La Question des Torpilleurs
Revue des Deux Mondes3e période, tome 76 (p. 343-375).
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LA
QUESTION DES TORPILLEURS

II.[1]
TORPILLEURS ET BATIMENS DE GUERRE ET DE COMMERCE.


I

Examinons- maintenant si la rencontre d’un torpilleur à la mer est aussi périlleuse que ledit l’auteur de l’Étude sur la guerre navale, dans l’extrait que j’ai cité, et dont je reproduis ici quelques lignes : « Un torpilleur autonome a reconnu un paquebot,.. il n’ira pas signifier au capitaine de ce paquebot qu’il est là : le capitaine répondrait par un obus bien pointé qui enverrait au fond le torpilleur… Donc le torpilleur suivra de loin, invisible, le paquebot qu’il aura reconnu, et la nuit faite, le plus silencieusement, le plus tranquillement du monde, il enverra aux abîmes paquebot, cargaison, équipage, passagers… »

En théorie, ce n’est pas plus difficile que cela, mais avec un peu de réflexion on s’apercevra qu’il en est autrement dans la pratique, et que, pour tenir ce langage, il a fallu mettre un moment en oubli, par une étrange distraction, les conditions dans lesquelles s’opère à la mer, en temps de guerre, la rencontre des bâtimens.

« Un torpilleur a reconnu un paquebot, » c’est bientôt, dit, et ce serait bientôt fait s’il ne s’agissait que de voir de loin, et sans en être aperçu soi-même, un paquebot qui passe et le pavillon qu’il porte ; mais il s’agit de bien autre chose : il s’agit de s’assurer de sa nationalité, car il ne sera pas plus permis de lancer une torpille au risque de frapper un navire ami ou neutre, qu’il n’a été de mise, jusqu’ici, de lui envoyer des coups de canon, au hasard de se mettre en guerre avec sa nation et de faire entrer un nouvel ennemi dans la lutte.

Écrivant pour les personnes étrangères au service de la marine, je dois entrer dans les explications nécessaires. S’il n’y a pas de bâtimens en vue, il est probable que le paquebot n’aura pas de pavillon ; c’est l’usage quand on se voit seul sur l’immensité de l’océan, et dans ce cas, le torpilleur ne pourra se faire aucune idée de sa nationalité ; si le paquebot porte un pavillon, ce sera certainement celui d’un neutre, et si le torpilleur se contente de cette indication, il ne trouvera jamais de bâtimens ennemis. En temps de guerre, le pavillon des belligérans disparaît de la mer, pour ainsi dire ; il ne s’y montre qu’au moment du combat ou lorsqu’ayant par ses succès chassé l’ennemi de partout, on ne croit plus avoir rien à en craindre.

Sur mer, la ruse de guerre la plus générale, la plus usuelle, la plus permise aux bâtimens des nations belligérantes, consiste à faire disparaître, autant que possible, toute apparence extérieure qui pourrait, de loin, donner des indices sur leur nationalité, et la première précaution à prendre pour cela est de se couvrir d’un autre pavillon que le sien propre. Les bâtimens du commerce espèrent par là tromper l’ennemi et lui échapper ; les bâtimens de guerre cherchent à le surprendre ; les uns et les autres veulent éviter que les navires neutres rencontrés puissent, intentionnellement ou non, faire savoir aux ennemis leur présence dans tels ou tels parages et mettre ces ennemis au courant de leurs mouvemens.

Les lois de la guerre défendent de commettre aucun acte d’hostilité sous d’autres couleurs que sous les couleurs de sa nation, mais elles permettent d’arborer un pavillon quelconque et de le garder battant jusqu’au moment d’engager le combat, afin de tenir l’ennemi dans l’indécision le plus longtemps possible. Il en résulte pour le torpilleur, comme pour tout autre bâtiment de guerre, l’obligation de s’approcher assez des bâtimens qu’il rencontre à la mer pour s’assurer de leur nationalité avant de les attaquer. Si l’on se trouve en présence d’un bâtiment de guerre, on lui fait les signaux de reconnaissance convenus d’avance ; si le bâtiment en vue répond convenablement à vos signaux, il est de votre nation et, l’un et l’autre, vous remplacez aussitôt vos pavillons d’emprunt par les couleurs nationales ; si le bâtiment de guerre rencontré est neutre, il appuie son pavillon d’un coup de canon à poudre pour montrer qu’il lui appartient réellement ; s’il est ennemi, il ne pourra répondre à vos signaux, il arborera son vrai pavillon, et la lutte s’engagera. Si le bâtiment en vue est un navire de commerce, il faut courir sur lui et le faire raisonner, c’est-à-dire s’assurer, par ses réponses ou ses papiers de bord, qu’il a bien le droit de se couvrir du pavillon qu’il porte.

Le torpilleur devra se soumettre à ces formalités indispensables, car il serait également absurde de couler des bâtimens qu’on n’a vus que de loin et qu’on a suivis jusqu’à la nuit, sans se montrer et sans avoir un indice raisonnable de leur nationalité, ou de laisser passer comme neutres tous ceux qui seront couverts d’un pavillon neutre ; car dans ce cas on pourrait laisser passer des ennemis, et dans le premier on ferait pis encore, on s’exposerait à faire périr des bâtimens neutres, amis, ou même de sa propre nation. Ces attaques de nuit ne seront donc possibles que contre les bâtimens au mouillage, dont la nationalité sera connue d’avance, soit par des renseignemens certains, soit par le mouillage même occupé par ces navires. A la mer, pour les navires rencontrés, la nationalité sera toujours douteuse jusqu’à ce que l’on se soit assez rapproché pour échanger les signaux de reconnaissance si l’on a affaire à un bâtiment de guerre, ou faire raisonner le navire s’il appartient au commerce.

Si donc le torpilleur ne veut pas s’astreindre à l’obligation de reconnaître, dans le sens maritime du mot, les navires en vue, il devra s’abstenir de toute attaque, et il ferait aussi bien, dans ce cas, de rester tranquillement au port, car sa croisière se réduirait à une vaine démonstration sans résultat ; mais si vous persistez à lui donner cette mission, qui ne doit pas être la sienne, et si vous lui imposez le devoir de la rendre effective, il devra s’astreindre à s’assurer de la nationalité des navires du commerce rencontrés, et cette opération, sans danger pour un croiseur ordinaire, sera pour lui pleine de périls ; voici pourquoi.

Qu’un croiseur se porte, pour le reconnaître, sur un navire de commerce ennemi couvert d’un pavillon neutre, celui-ci cherchera à lui échapper par la supériorité de sa vitesse ; mais si cette vitesse est inférieure, il se rendra sans résistance, car la partie serait trop inégale. Le paquebot ne peut pas espérer que quelques obus suffiront pour arrêter le bâtiment de guerre, lequel, par son artillerie, l’aurait bientôt coulé ou réduit à se rendre ; il sait, d’ailleurs, que chacun à bord conservera la vie sauve et la propriété de ses effets particuliers ; le bâtiment et la cargaison seront seuls perdus ; le croiseur l’amarine, lui met un équipage et l’envoie dans un port national ou ami.

Mais si le navire du commerce a affaire à un torpilleur autonome, la question changera de face ; il n’aura aucun doute sur l’infériorité de sa vitesse ; il comprendra qu’il ne peut échapper au torpilleur, et que, s’il ne le détruit-pas, il sera coulé par lui ; le torpilleur, en effet, ne peut pas l’amariner faute d’un équipage suffisant, il ne peut davantage lui enjoindre de se diriger sur tel port, sous sa conduite et sous la menace d’être torpillé s’il tentait de s’évader, par la raison que, dans la nuit, l’obscurité, un orage ou toute autre circonstance pourrait les séparer ; le torpilleur devra donc se résoudre à couler sa prise, sans avoir à bord la moindre place pour recueillir aucun des malheureux voués au plus cruel destin. C’est donc un duel à mort ; qu’en arrivera-t-il ? L’auteur de l’Étude sur la guerre navale nous l’apprend lui-même. Le navire connaît la faiblesse d’échantillon du torpilleur ; il sait qu’un obus suffit pour le crever : dès qu’il l’apercevra de loin, il fera préparer le petit nombre de canons qu’il peut avoir (un seul suffit) et il y mettra ses plus adroits pointeurs ; puis, couvert d’un pavillon neutre, il se donnera l’apparence la plus innocente du monde et, pour ôter à son ennemi toute méfiance, il s’arrêtera pour l’attendre, tout en se plaçant dans la situation la plus favorable, et quand ce torpilleur sera à bonne portée et que le chef de pièce l’aura bien dans sa ligne de mire, il arborera son véritable pavillon, puis un obus bien pointé enverra au fond le torpilleur. De toutes les assertions émises dans le passage que j’ai cité, c’est assurément la moins contestable.

Ainsi, comme il arrive souvent, l’observation d’un simple fait pratique, dont une imagination trop frappée de la grandeur du résultat rêvé a négligé de tenir compte, suffit pour faire écrouler tout cet échafaudage de puissance fatale d’un côté et de terreur de l’autre, comme on voit un léger coup d’épingle dégonfler un imposant ballon ; ainsi, le tableau saisissant de la catastrophe émouvante, inévitable, qui attend tout navire de commerce ou bâtiment de guerre ennemi osant se hasarder en mer, n’était qu’une illusion ; on n’avait oublié qu’une chose, c’est que la mer appartient à tout le monde, qu’il n’y est pas permis d’assaillir à l’improviste un navire dont la nationalité, qui peut être la vôtre, ne vous est pas connue, et qu’elle ne peut l’être qu’en venant la constater d’assez près. Donc, cet épisode si bien décrit ne se réalisera pas ; chaque nuit, chaque point du globe ne verront pas s’accomplir de pareilles atrocités, et le dernier terme de la loi supérieure du progrès, l’abolition de la guerre, sera jusqu’à la fin du monde un desideratum. Il faut en prendre son parti.

On peut trouver que je me suis un peu étendu sur une question qui, au premier abord, peut sembler secondaire, mais qui, en réalité, est capitale par le prestige qu’en tiraient les torpilleurs devant les personnes étrangères au métier de la mer. Or, ces personnes sont le nombre ; le nombre fait l’opinion publique, et la voix de l’opinion publique est souvent plus forte que celle de l’ensemble des hommes compétens ; il importe donc que le nombre soit complètement édifié à l’égard des questions techniques que la presse lui soumet.

