commencé par lui verser de l’eau-de-vie pure, profite de son état d’ivresse pour lui servir une boisson frelatée et bien plus nuisible. Dans un village de belle apparence, le jemtschik (postillon) montrait le cabaret à M. de Haxthausen : « Ce cabaret est ouvert depuis dix ans, disait-il, et il a déjà mangé toutes les grandes et riches maisons du village. »
Une fausse situation économique a beaucoup contribué à cette dé- gradation morale, qui ne manquerait pas de disparaître au contact de la liberté et de la propriété. Les domaines de l’état sont loin de produire un revenu en rapport avec leur immense étendue et avec la population qui les cultive ; néanmoins celle-ci ne profite guère de la. modicité des redevances qui lui sont demandées. Si l’on ne rencontre pas au milieu d’elle de villages aussi pauvres que certains villages appartenant à des particuliers, on n’en voit pas non plus d’aussi florissans. Cependant des efforts énergiques ont été employés pour relever la condition des paysans de la couronne.
L’empereur Nicolas résolut d’aborder une réforme complète. Il créa, en 1838, un nouveau ministère chargé de la direction des propriétés domaniales, et il plaça le comte Kisselef à la tête de cet important département. Celui-ci déploya de hautes qualités, auxquelles tout le monde rend justice ; si le succès n’a pas répondu à ses efforts, c’est qu’une volonté ferme et une activité éclairée ne sauraient remplacer l’action du temps, ni porter remède à un mal qui tient à l’ensemble de l’organisation politique et civile.
Le comte Kisselef ne se proposa pas simplement d’arriver à l’accroissement de la richesse par une exploitation meilleure du sol ; il comprit qu’il s’agissait de l’éducation morale et matérielle de plus du tiers de la population totale de l’empire, et il envisagea l’augmentation du bénéfice matériel comme une conséquence du progrès de la moralité et de la civilisation de la population rurale. De cette manière seulement, le résultat pouvait être sérieux; c’était beaucoup que de bien poser les termes du problème et de ne pas songer à brusquer les solutions. On essaya donc de stimuler l’activité du paysan en lui promettant une protection plus efficace contre les abus, et en relevant son esprit par l’enseignement, par l’encouragement et par l’assistance matérielle.
L’administration des domaines de l’empire, dans sa forme nouvelle, est divisée en quatre degrés : administration centrale, administration provinciale, administration d’arrondissement, administration locale ou communale. L’administration centrale ou ministère des domaines compte quatre départemens : celui des trente-neuf gouvernemens de la Russie centrale; celui des dix-huit départemens des provinces de la Baltique, de la Russie-Blanche, de l’ouest et des provinces transcaucasiennes; le département agronomique, dont les attributions embrassent l’amélioration de l’économie rurale, le cadastre et les écoles; enfin le département des forêts. Dans chaque département, on a institué une chambre des domaines (palata), formée d’un président et de trois conseillers chargés des terres, des forêts et du contrôle. A chaque membre de la palata sont adjoints un assesseur et un employé pour des missions spéciales, un employé des forêts, un ingénieur civil, deux arpenteurs avec leurs aides, et un procureur pour les affaires judiciaires du domaine et de ses paysans. Dans chaque arrondissement, un chef est préposé aux terres et aux paysans des domaines. L’administration locale est confiée aux communes; le chiffre de quinze cents âmes forme le minimum d’une circonscription communale (selskoïe obschestvo); plusieurs communes forment un canton (volost); plusieurs volosis forment un arrondissement soumis à l’autorité d’un okroujnoï-natschalnik, agent supérieur qui appartient à la septième ou huitième classe des employés civils[18]. Chaque village a pour chef le starosta (l’ancien), qu’il nomme pour l’année. Celui-ci est assisté par des élus (dessiatski), désignés chacun à la majorité par dix pères de famille. Les petits villages ne possèdent souvent qu’un dessiatski sans appointemens. Le starosta doit recevoir une indemnité, qui s’élève à 185 roubles-assignats par an. La commune rurale (selskoïe obchestvo) a son maire (starschina), poste qui revenait jadis au plus ancien starosta; le maire est élu aujourd’hui par une sorte de suffrage à deux degrés : chaque village choisit à cet effet deux délégués qui nomment le maire, avec un traitement de trois ou quatre cents roubles-assignats. La volost est présidée par le golova (tête), élu pour trois ans. Le chef de l’arrondissement (pkroujnoï-natschalnik) donne par écrit son avis sur le choix du golova; il l’envoie à la chambre des domaines, qui le transmet au gouverneur. Ce dernier a le droit de confirmer ou de rejeter le candidat proposé. Le golova reçoit par an 600 roubles-assignats, et même davantage. Des assemblées communales (shod) choisissent les fonctionnaires, débattent et décident les affaires, telles que la distribution des champs, la répartition des impôts, le contrôle des comptes, l’admission de nouveaux membres dans la commune, le congé de ceux qui la quittent, les affaires de recrutement, les pétitions, les communications à adresser à l’autorité supérieure, etc. Des tribunaux ruraux siègent dans chaque canton et dans chaque commune. Celui du selskoïe obchestvo se compose du starschina, président, et de deux membres élus, qui s’appellent hommes de conscience (dobrosoviestnié). Il porte le nom de selskaia rasprava et connaît en dernier ressort des contestations dont le montant ne dépasse pas 5 roubles-argent (20 francs). Le maximum des châtimens corporels qu’il a le droit d’infliger est de vingt-cinq coups de verges. Le tribunal de district, volostnaia rasprava, se compose du golova (président) et de deux hommes de conscience. Sa compétence s’étend jusqu’à 15 roubles-argent (60 francs). Afin de stimuler le zèle de ces juges au petit pied, on accorde aux plus méritans certains privilèges, comme de les revêtir du caftan d’honneur! Le tribunal de district ne peut qu’adoucir et non aggraver les peines prononcées par le tribunal rural, en cas de délits ou d’offenses. Si ces peines lui paraissent trop légères, il doit en référer au chef de l’arrondissement. Les crimes proprement dits sont déférés à la connaissance des tribunaux ordinaires.
Les paysans des domaines ont été, on le voit, dotés d’une organisation administrative particulière, qui s’appuie sur le principe électif et communal. Néanmoins les intentions de l’empereur et l’intelligente activité du comte Kisselef ont en grande partie échoué : c’est que le principe du pouvoir absolu favorise les plus tristes déviations; nulle part la volonté du souverain n’est en réalité plus mal obéie que dans les pays où la vérité a tant de peine à se faire jour. La règle est rigide et la pratique molle, ou bien une prévoyance trop minutieuse dégénère en tutelle et paralyse les efforts individuels, sans parler des funestes résultats qu’amène la corruption des fonctionnaires.
Les précautions semblaient bien prises et les garanties paraissaient complètes; mais les paysans de la couronne ont trop souvent éprouvé que ces garanties n’existaient que sur le papier; trop souvent cet appareil administratif et judiciaire n’aboutit qu’à une déception. On a spirituellement nommé la Russie officielle l’empire des façades. — Arrivé sur le rivage de la Souhona, opposé à la ville de Velikii-Oustioug, M. de Haxthausen vit se dérouler devant lui un panorama imposant. Assis de l’autre côté de la rivière, plus large en cet endroit que le Rhin à Cologne, s’étendait sur un espace de plus de deux kilomètres Velikii-Oustioug, reflété par les eaux, avec ses innombrables coupoles dorées, ses tours et ses clochetons resplendissans au soleil. Mais entre ces dehors brillans et l’intérieur de la ville quel contraste ! Le rivage seul était orné de belles maisons de pierre, à plusieurs étages, avec des colonnes et des balcons; derrière cette rangée trompeuse, on ne trouvait que maisonnettes en bois, jardins et cours, entourés d’un mur en planches, places désertes ou servant de pâturages. — On est souvent exposé, en Russie, à de pareilles surprises; l’indépendance de la commune rurale ressemble, en grande partie, à la splendeur de Velikii-Oustioug.
Des créations nombreuses ont eu pour but de faire pénétrer au milieu des communes rurales l’enseignement, l’esprit de prévoyance et les rudimens du crédit. Qu’on ne se laisse point séduire toutefois par la pompe des dénominations employées et qu’on ne s’étonne pas de l’échelle restreinte sur laquelle fonctionnent ces établissemens nouveaux. Ils recèlent un germe de progrès, voilà tout : pour que ce germe se développe, il faut autre chose que la volonté du pouvoir; il faut que la population puisse avoir des vues d’avenir et une certaine indépendance d’action; les règlemens à eux seuls n’ont jamais rien créé. Des écoles ont été par exemple établies dans les communes, l’enseignement confié aux membres du clergé est gratuit; mais que peut-on attendre des popes (prêtres du rite grec orthodoxe), dont l’ignorance et la mauvaise conduite ne sont que trop générales? Formée par de tels instituteurs, la population reste plongée dans un état de véritable enfance intellectuelle, et pourrait-on s’en étonner quand on voit dans les villes les négocians, qui pour la plupart sont de vrais Russes, amasser de grandes richesses sans acquérir de lumières? La profession de négociant est, pour ainsi dire, héréditaire; les fils d’un négociant entrent dans le commerce à douze ans : c’est à peine si quelques-uns d’entre eux savent lire et écrire, mais ils calculent à merveille, au moyen de tablettes que le peuple russe emploie à cet effet. C’est un principe reçu que le fils ne doit pas en savoir plus que le père. On rencontre partout le même élément d’immobilité et de routine.
Le nombre des jeunes paysans qui fréquentaient les écoles communales n’était en 1845 que d’environ 100,000 (107,349) sur une population de plus de 20 millions, et encore la plupart s’y rendaient comme un soldat à l’armée, afin de recruter le corps des copistes que nécessitent les écritures bureaucratiques, si multipliées en Russie. — Les l’élevés de 1856 portent le nombre des écoles à 2,934, avec 150,698 élèves du sexe masculin et 19,469 du sexe féminin.
