LA QUESTION
DE L'ISTHME AMERICAIN
EPISODE DE L'HISTOIRE DE NOTRE TEMPS.

II.
COSTA-RICA ET LE PRESIDENT MORA.

V. — LE SARAPIQUI ET LA FORET VIERGE.

Je me faisais une fête de remonter le San-Juan et de pénétrer à pleines voiles dans les régions inconnues que je peuplais déjà des créations d’une ère nouvelle. J’avais appris à Grey-Town ce qu’il m’importait le plus de savoir : le traité Cass-Irizarri n’était pas encore voté par le congrès, et on ne parlait pour le moment d’aucun contrat nouveau de canalisation. Rassuré ainsi sur l’opportunité de mon arrivée, mais sentant que d’heure en heure un incident fortuit pouvait tout compromettre, il me tardait d’agir. J’avais écrit aux deux présidens de Costa-Rica et de Nicaragua pour les prier d’ajourner toute solution qui engagerait l’avenir. Mon itinéraire était tracé d’avance : c’était dans la capitale du Costa-Rica, c’était à San-José que je me tendrais d’abord en remontant un affluent du San-Juan nommé le Sarapiqui. Je pressai les préparatifs du départ, et le 21 mars je m’embarquai dans une pirogue indienne creusée, comme toutes ses pareilles, dans un tronc d’arbre. Cette embarcation, toute primitive qu’elle fût, avait été aménagée avec un certain comfort. Elle était recouverte en partie d’un berceau impénétrable au soleil. J’étais muni de tout l’appareil indispensable au voyageur : un thermomètre, une boussole, un portefeuille, une paire de revolvers, une lorgnette, un éventail en feuilles de palmier et deux ou trois cartes du pays. Je dis adieu à mes nouveaux amis, je me glissai sous mon réduit cintré, et quelques coups de pagaies me jetèrent au large.

Il était six heures du matin, un peu de brume voilait l’horizon, mais l’air était doux, et le thermomètre marquait 20 degrés Réaumur, ce qui dut être jadis la température du paradis terrestre. La pirogue, manœuvrée par quatre vigoureux Mosquites, traversa d’abord les nombreux îlots de roseaux, de nénufars et de cannes sauvages qui obstruent l’entrée du San-Juan, et tout à coup elle se trouva dans le lit du fleuve. Ce grand desaguadero[1] était alors à son plus bas étiage, et cette partie de son cours est la plus encombrée de sables et de vase. Il me semblait cependant, à en juger par la profondeur où pénétraient les perches dont se servaient les rameurs, qu’il avait encore en moyenne de quatre à cinq pieds d’eau en dehors du courant, évité à dessein. Quant à sa physionomie générale, qu’on se figure une nappe d’eau large comme la Seine en face du Louvre, mais coulant à pleins bords entre deux murailles d’épaisses forêts. Pas la moindre trace de rivage, pas la moindre échappée ouvrant sur un second plan ; un simple rideau de verdure compacte laissant traîner dans l’eau ses lianes serrées comme des filets et ses panaches fatigués de leur grandeur. Au sommet surgissaient des feuillages nouveaux pour mes yeux, dont l’un me frappa par son vaste développement circulaire ; c’était le papayer. L’ornement le plus saillant et le plus pittoresque des deux rives consistait en des milliers de palmiers sans tiges qui, presque du niveau du fleuve, épanouissaient en marabouts des bouquets de palmes de vingt ou trente pieds de long, dont le vert tendre mêlé de rouge tranchait sur le fond plus uniforme et plus sombre du massif.

Le cours du San-Juan est très sinueux ; la perspective changeait à chaque coup de pagaie. Des îles nombreuses divisaient les eaux, tantôt couvertes d’arbres, tantôt s’arrondissant en collines tapissées de joncs assez touffus pour figurer des croupes de velours vert. Parfois un tronc renversé barrait le chemin, n’attendant que les premières crues pour être emporté. Des bouquets de fleurs énormes, presque toujours disposées en régimes, se penchaient jusqu’à nous pour être cueillies à coup de machete. Quelques oiseaux rasaient les flots, mais ne chantaient pas ; tout était silence, calme profond, voûtes ombreuses et verdure sans fin. Et perdu dans ces solitudes sans écho, je songeais involontairement à ces poétiques allégories du bonheur humain, où de jeunes groupes laissent glisser leur barque muette le long des rives d’un fleuve enchanté.