Il est certain qu’un bâtiment quelconque, surpris la nuit par un torpilleur, pourra être coulé par celui-ci avant de s’être aperçu de sa présence, et c’est un grand danger ; mais un torpilleur, rencontrant un bâtiment la nuit, peut-il s’en approcher d’assez près pour reconnaître sa nationalité et en même temps ne pas en être vu ? Je ne le crois pas. En temps de guerre, on prend de grandes précautions : la nuit, on commande à voix basse, on suspend l’usage du sifflet, on cache les lumières, on tient des canons toujours prêts à faire feu : il faudra que le torpilleur s’approche de très près et reste longtemps pour saisir un indice de nationalité ; il sera obligé de marcher doucement, de stopper. S’il est vu, un boulet peut lui arriver comme la foudre, car sa nationalité sera beaucoup plus facile à pénétrer que celle du bâtiment. Cette question de la nationalité sera toujours, partout et en tout état de cause, très simplifiée à l’égard du torpilleur, parce que, en temps de guerre maritime, les puissances neutres n’auront aucune occasion de faire naviguer leurs bateaux-torpilleurs, lesquels sont incapables de rendre aucun service de paix, tel que celui d’assurer la protection du commerce national. Ce n’est pas eux qui peuvent faire la police de leurs navires du commerce, secourir les uns, les relever de la côte, ravitailler au besoin les autres, prendre à bord les marins indociles ou accusés de crimes ou délits, compléter les équipages décimés par les maladies, etc. Les neutres, pendant la guerre, garderont donc chez eux leurs torpilleurs, tandis que leurs navires du commerce et leurs bâtimens de guerre continueront de se montrer partout. Le mouvement commercial des neutres gagnant tout ce que perdra celui des belligérans, leur pavillon marchand sillonnera plus que jamais les mers ; il en sera de même de leur pavillon de guerre, qui, à son service habituel de protection du commerce national, ajoutera le surcroît de sollicitude que pourra lui donner à cet égard la conflagration allumée sur les mers par la lutte de deux puissances maritimes.

De cette situation il résulte que les bâtimens rencontrés peuvent appartenir à toutes les nations, et que, si un indice quelconque vous révèle qu’ils ne sont pas français, votre incertitude n’en sera pas moindre, rien ne vous indiquant qu’ils soient anglais plutôt qu’allemands, danois ou russes. Au contraire, le torpilleur rencontré ne pouvant appartenir qu’à l’une des deux nations belligérantes, la question à son égard est plus facile à résoudre : s’il n’est pas français, il est ennemi ; or, il ne faut quelquefois qu’un léger indice pour juger si un torpilleur est ou n’est pas national : le lieu de la rencontre pourra même, dans telle circonstance, décider la question, alors qu’il ne pourrait rien faire préjuger de la nationalité d’un bâtiment. Une rencontre fortuite de nuit à la mer, entre un bâtiment et un torpilleur, sera donc une aventure délicate pour tous les deux, mais surtout pour le torpilleur, que l’incertitude sur la nationalité de l’adversaire mettra dans une situation très désavantageuse et pouvant causer sa perte.


II

Montrons maintenant que l’attaque d’un torpilleur autonome, à la mer, ne doit pas préoccuper un bâtiment bien armé, bien commandé, bon marcheur et évoluant bien, autant que le ferait l’attaque d’un bâtiment en tout semblable à lui-même.

Supposons-nous au début de la guerre future : deux ennemis, l’un torpilleur autonome, l’autre vaisseau cuirassé ou croiseur, n’importe, se rencontrent en pleine mer. Chacun devant déployer dans l’attaque et dans la défense autant de soin, de prévoyance, d’habileté et d’intelligence que son adversaire ; le vaisseau, d’après l’usage, et en vertu de la prudence la plus élémentaire, afin d’éviter les surprises et d’en ménager à l’ennemi, aura fait disparaître de son extérieur les particularités qui pourraient donner de trop clairs indices de sa nationalité : il n’aura pas de pavillon, ou il portera celui des pavillons neutres dont la présence dans les parages où il se trouve devra sembler la plus naturelle.

Le torpilleur, ne pouvant juger de loin à quelle nation appartient ce vaisseau, s’en rapprochera pour éclaircir ce point important. On sait avec quel soin se fait, en temps de guerre, le service des vigies : le salut du bâtiment ou le succès des opérations peuvent dépendre de leur vigilance. Le vaisseau, qui aura des hommes exercés dans la mâture, aura connaissance du torpilleur bien avant qu’on ne puisse l’apercevoir du pont. Il se disposera aussitôt à soutenir la lutte, s’il y a lieu, et, dès que les signaux de reconnaissance pourront être clairement interprétés, il se hâtera de les faire, par la raison qu’il est le plus intéressé des deux à savoir promptement à qui il a affaire, vu que, certain de l’infériorité de sa marche par rapport à celle du torpilleur, il sait qu’il ne sera pas le maître de la situation et qu’il lui importe de ne pas se laisser surprendre. En vertu d’un raisonnement contraire, le torpilleur pourra temporiser ; apercevant des signaux dont il n’a pas la clé, et voyant par là qu’il a devant lui un ennemi, il se dira que sa supériorité de vitesse lui permet à son gré d’accepter ou de refuser le combat. Se retirera-t-il en arrière, et, après s’être mis hors de vue, croira-t-il pouvoir suivre de loin le vaisseau pour le rejoindre à toute vapeur dans la nuit et le torpiller sûrement à la faveur de l’obscurité ? Mais le vaisseau pénétrerait probablement ses intentions, il se tiendrait sur ses gardes, et, la nuit venue, il pourrait brusquement changer de route et s’éloigner sans que, peut-être, le torpilleur pût le retrouver. D’ailleurs, on est au début de la guerre, et le torpilleur a tellement entendu vanter, de confiance, son excessive supériorité sur les grands bâtimens de combat, qu’il n’hésite pas à affronter la lutte : le sort en est jeté, il court sur le vaisseau, et les deux adversaires arborent fièrement leurs couleurs nationales.

Le vaisseau, qui veut se donner toutes les chances possibles, se placera dans la situation la plus avantageuse pour lui-même et la plus défavorable pour son rival ; il prendra chasse de manière que le torpilleur, qui se lance à sa poursuite, ait le vent et la mer à deux ou trois quarts de l’avant ; des rapports de mer constatent que cette allure est la plus gênante pour les torpilleurs et celle où ils fatiguent le plus[2].

Nous ne supposerons pas qu’il fasse calme ni mauvais temps, mais le temps ordinaire du large, ce que les marins appellent jolie brise, soulevant une mer blanchissante. Jusqu’à quelle distance le torpilleur devra-t-il s’approcher pour lancer sa torpille ? Nous voulons, pour éviter tome objection, la déduire de données prises dans la Réforme de la marine[3]. Je m’en rapporterai donc aux indications que renferment à ce sujet les pages 878, 882 et 894, lesquelles fixent la distance entre 250 et 400 mètres. En considérant que ces données proviennent d’un auteur éminemment favorable aux torpilles et qu’elles sont déduites d’exercices de rade accomplis dans des circonstances généralement favorables, on peut conclure qu’à la mer le torpilleur fera bien de se rapprocher au moins jusqu’à 300 mètres pour lancer son engin.

Le vaisseau aura de bons pointeurs aux pièces de retraite et à celles des tourelles qui peuvent tirer dans le plan longitudinal ; il pourra utiliser de trois à cinq pièces de fort calibre, ou de là à 16 centimètres, selon qu’il sera plus ou moins grand, cuirassé ou croiseur. Ces canons se manœuvrent avec une précision et une facilité merveilleuses ; on peut imprimer à l’affût (j’entendrai par ce mot l’ensemble de l’affût et du châssis, les mouvemens les plus réguliers, les plus doux comme les plus prompts ; le chef de pièce tient le torpilleur dans sa ligne de mire, et, par des mouvemens insensibles, il le suit sans le perdre un moment de vue.

Le pointage du canon comporte deux élémens : la direction et la hauteur. Le pointage en direction est facile et sûr, parce qu’il n’y a là aucune incertitude : avec nos canonniers brevetés, il sera toujours parfait ; la largeur du but, qui est celle du torpilleur (3m, 30), est suffisante pour assurer sous ce rapport la justesse du tir.

Le pointage en hauteur est moins certain, parce qu’il dépend d’une donnée variable et qui n’est qu’approximativement connue, la distance ; mais la longueur du torpilleur (33 mètres) donne aux chefs de pièce une latitude suffisante. Après avoir rectifié les premiers coups, et en tenant compte de la quantité dont le torpilleur se rapproche par minute, un tireur exercé sera à peu près certain d’atteindre le but une fois sur deux, à une distance modérée.

En supposant que le torpilleur file 20 nœuds et le vaisseau 15 ils se rapprocheront à raison de 5 nœuds, soit, en nombre rond, de 9,000 mètres à l’heure et de 154 mètres par minute ; tel est le rapprochement dont le chef de pièce devra tenir compte dans son tir. Si donc le vaisseau commence à tirer sur son adversaire à 2,000 mètres, il aura 11 minutes pour le canonner tout à son aise avant que ce dernier soit arrivé à la distance de 300 mètres pour lancer sa torpille. Cet intervalle permettra certainement de lancer assez de projectiles pour avoir la presque certitude que l’un d’eux atteindra en plein le torpilleur et l’enverra au fond de l’eau. Pendant onze minutes, rien ne vient gêner le vaisseau, rien ne vient troubler les chefs de pièce ou les servans : le torpilleur ne répond pas à leurs coups ; il reste comme une cible muette offerte à leurs obus jusqu’à ce qu’il soit parvenu à portée de lancer, avec toutes les chances de succès, son invisible engin, et il est à croire qu’il n’y arrivera pas.

Voyons maintenant ce qui se passe sur le torpilleur : le tir de la torpille ne comporte, il est vrai, qu’un élément, le pointage en direction, mais néanmoins il est entouré de plus de difficultés que celui du canon, difficultés dont les exercices de rade ne donnent pas l’idée, et il est sujet à bien plus de causes de déviation.

Tandis que le canon se pointe par l’affût (affût-châssis), lequel est indépendant du bâtiment et se manœuvre par les servans au moyen d’instrumens appropriés, le tube de lancement de la torpille fait corps avec le bateau-torpilleur sur lequel il est fixé ; on peut donc le comparer à un canon dont le torpilleur est l’affût, affût de 33 mètres de longueur. Il se pointe donc par la manœuvre du bateau lui-même, par le timonnier au moyen de la barre du gouvernail ; le choc de la lame sur l’avant du bateau peut donc déranger le pointage au moment même où l’on chasse la torpille. On voit la différence qu’il y a entre pointer un canon et pointer une torpille et les difficultés qui peuvent en résulter. Pendant ce temps, les boulets pleuvent autour du torpilleur, il développe toute sa vitesse ; il se tord, roule, tangue, bondit, il passe dans la lame ; l’eau le couvre de l’avant à l’arrière, son hélice parfois sort de l’eau et s’affole.

Dans un exercice tout est parfait ; on prend son temps pour tout, on est bien certain qu’on ne sera pas coulé ; là, point de préoccupation d’aucune sorte : ni la mer, ni le vent, ni l’animation de la lutte, ni l’anxiété de la victoire, ni la fatigue, ni les souffrances pouvant résulter d’une pénible croisière de quelques jours. On n’a pas à se dire : Hâtons-nous, prévenons notre adversaire avant qu’un des obus dont il nous crible ne nous atteigne ; et cet adversaire lui-même ne craint pas de se laisser toucher ; la torpille n’est pas chargée, il ne coulera pas, et sa défaite lui vaudra un succès : on lui en saura gré ; d’ailleurs, comment pourrait-il l’empêcher, puisque le seul moyen serait de jeter un obus sur le torpilleur et qu’on ne peut pas lancer un obus sur un bâtiment par exercice comme on lance une torpille ? La guerre seule pourra donc nous fixer à cet égard et aucun exercice ne saurait en tenir lieu.