Le ministère des domaines a fondé dans un certain nombre de communes des banques et caisses d’emprunt rurales, avec des caisses d’épargnes; ces essais n’ont presque rien produit. En effet, quelle importance sérieuse pourrait-on attacher à des avances faites à des paysans pour entreprises agricoles, avances qui montent à 39,000 roubles (156,000 francs), et à un mouvement total de 1,354,036 roubles (5,316,144 fr.) pour un ensemble de 583 banques villageoises et 177 caisses de dépôts? Le peu de succès de ces tentatives du gouvernement pour développer l’économie rurale s’explique par la tutelle permanente à laquelle on soumet le travail des paysans, et qui n’est pas de nature à développer l’esprit de prévoyance et l’activité morale. Les règlemens ont tout déterminé, tout prévu : une sorte de discipline militaire domine le labeur de chacun; au lieu d’éveiller par la responsabilité directe d’actes librement accomplis les ressources infinies de l’individu, une surveillance paternelle maintient les hommes dans un état de minorité permanente, et les résultats justifient pleinement ce mot de Napoléon : « C’est un grand défaut dans un gouvernement que de vouloir être trop père. » L’autorité intervient sans cesse, elle se mêle de tout, elle va jusqu’à prescrire les modes de culture, la production de certaines plantes, la reconstruction des villages, etc., de telle sorte que les meilleures choses passent pour une charge onéreuse. L’uniformité des prescriptions entraîne souvent les plus étranges conséquences : on a ordonné, par exemple, aux paysans de la couronne de construire des pièges à loups; ceux-ci ont été partout introduits sur le même modèle et avec le même succès : il paraît que les loups ont tranquillement passé à côté. L’ordre supérieur n’en a pas moins été appliqué, et cela même dans les contrées où il n’existe point de loups, où nuit et jour les troupeaux paissent en pleine sécurité!
A côté du mécanisme de 1er administration, une autre cause a fonctionné constamment pour éteindre l’esprit d’indépendance du paysan russe : c’est le partage communiste du sol. L’oppression permanente du tchinovnik (employé) et l’absence du droit de propriété ont conspiré au même résultat : elles ont maintenu l’inertie, empêché toute dignité personnelle et toute activité spontanée de naître, elles ont condamné à une stérilité relative un sol d’une immense étendue et une population douée de qualités remarquables. En effet, la Russie ne manque ni d’une nation naturellement intelligente et habile, ni d’une terre féconde. Le peuple est robuste de corps et délié d’esprit; il est capable de comprendre et d’accomplir les travaux les plus variés : des espaces infinis attendent la main de l’homme; mais les aptitudes naturelles et un vaste territoire ne peuvent être fécondés que par le développement libre de l’intelligence et par les garanties du droit de propriété; sans ces énergiques leviers, tout se dégrade et s’abaisse. Les règlemens d’administration les mieux conçus sont impuissans, quand la vie intérieure fait défaut; ils sont comme une machine à feu habilement construite à laquelle il ne manquerait, pour la faire marcher, que la vapeur !
Les terres que possède chaque village des domaines de la couronne sont périodiquement divisées entre tous les paysans, selon le nombre des individus mâles de chaque famille. A chaque part correspond la redevance qui s’appelle l’obrok: c’est une sorte de rente personnelle, qui donne droit à la jouissance d’un lot de terre, mais qui n’est pas calculée sur l’étendue de cette jouissance. La transformer en rente foncière proprement dite, ce serait réaliser une réforme des plus fécondes : l’administration des domaines est entrée dans cette voie; elle permet aussi, dans les nouvelles colonies, à titre d’expérience, d’assigner aux familles qui le demandent des terrains séparés contre un fermage permanent. — dans les provinces de l’ouest, le système des prestations personnelles est maintenu pour une partie des domaines de la couronne; on travaille à le remplacer successivement par le système des redevances. — Parmi les réformes essayées par le ministère des domaines, il n’en est pas de plus importante que la transformation successive de l’obrok personnel en impôt foncier; elle pourra servir d’acheminement vers un droit permanent de propriété. Une fois ancré dans le sol, ce droit produira ses fruits naturels; il relèvera non-seulement la condition matérielle, mais, ce qui importe bien plus encore, car là est la source du progrès véritable, il relèvera la condition morale des paysans. Liberty and property! c’est le cri de guerre des Anglais, a dit Voltaire ; quand l’une est assurée, l’autre naît aussitôt. Le paysan, devenu propriétaire, puisera dans son droit la force nécessaire pour résister aux abus commis par les employés, et l’échafaudage théâtral des institutions libres de la commune tendra à devenir une vérité du moment où il ne reposera plus sur le partage périodique du sol. Aujourd’hui, sauf de rares exceptions, la commune libre n’existe que sur le papier. On peut écrire des phrases sonores sur le phénomène singulier en vertu duquel la Russie présenterait au sommet le pouvoir le plus absolu, à la base une multitude de petites républiques rurales parfaitement organisées. Un examen quelque peu sérieux ne tarde point à dissiper cette illusion d’optique. Ce prétendu accouplement des principes les plus contraires n’existe point et ne peut pas exister dans la réalité. Les formes extérieures n’y font rien : là où l’arbitraire peut dominer, la liberté n’a point de place.
Tout individu de l’ordre des paysans est de droit membre d’une commune, il est électeur et éligible à tous les emplois; mais ces prétendus droits dégénèrent en une formalité dérisoire. Le vote universel est un mécanisme docile dont les tchinovniks (employés) savent très facilement faire jouer tous les ressorts. Le tchin (la hiérarchie des rangs) se présente comme un immense obélisque à large base, disposé en gradins, que tous cherchent à gravir pour se rapprocher le plus possible du faîte et pour pouvoir peser de tout leur poids sur ceux qui sont placés aux assises inférieures, tandis que ceux-ci pèsent sur le peuple. Que peut en réalité le malheureux paysan contre cette formidable machine de guerre? Il se soumet, il fait l’exercice du vote, du choix, du jugement, comme les recrues font l’école du peloton. — Mais, dira-t-on, de pareils abus sont impossibles; l’administration des domaines a établi une hiérarchie de protection et de contrôle qui couvre le paysan de son égide. Cette protection et ce contrôle s’étendent, il est vrai, fort loin : tous les choix doivent être soumis à l’autorité et obtenir son approbation. Partout où il juge nécessaire d’exercer une surveillance plus directe, le ministre peut nommer directement aux fonctions de starschyna et de golova, en cassant le résultat des élections. Que devient alors le prétendu self-government de la commune?
La meilleure volonté de la part du gouvernement ne saurait empêcher d’odieux abus dans des localités isolées, alors qu’il s’agit de malheureux paysans, puisqu’elle n’y réussit pas, même lorsqu’il s’agit des intérêts les plus graves. La modicité des traitemens est extrême, et il y aurait pour l’employé impossibilité d’exister sans la perception de bénéfices illicites. Il faut que l’employé vive, tel est le mot de la morale relâchée de la société russe, et l’on ajoute que tout service rendu a droit à une récompense. Or, de quelque côté qu’on se tourne, l’action du pouvoir inspire une telle crainte, que le plus grand service qu’on puisse obtenir, c’est de se préserver de cette action, et ce service ne saurait être payé trop cher. En Russie, les mauvaises lois sont aussi mal exécutées que les bonnes, ce qui leur sert de correctif. Il arrive même que la présence d’un fonctionnaire honnête est regardée par les administrés comme une véritable calamité. Alors les procédures sont gratuites, on n’a rien à payer pour les permis, concessions et résolutions; mais les formalités sont si multipliées et si longues, que tout dépérit. L’idée du droit, de la loi, s’est presque effacée de l’esprit des populations, qui ont pris l’habitude de répéter : « Ne crains pas le jugement, mais le juge. »
La France, disait-on jadis, était une monarchie absolue, tempérée par la chanson; en Russie, l’arbitraire est tempéré par la corruption : avec de l’argent, on peut tout obtenir, on peut échapper aux conséquences les plus rudes de la domination des employés, on peut presque être libre à beaux deniers comptans. On parlait un jour devant un homme haut placé de la nécessité de faire disparaître cette plaie honteuse de la concussion : « Vous voulez donc rendre la Russie impossible! » s’écria-t-il. En effet l’argent sert de contre-poids à une organisation mauvaise; malheureusement tout le monde ne peut pas user de la recette. — La corruption des fonctionnaires russes est un mal invétéré, elle semble un attribut du pouvoir absolu. Pierre le Grand disait déjà, dans l’oukase du 17 mars 1722 : « Rien n’est plus nécessaire pour la bonne administration de l’état que la stricte application du droit commun : écrire des lois devient un travail inutile, si on ne les respecte pas, ou si on les manie comme des cartes, en arrangeant les couleurs à volonté, ce qu’on n’a fait nulle part au monde autant que chez nous, où cela dure encore. » Alexandre Ier, alors qu’il était grand-duc, écrivait le 10 mai 1796 au comte, depuis prince Kotschoubey : « Nos affaires sont dans un désordre incroyable; on pille de tous côtés, tous les départemens sont mal administrés, l’ordre semble être banni de partout. » Un règne d’un quart de siècle n’a pas suffi à ce monarque pour opérer une réforme, et son successeur instituait en 1826 une commission chargée « d’aviser aux moyens de mettre un terme aux malversations et aux prévarications de toute nature. » Les travaux de cette commission n’ont abouti à aucun résultat sérieux; les hommes les plus sympathiques à la Russie stigmatisent sans cesse le désordre et le pillage organisés par les employés. L’exemple vient d’en haut. « Il est hors de doute, dit M. de Haxthausen, que souvent les plus hauts dignitaires de l’empire, hommes parfois très distingués, n’ont pas eu honte de tromper leur souverain pour s’enrichir. L’empereur Alexandre Ier a regardé ce mal comme incurable, il s’y est soumis avec une douloureuse résignation; l’empereur Nicolas l’a combattu avec énergie et persévérance, mais sans le vaincre. Le souverain qui viendrait à bout d’une pareille tâche mériterait d’être placé à côté de saint George, le patron de la Russie[19]. » Arrivera-t-on à terrasser le monstre? Le progrès de l’empire tient à cette question[20].