De loin en loin, une cabane isolée fumait sur le bord, à peine visible au milieu d’un fouillis de végétation. À midi, on s’arrêta devant une de ces cabanes ; c’était l’heure du déjeuner des rameurs. Je voulus en profiter pour visiter l’habitation, et comme je gravissais avec peine un talus glissant, une voix me dit en français : — Donnez-moi la main, je vous aiderai. — Je levai la tête ; un jeune homme légèrement vêtu, à la mode américaine, souriait de mon étonnement. J’entrai avec lui dans sa retraite : elle était bâtie à l’indienne et consistait en un toit de feuilles de palmier supporté par des troncs d’arbres avec un treillis de cannes pour entourage. On l’avait partagée dans toute sa longueur par un rideau de roseaux derrière lequel se cachaient trois lits à moustiquaires formés de peaux tendues, une malle pour serrer le linge et quelques ustensiles de cuisine, ou de travail. Ces trois lits, dont l’un était placé à part dans un coin de ce gynécée, supposaient plusieurs habitans. Il y avait en effet, assis sur un banc, un personnage muet qui ne m’intéressa pas, puis dehors, sous la galerie ouverte de l’habitation, une jeune mulâtresse, d’une riche carnation florentine, dont la chemisette de mousseline blanche, descendant à peine jusqu’à la ceinture, ne cachait pas plus le beau sein que les épaules, et dont les yeux noirs, curieux et surpris, unissaient l’expression de la bonté à l’éclat sympathique du regard.

J’interrogeai le nouveau Robinson. Il était venu un jour du fond de la Bretagne chercher fortune à San-Juan-del-Norte, et ne la trouvant point aussi facilement qu’il le désirait, il s’était installé trois ans auparavant sur ce cap ignoré. Son but était d’abord de vendre aux vapeurs du transit les produits de son exploitation et de sa chasse ; mais cette source de bénéfice lui avait été enlevée par les événemens, et tout son commerce consistait à vendre des bananes aux Indiens des bongos qui sillonnaient le fleuve. Il ne se plaignait pas cependant : le pays lui plaisait ; il y avait toujours joui d’une inaltérable santé, et il attendait patiemment une circulation plus active qui lui permît de gagner un peu d’argent.

— Que mangez-vous ? lui demandai-je.

— Des bananes, des sapotes, du poisson et des tortillas pour pain.

Je voyais dans un coin le rouleau de pierre des tortillas posé sur sa meule.

— Jamais de viande ?

— Quelquefois, lorsque je vais tuer des chevreuils, des agoutis ou des cochons sauvages dans la montagne.

— Mais ne rencontrez-vous pas des serpens ?

— Oh ! très souvent. Je leur casse les reins avec une baguette, et tout est dit. J’en ai quelquefois rencontré de gros comme ceci, — et il me montrait l’un des piliers de son chalet mesurant bien de trois à quatre pouces de diamètre ; — mais plus ils sont gros, plus ils sont indolens. Je crains bien davantage les petites couleuvres, qu’on ne voit pas dans l’herbe, et dont le venin est d’ailleurs beaucoup plus actif.

Tout cela était dit dans un français bretonnant où le castillan se faisait jour par quelques endroits. Pendant ce temps, la mulâtresse se leva et alla chercher une jolie petite fille toute nue, âgée de douze à quinze mois, et blanche comme une Irlandaise. C’était le fruit de son union avec l’étranger. Elle la portait à la mode du pays, c’est-à-dire à cheval sur son flanc. L’enfant regardait de ses grands yeux bleus, un peu effrayés, l’inconnu qui troublait ses petites idées sur l’étendue du monde des vivans. Je lui mis une pièce de monnaie dans la main. Il n’en fallut pas davantage pour dissiper ses défiances instinctives, et, la mère s’inspirant des joies lumineuses de sa fille, je ne fus bientôt plus un étranger pour personne. Pour le brave Breton, j’étais le seul compatriote qui l’eût visité depuis trois ans.

Je fis le tour de son établissement agricole. Il se composait d’une centaine de bouquets de bananiers toujours chargés de régimes, dont l’enceinte avait pour unique barrière le San-Juan et la forêt. Un énorme sapotier de 30 mètres de jet avant la première branche ombrageait la maison et la bananerie comme un gigantesque parasol. Pas la moindre trace de culture potagère ou florale. Mon hôte avait pris la vie indienne au sérieux. Le meuble le plus intéressant de son domaine était un hamac à franges rouges, suspendu entre deux piliers de la galerie, et d’où le regard embrassait sans fatigue l’éternel panorama des grands arbres et du grand fleuve.