On dit (Réforme de la marine, p. 882) que, d’après les exercices qui ont eu lieu aux îles d’Hyères à bord du Japon, un bâtiment, offrant un but de 70 mètres, eût été touché par la torpille quatre-vingt-quinze fois sur cent à des distances variant de 250 à 400 mètres ; ici, le vaisseau, vu dans le sens de la quille, offrira un but quatre fois moins étendu ; si on s’en tient donc à la proportion, rien que de ce chef, les chances de succès du torpilleur s’abaisseraient à cinq contre une ; mais si l’on tient compte de la différence entre un exercice de rade et un combat mortel en pleine mer, on peut bien estimer que, sur cinq coups, le torpilleur pourrait manquer deux fois son adversaire, estimation très modérée.

Dans le canon, l’inflammation de la gargousse donne directement et d’un seul coup l’impulsion au projectile, qui suit sa trajectoire jusqu’au bout, sans l’intervention d’aucun mécanisme intérieur, ni d’aucune impulsion nouvelle. Le tir de la torpille s’accomplit dans des conditions moins simples ; ici, entrent en ligne de compte une foule de causes : la manœuvre du bateau qui donne le pointage, l’action du vent et de la mer qui peuvent le déranger, la projection et l’immersion de la torpille, la marche de la machine à air comprimé, le mouvement de l’hélice, le jeu régulier du pendule et du piston hydrostatique et celui du gouvernail ; c’est de la juste combinaison de tous ces organes et de la régularité de leurs mouvemens que dépend la course et la conduite de la torpille.

Que cette organisation compliquée marche régulièrement dans les exercices, et aussi, durant les navigations lointaines, à bord des navires assez grands pour être à l’abri des inconvéniens de la mer et pouvoir donner aux torpilles tous les soins d’entretien nécessaires ; qu’il en soit de même à bord des torpilleurs autonomes tant qu’ils feront un métier de gardes-côtes, peu à la mer, souvent au port, n’ayant jamais à braver de gros temps prolongé, je l’admets encore ; la torpille est une arme excellente, suffisamment sûre, suffisamment solide, on peut l’installer et la manier sans inconvénient dans un simple canot, dans les circonstances ordinaires, en y adaptant un tube de lancement et les accessoires ; mais n’exagérons pas. Du moment que vous voulez faire des bâtimens de mer de vos torpilleurs autonomes, on peut se demander si un tel ensemble de mécanisme, compliqué et assez délicat, peut supporter sans dommage tous les hasards de la guerre et des voyages lointains à bord d’aussi petits bateaux constamment agités par une trépidation excessive, toujours battus, secoués, couverts par la mer qui suinte partout, des bateaux où tout soin, tout entretien, toute précaution est souvent impossible et toujours difficile ; on peut se demander si, un beau jour, au moment décisif, la torpille, atteinte d’un mal intérieur, ne trompera pas votre espoir : c’est encore une chance en faveur du vaisseau. Quoi qu’il en soit, continuons d’examiner les circonstances du lancement de la torpille à la mer. Comme on le dit très bien dans la Réforme de la marine, « le tube de lancement est un véritable canon, mais son action se borne à projeter la torpille à quelques mètres, de sorte que la pression de la chasse est toujours très petite. » Cette projection doit avoir lieu au moment précis où l’homme de barre tient bien exactement le cap du bateau sur le but ; la torpille s’ébranle ; « une sorte de clé, placée au milieu du tube, ouvre le réservoir d’air n qui met la machine en marche ; la torpille sort du tube, tombe à l’eau, prend son immersion, et alors seulement, par l’effet de l’hélice, elle s’élance et suit sa course dans la direction donnée. La torpille éprouve donc deux mouvemens bien distincts, et trois à la rigueur ; le premier de projection hors du tube, le second d’immersion, et le troisième de mise en marche dans l’eau à la vitesse d’environ 10 à 12 mètres par seconde, pendant les 3 ou 400 premiers mètres.

Il y a là un moment de transition dans lequel plusieurs circonstances devront coïncider et plusieurs opérations s’accomplir presque simultanément. J’ai déjà dit que la mer pouvait déranger le pointage ; j’ajouterai ceci : la torpille est projetée ; elle n’a plus la protection du tube, elle n’est pas encore immergée ; si, dans ce moment, quelque court qu’il soit, la volute d’une lame vient s’abattre devant l’orifice du tube, enveloppant la torpille au moment où elle va plonger dans l’eau, il peut en résulter des inconvéniens que les exercices n’ont pas encore révélés, tel que celui de déranger la direction de la torpille. Et les courans ? faut-il ne pas en tenir compte ? La mer est-elle partout aussi stable que dans la rade des îles d’Hyères, que dans le bassin occidental de la Méditerranée ? Oublions-nous ce vaste système de courans généraux qui embrasse toute l’étendue des océans ? En outre, n’existe-t-il pas, sur toutes les côtes à marée et dans les détroits, des courans particuliers, toujours en mouvement et dont la vitesse, en certains momens, peut aller jusqu’à 10 nœuds, soit environ 5 mètres par seconde ? Nous n’avons pas besoin de sortir de la Manche pour constater de semblables phénomènes, et la Manche, le détroit de Gibraltar, celui des Dardanelles, etc., ne seront pas, je suppose, en cas de guerre, l’arène la moins courue des luttes maritimes. Là, le canonnier dira à l’obus : Pars et frappe, et l’obus frappera ; le torpilleur dira aussi à la torpille : Va et frappe ; et la torpille ira, mais ne frappera pas. Sans doute, il y aura des cas où, les deux adversaires étant influencés de la même manière et dans le même sens par le courant, leur position relative ne sera pas modifiée, mais elle le sera dans d’autres cas.

J’ai dit qu’il n’était pas probable que le torpilleur pût s’approcher à 300 mètres du vaisseau sans avoir été coulé auparavant ; les développemens qui précèdent ont pour but de montrer que, le cas se réaliserait-il, on ne devrait pas, pour cela, désespérer du vaisseau ; la torpille, on l’a vu, peut le manquer, et si elle le manque ou si, à cette distance, elle ne détermine pas sa ruine, le torpilleur est perdu ; certainement il sera atteint. Or toute torpille ne détruira pas nécessairement un bâtiment ; une torpille de fond ou une torpille mouillée, qu’on fait éclater par l’électricité, au moment où un bâtiment passe bien au-dessus d’elle, par son milieu, cette torpille, dis-je, peut tellement disloquer le bâtiment qu’il périsse : mais la torpille automobile n’agit pas ainsi ; elle frappe le bâtiment, non pas sous la carène, mais sur la carène à 3 mètres de la flottaison ; son action peut donc se borner à des dégâts qui, grâce à un système judicieux de cloisons étanches, permettent au vaisseau de flotter encore et de tirer du canon ; il en faudra, peut-être plusieurs pour assurer sa perte, et cette fois positivement, le torpilleur sera coulé lui-même s’il ne l’avait pas été avant de lancer sa première torpille. Ne nous apitoyons donc pas avant le temps et outre mesure sur la destinée d’un vaisseau, cuirassé ou croiseur, en lutte avec un torpilleur autonome. Dans ce duel que je viens d’exposer, un vaisseau pourvu de bons tireurs n’a-t-il pas plus de chances de couler son rival que d’être frappé par lui ? Je le crois, tandis que, s’il avait affaire à un vaisseau semblable à lui-même, de même force et d’une valeur morale égale, les chances de succès ou de défaite seraient égales aussi, et la victoire n’appartiendrait qu’au plus heureux.

On répond qu’il est possible qu’un torpilleur isolé ne suffise pas pour assurer la perte d’un vaisseau, mais qu’on en mettra trois à sa poursuite et qu’il périra certainement. C’est un fait qui peut s’appliquer à toutes les luttes ; réunissez assez d’adversaires contre un seul et vous en aurez toujours raison. Dans le cas qui nous occupe, je répondrai qu’un seul obus pouvant suffire pour crever un torpilleur autonome, il ne sera pas impossible au vaisseau, cuirassé ou croiseur, de couler trois torpilleurs l’attaquant simultanément. Le torpilleur ne peut tirer qu’une torpille à la fois et dans une seule direction, mais le vaisseau pourra tirer en même temps sur ses trois adversaires et diriger sur chacun d’eux plusieurs canons gros ou petits ; le torpilleur ne peut faire tête qu’à un seul antagoniste, le vaisseau peut se défendre contre plusieurs. Mais passons. Vous adopterez donc le système de ne faire marcher les torpilleurs que trois par trois ; sera-t-il bien facile et bien pratique de tenir toujours et partout cette trinité réunie pour l’attaque des bâtimens ? Peut-être, si vous laissez ces torpilleurs au rôle auquel ils sont propres et pour lequel ils sont excellens, au rôle de la défense des rivières, ports, rades et côtes ; non, si vous prétendez exercer par eux la domination du vaste sein des mers.

Le caractère des torpilleurs actuels, tout autonomes que vous les proclamiez (et la remarque s’applique à tout torpilleur agrandi, mais qui ne le serait pas assez pour porter au moins un canon de 14 centimètres et un ou deux hotchkiss et nordenfeld, en sus de ses tubes de lancement), le caractère de ces torpilleurs est de ne pouvoir opérer loin d’un centre de ravitaillement et de repos. Quelles croisières autres que dans les détroits et les mers intérieures pourrez-vous leur faire accomplir ? Comment les faire stationner indéfiniment dans les parages lointains ? Comment occuper avec eux toutes les mers du globe ? Cela est bon pour des croiseurs qui portent six mois de vivres et de rechange ; qui, tenant leur croisière à la voile, et n’utilisant la vapeur que pour courir sur les navires en vue, peuvent faire durer longtemps leur combustible ; qui ont un équipage assez nombreux pour amariner des navires chargés de riches cargaisons ou de denrées dont la disette se fait sentir chez vous par suite de la guerre ; enfin qui peuvent donner à leurs équipages tout le bien-être nécessaire et tous les soins exigés pour la conservation de sa santé ou la guérison des maladies ; à la bonne heure ! ceux-là pourront occuper toutes les mers, ceux-là pourront se suffire à eux-mêmes ; ils pourront rester indéfiniment éloignés de chez eux et même de tout mouillage, pourvu qu’à certains endroits, judicieusement choisis, des dépôts de charbon leur soient ouverts. Mais avec vos autonomes, ce serait se heurter à l’impossible.

Les océans aux véritables bâtimens, armés ou non, de torpilles ajoutées à l’armement du canon ; la côte, les détroits, les mers intérieures aux torpilleurs. Ce rôle, loin de manquer d’importance, est si considérable, que les effets qui devront en résulter suffisent pour faire crouler les modernes principes de la stratégie et de la tactique navales, modifier profondément les conditions de la guerre sur mer et troubler toutes les relations actuelles de force ou de faiblesse des nations maritimes entre elles par une révolution dont les conséquences, toutes à l’avantage de la défense, rendent l’attaque par mer plus difficile et plus périlleuse pour l’assaillant. Ces résultats considérables, je les reconnais : le torpilleur est devenu le palladium de nos ports, de nos côtes, c’est le roi de la mer territoriale. Mais n’allons pas au-delà, et même ne refusons pas d’admettre que, dans son propre domaine, toute royauté peut être sujette à des échecs ; de ce que chaque nation sera plus maîtresse chez elle, mieux défendue sur ses côtes, faut-il conclure qu’elle sera invulnérable ?