Tout se ressent de cette triste influence : l’artisan et le marchand russes font preuve d’une habileté raffinée dans l’art de tromper, et le tchinovnik ne leur cède en rien sous ce rapport. Le luxe et la prodigalité ont multiplié les besoins sans augmenter les traitemens; aussi l’art des mains creuses a-t-il fait d’incroyables progrès. L’adresse et l’audace avec lesquelles l’employé russe sait couvrir d’un vernis trompeur les vices de son administration doublent encore le danger des malversations. Et comment pourrait-on les supprimer quand la cause première du mal subsiste toujours, quand un mécanisme arbitraire se trouve livré à des hommes littéralement aiguillonnés par la faim? Avec beaucoup d’habileté et un peu de bonheur ils peuvent échapper à la surveillance de l’autorité supérieure, tandis qu’en restant honnêtes ils n’ont aucune chance d’éviter la misère. Les traitemens réguliers ne suffiraient point à la subsistance matérielle; aussi les chefs feignent-ils souvent d’ignorer les dons acceptés par les employés subalternes. D’ailleurs, bien que les ispravniks, les stanovoï prislav, les maîtres de police, les inspecteurs des magasins d’approvisionnemens militaires, etc., soient un peu mieux payés, ils ne laissent guère échapper l’occasion de rançonner les personnes qui ont besoin de leur ministère.
Quand il s’agit d’un sujet aussi délicat, il est bon de recourir aux témoignages les moins suspects; on comprendra donc l’importance des indications fournies sous ce rapport par M. de Haxthausen. « C’est un fait incontestable, dit-il, que le nombre des hommes déloyaux est très grand dans la classe des employés russes... L’influence de ces abus sur l’effectif de l’armée s’étend aussi bien sur le nombre que sur la valeur physique et morale du soldat, sur la qualité et la quantité du matériel. Elle s’exerçait partout où il était possible de tromper, de suborner ou d’éluder toute espèce de contrôle... Il est arrivé que, durant de longues années, des officiers ont porté en compte les frais d’entretien d’hommes qui manquaient au corps, envoyé leurs chevaux dans des pâturages pour s’approprier l’argent destiné aux pâturages, fait des économies sur l’entretien et l’habillement des troupes, et augmenté par là le nombre des malades, des invalides et des morts; qu’ils ont gardé les sommes destinées à réparer et à compléter le matériel, qui naturellement se trouvait détérioré avant le temps, et que toutes ces économies entraient tout simplement dans les poches de ceux qui étaient chargés de l’administration financière... »
Le roman et le drame ont suffisamment dessiné la sombre figure de l’ispravnik et du stanovoï pristav, qui exercent un pouvoir considérable, et qui exploitent leur place comme une mine. Ils font construire, par exemple, des ponts et élever des chaussées pour vexer, chicaner et dépouiller leurs contribuables; ils requièrent des hommes au milieu de la moisson et punissent sévèrement ceux qui ne répondent pas à l’appel, ou bien ils accordent un délai moyennant finances. L’ispravnik[21], qui exerce des pouvoirs si étendus, est en Russie le plus odieux et en même temps le plus méprisé de tous les employés. Un journal officiel de l’empire rapporte que les tribus païennes des Tchérémisses possèdent dans leurs forêts une idole qu’ils appellent Chemi-Chooumi (expression qui désigne dans leur langue la magistrature subalterne, l’ispravnik). Ils lui offrent des sacrifices, comme à une divinité malfaisante, pour qu’elle ne les fasse pas trop souffrir. C’est de l’ispravnik élu par la noblesse que M. de Haxthausen parle en ces termes : « Il serait, de l’avis des hommes les plus compétens et les plus intelligens, plus avantageux pour l’administration intérieure de la Russie que le tsar abolît l’organisation des états et des gouvernemens avec les assemblées et les élections de la noblesse, en transmettant toutes les fonctions aux employés du gouvernement central. Les tchinovniks sont en général de mauvais employés, mais ils ne sont pas aussi dépravés que la plupart des employés élus par la noblesse. Le système actuel n’est qu’une espèce de mystification. »
Si tel est l’état des choses là où intervient la portion la plus éclairée et relativement la plus indépendante de la nation, la noblesse, que doit-on penser des élections faites par la commune libre? L’auteur de la Russie et l’Europe[22] entre à ce sujet dans des détails précis. Les élections n’ont lieu que pour la forme; on suit aveuglément l’indication des élus de l’autorité, ou bien les choix ne sont pas approuvés. Il y a plus : c’est par la main des employés chargés de surveiller les divers fonctionnaires électifs, les golova, starschina, starosto, que passent les émolumens destinés à ceux-ci; aussi presque toujours restent-ils en route. Le titulaire s’empresse de donner quittance sans rien toucher, et s’il arrive qu’un employé honnête (il s’en rencontre, quoique rarement) se croie en devoir d’offrir la somme due, il faut qu’il insiste pour la faire accepter, tant le fait semble extraordinaire. Ce n’est pas sans de vives appréhensions que les élus de la commune libre voient ainsi accomplir la lettre de la loi; ils craignent toujours que l’employé qui renonce à garder pour lui le traitement n’ait découvert quelque autre moyen plus productif de les rançonner.
Les paysans de la commune libre ne sont entre les mains des tchinovniks (employés inférieurs) que des instrumens commodes et dociles. Les tchinovniks seuls règnent et gouvernent dans ces prétendues républiques rurales. Pour peu qu’on écarte les apparences extérieures de la législation et qu’on s’attache à connaître la réalité pratique, on ne saurait conserver l’ombre d’un doute à cet égard. En Russie, les lignes tracées par le législateur ne suffisent pas; ce sont les interlignes qu’il faut savoir déchiffrer. Il existe un gros volume de règlemens, l’Organisation des domaines de la couronne[23], qui fait partie du Recueil général des lois de l’empire[24], et qu’accompagne la formule suprême : Byt po siemu (il en doit être ainsi), qui traduit la volonté souveraine. On y lit que la commune doit s’administrer elle-même; le même code lui attribue aussi le pouvoir judiciaire. Les employés du gouvernement n’ont qu’à exercer une sorte de contrôle supérieur, ou plutôt de protection gracieuse; mais on a vu comment ils comprenaient leur rôle. La loi cependant a tout défini, tout prévu. Elle s’est inquiétée de faire élever un édifice pour les élections, les séances administratives, les séances judiciaires. Aussi par toute la Russie on rencontre la même maison commune avec la même distribution, les mêmes tables recouvertes de drap, les mêmes chaises, la même urne. On ne se soucie point d’y placer rien de plus, et l’on n’ose y mettre rien de moins que ce qui est prescrit. Souvent cette construction s’élève loin de toute demeure, dans les champs ou dans les bois, car il est ordonné de mettre une distance de deux verstes[25] entre le lieu officiel de réunion et le kabak (débit d’eau-de-vie). Or le kabak existait bien avant qu’on eût songé à régulariser les rapports de la commune libre. Cet éloignement de la maison commune, construite à l’écart de toute habitation, tient aussi à une autre cause : à côté s’élève une aile destinée à loger les employés en tournée, pour lesquels la commune entretient à l’écurie des chevaux de relai. Or, comme le paysan s’applique avant tout à éviter le contact du fonctionnaire, persuadé qu’il lui en coûtera toujours quelque chose[26], il trouve utile d’éloigner du village la maison où l’employé va s’arrêter aussi bien que la résidence officielle de la liberté communale. Il faut bien le dire, le paysan n’a guère compris le bienfait de cette liberté, et dans nombre de localités il a fallu le lui imposer de vive force. Il ne s’est inquiété que d’une chose, de l’augmentation du nombre des employés, et comme l’employé est l’homme qu’il redoute le plus («notre ennemi, c’est notre maître »), il y a vu une augmentation de charges et de peines.