Deux heures après cette rencontre, nous arrivions à la fameuse bifurcation qui donne naissance au Rio-Colorado. Un banc de sable presque à fleur d’eau formait la pointe du delta. Ce banc, qui se déplace et change de forme chaque année, n’est pas sans influence sur le volume d’eau qu’absorbe le Colorado au détriment de l’autre issue. C’est du reste un admirable spectacle que ce dédoublement d’un majestueux bassin qui n’a pas moins de 600 mètres de large, et dont les deux branches se développent à droite et à gauche à travers deux avenues de forêts d’une égale magnificence. Le San-Juan prend alors un caractère grandiose qu’il ne quitte plus jusqu’au rapide de Castillo. Ses rives s’étaient progressivement élevées ; parfois j’entrevoyais des collines lointaines au-dessus de leurs impénétrables murailles. Je crus même distinguer sur ma gauche la silhouette bleuâtre de la sierra costa-ricaine. Plus nous avancions, plus la végétation devenait vigoureuse. Toutes les formes possibles de charmilles, de massifs, de vallées profondes, accentuées au soleil par des reliefs puissans, étaient épuisées par ces bordures enchanteresses. Quelquefois l’horizon s’élargissait tout à coup et me rappelait, par l’ampleur des contours, les baies de Thérapia et de Beïcos dans le Bosphore. Un moment après, rapprochés de la terre par les exigences de la remonte, nous passions sous d’immenses arches de cent pieds de haut dont les courtines de lianes brochées de fleurs jaunes et rouges retombaient jusqu’à nous avec une incomparable majesté. Dans un pareil milieu, tout s’éclaire, tout se colore. Nous rencontrâmes deux ou trois habitations placées sur des berges de douze ou quinze pieds, et d’un effet ravissant. L’une d’elles était blanchie à la chaux et entourée d’une galerie peinte en vert, dont la couleur ressortait heureusement sur le vert plus tendre d’un bois de bananiers. Une voile latine, déjà gonflée par la brise, semblait attendre au bas d’un escalier qui descendait au fleuve. Une femme vêtue de blanc traversa la galerie, s’arrêta un instant à nous regarder, et disparut derrière un bosquet. — Voilà la vie heureuse, pensai-je, la vie à peu de frais, sans aucune des complexités de notre civilisation, la vie qui ignore les infirmités et les déceptions d’un ordre factice, telle en un mot que ceux qui l’ont goûtée ne peuvent plus rentrer dans le cadre étroit des sociétés européennes.

À six heures, la nuit était venue sans crépuscule. J’avais écarté les toiles goudronnées de ma tente, et je me laissais aller, à demi couché sur mon divan, aux vagues rêveries de la première heure nocturne. En face de moi, sur le fond d’opale du ciel, se dessinait vivement la Croix du Sud, que j’avais prise en amitié, et que je regardais comme mon labarum depuis que je l’avais vue monter sur mon horizon. Peu à peu mes idées se trouvèrent, et je m’endormis. Quand je me réveillai, la pirogue était immobile, et je me sentais plongé dans une profonde obscurité. J’étendis les bras pour soulever la capote ; elle était mouillée. Il était tombé pendant mon sommeil une de ces ondées fugitives, assez fréquentes dans la région arrosée par le San-Juan. On s’était empressé de me calfeutrer dans mon refuge, et pendant le grain le bateau était arrivé à la station qu’il devait occuper la nuit. Je regardai autour de moi. Nous étions amarrés à un tronc d’arbre, dans un passage étroit dont je pouvais, me semblait-il, toucher de la main les deux rivages. Des milliers de lucioles scintillaient dans le feuillage noir ; mais je ne sentis pas un seul de ces terribles moustiques dont on m’avait épouvanté. Du reste, pas un bruit dans l’air, si ce n’est un cri d’oiseau que je n’avais jamais entendu, auquel répondait un cri pareil à de grandes distances. Mes braves rameurs méritaient bien un peu de repos après quinze heures d’un travail continu. Je les vis se faire une tente de la voile du bord en l’étayant de leurs pagaies, et, quelques minutes après, tout rentra dans un profond silence.

Le lendemain, à cinq heures et demie du matin, nous sortions de cette passe resserrée, qui n’était séparée du lit du fleuve que par une île. Je trouvai le San-Juan plus splendide encore que la veille, et les cimes des arbres plus fières, quoiqu’elles fussent voilées de vapeurs. À peine avions-nous fait 2 ou 300 mètres, que la voix du patron me cria : « Sarapiqui ! » Deux issues s’ouvraient devant nous avec des contours d’une indicible beauté. L’une de ces issues, le Sarapiqui, semblait non pas descendre dans le fleuve dont il est un des principaux affluens, mais lui emprunter au contraire ses pleines eaux, qui allaient se perdre dans un lointain vaporeux. L’autre s’arrondissait à droite comme un lac mystérieux caché par des entassemens de forêts. Le rivage qui faisait face au Sarapiqui s’élevait en amphithéâtre, et dominait toute la scène de ses lumineuses hauteurs que le soleil commençait à dorer. Des milliers d’oiseaux chanteurs se répondaient d’une rive à l’autre. Je ne crois pas qu’il y ait rien au monde de comparable à ce magnifique confluent, si ce n’est peut-être celui du San-Carlos, à quinze lieues au-dessus.