N’exagérez pas et surtout ne supposez pas que, grâce à vos torpilleurs, l’océan tout entier vous appartienne. Il est encore prématuré de s’écrier dans un élan d’enthousiasme : Le torpilleur paraît et la suprématie maritime s’évanouit ! Sans doute l’Angleterre ne renouvellerait pas facilement contre Copenhague la terrible journée du 2 avril 1801 ; elle sait qu’une telle entreprise aujourd’hui lui coûterait tant d’efforts, tant de sacrifices d’hommes et de vaisseaux qu’elle ne s’y résoudrait probablement qu’en vertu d’une raison meilleure que celle qui lui mit jadis les armes à la main, laquelle n’était autre que le droit du plus fort.

L’Angleterre également ne pourrait plus faire de nos côtes, comme de 1803 à 1814, le vestibule de ses ports ; elle les étreindrait bien difficilement d’un blocus rigoureux, elle ne saurait plus venir mouiller insolemment sur nos propres rivages pour s’y mettre à l’abri des tempêtes qui gênaient ses croisières ; ce n’est qu’en affrontant d’excessives difficultés que, unie à la France, elle se hasarderait à jeter sur Sébastopol toute une armée portée sur une immense flotte. L’histoire nous montre qu’autrefois de pareils exploits réussissaient presque toujours ; elle est pleine du récit des invasions navales couronnées par le succès ; maintenant, grâce aux torpilles dormantes, aux torpilles mouillées, aux torpilles mobiles et à la torpille automobile lancée par des myriades d’invisibles torpilleurs, les chances sont passées du côté de la défense, et l’attaque ne réussira qu’entourée de grandes précautions et secondée par la fortune ; sans cela, comme un rocher qui, miné par sa base, s’abîme tout à coup dans les flots, on pourra voir la flotte assaillante et l’armée expéditionnaire disparaître de la surface de la mer avant d’avoir le temps de jeter l’ancre, de prendre terre ou tirer un seul coup de canon.

Voilà ce que peuvent les torpilleurs ; c’est beaucoup, c’est magnifique, mais ne leur en demandez pas davantage. Laissons-les à leur rôle de gardes-côtes, sans néanmoins prétendre fermer les hasards de l’avenir à leurs antagonistes. Ainsi que l’offre et la demande s’attirent et s’entretiennent l’une par l’autre dans le monde industriel, il peut en être de même de l’art de la défense et de celui de l’attaque dans le monde militaire. La source des inventions, des perfectionnemens n’est pas tarie, l’esprit humain n’est pas épuisé ; la nécessité, féconde créatrice, saura toujours, avec le temps, à toute force nouvelle opposer une force contraire, et le génie de la guerre n’a pas éteint sa torche après avoir produit le torpilleur, pas plus qu’il n’a donné à celui-ci le trident de Neptune.


III

Continuons l’examen des propositions que j’ai émises. On ne se contente pas d’attribuer aux torpilleurs autonomes la royauté des mers territoriales, on veut encore en faire les dominateurs de l’océan ; on dit qu’avec 60 canonnières et 300 torpilleurs, nous serions irrésistibles dans la Méditerranée et invincibles sur l’Océan. Dans la Méditerranée, passe encore, mais qu’est-ce que l’Océan vient faire là ? Que nos torpilleurs gardent nos côtes ; qu’ils assaillent les flottes qui viennent s’y montrer dans un dessein hostile, qu’ils attaquent les ennemis qui passent à portée ; qu’on les envoie désoler les côtes d’un adversaire voisin, détruire ses bâti mens mouillés dans des rades accessibles ou ceux qui entrent dans ses ports et en sortent ; fort bien ; mais on veut plus encore, on veut lancer des flottilles de torpilleurs sur le sein des mers à la poursuite des flottes ennemies. On dit : « Pour le prix d’un cuirassé on aurait au moins 60 torpilleurs ; il n’y a pas d’escadre qui soit en mesure de résister à l’attaque d’une pareille flottille, même en plein jour et sans la moindre surprise. » C’est possible, à la condition que le plus difficile soit fait, que la poursuite ait pu s’accomplir, que la navigation plus ou moins prolongée qui doit amener cette grande flottille en présence de l’escadre qu’elle va combattre ait pu s’effectuer.

Supposez une escadre ennemie venant, en bel ordre, insulter la rade de Toulon ; faites se ruer contre elle une nuée de torpilleurs sortant à la fois de partout : de Toulon, des îles d’Hyères, de la rade du Brusc ; sans doute cette escadre courra grand péril : la moitié des torpilleurs pourra périr, mais les survivans pourront chanter victoire, l’escadre sera repoussée ou en partie détruite. Seulement autre chose est de se jeter sur elle quand elle vient s’offrir à vos coups, ou de faire courir à sa recherche une semblable flottille de torpilleurs.

Il ne peut exister de réunion nombreuse de bâtimens à la mer qu’à la condition qu’ils possèdent les moyens de se concerter, de s’entendre, de se communiquer des avis, de se prévenir de leurs intentions mutuelles, de se voir facilement la nuit comme le jour : les torpilleurs en sont totalement dépourvus. Ils pourront former des agglomérations, ils ne formeront jamais de flotte ; ils resteront unis aux abords de vos côtes et à petite distance, mais ils ne pourront sans accidens et sans séparations se livrer à une navigation d’escadre de jour et de nuit.

Une escadre de quinze à vingt bâtimens doit s’astreindre à une minutieuse surveillance, pour éviter les séparations et les abordages dans les nuits obscures, dans les brumes, dans les mauvais temps, dans ces grains longs et violons durant lesquels, même en plein jour, pendant une demi-heure, une heure, on voit à peine de l’arrière l’avant du bâtiment, et cependant, dans ces escadres, tout est organisé pour que la surveillance soit facile : un grand corps de bâtiment, une haute mâture, des hommes en vigie partout, des feux étincelans de tête et de côté ; une passerelle élevée, d’où le capitaine domine sur un horizon étendu, des boussoles dociles, bien comparées, au moyen desquelles tous les bâtimens, attentifs à gouverner, seront assurés de ne pas s’aborder pendant qu’ils ne se verront pas, en faisant des routes parallèles.

Pour la flottille des torpilleurs, rien de tout cela ; des bateaux à peine visibles de très près, ras sur l’eau, sans mâture, sans horizon pour la vue, sans boussole capable d’assurer le parallélisme des routes, car par suite de l’excessive trépidation que cause la machine et des grands mouvemens du bateau, s’offrant au choc de la lame avec une vitesse de 20 nœuds, les boussoles donnent toutes des indications différentes de plusieurs degrés et varient constamment, alors que par suite de cette même vitesse un coup de barre, un écart du parallélisme des routes suffit pour occasionner un abordage. Il faut donc mettre un intervalle assez grand d’un torpilleur à l’autre, et plus encore entre ceux qui sont en avant et ceux qui sont en arrière, si on les range sur plusieurs lignes : autrement, au moindre inconvénient subit qui forcerait le torpilleur de la première ligne à stopper, son matelot de la deuxième ligne viendrait l’aborder net, car à 20 nœuds, il parcourt 600 mètres à la minute, et il faudrait plus d’une minute pour s’apercevoir de l’incident. La flottille de 60 torpilleurs occupera donc une vaste étendue de merde plusieurs kilomètres dans la navigation. Comment ses divisions communiqueront-elles entre elles ? Comment distinguer à de grandes distances des signaux faits à fleur d’eau ?

L’exemple de la navigation des flottilles antiques ne saurait ici être invoqué ; les galères avaient un corps de bâtiment- beaucoup plus considérable que les torpilleurs et surmonté, à la poupe, d’une galerie ou tour d’où on lançait des traits ; la proue était aussi très relevée ; elles possédaient des mâts, des voiles ; elles avaient en un mot tous les moyens de se voir de loin, de communiquer entre elles et d’éviter les accidens ; de plus, leur marche était lente, ce qui établit entre elles et les torpilleurs une différence essentielle.

Par un temps clair, une mer belle, une nuit étoilée, on pourra, avec beaucoup d’attention, conserver un certain ordre parmi les torpilleurs, surtout si vous en réduisez le nombre à quinze ou vingt et que vous les fassiez marcher de conserve avec l’escadre d’évolutions ou la division des croiseurs qui dirige les torpilleurs actuellement en expérience dans la Méditerranée, sur les côtes de Provence ; la vue des bâtimens, de leur mâture pendant le jour, de leurs feux pendant la nuit, celle de leurs signaux, tout cela suffit à les guider dans les conditions de temps, de durée et de lieu dans lesquelles s’accomplissent ces expériences ; mais le cas d’une soixantaine de torpilleurs se lançant au large à la recherche d’une flotte ennemie est tout différent. Que le vent s’élève, que la mer grossisse, que des grains épais se succèdent, que le temps devienne sombre, pluvieux, la nuit obscure, comment pourront se diriger les capitaines debout dans leur cage, à laquelle il leur faut se cramponner solidement, le visage collé contre une vitre humide, n’ayant à la hauteur de l’œil que la crête des lames, n’apercevant aucun de leurs voisins, ne saisissant même pas le cap sur leur boussole mouvante, ne pouvant pas d’ailleurs faire prendre à leur machine une allure qui leur donne une vitesse inférieure à 9 nœuds, comment pourront-ils répondre de ne pas se jeter les uns sur les autres, de ne pas se heurter, se couler, ou tout au moins de ne pas se séparer ? Et, plus tard, cherchant à se rejoindre, ne se détruiront-ils pas entre eux en s’abordant ? Deux points sur une mer agitée, filant rapidement dans l’obscurité, s’apercevront-ils l’un l’autre à temps ? Non sans doute, leurs feux, couverts par les embruns, masqués par la hauteur des lames, ne leur seront que d’un bien faible secours. Je pense donc qu’une grande flottille de torpilleurs lancée à la poursuite d’une flotte ennemie ne réussira pas à l’atteindre et aboutira à une dispersion et à la perte de quelques torpilleurs, s’il lui faut seulement vingt-quatre heures de navigation pour rencontrer la dite escadre et si elle ne se trouve dans des circonstances de temps et de mer favorables. Une semblable opération n’est possible que contre une escadre qui se présente d’elle-même ou qui passe en vue de vos ports. Une navigation ou croisière de nuit dans la haute mer par une flottille de torpilleurs autonomes n’est pas praticable, à moins d’une circonstance de très beau temps et de nuit parfaitement claire.

Passons à l’examen de la quatrième proposition. De tout ce qui précède on peut conclure sûrement que les paquebots et autres navires du commerce n’auront pas affaire dans la haute mer, dans l’océan, à des torpilleurs autonomes ; les seuls torpilleurs qu’ils pourront y rencontrer seront des avisos ou croiseurs armés de torpilles aussi bien que de canons, et possédant un équipage assez nombreux pour pouvoir amariner de bonnes prises et les conduire en sûreté au port le plus voisin.