Si le paysan n’avait qu’à payer la capitation, l’obrok, les impositions locales, à fournir les recrues, à remplir les prestations personnelles pour réparation de routes, transport, logement de troupes, etc., il pourrait s’en tirer[27]; mais ces charges sont singulièrement aggravées par les exigences abusives des employés, auxquelles le malheureux ne peut que céder. S’il s’avisait de résister, il ne tarderait pas à être rudement puni de sa hardiesse dans un pays où tout repose jusqu’ici sur le principe de l’obéissance passive. On connaît l’influence qu’exerce en Russie le mot magique : Il est ordonné (prikasano) ! Qu’arriverait-il si on désapprenait d’obéir? — Il suffit d’ailleurs de bien comprendre la nature des services et des devoirs auxquels le paysan de la couronne est astreint pour reconnaître qu’il ne peut que baisser la tête et faire ce que les employés lui commandent. Ceux-ci sont toujours en mesure, non-seulement de le persécuter, mais de le ruiner, sans qu’il puisse formuler de plainte qui ait quelque chance d’être accueillie. Sans parler des corvées, des transports, exigés à contre-temps, l’employé n’a-t-il pas toujours à réclamer l’exécution d’innombrables règlemens de voirie, d’hygiène, formalités sur l’accomplissement desquelles il ferme volontiers les yeux, mais dont il tient la menace en réserve? Ne peut-il pas faire emmener comme recrue, c’est-à-dire enlever pour vingt ans à sa famille, un fils bien-aimé? Ne peut-il pas, sous le moindre prétexte, commencer une instruction, faire venir et retenir les paysans à de grandes distances au moment où les travaux des champs pressent le plus? — A quoi bon multiplier les exemples? Nous en avons dit assez pour faire apprécier ce que peut être en Réalité l’indépendance de la commune libre au milieu d’institutions arbitraires et entre les mains de fonctionnaires avides. On ne crée pas la liberté à volonté; le fait proteste alors contre la forme. « Les paysans de la couronne, dit M. Tourguenef[28], n’ont pas de plus grand fléau que cette multitude d’employés qui les accablent de vexations, et qui abusent presque toujours de leur autorité pour se livrer à des concussions de toute espèce. J’ai entendu des paysans se louer beaucoup de ceux de leurs administrateurs qui n’exigeaient, en retour d’un peu de protection, qu’une somme égale au montant des contributions régulières payées par ces pauvres gens au gouvernement. »
D’où vient cette pratique invétérée de la servitude, qui résiste aux essais de réforme et qui se maintient fidèlement, en dépit des combinaisons électives et de l’indépendance nominale de la commune? Elle a sa racine dans les institutions communistes, qui s’opposent à ce que l’homme puise dans la propriété permanente du champ qu’il cultive un véritable esprit de liberté, qui ne permettent pas aux possessions de grandir ou de diminuer. L’égalité matérielle, sans cesse rétablie sous ce rapport, conduit directement à l’égalité d’abaissement et de faiblesse. Personne ne peut échapper au fatal niveau du partage périodique des terres : pour s’élever, pour donner de l’essor à son activité et à son intelligence, il faut abandonner le sol, il faut briser les liens de la glèbe communale et se livrer à l’industrie ou au commerce. Comment le pauvre paysan pourrait-il améliorer les cultures, lorsque d’un côté, au bout d’un certain temps, le champ qu’il aura le mieux travaillé doit retomber dans la masse commune, et que d’autre part la seule leçon de nature à lui profiter, celle de l’expérience et de l’exemple, fait entièrement défaut? L’enseignement spéculatif, les fermes-modèles dans lesquelles on fait des cours théoriques et pratiques d’agronomie, d’élève du bétail et de technologie, ce sont des plantes de serre chaude empruntées à d’autres climats. Dans les pays où les lumières sont plus largement répandues, de pareils essais ne portent fruit qu’à grand’peine : comment voudrait-on les faire prospérer au milieu d’une profonde ignorance? dans le monde réel, rien ne s’improvise, tout doit résulter d’un développement normal. La condition première du progrès agricole, c’est la coexistence des grandes, des moyennes et des petites exploitations rurales, qui met en présence les résultats simultanés des trois forces productives : le capital, l’intelligence et le travail. Alors seulement se présente la leçon la plus décisive pour des nations grossières, celle qui arrive par les yeux à l’intelligence; en même temps, chacun peut rattacher à l’œuvre du présent les espérances d’avenir, et chacun est récompensé selon ses œuvres. Avec la responsabilité naît et grandit la liberté véritable, non pas celle qui est simplement tracée sur le papier, mais celle qui restitue à l’homme le plus précieux attribut de sa noble origine, la force morale. Les peuples ne sont arrivés à leur maturité, les nations n’ont pu grandir qu’en s’élevant au moyen de l’appropriation individuelle du sol; chaque pas fait dans la propriété a été un progrès accompli vers la liberté.
Le pouvoir absolu rencontre dans la mobilité des possessions un auxiliaire actif : la pratique communiste réduit tout en poussière, et si par hasard quelque homme tend à grandir par son travail, elle vient aussitôt lui enlever le métier sur lequel il fonde ses espérances, la terre qu’il a su dominer, et le rappelle au sentiment du néant : memento quia servus es ! Tout s’énerve et languit à ce contact fatal : entre le trône autocratique et les masses, déshéritées du plus énergique levier de leur émancipation progressive, il se creuse un abîme. Le pays n’a presque pas de tiers-état, il ne compte sur une population de 60 millions que 100,000 familles nobles, possédant des terres, Le reste se compose de serfs sous des dénominations diverses, serfs des seigneurs ou de la commune libre, à laquelle chaque paysan de la couronne est forcément attaché. Il ne reste guère en dehors qu’un clergé servile et corrompu, des artisans et des commerçans qui conservent dans leurs allures et dans leurs mœurs les traces récentes de l’oppression, et la puissante hiérarchie du tchin, l’armée des employés de tout rang, de tout grade, dont la plupart exploitent en coupe réglée le reste de la population[29].
Ceux qui ont déclamé contre l’individualisme des sociétés modernes peuvent voir où conduit l’absence du ressort individuel. La Russie cherche aie réveiller aujourd’hui. Frédéric le Grand écrivait que « les souverains se fatiguent de régner sur des esclaves; » mais, en dehors de cette lassitude morale, une autre raison les amène dans les voies du progrès, la raison suprême de la nécessité. Il arrive un moment où la force mécanique reconnaît partout la suprématie de la force intellectuelle : dès lors la cause de l’individu est gagnée. Au lieu de continuer à l’absorber, il faut s’attacher à le dégager, car, comme l’a dit éloquemment Channing, la plus grande force de l’univers, c’est l’esprit. « Ce n’est pas tant la force brutale, l’effort matériel qui fait la puissance de l’homme sur le monde, que l’art, l’habileté, l’énergie morale et intellectuelle; c’est l’esprit qui a conquis la matière... Avec l’accroissement de la puissance intellectuelle et morale d’un peuple, sa puissance productive grandit, l’industrie devient plus efficace, une plus sage économie accroît la richesse... Les moyens d’existence sont d’autant plus aisés qu’un peuple devient plus éclairé, plus juste, et qu’il se respecte davantage[30]. » Pour se rapprocher du but, il faut briser les liens qui retiennent l’homme dans un état de minorité éternelle. Or le premier anneau de cette chaîne qui enlace la société russe, nous le trouvons non-seulement dans le servage matériel, que tout le monde connaît, mais aussi dans le servage moral, qui résulte des pratiques communistes, et dont l’influence a été trop négligée. Indè malt labes; c’est dans son principe même qu’il faut attaquer le désolant mécanisme de la société russe. L’abolition du servage matériel est une cause désormais gagnée en principe, mais cela ne saurait suffire : il faut, quand l’homme cessera d’être asservi à la volonté arbitraire de l’homme, qu’il puisse aussi dominer le sol, que rien n’arrête la continuité de ses efforts; il faut donc émanciper aussi la terre de la fatale influence du communisme.
Presque tous ceux qui ont été amenés à parler de la commune russe et de la loi agraire qui la domine ont cédé à d’étranges illusions. Des hommes jeunes, intelligens, qui veulent pousser leur patrie dans la voie du progrès, ont cru trouver dans la commune un instrument d’émancipation. Ils se sont plu à la présenter comme la base des institutions populaires, et ils ont rappelé avec complaisance les formules proverbiales qui prouvent le respect porté au mir (la commune)[31]; mais ils ont méconnu une distinction essentielle, celle du principe communal, qui emprunte une grande force aux institutions des peuples libres, et du principe communiste, qui domine en Russie. M. Michelet seul paraît avoir saisi d’un coup d’œil pénétrant le péril d’une institution que tant d’autres se sont plu à exalter, à présenter même comme un modèle. Quelques mots lui suffisent pour résumer la conclusion qui ressort de l’enquête patiemment poursuivie par M. de Haxthausen : « La culture et le cultivateur sont misérables, ils produisent peu; l’homme, imprévoyant et sans vue d’avenir, n’est pas capable d’amélioration. »
Quelle est la cause première de cette immobilité? Le communisme. L’enfant qui vient au monde a sa part prête qu’il recevra de la commune. C’est comme une prime pour naître; mais en face se dresse une force de mort, d’improductivité, d’oisiveté, de stérilité[32]. L’homme, non responsable, se reposant sur la commune, reste comme endormi dans l’imprévoyance : au lieu d’exploiter les forces naturelles en les dominant par un travail énergique, infatigable, intelligent, il se borne à effleurer la surface de la terre. Elle produira peu, qu’importe? il ne doit pas la conserver. Au prochain partage d’ailleurs, il se fera assigner un lot de plus; sa femme est là : il aura un enfant.
Ainsi pas d’intensité d’efforts, pas de labeur persévérant, pas de prévoyance, pas d’avenir. Quand l’existence de l’homme se prolonge dans les êtres qui lui sont chers, quand il travaille non-seulement pour lui, mais pour eux, les douces affections de la famille deviennent l’essence du droit de propriété. Des penseurs aussi aveugles que téméraires ont accusé la transmission héréditaire des biens d’être une institution d’égoïsme : ils n’ont pas vu, ils n’ont pas compris que l’hérédité efface ce que le sentiment personnel peut avoir d’exclusif et d’étroit, et qu’elle ramène sans cesse le progrès individuel dans le cercle du progrès social.
Avec la loi agraire du communisme, l’homme est absorbé par la masse, son individualité sommeille : « vie toute naturelle, dans le sens inférieur, profondément matérielle, qui attache singulièrement l’homme en le tenant très bas[33]. » C’est parce qu’elle le tient très bas qu’il devient dans sa faiblesse et dans son ignorance l’instrument docile du pouvoir absolu. En Russie, dit-on[34], il n’y a malheureusement que les deux extrêmes de la société qui aient conservé leur organisation nationale : d’un côté le tsar autocrate, de l’autre le peuple communiste. M. de Gerebtzof semble ignorer que le peuple communiste maintient l’autocratie du pouvoir, et ce qu’il prend pour des symptômes d’une organisation nationale n’est que le reflet fidèle de l’enfance sociale. Le communisme russe, c’est la communauté primitive, d’où les autres nations sont successivement sorties pour grandir, pour accroître leur richesse et leur puissance, et pour conquérir la liberté. Cette forme rudimentaire s’est conservée en Russie parce que l’invasion tartare n’a pas permis à ce pays de profiter du progrès accompli ailleurs à la même époque, et que les effets civils du christianisme, non moins salutaires que son influence morale, y ont été paralysés; la nation, privée des moyens de profiter de l’héritage des lumières du passé, n’a pu que fort tard se rattacher à la tradition du monde civilisé. Le communisme russe est le résultat, non du caractère national, mais d’une phase du développement social qui, pour l’occident de l’Europe, appartient à la tradition historique, tandis qu’elle a survécu à l’orient : il représente le passé, et non l’avenir, et quand on croit y rencontrer des solutions imprévues, on prouve seulement qu’on a peu de mémoire. Loin de croire « que de cette source avec le temps découlera la véritable lumière sociale, au flambeau de laquelle pourront se réformer les sociétés occidentales, » nous sommes fermement convaincu que l’avenir de la Russie tient à ce qu’elle se mette au pas du monde civilisé, à ce qu’elle secoue les pratiques communistes, qui dépriment à la fois le progrès moral et l’essor de la prospérité matérielle.
Comment s’exerce le droit au sol? M. de Gerebtzof et M. de Haxthausen nous le diront. « dans les communes villageoises on partage les terrains selon le nombre des âmes[35]. D’après l’augmentation ou la diminution du nombre des habitans (mâles), tous les individus qui composent la commune et qui jouissent ensemble des terres communales se réunissent pour l’opération d’un nouveau partage. On divise alors toutes les terres par parcelles, selon leur qualité et leur destination. Les terres labourables et les prairies sont classées en autant d’espèces que le sol renferme de qualités. Chaque zone obtenue par ce classement est divisée, eu égard à sa distance du village, en autant de fractions qu’exige l’étendue du terrain à partager. Ensuite chaque chef de famille obtient au sort, dans chaque zone, autant de lots qu’il compte de contribuables dans sa famille, et gouverne la part qui lui est échue jusqu’au partage suivant. »
Les renseignemens recueillis par M. de Haxthausen concordent avec ces données, a Le principe sur lequel se fonde le partage des terres parmi les paysans est que toute la population masculine représente une unité collective, en conséquence de quoi la somme des terres, tant champs de labour, prairies et pâturages, que forêts, broussailles, lacs et étangs, forme aussi une unité foncière appartenant non aux différens membres dont se compose la commune, mais à l’unité collective, représentée par tous les paysans. Chaque individu mâle a le droit de réclamer pour sa part l’usufruit d’une quantité de terre égale à celle des autres membres. Les forêts, les pâturages, les droits de chasse et de pêche, ne pouvant être soumis au partage, restent indivis et livrés à l’usage de tous; mais les champs ou la terre labourable sont effectivement partagés. Quel moyen emploie la commune pour attribuer avec justice les terres labourables, d’une valeur si différente, selon le plus ou moins de fertilité du sol et la proximité du village? La difficulté est grande; le paysan russe est cependant parvenu à l’aplanir d’une manière satisfaisante. Chaque commune a ses arpenteurs, gens de tradition et d’expérience, qui remplissent ces fonctions avec intelligence et au contentement de tous. Ils partagent la totalité du bien en plusieurs grandes divisions, homogènes par leur valeur, qu’on subdivise en autant de lots que la commune a de membres, et qu’on distribue par la voie du sort[36]. »
Mais quand M. de Haxthausen ajoute : « Le principe du partage égal et par tête découle du plus ancien principe du droit des Slaves, savoir l’indivisibilité du bien de la famille et la division de l’usufruit, » il se trompe, et son erreur, partagée par la plupart des écrivains qui ont traité cette matière, est d’autant plus singulière, qu’homme instruit et versé dans les antiquités du droit de son propre pays, il y aurait facilement retrouvé le même principe et les mêmes procédés. Ils constituent un trait commun des époques inférieures de la civilisation. En Allemagne, en Angleterre, en Danemark, la commune était propriétaire, et le cultivateur simplement usufruitier. La maison, la cour et le jardin entraient seuls véritablement dans la propriété privée (un fait analogue se rencontre en Russie); la terre arable et les pâturages se trouvaient cantonnés en autant de parts que l’exigeaient la nature et la situation des terrains, le danger de l’inondation et tout ce qui influait sur la classification du sol sous le rapport agronomique. Chaque canton se subdivisait en bandes étroites, aboutissant toutes au chemin qui conduisait au village, et dont le nombre correspondait à celui des membres de la commune, de manière à ce que chacun pût obtenir une égale étendue de terrain rapproché et éloigné, de bonne et de mauvaise qualité. Tout ce qui n’était pas compris dans ce cantonnement demeurait bien communal. À cause de la confusion des parcelles, chacun était obligé de régler son exploitation sur celle des autres ; il en résultait des règlemens locaux qui sont demeurés invariables pendant des siècles ; un nouvel assolement aurait nécessité un nouveau mesurage, et on voulait l’éviter, pour ne pas retomber dans l’état dont les Commentaires de César et l’admirable écrit de Tacite conservent l’irrécusable témoignage[37].
En Russie, des circonstances analogues à celles où se trouvaient les populations germaniques ont créé des rapports pareils ; la seule différence vient de ce que ces rapports s’y sont plus longtemps maintenus, et encore ce pays n’est-il pas seul à nous offrir les vestiges de l’organisation première. Celle-ci a laissé ailleurs des traces curieuses. D’après les anciennes lois des états du Nord, l’égalité primitive de chaque localité rurale pouvait être rétablie à chaque instant en vertu d’une procédure particulière. Il y a douze ans encore, on trouvait des villages dans le haut pays de Trêves où tous les champs, même les jardins, n’appartenaient à leurs possesseurs que durant six, onze ou treize ans. On les confondait ensuite dans une masse commune, dont le conseil, élu par les ménagers, faisait une nouvelle répartition. En Norvége, on n’a cessé qu’en 1821 de procéder périodiquement à la répartition des terrains par la voie du sort. En Irlande et dans les highlands d’Ecosse, on rencontrerait peut-être encore des terres affermées par toute une commune, tous les membres étant solidairement responsables vis-à-vis des seigneurs pour le paiement de la rente; jadis ce mode d’exploitation était très répandu (runrig partnership tenures). Le partage du terrain se faisait, autant que possible, par portions égales de qualité et d’étendue, de telle sorte que chacun pût avoir du bon et du mauvais terrain, des endroits rapprochés et éloignés. Ce partage avait lieu pour tout le temps, ou périodiquement, par voie de tirage au sort. Le travail était, autant que possible, accompli en commun, surtout le labourage; les pâturages demeuraient indivis.
Qu’on cesse donc d’attribuer à un principe slave l’organisation communiste des terres des paysans en Russie. Pour détruire une pareille erreur, il suffit d’ailleurs d’étudier le développement régulier de la propriété privée dans un pays voisin, appartenant à la même race, en Pologne. Le partage périodique des terres, avec attribution par la voie du sort, ne constitue nullement une particularité du droit slave : il tient à d’autres causes, et surtout à des raisons d’économie rurale. Ce n’est point un principe, mais un procédé en harmonie avec un certain degré de développement social et un certain mode d’exploitation du sol.
Tant que la culture s’étend à des espaces d’une valeur à peu près nulle, et par conséquent tant qu’elle est grossière, l’exploitation commune par village et la confusion des parcelles peuvent présenter de l’avantage. La sécurité exige à tout moment, dans les temps demi-barbares, la défense commune, et les travailleurs réunis aux mèmes époques, dans les mêmes lieux, peuvent y pourvoir plus facilement. Le sentiment de l’intérêt général n’appartient qu’aux peuples civilisés; pour l’éprouver, il faut comprendre qu’on profitera ensemble de l’effort de chacun, et par conséquent être prêt à consentir les mêmes sacrifices. Ce sentiment est fort peu répandu dans les sociétés primitives, qui sont essentiellement égoïstes. La communauté d’exploitation se maintient tant que la division du travail et la liberté n’ont pas encore réalisé une forme plus élevée de communauté sociale. Les capacités supérieures se trouvent à l’étroit; elles sont gênées par la confusion des parcelles; mais l’homme primitif, simple et faible, y rencontre secours et appui. Les préjudices causés par ce régime, la perte de temps, l’obstacle mis à l’emploi du capital et aux améliorations foncières, la quantité des terrains forcément stériles, sont peu sensibles quand on consacre à la terre peu de travail, quand le mode de production est simple, uniforme. Aussitôt cependant que la culture prend de l’essor et se diversifie, la position change. Partout où les hommes sont réunis, le progrès s’accomplit par l’exemple que donnent les plus intelligens, en entraînant le vulgaire à leur suite, et en détruisant les résistances de la paresse et de la routine. L’effet contraire se produit avec la confusion des terrains : alors le moins habile ne se contente pas de demeurer en arrière, il interdit tout progrès aux hommes mieux doués que lui. L’inconvénient des possessions communes persiste longtemps d’ailleurs, et les obstacles que rencontre l’exploitation individuelle de ces terres contribue à maintenir d’anciens usages dont le progrès des cultures s’accommode mal. C’est une situation intermédiaire entre l’exploitation par corps de ferme et le communisme primitif, qui se traduit, soit par le travail d’ensemble et le partage des fruits recueillis, soit par le partage périodique du sol.