Supposons donc qu’un de ces croiseurs-torpilleurs rencontre ce fameux paquebot si richement chargé que nous avons vu tout à l’heure dans la cruelle alternative de couler un torpilleur autonome, ou d’être irrémissiblement coulé par lui ; supposons aussi que ce croiseur-torpilleur possède une marche supérieure, de sorte que le paquebot ne saurait lui échapper. Il se dira tout naturellement : Pourquoi irais-je, en sacrifiant une ou deux de mes torpilles, couler ce beau navire, perdre un si riche butin, noyer inutilement tant de braves gens qui ne s’occupent que de leurs affaires privées ? Cela serait aussi déraisonnable que cruel. On a besoin d’argent pour faire la guerre, on a besoin chez nous de sucre, de thé, de soieries, dont la disette commence à se faire sentir ; prenons ces millions qui s’offrent à nous et qui nous indemniseront d’une partie de nos pentes ; prenons ces denrées qui satisferont à nos besoins. Ce disant, il amarinera le beau navire et ils s’en iront de compagnie gagner le port, le paquebot plaignant les armateurs, mais se félicitant, quant à l’équipage et aux passagers, de s’en tirer vies et bagues sauves, et le croiseur, torpilleur ou non, supputant les parts de prises qui enrichiront les caisses de l’état et porteront une modeste aisance au foyer soucieux où la femme et les enfans du marin attendent son retour.

C’était ce qui se passait hier, c’est ce qui se passera demain ; la situation des navires du commerce qui s’adonnent à la grande navigation sera la même durant la guerre future que dans les guerres précédentes. Quant à ceux qui auront à passer dans les détroits, dons les mers intérieures, le long des côtes, ils courront, il est vrai, le risque de rencontrer des torpilleurs qui, dans l’impossibilité de les amariner, pourraient les couler ; beaucoup seront à même d’éviter ces parages en faisant de longs détours dans l’océan, mais il en est qui ne le pourront en aucune façon. Comment l’Italie, par exemple, ferait-elle pour dispenser ses bâtimens de passer à travers la Méditerranée ? Ils seront condamnés à ne jamais sortir des ports ou à braver la rencontre des torpilleurs dans des parages où ceux-ci pourraient les attaquer. Sans doute, mais le remède à cette situation n’est pas difficile à trouver : il suffira d’armer tous les bâtimens de commerce expédiés à la mer, en temps de guerre, de deux bons canons de 14 centimètres, ce qui ne sera pas au-dessus de leurs moyens, et de les faire convoyer par de petits bâtimens de flottilles armés des mêmes canons, plus de hotclikiss et de nordenfeld, et ne calant pas plus de 2 mètres, et par cela même invulnérables par la torpille automobile.

Du reste, j’ai peine à croire que les nations européennes soient à la fois assez barbares et assez dénuées de raison pour envoyer contre les navires de commerce des torpilleurs qui ne pourront que les couler, au lieu de les intercepter par des croiseurs qui les amarineront au grand avantage des capteurs et de leur nation. Une manière d’agir si absurde et si atroce serait-elle inspirée par le vain espoir de dégoûter les peuples de la guerre en en accroissant les maux outre mesure ? Ce serait d’une simplicité aussi naïve que celle de l’homme primitif qui lâchait la proie pour l’ombre.

Torpillez les cuirassés, torpillez les croiseurs, torpillez les bâtimens de guerre ; cela sera sage, prudent et logique en même temps, car là vous avez affaire à des ennemis qui vous combattent. La lutte entre bâtimens de guerre peut être chaude, le succès incertain et sans profit matériel ; le vainqueur peut périr aussi bien que le vaincu, il peut au moins avoir beaucoup souffert. En envoyant contre eux de simples torpilleurs, vous hasardez peu de chose et vous pouvez causer un grand dommage à l’ennemi. Mais vous savez bien que les navires du commerce n’engageront aucune lutte contre vos croiseurs, qui les amarineront sans courir aucun risque et sans difficulté, et que leur destruction systématique est un dommage pour vous-même.

En résumé, tout bâtiment au mouillage, non protégé par une jetée ou des obstacles matériels efficaces, qui se trouverait à portée de l’attaque des torpilleurs, aurait tout à en redouter. Aussitôt qu’il en serait menacé, il ne lui resterait d’autre ressource que d’appareiller, de prendre chasse vers la haute mer, de déjouer, par la rapidité et la sagacité de ses manœuvres, l’attaque de ses minuscules ennemis en les criblant méthodiquement de projectiles. Ce que nous disons des flottes ou des bâtimens aux mouillages s’applique à ceux qui, s’approchant des côtes ennemies, pourraient se laisser surprendre-par l’attaque des torpilleurs. La question des torpilleurs, contre les bâtimens au mouillage ou contre ceux venant nous attaquer sur nos propres côtes, est donc une question jugée et résolue : je l’ai déjà dit, mais je ne saurais trop le répéter pour éviter toute équivoque. Quant à la question des torpilleurs dans une lutte à la mer, dans la compétition pour l’empire de l’océan, elle reste tout entière. Jusqu’à ce que nous soyons éclairés par les leçons de l’expérience à cet égard, tous les systèmes qu’on peut établir, toutes les théories qu’on peut édifier, tous les résultats qu’on peut prédire, toutes les assurances qu’on peut donner n’ont d’autre effet certain que celui de montrer la richesse de l’imagination de leurs auteurs et leur imperturbable confiance dans l’infaillibilité de leurs raisonnemens.

Il n’est pas à dire pour cela qu’il faille rester inactifs, attendre les bras croisés ces enseignemens de l’expérience ; non, tout au contraire, cherchons à les prévoir dans la mesure du possible, mais avec prudence, avec sang-froid, sans nous laisser entraîner, passionner, enthousiasmer par la pensée de résultats merveilleux rêvés mais non acquis ; livrons-nous, ainsi qu’on le fait avec une impulsion nouvelle[4], depuis ces derniers temps, livrons-nous à l’étude de toutes ces questions, à tous les exercices, à tous les simulacres que les circonstances pourront comporter, mais ne considérons tout ce qui sortira de là que comme des données insuffisantes pour asseoir un jugement définitif ; n’acceptons leurs conclusions que comme des indices dont il y aura beaucoup à rabattre et qui ne sauraient justifier, en aucune façon, le renversement complet et prématuré de notre organisation navale.

Vous dites que notre flotte nous est inutile, parce que vous n’admettez pas que nos vaisseaux puissent quitter nos ports sans tomber fatalement sous les coups d’invisibles torpilleurs et aussi parce que vous pensez que, de même qu’elle ne pourra jamais aller insulter l’ennemi chez lui, la sienne ne pourra plus venir forcer nos passes, bombarder nos forteresses, brûler nos ports, — tout cela, de par les torpilleurs, étant devenu invulnérable.

Si l’Angleterre, dites-vous, prétend être assez riche pour faire des dépenses militaires inutiles[5], libre à elle de continuer à construire des cuirassés et des croiseurs. Ces cuirassés, ces croiseurs, s’ils osaient un jour venir nous disputer l’empire, seraient balayés par nos torpilleurs sans qu’il en restât un seul pour aller dire à l’Angleterre comment ils ont péri.

J’ai montré qu’il n’en serait pas ainsi, que l’introduction de la torpille automobile n’empêchera ni les flottes, ni les bâtimens de guerre de sillonner l’immensité de l’océan et d’en disputer la domination. La seule conséquence certaine aujourd’hui du régime nouveau en ce qui concerne la compétition de l’océan, c’est que les bâtimens de mer pourront ajouter au canon la torpille automobile et que la lutte maritime sera une affaire plus compliquée, plus délicate et plus terrible que par le passé.

En admettant cette puissance universelle que vous attribuez aux torpilleurs autonomes, qui empêchera cette même Angleterre d’écraser vos torpilleurs par la multitude des siens et puis, avec sa flotte, de régner sur l’océan ? Car, comme je l’ai expliqué, ce ne sera jamais avec des bateaux quels qu’ils soient, bateaux-torpilles, bateaux-canons, mais seulement avec des bâtimens capables de sillonner indéfiniment la mer et d’y vivre, qu’une nation pourra étendre son action loin de ses propres côtes, sur les plaines immenses de l’océan.

Si donc l’Angleterre continue de construire des cuirassés et des croiseurs, c’est qu’elle agit en vertu d’une raison plus sérieuse que le vain prétexte argué pour cacher ses desseins ; c’est qu’elle comprend qu’indépendamment des grandes puissances maritimes dont les relations normales ne paraissent pas de nature à faire naître de sitôt entre elles une guerre exterminatrice, il existe sur le globe beaucoup d’autres nations contre lesquelles nos cuirassés et nos croiseurs seront longtemps encore aussi nécessaires qu’efficaces. Ce n’est que par eux que nous pouvons exercer sur ces nations la pression nécessaire à la sauvegarde de notre influence au profit de nos intérêts politiques et commerciaux et rendre à notre marine du commerce, sur tous les points du globe, les services qu’elle est en droit d’attendre de nous. Réduisez les cuirassés à un type moyen convenable : que le plus grand soit, par exemple, comme notre Triomphante ; laissez de côté les canons-monstres : que vos calibres usuels soient de 14, de 15 et de 16 centimètres, avec un calibre supérieur pour les canons de chasse, de retraite et de tourelle de vos plus grands bâtimens ; construisez ensuite autant de bateaux-torpilles et de bateaux-canons que vous voudrez ; ayez une flottille, nous en avons toujours eu, elle vous sera souvent utile ; mais la flotte française ne vous le sera pas moins, ne la supprimez pas : vous deviendriez incapables de vous faire respecter par la puissance la plus infime, alors qu’une simple démonstration de votre flotte, même la seule pensée de son existence suffira pour amener cette puissance à la raison. Il y aura longtemps encore bien des circonstances où de grands bâtimens de guerre vous seront indispensables soit par l’intervention ou la menace de leurs canons, soit par le concours de leurs équipages constitués en corps de débarquement pour opérer un coup de main. Supprimez-les, vous vous enlevez tout moyen d’intimidation contre tous les états, contre toutes les villes maritimes du monde, vous subirez toutes les avanies qu’il plaira à la Chine ou aux puissances barbaresques de vous infliger, vous ne pourrez plus bombarder Tanger, réduire Saint-Jean-d’Ulloa, bloquer Madagascar et encore moins la Chine, ni protéger votre commerce et les navires qu’il envoie sur tous les points du globe.


IV

Plus de bâtimens, rien que le bateau-torpille et le bateau-canon, plus de flotte et seulement des flottilles, voilà le rêve du moment, et cela sous prétexte que Christophe Colomb a pu découvrir le Nouveau-Monde avec de simples caravelles, que les flottilles de l’antiquité et celles du moyen âge ou du commencement de l’ère moderne ont suffi pour accomplir de grandes choses, témoin Salamine, Actium, Lépante, et que les vaisseaux ne sont plus aujourd’hui que des impedimenta impuissans non-seulement à attaquer, mais à se défendre eux-mêmes ! S’il en est ainsi, vous avez mille fois raison, mais alors il faut être logique, il faut avoir le courage de ses convictions ; le patriotisme l’exige. Si vous pensez que notre flotte n’est qu’une inutilité, qu’elle n’est plus l’expression à aucun degré de la puissance navale et que celle-ci réside uniquement dans une grande flottille composée de plusieurs centaines de torpilleurs, de canonnières, supprimez résolument tout le reste ; n’imposez pas au pays déjà si obéré la charge d’un budget maritime de 200 millions que vous déclarez dépensés follement. Réduisez des trois quarts un personnel devenu inutile. Pour construire, organiser, commander et administrer une flottille, quelque nombreuse qu’elle puisse être, vous n’avez pas besoin d’arsenaux immenses[6] regorgeant d’objets désormais inutiles, d’ateliers dispendieux remplis d’un outillage merveilleux et compliqué ; vous n’avez pas besoin d’un corps d’officiers de vaisseau d’environ 1,700 officiers, dont 45 amiraux, 100 capitaines de vaisseau, 210 capitaines de frégate, et d’un ensemble de corps secondaires de près de 3,000 officiers ou assimilés non combattant, dont une quarantaine ayant le rang ou les avantages d’officiers généraux et environ 300 le rang d’officiers supérieurs.