La Russie en est encore, pour les terres des paysans, à la première période, surtout dans les gouvernemens qui composent la Grande-Russie. Le jugement que porte M. de Haxthausen sur cet état de choses n’est pas uniforme : tantôt il l’exalte, et tantôt la force des choses l’amène à en reconnaître le péril. Bien entendu, il n’a nullement abordé le point de vue relatif au développement nécessaire de l’individualité humaine, car il penche vers le pouvoir absolu, qui reproduit à ses yeux le type de l’autorité patriarcale. Il admire[38] «cette famille, qui est la miniature de la nation. Il y règne une parfaite égalité de droits. Tant qu’elle est réunie, son chef est le père de famille; lui mort, le fils aîné a la disposition arbitraire de toute la propriété, et assigne, sans consulter personne, la part qui revient à chaque membre de la communauté. — La commune est la famille en grand : elle possède le sol; chaque individu n’a que l’usufruit de sa part, et la part de chacun est égale. Le lot du père ne passe pas par héritage à ses fils; mais chacun d’eux en réclame une part en vertu de son droit individuel comme membre de la commune, dont le chef absolu, ou le père fictif, se nomme l’ancien (starosta). La Russie appartient à la nation russe subdivisée en communes, comme une seule famille, sous l’autorité de son chef ou père, le tsar, qui dispose légitimement de tout, et dont le pouvoir est absolu. »
Ce tableau est loin de nous séduire, on en voit facilement les ombres. L’individu disparaît, absorbé dans la communauté; le niveau qui fonctionne régulièrement maintient l’égalité de la misère et de l’ignorance : il empêche la formation de la classe intermédiaire entre le peuple et les classes élevées, qui existent en dehors de la commune rurale. Or cette classe intermédiaire a été partout et toujours l’élément le plus actif du développement social; grâce à elle, au moyen de nuances régulièrement ménagées, la société civile se fond en un ensemble harmonieux. Une grande et féconde activité se propage sur tous les échelons; ceux qui sont placés en bas cherchent à s’élever, ceux qui ont pris les devans redoublent d’efforts pour ne point déchoir. C’est le mouvement, c’est la vie, tandis que la pratique communiste, c’est forcément le sommeil et la mort.
Séduit par les prétendus mérites d’organisation de la commune russe, M. de Haxthausen prétend la placer au rang des institutions politiques les plus remarquables. « Il y existe, dit-il, un accord organique et une forme sociale qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Grâce à la commune, le prolétariat est inconnu en Russie, et tant que cette institution existera, il ne pourra jamais s’y former. Un homme peut y devenir pauvre et dissiper sa fortune, mais les fautes et les malheurs du père ne sauraient y atteindre les enfans, car ceux-ci, ne tenant pas leurs droits de la famille, mais de la commune, n’héritent pas de la pauvreté du père. » Cet enthousiasme quelque peu naïf pour l’absence de responsabilité personnelle entraîne l’écrivain allemand à des manifestations socialistes qui s’accordent à merveille, on n’a eu que trop souvent à le constater, avec les doctrines du pouvoir absolu. Faute d’avoir sondé le vide et les périls du communisme, il suppose que ce système ferait disparaître la misère. Telle est aussi l’illusion à laquelle cède M. de Gerebtzof[39]. L’écrivain radical connu sous le pseudonyme d’Iscander[40] doit s’applaudir de rencontrer de pareils auxiliaires; partis du côté opposé de l’horizon politique, les absolutistes et les socialistes sacrifient à la même idole. Suivant Iscander, « le communisme, c’est l’autocratie russe renversée. » Il applaudit à un régime où « l’individu disparaît, absorbé par la société, » et c’est tout simple : il est socialiste, il le proclame, il peut célébrer un essai de phalanstère, « qui n’est autre chose qu’une commune russe et une caserne de travailleurs. » Ceux pourtant qui croient à la puissance de la liberté savent le compte que l’on peut tenir de ces masses enrégimentées, au milieu desquelles l’homme cesse d’être une créature intelligente et libre, pour devenir un outil animé, le ressort impassible d’un immense mécanisme! En fait, les résultats obtenus en Russie ne sont pas de nature à recruter au socialisme de nombreux prosélytes.
Dans le débat engagé au sujet des instructions autochthones de la Russie, on a, nous le répétons, constamment confondu deux choses : le principe communal, qui est chez tous les peuples libres un levier d’indépendance locale, et le principe communiste, qui forme l’antithèse du droit de propriété du sol. L’un est un ressort de gouvernement et un moyen de liberté, l’autre ne tend qu’à détruire l’activité spontanée et la responsabilité des actes. En réalité, étudiée dans sa forme et dans ses origines, la commune russe n’est pas autre chose qu’une organisation destinée à répartir entre des serfs les charges du servage. Elle est née de l’obligation collective de l’impôt, et ne vaut que comme instrument fiscal. Pour servir la cause de l’avenir, il faudrait que, renonçant aux pratiques communistes, la commune se consacrât d’une manière féconde à l’œuvre de l’administration locale proprement dite, ce qui implique un ordre politique exempt d’arbitraire, et qu’elle retînt les membres qui la composent, par le bénéfice des avantages offerts, au lieu de les assujettir à porter leur part des charges imposées, en leur refusant la liberté de s’établir ailleurs. Qu’on ne s’y méprenne pas, ce que défend Iscander, ce que glorifient en Russie MM. de Haxthausen et Gerebtzof, c’est le communisme, et non pas la commune.
M. de Gerebtzof l’avoue d’ailleurs. Après avoir reconnu à regret qu’aucune application du communisme n’est possible à l’occident de l’Europe, il ajoute avec un accent de triomphe : « Cependant cet idéal est mis en pratique depuis la formation des sociétés à l’orient de l’Europe. Oui, cette utopie, illusoire pour l’Europe occidentale, existe bien réellement en Russie. » Pour employer un langage plus simple et plus exact, il aurait dû se borner à reconnaître que la Russie a conservé les lisières de l’enfance sociale, qu’elle n’a pas encore profité du progrès accompli par les nations qui ont secoué les langes du communisme pour s’élever à la liberté par l’exercice du droit de propriété. L’illustre Fox[41] donne de la liberté une définition qui commence par ces mots : It consists in the safe and sacred possession of a man’s property. Ces paroles parlent mieux à l’esprit que les singulières promesses de M. de Gerebtzof : « La Russie possède un fonds de communisme susceptible des développemens les plus féconds. Quelques mesures suffiraient pour réaliser un système social qui ailleurs paraît un rêve... Le progrès du communisme promet un magnifique avenir à la Russie. » C’est, au contraire, parce que la Russie possède un fonds de communisme qu’elle reste en arrière du monde civilisé; pour se rapprocher des lumières, de la puissance et de l’activité féconde des autres peuples, elle doit effacer ces tristes vestiges de la communauté primitive.
La méprise que commettent les défenseurs de la commune russe tient à deux préoccupations évidentes : ils redoutent pour l’Europe l’invasion du socialisme, et ils supposent que celui-ci porterait remède aux souffrances des classes inférieures. La Russie serait garantie du fléau qu’elle s’est inoculé par une sorte de vaccine politique; le communisme la préserverait du prolétariat! « Tout Russe, dit M. de Haxthausen, appartient à une commune et a droit à une part du sol; aussi n’y a-t-il point de prolétaires en Russie. Dans tous les autres pays de l’Europe, des bruits sourds annoncent l’approche d’une révolution sociale dirigée contre la propriété. Sa devise est l’abolition de l’héritage et la division égale des terres. En Russie, un pareil bouleversement est impossible, l’utopie des révolutionnaires européens s’y trouve déjà réalisée par l’application de l’un des premiers principes de la vie nationale. »
Il n’y a pas de prolétaires en Russie! Le paupérisme n’y existe pas! C’est un vieil argument qui a toujours été mis en avant quand il a été question de l’émancipation des esclaves. Prenez garde, disait-on, vous allez créer le prolétariat et le paupérisme. Ce qui, dans un pareil état de choses, assure la nourriture d’une espèce d’étable humaine, c’est la servitude et non le partage périodique du sol, et il est d’autres biens supérieurs à la grossière satisfaction des sens dans laquelle s’absorbent le communiste et l’esclave. Pourtant ce triste avantage n’existe même pas; il suffit de voir ce que produit un sol immense, quand la propriété et la liberté ne viennent pas le féconder, pour renoncer à cette étrange méprise. Le prolétariat, le paupérisme ne devraient pas exister en Russie en présence d’espaces infinis qui attendent la main de l’homme; le communisme, loin de faire obstacle à l’invasion du mal, contribue à le faire naître, car il diminue la richesse de la production. M. de Haxthausen a vu des masses de mendians (brodiaki), expédiées par des communes libres qui se livrent régulièrement à cette industrie favorite du paupérisme européen[42]. Nous savons aussi quel degré d’abaissement et de misère on rencontre dans certaines contrées de ce vaste empire. Par ce partage continu du sol, la vie communale devra trouver sa limite naturelle dans l’accroissement de la population. Iscander prévoit cette objection. «Quelque grave qu’elle soit en apparence, dit-il, il suffit pour l’écarter de répondre que la Russie possède encore des terres pour tout un siècle, et que dans cent ans la brûlante question de possession et de propriété sera résolue d’une façon ou de l’autre. » La réponse est commode. Signalons seulement le moyen indiqué pour se tirer d’embarras : la Russie possède encore des terres pour tout un siècle. Ce sont donc, de l’aveu même d’Iscander, les immenses étendues de terrain propres à la culture, et non les institutions communistes, qui promettent de fournir une occupation fructueuse à une population croissante. Il ajoute : « Beaucoup disent que, par suite de cette instabilité dans la possession, la culture du sol ne s’améliore point; cela peut bien être. » Mais à ses yeux le progrès de l’agriculture n’est pas une compensation suffisante de l’horrible situation du prolétariat affamé. Cependant le meilleur moyen de donner du pain, c’est d’en produire davantage, et, quoi qu’on en dise, le prolétaire affamé de l’Occident ne serait guère disposé à échanger son sort contre celui du paysan russe.
Malgré d’étranges préventions en faveur du communisme rural, malgré les assertions hasardées inscrites au début de ses études, M. de Haxthausen est amené par l’invincible puissance de la réalité à confesser les vices d’un régime d’oppression que la commune subit en gémissant, au lieu de le rechercher. Un passage des plus instructifs le démontre. « La coutume du partage continuel des terres et du changement des lots assignés à chaque membre est sinon tout à fait contraire, du moins très peu favorable aux progrès de l’agriculture. Il se pourrait même que, longtemps encore, l’agronomie et les différentes branches de l’économie rurale restassent stationnaires, et ne pussent s’élever au degré de perfection qu’on voudrait leur voir atteindre. L’avenir tranchera ces questions. Néanmoins il serait curieux de connaître si cette institution pourra se maintenir intacte et se perpétuer chez le peuple russe, malgré les modifications qu’y devront nécessairement apporter un plus haut degré de culture matérielle et morale et une civilisation plus avancée.» Poser ainsi la question, c’est la résoudre. L’écrivain a quitté, au contact des faits, le ton tranchant et dogmatique; il reconnaît que les Russes instruits et intelligens ne sont pas favorables à cette institution au point de vue agronomique. «Tout en lui rendant justice sous le rapport politique et social, ils prétendent que le sol n’arrivera jamais à un degré convenable de culture tant que le principe fondamental de la commune sera rigoureusement observé. » Que diraient-ils donc, si, placés à un autre point de vue politique et social, ils devaient juger l’énergique auxiliaire de l’arbitraire du pouvoir, l’obstacle mis au développement de l’individu aussi bien sous le rapport de la force morale que de l’activité matérielle?
La marche naturelle des choses humaines est plus forte que les sophismes intéressés et que les exigences d’une domination absolue. Le principe communiste s’est affaibli déjà, et dans son application, dans le domaine de la réalité, il est loin d’avoir conservé sa pureté primitive[43]. Il subit l’irrésistible influence des circonstances extérieures. « Beaucoup de modifications utiles et commodes, dit M. de Haxthausen, sont déjà venues en altérer le caractère, et, à vrai dire, il ne pouvait en être autrement, car le peuple russe en général a trop d’esprit naturel et trop de bon sens pour avoir longtemps les yeux fermés sur ce qu’il a intérêt de voir. Il a déjà reconnu les défectuosités et les inconvéniens sans nombre qui résultent de l’application rigoureuse de ce principe. M. de Karnowitsch, auquel je m’adressai pour savoir si les communes en général étaient disposées en faveur du partage continuel des terres, me répondit que non. C’est aussi la réponse que me firent plus tard tous ceux auxquels j’adressai la même question. »
Que devient, en présence de cette unanimité d’avis compétens, le prestige du communisme? — La vérité est simple et facile à démêler. A l’origine, quand la terre s’offre au premier occupant, et que le sol ne donne pas encore de rente dans le sens moderne attaché à ce mot, le tribut dont la commune est frappée exige qu’on impose des lots de terre aux habitans, obligés de payer une redevance. Au lieu d’être un avantage, la terre est alors une charge; la commune la répartit entre tous, de la manière la plus égale, par la voie du sort[44]. Lorsqu’au lieu de conduire à une perte, la possession du sol promet un bénéfice, la commune n’est plus embarrassée pour tirer parti d’un bien que chacun désire posséder, quand la redevance à solder est inférieure au produit espéré. Alors le paysan, qui soupire après la propriété, subit à regret la loi du partage communiste, et celui-ci ne peut avoir qu’un but, qui est de rappeler au cultivateur son état d’assujettissement, de l’empêcher de grandir, comme il ferait si ce sol était à lui, de le maintenir dans la sujétion, en ne lui permettant pas d’acquérir les forces qui font la dignité et l’indépendance humaine. Lorsque la terre n’avait aucune valeur, et que l’homme asservi pouvait seul produire quelque chose au maître ou au souverain, on ne s’occupait que de s’approprier les fruits d’un travail moins productif, il est vrai, mais qu’il était impossible de se procurer autrement. Le travail libre a élevé la valeur de la terre et réduit la valeur du travail servile. Le propriétaire peut voir augmenter son revenu, en fondant celui-ci non sur la possession des hommes, sans lesquels la terre demeurerait inhabitée et inculte, mais sur la possession même de la terre. Dès lors le servage, sous toutes ses formes, perd sa raison d’être, et c’est justement ce qui en nécessite la suppression en Russie. Les anciens élémens de la richesse publique et privée y ont introduit la redevance par âme, au lieu de l’établir sur l’étendue, combinée avec la qualité du sol. Il fallait donc faire cadrer le partage de la terre avec cette obligation, avec ce mode de répartition, fixé d’une manière absolue. Il fallait procéder à un nouveau partage à chaque changement de l’assiette légale survenu par suite d’un nouveau recensement, et la commune obéit, en gémissant, à une triste nécessité. Le partage périodique des terres est devenu aujourd’hui une véritable calamité, et la conversion de l’impôt par âme en une taxe foncière véritable, que le comte Kisselef a commencée dans les biens de la couronne, doit conduire à la suppression de ce partage et à l’établissement d’un droit permanent de propriété. Le sol russe, délivré de la plaie du communisme, prendra un nouvel aspect.
Ici pourtant se présente une dernière objection. Les paysans russes ont horreur de la propriété, a dit M. Michelet; ceux qu’on a faits propriétaires retournent vite au communisme. « Ils craignent les mauvaises chances, le travail, la responsabilité. Propriétaire, on se ruine; communiste, on ne peut se ruiner, n’ayant rien à vrai dire. L’un d’eux, à qui l’on voulait donner une terre en propriété, disait : — Mais, si je bois ma terre? » Nous savons à quoi nous en tenir à cet égard, et M. de Haxthausen, qui le premier a découvert les prétendus mérites du communisme russe, fait un curieux aveu : « Chaque année de révision, dit-il, est de jure une année de partage de terre dans les communes; sans cette ordonnance obligatoire, fort peu goûtée du paysan, elles ne se décideraient jamais à faire de leur plein gré un nouveau partage, qu’elles considèrent plutôt comme onéreux qu’utile. Aussi, dans son langage poétique, le paysan le nomme-t-il tchornoï perediel (partage noir, funeste). » Le paysan russe aspire à la propriété, il souffre de ne pouvoir y atteindre; mais quand il serait vrai que la négation de ce droit l’aurait dégradé au point de lui enlever jusqu’au sentiment de sa misère, quelle condamnation pour un pareil régime! Le communisme russe reste debout comme ces blocs de glace que la rigueur du froid a saisis, et qui simulent la solidité du granit, tant que le soleil ne les pénètre point de ses rayons; mais la lumière commence à briller, les pratiques communistes du peuple russe ne résisteront pas longtemps à cette chaleur vivifiante; déjà l’on entend les premiers craquemens, qui annoncent une débâcle prochaine!
Que conclure de l’état des paysans de la couronne tel que nous venons de le décrire? C’est que l’organisation actuelle de la commune russe et la négation de la propriété individuelle exercent une influence non moins fatale sur la constitution politique de l’empire que sur la production matérielle. La première condition pour que les ressources naturelles dont dispose la Russie se développent, c’est qu’un peuple sans pensée ne continue point de servir d’instrument passif à un pouvoir sans bornes. Le problème posé aujourd’hui dans le vaste empire des tsars présente ainsi un double aspect : il s’agit non-seulement de briser les liens du servage, mais encore d’asseoir le droit permanent de la propriété du sol. Il faut rompre à la fois avec l’esclavage et avec le communisme, ces deux instrumens de la dégradation des âmes. La grande réforme dont l’empereur Alexandre II a pris la généreuse initiative ne sera sérieuse et complète qu’à cette condition.
L. WOLOWSKI, de l’Institut.
- ↑ Examen de la question des Paysans en Pologne et en Russie
- ↑ La Russie et l’Europe, la Pologne
- ↑ La Question des Paysans
- ↑ La Cloche, recueil russe consacré en partie à la question des paysans
- ↑ Recueil des Renseignemens statistiques publié par la Société impériale géographique de Russie
- ↑ L’Organisation rurale, recueil mensuel
- ↑ Le Règlement des rapports ruraux en Pologne, les Matinées de Carlsbad.
- ↑ Voyez sur le Servage russe la Revue du 15 juillet dernier.
- ↑ Haxthausen, tome III, page 157.
- ↑ Olguerdovitch, les Questions du jour en Russie.
- ↑ Haxthausen, t. III, p. 507.
- ↑ Votchina, ou otchina, signifie le patrimoine, l’héritage paternel. En Pologne, le ojczyzna indiquait la même nature de bien.
- ↑ 79,469,400 dessiatines, ce qui équivaut à 86,452,584 hectares, c’est-à-dire plus da double du sol cultivable de la France sans compter les terres des apanages et 608,833 dessiatines appartenant à l’administration des haras. L’ensemble forme une superficie de 17,000 milles carrés, outre les 118 millions de dessiatines de forêts de la couronne, qui couvrent 23,530 milles carrés.
- ↑ Études sur les Forces productives de la Russie, t. Ier, p. 395.
- ↑ Une dessiatine équivaut à 1,092 hectares.
- ↑ Russland’s Kraft-Elemente, 1854.
- ↑ Débit d’eau-de-vie.