Vous n’avez pas besoin davantage d’un ministre spécial de la marine ; à quoi servirait-il ? Vous établissez qu’il n’y a plus de bombardement possible par mer ; que la torpille empêchera toute opération par une flotte ; que devant les torpilleurs, les flottes sont annihilées ; qu’ils ne laisseront plus aucune expédition navale s’accomplir ; que la mer ne sera plus qu’un champ ouvert au commerce et que dorénavant, les flottes n’existant plus, la guerre maritime consistera à détruire ou à arrêter net le commerce ennemi par vos croisières de torpilleurs. Dès lors un ministre spécial pour la marine ne serait plus qu’un non-sens et un abus, surtout si l’on considère qu’à mesure que l’action militaire tend à tout absorber à bord, l’action nautique s’efface proportionnellement ; plus le bâtiment tend à n’être qu’un affût flottant, affût-torpille, affût-canon, plus le navire disparaît pour faire place à la machine ; plus de mâts, plus de voiles, plus de souci du vent ni de la mer ; vos torpilleurs sont des engins courant sur l’eau à travers les lames, qui ne sont plus pour eux que comme les ornières ou la poussière d’une route sur laquelle le véhicule éprouve plus ou moins de cahots sans arrêter sa course. La profession maritime s’amoindrit ou disparaît ; à quoi bon des gabiers, puisqu’il n’y a plus de hunes ? Les marins ne sont plus que torpilleurs, canonniers ou mécaniciens. La marine aura désormais sa place toute trouvée au ministère de la guerre ; il suffira de créer une nouvelle division à la direction de l’artillerie ; de même qu’il y a l’artillerie de forteresse, il y aura l’artillerie de mer et l’artillerie de torpille. Telles seront les dénominations des deux sections dont se composera cette division nouvelle, dont le chef pourra être un général de flottille comme il y avait des généraux de galère. La 1re section, l’artillerie de mer, comprendra les canonnières, qui remplaceront les galères anciennes, la vapeur remplaçant le forçat ; la 2° section comprendra les torpilleurs : on ne saurait nier que la torpille ne soit en réalité une pièce d’artillerie, car toute matière explosible employée à la guerre entre dans le domaine de cette arme. En ce qui concerne les mécaniciens et les équipages, ils formeront une spécialité semblable au train de l’artillerie et des équipages militaires ; ceux-ci conduisent des caissons et des voitures, ceux-là conduiront les torpilleurs, les canonnières et les machines de ces bateaux.

Mettons donc notre établissement naval en rapport avec les conditions nouvelles que l’introduction de la torpille automobile a créées, dites-vous, pour les marines militaires ; mettons courageusement en pratique les principes exposés dans la Réforme de la marine ; ne nous laissons pas entraver par l’indolence ou la timidité des officiers généraux ou supérieurs routiniers, dont l’esprit terre à terre ne peut s’élever jusqu’à la hauteur de vues nécessaire pour pénétrer les horizons de l’avenir ; mais soyons logiques, ne nous arrêtons pas à moitié chemin. Après avoir réalisé d’énormes économies en réduisant notre personnel au nécessaire, réalisons-en de plus considérables encore en nous défaisant de tout ce qui va nous devenir inutile ; vendons à l’encan notre magnifique matériel naval ; vendons le bel immeuble de la rue Royale, qui sera avantageusement remplacé par un des bureaux de l’hôtel de la rue Saint-Dominique ; vendons nos préfectures maritimes, où il n’y aura plus d’amiraux à loger ; désaffectons, c’est le mot du moment, désaffectons nos vastes arsenaux, convertissons-les en écoles, c’est le grand mot du jour, n’en conservons que la petite partie nécessaire à la construction de nos flottilles ; nous pourrons du moins, par ces ressources, contribuer à établir l’équilibre du budget. La police des mers se fera bien toute seule, et, si la Chine prétendait un jour s’affranchir du traité de Tien-Tsin, nous lui enverrions nos torpilleurs.

Hâtons-nous de mettre en œuvre un programme si judicieux ; que le fil télégraphique porte vite aux confins de l’univers la grande nouvelle de l’anéantissement de la flotte française, et nous verrons tous ceux qui peuvent redouter notre concurrence ou notre action, nous verrons tous les états limitrophes des mers, ces vastes capitales, ces grands centres commerciaux qui peuplent au loin les rivages des cinq parties du monde, nous les verrons illuminer et tirer le canon d’allégresse pendant que la renommée, l’influence et le commerce de la France tomberont les uns dans le néant et les autres dans l’oubli.

Me feriez-vous la concession d’entretenir, outre la flottille de guerre, le nombre de croiseurs nécessaire pour assurer, en temps de paix, le maintien de l’influence de la France et la protection de son commerce dans les pays lointains, que cela ne modifierait en rien la déchéance que l’application de vos principes impose au ministère de la marine ; qu’est-ce que peuvent faire, à cet égard, quelques croiseurs de plus ou de moins ? Du moment que vous renoncez à combattre avec des flottes, du moment que vous renoncez à entretenir de grands bâtimens en vue du combat, que vous bornez vos opérations à la défense de nos côtes et à des courses de flottille, en un mot, que vous n’avez plus d’armée navale, mais seulement des guérillas, il n’y a plus de raison d’être pour le département de la marine ; votre établissement naval se réduit à de si faibles proportions, dans son personnel, dans son matériel et dans son objet, qu’il descend tout naturellement de l’importance d’un département ministériel à celle d’un bureau du ministère général de la guerre. Sans armée navale, la marine n’est plus un département, mais un simple service.

Cependant, malgré toutes vos théories, vous n’en arriverez pas là ; la logique des faits emportera tous vos systèmes. Les temps de Xerxès sont passés ; une flottille ne deviendra pas de nos jours la seule expression de la puissance navale.

Que, depuis l’introduction de la vapeur, on ait reconnu que les flottes, les grands bâtimens ne pouvaient plus seuls satisfaire aux besoins d’aujourd’hui, ce n’est pas un fait nouveau : moi-même, il y a cinq ans, dans un écrit intitulé la Rade de Toulon et sa défense, j’émettais cette idée. Mon avis était de créer deux flottilles, la grande et la petite : celle-ci ne s’éloignant pas de terre, l’autre pouvant naviguer. J’aurais voulu cette dernière composée de bâtimens d’un très faible tirant d’eau, lançant des torpilles et portant deux canons, afin de pouvoir combattre par ses canons les torpilleurs et par ses torpilles les bâtimens à grand tirant d’eau. Mais l’avènement des grandes flottilles, pour employer l’expression consacrée, n’avait nullement, dans ma pensée, pour conséquence l’abandon de notre flotte : elles se complétaient l’une par l’autre, voilà tout. Vous, au contraire, vous ne voulez que la flottille ; vous condamnez la flotte. Ce ne sera pas pour longtemps. Tout belligérant sera fatalement entraîné à construire des bâtimens capables de dominer les torpilleurs et les canonnières de l’ennemi ; celui-ci, à son tour, en imaginera d’autres pour dominer ceux-là. Tous les raisonnemens du monde n’y feront rien ; la pression des circonstances vous forcera la main. Il est impossible qu’une nation belligérante ne cherche pas, pur tous les moyens, à rester maîtresse de la mer, dont elle a besoin pour s’approvisionner, pour conserver sa richesse commerciale et son mouvement industriel, qui souvent font sa force et sa vie ; et comme, malgré toutes les théories, on ne peut se battre sur mer qu’au moyen de bâtimens capables de naviguer, et que la suprématie ne s’obtient que par le nombre, la force des navires et leur aptitude à toutes les navigations, à tous les parages, à tous les genres de services, cette nation en arrivera à posséder des bâtimens de toutes sortes, de toute forme et de toute grandeur, et en rapport avec les objets divers qui leur seront assignés.

Nous avons dit que les conditions de la guerre navale seront sans doute profondément modifiées par l’introduction des torpilleurs sur la scène militaire. Les côtes, les ports, les arsenaux, les capitales des états, voisines de la mer, ne seront pas, comme par le passé, facilement réduites par les grandes escadres, les seules capables de les occuper au moyen d’un corps expéditionnaire. Nous voyons aussi par là que, si l’Angleterre, puissance tout à fait insulaire, n’a plus la même action maritime sur les diverses nations de l’Europe, en retour, elle acquiert contre tout envahissement une sécurité qu’elle n’a jamais connue, qui l’a plus d’une fois vivement préoccupée, et dont les nombreuses conquêtes qu’elle a subies des Saxons, des Angles, des Danois, des Normands-Français, doivent lui faire apprécier les avantages.

Mais si le cercle des opérations navales se trouve restreint et leur importance amoindrie, est-ce à dire qu’il n’y en aura plus, que le vaisseau cessera d’exister comme machine de guerre et qu’il n’y aura plus que le bateau ? Ce serait bien s’avancer que de soutenir une pareille affirmation. Malgré ce que le torpilleur a pu lui ôter, il reste encore des objets à l’action des flottes, et il serait téméraire d’assurer déjà qu’on ne saura pas trouver les moyens d’utiliser le concours des grands bâtimens de guerre. Il ne me paraît pas possible de dire a priori ce que sera dorénavant la guerre maritime, quelle forme elle affectera ; c’est au moment même, sous la pression des circonstances, sous l’aiguillon des intérêts, sous l’empire de la nécessité que l’on verra les belligérans chercher la nouvelle formule de la guerre navale, et le succès couronnera les efforts de celui qui l’aura trouvée le premier. Bien clairvoyant serait celui qui, dès ce moment, affirmerait qu’on fera ceci ; qu’on fera cela. Jusqu’à l’événement, plusieurs éventualités resteront à éclaircir sur lesquelles on ne pourra faire que des conjectures, entre autres celle-ci : la lutte des torpilleurs entre eux et contre les canonnières.

L’auteur de la Réforme de la marine pense que les torpilleurs et les canonnières sont actuellement les deux seuls élémens de notre puissance navale ; j’ai cité le passage où il dit qu’avec quelques centaines de torpilleurs et des canonnières, nous serions irrésistibles dans la Méditerranée, et invincibles dans l’Océan. Ces torpilleurs, on les connaît, je me suis assez étendu sur leur compte ; quant à la canonnière désirée, elle est étroite, rase sur l’eau, rapide, ne calant guère plus de 2 mètres (sauf dans la partie arrière formant la cage des hélices, qui descendrait assez pour que les ailes des hélices ne pussent émerger), afin d’être à l’abri des coups de torpilles automobiles réglées à l’immersion de 3 mètres ; elle aurait environ 60 mètres de longueur, 6 mètres de largeur, un ou deux canons de 14 centimètres, plus des canons revolver hotchkiss, des mitrailleuses nordenfeld, et elle serait mue par deux hélices, d’où résulterait une grande facilité d’évolutions ; j’approuve, du reste, ce type. Avec ces deux instrumens de combat on se flatte de satisfaire à toutes les exigences de la guerre navale, on croit être invincible, le mot est écrit. On affirme que plusieurs de ces canonnières, contre un seul bâtiment, suffiraient pour démolir la superstructure des cuirassés, tuer les servans des pièces, mettre les canons hors de service par un coup à la bouche, crever les tuyaux du système hydraulique qui fait mouvoir l’artillerie des tourelles, et réduire le cuirassé à l’impuissance.

Ce serait parfait si tous les coups étaient heureux et si ce cuirassé restait là, comme un dieu Terme, à servir bénévolement de cible à ses ennemis ; mais puisqu’on est si généreux pour les canonnières, je puis bien l’être un peu moi-même pour le cuirassé, afin d’établir un juste équilibre. Ce cuirassé, tout mastodonte et lourd qu’on veut bien le faire, peut avoir une vitesse de 15 nœuds, deux hélices et tourner rapidement sur lui-même ; il peut avoir des canons d’un calibre fort, mais encore maniable, 24 et 16 centimètres, plus un certain nombre de 14 centimètres, ainsi que des hotchkiss et des nordenfeld ; avant d’être à la portée des coups des canonnières, il en aura coulé quelques-unes et en coulera bien d’autres ensuite, soit en les criblant de coups, soit en leur passant sur le corps. Car il se démènera furieusement. Si les canonnières se tenaient dispersées à une certaine distance, leurs petits boulets ne feraient sur lui que comme des coups d’épingles ; mais comme il s’agit de venir lui tuer les servans de ses pièces et ébrécher la bouche de celles-ci, les canonnières devront se grouper autour de lui et le serrer de près. Dans cette situation, négligeant même le tir de ses grosses pièces, en ayant assez d’autres pour tirer de tous bords, évoluant facilement, le cuirassé se jettera sur ses adversaires comme un tigre bondissant au milieu d’un troupeau, et tuant les moutons les uns après les autres. Je ne dis pas que vous ne puissiez peut-être ameuter assez de canonnières contre un seul cuirassé pour en venir à bout, mais cela vous sera-t-il toujours facile, et le cuirassé sera-t-il toujours isolé ?

On suppose aussi que ces canonnières conviennent mieux pour l’attaque des forts, et on semble leur donner tout l’honneur de la réduction des forts d’Alexandrie. On dit que l’artillerie formidable des vaisseaux ne produisait pas grand effet sur les grosses pièces montées derrière des épaulemens sans embrasures, ou sur des affûts à éclipse du système Moncrieffs, et on en conclut que « les canonnières de faibles dimensions et de vitesse considérable, munies de pièces de petits calibres, pourront seules se mesurer désormais avec les forts, non pour les détruire, mais pour tenter de les réduire au silence au moyen de coups heureux d’embrasure, » et on ajoute que « dorénavant les ouvrages étant inexpugnables, ce sont les arsenaux et les villes qu’il faudra viser, et pour cela les petits canons (des canonnières) suffiront. »

Tout cela est très hasardé ; si les ouvrages sont inexpugnables à l’égard des cuirassés et des gros calibres, n’y envoyez pas vos canonnières, à moins qu’elles n’aient affaire à des Égyptiens ou à des Chinois ; aucune de celles que vous enverriez essayer leurs canons de là centimètres contre les embrasures des forts français, anglais ou allemands et tirer sur les arsenaux ou les villes que ces forts protègent, aucune, entendez-vous, n’échapperait à son fatal destin.

L’attaque des ouvrages par des bâtimens a toujours été une opération très délicate dans laquelle tout l’avantage est pour la défense et toute la difficulté pour l’attaque, à telles enseignes qu’on érigeait jadis en axiome le fait que deux canons du calibre de 24, derrière un épaulement de sable, forceraient toujours un vaisseau à quitter le mouillage ; cependant, avant l’introduction de la vapeur, avant celle des cuirassés, on n’a pas manqué d’exemples de succès remportés par les flottes sur des forts en pierre. La cuirasse donna d’abord un grand avantage aux vaisseaux ; mais, grâce aux progrès de l’artillerie, aux puissans calibres, au nouveau système des fortifications, les ouvrages, comme dit l’auteur de la Réforme de la marine, sont devenus presque inexpugnables ; et vos canonnières ne changeront pas cette situation.

En définitive, votre idée peut se résumer ainsi : les vaisseaux cuirassés et leurs canons ne pouvant pas grand’chose contre les ouvrages qui défendent actuellement les ports, les arsenaux et les villes maritimes, ouvrages que l’art des fortifications a rendus inexpugnables, nous les ferons attaquer à bout portant par des canonnières armées de petits calibres, qui tireront aux embrasures, tueront les servans des pièces et mitrailleront les arsenaux et les villes. Franchement la conséquence était inattendue, et il eût été plus logique de dire : Puisqu’ils sont inexpugnables, ne les attaquons pas.


V

Si telle était la puissance et tels les effets de ces canonnières nées tout armées dans le cerveau des partisans exclusifs des flottilles, le rara avis serait trouvé ; il n’y aurait plus à discuter sur le futur navire de combat, le problème serait pleinement résolu : par leur vitesse de marche et d’évolutions, libres d’accepter ou de refuser le combat ; par cette même vitesse à l’abri des coups des torpilles portées ; par leur mobilité et leur faible tirant d’eau, à l’abri des coups de la torpille automobile ; certaines, en se réunissant, de réduire tout cuirassé et croiseur, et toute flotte composée de ces bâtimens ; seules capables de battre les arsenaux, les villes maritimes et de forcer au silence les ouvrages inexpugnables qui les défendent : que peut-on désirer de plus ? Sachons nous contenter.

Mais nous sommes dans un siècle sceptique ; on ne veut rien admettre sans preuves à l’appui, ou tout au moins sans la garantie de l’expérience. Il est donc naturel que nous ne croyions pas aux panacées universelles, aux avantages absolus, et que notre opinion soit celle-ci : Dans ce monde, rien n’est parfait ; la meilleure des organisations ne sera jamais que la moins mauvaise ; le meilleur instrument ne sera que le moins défectueux ; ne procédons jamais par des révolutions ; contentons-nous d’améliorations et de réformes ; tout en conservant jusqu’à plus ample informé ce que nous avons, créons tout ce que les circonstances nouvelles peuvent nous révéler comme bon et utile.

On a posé en principe qu’une flottille de plusieurs centaines de torpilleurs et de canonnières remplaçait les escadres de cuirassés comme a expression de la puissance navale » et qu’avec cette force nous serions irrésistibles dans la Méditerranée et invincibles sur l’océan. Supposons que l’ennemi nous combatte avec les mêmes armes ; il prétendra sans doute ne pas s’incliner a priori devant notre déclaration d’irrésistibilité et d’invincibilité. Voilà donc deux flottilles de torpilleurs en présence ; comment combattront-elles l’une contre l’autre, puisque ces torpilleurs n’ont d’autre arme que la torpille automobile et que, par la faiblesse de leur tirant d’eau, ils sont tous invulnérables par rapport à cette arme ? Tout au plus leurs équipages pourraient-ils se servir du pistolet-revolver, car il me parait difficile de se servir de fusils lorsqu’on ne sait où se tenir debout et qu’il faut se cramponner pour ne pas tomber à la mer ; sur ces espèces de ponts-carapaces où règne à peine un étroit sentier, la question de la tenue de l’équilibre doit être assez épineuse sans y ajouter la lutte à coups de fusil ou à l’arme blanche. Cependant les deux flottilles ne resteront pas éternellement à s’observer ; il faudra bien qu’elles combattent et je ne vois pas qu’elles puissent faire autre chose que de se précipiter L’une sur l’autre et de chercher à se couler par le choc. Quoi qu’il en soit, il y aura un vainqueur, et, à la suite de cette victoire, la mer sera libre pendant un certain temps pour lui et pour les bâtimens de sa nation.

Supposons que chaque flottille de torpilleurs soit accompagnée d’une escadre de cuirassés qu’elle est chargée de précéder et de couvrir ; comment s’engagera la lutte ? Chaque escadre pourra, pardessus ses torpilleurs, canonner ceux de l’ennemi et canonner en même temps l’escadre opposée, mais aucune ne voudra subir cette destruction en détail. D’un autre côté, les flottilles ne peuvent aller torpiller l’escadre ennemie sans rencontrer la flottille rivale sur sa route, d’où il résultera une mêlée dans laquelle les cuirassés, ne distinguant plus les torpilleurs amis des ennemis, s’abstiendront de tirer, et les escadres alors pourront se précipiter l’une sur l’autre pour se couler par l’éperon, chacune laissant à sa flottille le soin de la préserver des torpilleurs ennemis. Il y aurait donc ainsi deux combats séparés qui pourront être suivis d’une nouvelle lutte, celle-ci de cuirassés contre torpilleurs, si l’escadre et la flottille victorieuses n’appartiennent pas au même belligérant. Il pourrait arriver aussi que les vainqueurs eussent assez souffert de la première lutte pour se trouver, cuirassés et torpilleurs, réduits à l’impuissance de la recommencer. Je me borne à indiquer les situations qui pourront se présenter dans la guerre future, sans prétendre nullement dire comment se passeront les choses ; l’inspiration du moment, la force des circonstances, le hasard, la fortune guideront les combattans. Mais si l’on ne peut pas dire comment on réglera les principes de la tactique des batailles entre flottes ou flottilles mixtes, ce qu’on peut affirmer, c’est que chaque belligérant voudra combattre et avec tous les moyens ; on ne peut pas admettre que tous les deux ne veuillent s’assurer l’empire de la mer ou de tel point de la mer ; ils se disputeront cet empire avec acharnement ; tout moyen leur sera bon et ils chercheront à utiliser toute machine de guerre quelconque, vieille ou nouvelle.

Supposez la France et l’Angleterre ou l’Italie en guerre : la France aura un intérêt capital à dominer la Méditerranée ; les autres également. Celle de ces trois puissances à qui la Méditerranée serait interdite deviendrait bien malade : la France pourrait, de ce fait, perdre l’Afrique et ses grandes colonies ; l’Italie y verrait sa ruine ; l’Angleterre, privée du canal de Suez, serait mise en souffrance. Donc, la lutte sera terrible sur cette mer ; on y fera flèche de tout bois et nul ne peut dire : tel bâtiment sera utile, tel autre ne le sera pas. Tout arrive ; il peut arriver qu’à la suite d’événemens impossibles à prévoir, l’arme la plus méprisée aujourd’hui soit la plus utile demain.

Supposons maintenant une flottille de torpilleurs en présence d’une flottille de canonnières ennemies. Ici, la scène est différente ; le torpilleur ne pourra utiliser sa torpille, et la canonnière le criblera de projectiles, obus de là centimètres, hotchkiss et nordenfeld. Que pourront donc faire vos torpilleurs autonomes, sinon de profiter de leur supériorité de marche pour disparaître à l’horizon ? Mais cette solution sera sans doute loin de vous satisfaire ; vous vous résoudrez probablement à les reléguer à la défense de vos ports et vous n’enverrez à la mer que des avisos ou croiseurs-torpilleurs, qui, ajoutant à leurs torpilles des canons, des hotchkiss et des nordenfeld, canonneront les bâtimens dont le tirant d’eau est inférieur à 3 mètres et torpilleront les autres.