- ↑ La hiérarchie du tchin (rang) compte quatorze degrés : elle embrasse en dehors de la noblesse héréditaire tous ceux qui forment la population privilégiée de l’état, et qui peuvent revendiquer un droit quelconque. Un diplomate russe disait un jour à Vienne que s’il avait un conseil à donner à sa majesté l’empereur, ce serait d’élever tous les paysans russes à la quatorzième classe. Les étrangers ne comprenant pas la plaisanterie, on leur expliqua que c’était un moyen très simple de garantir les paysans des coups de bâton (Tourguenef, t. II, p. 89). Le tableau des rangs a été dressé par Pierre le Grand; la dernière classe comprend les sous-lieutenans de l’armée et les employés civils subalternes. En dehors du tchin on est confondu avec les masses, on ne fait plus partie de la nation officielle ou légale, on forme la base muette de la triste pyramide. Comment le travail agricole et le labeur industriel ne souffriraient-ils pas d’un pareil régime, qui ne laisse aucune récompense à l’activité individuelle, et qui tend à absorber toutes les intelligences dans le service public?
- ↑ Tome III, p. 92.
- ↑ Les Russes les plus dévoués au gouvernement autocratique confirment le triste aveu de cette démoralisation des agens du pouvoir. « La constitution russe est faussée dans ses applications par le peu d’amour pour le bien public, le manque de lumières et le défaut de moralité des intermédiaires du pouvoir suprême, préposés à l’administration, à l’exécution des lois et au maintien de l’ordre. Tout ce qui vient d’être dit s’applique seulement à la généralisé, car parmi plus de cent mille fonctionnaires civils et militaires qui servent d’intermédiaires entre le pouvoir souverain et le peuple, il y a beaucoup d’hommes d’un véritable talent et d’un grand mérite; mais le nombre en est trop restreint au gré de ceux qui veulent le progrès. » Nicolas de Gerebtzof, les Trois Questions du moment, p. 68.
- ↑ Le mélange d’attributions administratives, de police et d’instruction judiciaire, qui sont dévolues à l’ispravnik, ne permet pas de trouver dans notre hiérarchie civile une fonction correspondante. C’est une espèce de sous-préfet qui cumule les pouvoirs de police judiciaire et qui exécute certains actes du ressort de nos officiers ministériels. Chaque ispravnik a plusieurs adjoints (stanovoï pristav).
- ↑ Rossia i Europa, Polska, p. 6, 36.
- ↑ Usredienia gosudarstviennych imusczestv.
- ↑ Svod Zakonof.
- ↑ Un peu plus de deux kilomètres.
- ↑ L’arrivée du commissaire du district est pour le village un véritable sujet de deuil. Tourguenef, t. II, p. 75.
- ↑ Storch, Bauernstand in Russland, p. 19, 58 et 65.
- ↑ La Russie et les Russes, t. II, p. 74.
- ↑ Nous n’avons pas besoin d’ajouter qu’il est de consolantes et d’honorables exceptions : elles tendent même à se multiplier.
- ↑ Voyez les Œuvres sociales de Channing, traduites par M. Edouard Laboulaye.
- ↑ « Dieu seul est le juge du mir. — La larme du mir est corrosive. — Le soupir du mir fait éclater le roc. — Avec un fil du mir on fait une chemise. — Personne ne peut renier le mir. — Ce qui appartient au mir appartient à l’enfant gâté. — Ce qu’a décidé le mir doit être fait. — Si le mir gémit, le peuple périt. — Le mir est le rempart du pays. »
- ↑ Le plus grand nombre des enfans meurt dans l’âge le plus tendre; le tiers à peine parvient à l’âge adulte. Haxthausen, tome Ier, p. 117.
- ↑ Michelet, Légendes du Nord, p. 39.
- ↑ Les Trois Questions du moment, par Nicolas de Gerebtzof, p. 66.
- ↑ M. de Gerebtzof, à qui nous empruntons cette indication, dit par erreur selon le nombre d’ouvriers valides; les détails qu’il donne lui-même montrent que le droit au lot de terre appartient à chaque âme. c’est-à-dire à chaque individu du sexe masculin, quelque soit son âge. On ne tient compte de la force disponible que dans le partage par tiaglos, lorsque la redevance, au lieu d’être exigée en argent, est couverte au moyen de la corvée.
- ↑ Dans le gouvernement de Jaroslaf par exemple, on trouve encore dans beaucoup de communes des perches, révélées comme des mesures sacrées d’arpentage. La longueur de ces bâtons est en raison inverse de la qualité de la terre, de sorte que le bâton le plus court correspond à la meilleure terre; un autre, un peu plus long, indique une qualité inférieure, et ainsi de suite jusqu’au plus long, qui est le signe du terrain le plus mauvais. Tous les lots sont ainsi inégaux en grandeur, et par là même égaux en valeur.
- ↑ « La nation des Suèves, dit César, est de beaucoup la plus puissante et la plus belliqueuse de toute la Germanie. Nul d’entre eux ne possède de terres, séparément et en propre (Suevorum gens est longe maxima et bellicosissima Germanorum omnium… Sed privati ac separati agri apud eos nihil est). » Et il ajoute, en parlant des Germains en général : « Nul n’a de champ limité, ni de terrain qui soit sa propriété ; mais les magistrats et les chefs assignent tous les ans aux peuplades et aux familles, vivant en société commune, des terres en tels lieux et quantité qu’ils jugent à propos, et l’année suivante ils les obligent de passer ailleurs. » Tacite s’exprime de même : agri pro numero cultorum ab universis in vices occupantur, arva per annos mutant, et superest ager. Horace avait déjà parlé (Ode 24, livre III) des Scythes et des Gètes, « dont les champs sans limites produisent une libre et commune moisson ; ils ne cultivent qu’un an le même sol (nec cultura placet longior annua). » C’est le témoignage de Tacite et de César qu’invoque Montesquieu, quand il rappelle que les terres cultivées par les Germains ne leur étaient données que pour un an. Ils n’avaient de patrimoine que la maison et un morceau de terre dans l’enceinte autour de la maison. Ce patrimoine particulier appartenait aux mâles. En effet, pourquoi aurait-il appartenu aux filles ? Elles passaient dans une autre maison. La terre salique était cette enceinte qui dépendait de la maison du Germain ; c’est la seule propriété qu’il eût. Tout le sol était commun. On le nommait almenning, alminning, almœnniger ou allmende, pour traduire cette pensée qu’il appartenait à tous. — Voyez sur cette grave question Maurer, Geschichte der Markverfassung, 1854. — Il entre dans des détails précis sur l’usage adopté par divers peuples de partager chaque année ou au bout d’un certain nombre d’années les champs par la voie du sort. Avec les changemens survenus dans l’économie rurale, les époques d’attribution des terres ont varié. La durée diverse de la prescription tient à ces usages primitifs.
- ↑ Tome Ier. Introduction, VIII.
- ↑ Les trois Questions du moment, — le Communisme.
- ↑ Hertzen, l’auteur des Idées révolutionnaires en Russie.
- ↑ Dans un célèbre discours du 1er décembre 1784.
- ↑ Les renseignemens que donne l’auteur sont trop étranges pour ne pas être reproduits : « Dans les villages sur notre route nous rencontrâmes beaucoup de mendians. Dans les terres des particuliers la mendicité est non pas plus rare, mais moins apparente, par la raison que la noblesse russe regarde comme une honte qu’un serf soit obligé de mendier. Dans les villages de la couronne, c’est une industrie libre, comme toutes les autres en Russie. Il y a des villages très riches qui ne vivent que d’aumônes. Chaque habitant a son costume de mendiant, et à l’approche du printemps chaque famille envoie un ou plusieurs de ses membres pour aller mendier dans les environs, que ces faux mendians se partagent d’ordinaire en différens cercles Le partage une fois terminé, ces honnêtes industriels se mettent en campagne pour aller chacun de son côté récolter des aumônes dans le rayon qui leur a été exclusivement assigné. En automne ils retournent au village pour y vivre avec leur famille du contenu de leur besace. » Études sur la Russie, tome Ier, p. 135.
- ↑ L’instructif récit de M. de Haxthausen nous fait connaître les procédés employés (tom. Ier, p. 120). Le partage préalable (fait par les arpenteurs) une fois terminé, la commune s’assemble et procède à la distribution des lois par le sort. C’est comme une loterie dont tous les numéros gagnans et d’égale grandeur ne diffèrent entre eux que par la qualité de la terre, et le plus ou moins d’éloignement du village... Une portion de terre restée vacante après la mort d’un membre retombe à la commune, c’est-à-dire à la réserve. Cependant la commune s’efforce, autant que cela se peut, de concéder la jouissance de la portion d’un membre décédé à son fils ou à sa famille, afin que le travail du père ne soit pas perdu pour ses héritiers. C’est la raison pour laquelle les familles préfèrent rester unies et repoussent toute idée de partage et d’isolement. » Nous aurons occasion de voir qu’un motif analogue a contribué à former nos communautés rurales du moyen âge. Un des écrivains qui ont jeté le plus de lumières sur ce point intéressant, M. Doniol, auteur de l’Histoire des Classes rurales en France, nous parait trop confondre l’espèce de communisme familial qui ne s’est établi chez nous que pour amortir les mauvais effets du servage, pour maintenir une sorte d’hérédité, et le communisme rural de la Russie, qui n’a qu’un résultat, celui de briser les liens de la famille au profit de la communauté.
- ↑ La commune russe est encore aujourd’hui l’expression de la charge commune. N’appartenir à aucune commune est un privilège dont profitent seulement les conditions sociales plus élevées, alors que tout le fardeau retombe sur les autres. On y est forcément attaché comme le Romain de l’empire l’était à la corporation. Pour qu’on se dégage de cette servitude, il faut que la commune vous affranchisse. C’est un état artificiel, fruit de la servitude. Rien de plus faux que de prétendre que « le communisme russe n’est nullement une institution, mais une condition naturelle qui tient à la race, au climat, à l’homme, à la nature. » Pénétrez au fond des choses, et vous trouverez l’esclavage !