Voyez donc à quelle contradiction vous en arrivez en n’admettant que des flottilles de torpilleurs et de canonnières comme seuls élémens de la guerre future. Vous avez dit : « Le torpilleur autonome a tué le cuirassé, la torpille automobile a tué les escadres ; donc plus d’escadres, plus de vaisseaux : saluons l’avènement des grandes flottilles ; » et voilà que, par votre canonnière, vous tuez le torpilleur autonome à son tour, que par votre bateau-canon vous tuez la torpille automobile ; celle-ci n’a plus de pouvoir et, à la canonnière, vous les attribuez tous : vous la déclarez capable de réduire le cuirassé, d’imposer silence aux ouvrages inexpugnables qui défendent les ports, et de détruire ces derniers !

Comment donc sortir de là ? D’une manière très simple : quitter l’esprit de système et rester dans le domaine de la réalité, qui est celui de la pratique : compléter les flottes par les flottilles et réciproquement ; utiliser suivant les circonstances et suivant l’objet en vue les torpilleurs autonomes, les canonnières, les cuirassés et croiseurs armés de canons et de torpilles, en opposant à ceux de l’ennemi le genre de bâtiment qui sera le plus approprié à la lutte.

S’il est des nations qui, comme vous semblez le penser, rêvent de ramener le règne exclusif des grandes flottilles et renoncent à construire d’autres bâtimens de guerre, ces nations peuvent espérer se rendre peu vulnérables sur leurs propres côtes, mais elles se feraient une étrange illusion si elles pensaient pouvoir, avec un établissement naval de ce genre, lutter pour l’empire des mers. Je crois donc que, si elles agissent ainsi, c’est qu’elles abandonnent toute ambition à cet égard.

Supposons l’une d’elles en guerre avec une grande puissance maritime, l’Angleterre, par exemple. J’ai indiqué plus haut qu’il serait facile à l’Angleterre d’armer autant et plus de torpilleurs et de canonnières que son adversaire, de manière à lui tenir tête et même à le dominer de ce chef, et d’y ajouter une quantité de grands et de moyens navires, cuirassés, croiseurs, avisos, armés de canons et de torpilles, capables de braver tous les mauvais temps d’hiver et le fort des moussons, de se livrer à ces croisières indéfinies, et d’occuper tous les océans, dont le pavillon de la partie adverse serait absolument chassé. Quant à vos flottilles renouvelées de l’antiquité, comme ces dernières, elles ne pourront pas étendre leur cercle d’action en dehors des détroits et des mers intérieures.

Je dis même que, malgré les torpilleurs et les canonnières qui les défendent, l’Angleterre pourra bloquer les ports de l’ennemi. Pendant qu’une partie de sa flotte croise dans les parages lointains pour intercepter le commerce, une escadre s’avance contre le littoral de son adversaire ; elle pourrait être composée ainsi qu’il suit : deux lignes de canonnières endentées pour tenir en échec les torpilleurs ennemis ; puis deux lignes de torpilleurs disposés de la même façon ; enfin l’escadre rangée sur une ligne de front. Cette flotte ainsi ordonnée peut venir insulter le port ou l’arsenal en question, en se tenant en dehors des lignes de torpilles dormantes ou mouillées, lesquelles, on le sait, ne peuvent exister que par des fonds assez petits et par conséquent près de la terre. Si les flottilles des bloqués se portent sur les assaillans, l’escadre tire sur elles avec ses gros calibres par-dessus sa propre flottille, et elle les tiendrait ainsi en respect. Si malgré cela les bloqués persistaient et à travers la canonnade se lançaient sur la flotte assaillante de manière à produire une mêlée, celle-ci tiendrait ferme, chaque canonnière et chaque torpilleur abordant une canonnière et un torpilleur ennemi pendant que l’escadre les soutiendrait de son artillerie, de ses gros et petits calibres, de ses hotchkiss et de ses mitrailleuses. Dire qu’on renoncera à combattre parce que les combats seront plus périlleux, non ; du moment qu’on sera en guerre, on combattra, et de toute façon ; quelles que soient l’arme et la méthode, il y aura toujours un vaincu et un vainqueur, et je ne vois pas ce qui empêcherait, dans le cas que j’expose, la flotte mixte assaillante d’être victorieuse. Du reste, le blocus pourrait se tenir le jour à trois ou quatre lieues au large et la nuit à dix ou quinze, et cela serait suffisant pour qu’il fût effectif ; il pourrait durer, car les flottilles, canonnières et torpilleurs trouveraient à renouveler leurs approvisionnemens dans l’escadre ou division des cuirassés et croiseurs ; ils pourraient aussi y changer tous les deux ou trois jours leurs équipages de manière à procurer à ceux-ci un repos nécessaire et faire donner aux malades tous les soins dont ils pourraient avoir besoin ; de cette façon, la plus grande difficulté de la navigation des petits navires et de l’existence prolongée des hommes à bord serait vaincue. Comme toutes les croisières possibles, celle-ci serait facile à tenir pendant la belle saison et offrirait des difficultés pendant l’hiver.

Terminons cette étude déjà trop longue par quelques mots en guise de conclusion.

Nous admettons le principe de la division du travail appliqué même à la guerre, mais d’une manière rationnelle, et c’est pour cela que nous voudrions notre établissement naval composé de trois éléments suivans : 1° flottille de torpilleurs n° 1 et n° 2[7], à peu près tels que ceux que nous possédons actuellement ; 2° flottille de canonnières n° 1 et n° 2. Les premières d’un très faible tirant d’eau, les autres calant 2 mètres (sauf dans la partie extrême arrière formant la cage des hélices) et pouvant se livrer à la navigation ; 3° la flotte proprement dite composé de cuirassés, de croiseurs, et d’avisos ; tous sont armés de canons et de tubes lance-torpilles ; donc, tous torpilleurs. Nos plus forts cuirassés seraient du type à peu près de la Triomphante, nos plus grands croiseurs du type à peu près de l’Aréthuse. Nos plus forts calibres seraient de 24 centimètres ; nos calibres usuels de 14, 15 et 16 centimètres ; les plus gros employés de préférence pour les pièces qui peuvent tirer en chasse ou en retraite.

Malgré le principe de la division du travail, il est bon que les bâtimens amiraux renferment en eux tous les instrumens de la guerre maritime et tous les élémens nécessaires au service de la guerre aussi bien qu’au service de la paix.

Dans les stations lointaines, le bâtiment amiral est la plupart du temps le seul grand navire de la division ; il est le soutien et la ressource des autres dans tous leurs besoins, et c’est sur lui qu’en cas d’événement imprévu tombe tout l’effort de la circonstance. On ne saurait employer à ce service des bâtimens inférieurs ans types que je viens d’indiquer.

Notre flotte (proprement dite serait donc à peu près telle qu’elle est aujourd’hui, à l’exclusion des cuirassés de premier rang, si coûteux, et qui seraient abandonnés et remplacés par des cuirassés ou croiseurs du type que j’ai indiqué. De l’économie résultant de ce chef on pourrait couvrir en grande partie les frais de la construction et de l’entretien de nos flottilles. On voit par là que notre établissement naval, loin de décroître, serait encore plus important qu’aujourd’hui et que la France ne perdrait rien de sa force et de son rang comme puissance maritime ; amoindrir cette force lorsque notre importance coloniale a pris en accroissement prodigieux serait une énormité[8].

Dans la flotte devraient figurer un certain nombre de transports indispensables au service, le recours au commerce restant réservé pour des opérations importantes ou les transports lointains.

Indiquer, avec les développemens suffisans, l’organisation d’une semblable armée navale, exposer en même temps les modifications de détail qu’on pourrait apporter à nos institutions maritimes, à nos divers services, m’entraînerait trop loin, et, s’il y avait lieu de traiter un pareil sujet, il devrait être l’objet d’un travail spécial.

Reconnaissons, à l’honneur de la marine, tout ce qu’elle a fait dans la transformation radicale qu’elle a subie durant le demi-siècle qui vient de s’écouler, rendons justice aux efforts, au dévoûment, aux talens déployés par tous les corps qui la composent, depuis les ministres, les officiers généraux qui ont marché à sa tête, jusqu’au dernier officier, au dernier employé des divers corps : disons que l’ensemble de notre organisation navale, que l’ensemble de nos institutions maritimes reposent sur des idées justes, sur des principes rationnels, sur la connaissance approfondie des choses et sur les résultats de l’expérience ; que l’ensemble des divers services marche aussi bien qu’il est permis de l’espérer pour les choses de ce monde, et que, s’il y a lieu d’opérer des réformes, des modifications nécessitées par la marche du temps, par l’apparition d’une nouvelle arme et de nouveaux besoins, il n’y a là rien qui puisse ressemblera une révolution.


Du PIN DE SAINT-ANDRE.

  1. Voyez la Revue du 15 Juin.
  2. « C’est en prenant la mer et le vent de l’avant, ou même de l’avant du travers, qu’on souffre de l’eau qui balaie le torpilleur de bout en bout, du vent qui vous coupe le visage, des escarbilles qui vous empoisonnent partout ; et puis, à cette allure, le torpilleur fatigue très fort. » (Torpilleur 61.)
  3. Voyez la Revue du 15 décembre 1884.
  4. On ne saurait trop reconnaître l’activité et l’intelligence déployée à cet égard par le ministre actuel.
  5. Mot attribué à lord Northbrook.
  6. le lecteur sera sans doute bien aise de pouvoir se faire une idée de ce qu’est notre établissement naval par l’importance du seul arsenal de Toulon. Ces renseignemens sont tirés d’un document officiel. Conformément à la loi du 29 décembre 1873, un tableau indiquant les surfaces des propriétés immobilières appartenant au département de la marine au port de Toulon a été transmis au ministre pour être remis à l’assemblée nationale (dépêche du 21 février 1874). On y relève les données suivantes, exprimées en mètres carrés :
    Arsenal d’armement et de radoub, divisé en trois parties continues et communiquant librement entre elles, de manière à ne faire qu’un tout.

    Principal 354.557
    De Castigneau 399.973
    De Missiessy 671.671
    Total pour l’arsenal d’armement et de radoub. 1.426.161
    Arsenal de construction au Mourillon 251.628
    Poudrière de Hayoubrau 224.987
    Poudrière de Milhau 35.656
    Ateliers de pyrotechnie de Brégaillon 121.528
    Total pour l’ensemble de l’arsenal du port militaire. 2.059.960


    NOTA. — Les grandes poudrières à fulmicoton, etc., ne sont pas comprises ici.

    Immeubles de toute espèce, hôpitaux, casernes, etc., et situés hors de l’arsenal :

    En ville 128.803
    A Saint-Mandrier 136.586
    Au faubourg du Mourillon 89.736
    355.125 355.125
    Total général 2.415.085


    Soit 205 hectares et demi pour les arsenaux, et 35 hectares et demi pour les établissemens de la marine en dehors.

  7. Les torpilleurs n" 2, les petits, comprendraient des porte-torpilles aussi bien que des lance-torpilles.
  8. Conservons nos cuirassés de premier rang tant qu’ils dureront, l’occasion de les utiliser pourrait sa présenter, mais n’en construisons pas d’autres et remplaçons-les par un plus grand nombre de cuirassés, de station ou de second rang.