J’ai dit que les eaux du fleuve paraissaient immobiles. Lorsque la pirogue s’arrêtait, elle tournait longuement sur elle-même, et ne se laissait ensuite aller à la dérive qu’avec une extrême lenteur. En réalité, le San-Juan n’a presque pas de courant, en dehors des rapides, dans la saison sèche. J’ai retrouvé cette sorte d’immobilité à tous les niveaux échelonnés de ses quarante-cinq lieues de parcours. On dirait les biefs dormans d’un canal à écluses. C’est une observation que je consigne en passant, et dont il y aurait à tirer quelques conclusions rationnelles, sinon techniques, contre les systèmes compliqués de canalisation auxquels ce beau fleuve a été soumis par les ingénieurs, en vertu de la vieille loi de Procuste.

Le Sarapiqui est une délicieuse rivière, coulant à pleins bords entre deux barrières vertes de 30 mètres de haut ; seulement il est moins profond, moins large et moins grandiose que le San-Juan. On ne voit jamais devant soi plus loin que deux cents pas, et l’effet d’optique produit par les arbres qui surplombent le fleuve et l’enferment fait croire qu’au-delà on va tomber dans un précipice. Nous trouvions à chaque pas des troncs renversés et même des îlots entiers détachés du bord avec leur végétation toujours puissante. Les deux rives semblaient minées par des voûtes impénétrables au soleil et de fraîches grottes de verdure. Je compris alors une histoire de serpent noir qui m’avait fait frissonner en Europe, et qui était rivée dans mon imagination au nom même du Sarapiqui. Une pirogue comme la mienne, montée par quatre nègres, passait sous ces voûtes ombreuses. Elle conduisait un Français épris de ces magnifiques paysages et désirant les observer de près ; mais si les fleurs ont des épines, cette splendide nature a le serpent noir, sans compter les caïmans. Un de ces reptiles, espèce de trigonocéphale dont la morsure tue en une heure ou deux, tomba d’une branche dans le canot du voyageur. Les quatre nègres se jetèrent aussitôt dans le fleuve ; quant au Français, il ouvrit tranquillement une boîte placée près de lui, et lorsque le serpent se dressa sur sa queue pour l’attaquer, il lui fit sauter la cervelle d’un coup de pistolet.

Cette bizarre aventure, dont j’ai connu le héros, m’avait inspiré une vague appréhension pour les berceaux sous lesquels nous nous engagions, car je n’étais pas assez sûr de mon adresse pour sortir victorieux d’un semblable duel. Toutefois, à mesure que le jour s’écoulait, ces refuges donnaient une fraîcheur de plus en plus précieuse, et je ne songeais qu’à en jouir. En passant ainsi sous un grand ceïba, dont l’envergure couvrait la moitié de la rivière, j’attirai avec force plusieurs lianes qui pendaient jusqu’à l’eau. C’étaient de véritables cordages de toutes les dimensions, depuis la ficelle ordinaire jusqu’au câble des navires, et qui certainement seront utilisés un jour dans l’industrie, ne fût-ce que pour les mille combinaisons de la vannerie. Il en tomba, non un serpent noir, mais un petit être qui me parut aussi intéressant et moins dangereux. C’était une espèce de sauterelle, taillée en triangle isocèle, avec deux gros yeux ronds placés aux deux angles égaux. La bouche occupait le milieu du petit côté du triangle, et sous les grands côtés se cachaient les ailes. Ce qui faisait de cette figure de géométrie un problème pour mon ignorance, c’est qu’elle portait au sommet un véritable dôme vert terminé par une pointe d’aiguille et orné de six bandes roses qui descendaient vers les angles. Le tout pouvait mesurer un centimètre carré, et ressemblait assez à une grosse épine de rose moussue marchant sur six pattes, la pointe en l’air. Je laisse aux naturalistes à décider si cette petite coupole verte à rubans roses était aussi un réservoir de venin.

Je n’avais pas encore rencontré de crocodiles, quoique toutes les rivières de l’Amérique centrale en soient infestées. J’ai appris depuis que la présence de l’homme est plus redoutable aux animaux féroces qu’ils ne le sont eux-mêmes pour nous. Quand on m’en signalait un à perte de vue le bruit des pagaies l’avait déjà fait disparaître. En revanche, de grands iguanes gris, race inoffensive s’il en fut, se promenaient gravement sur les plages sablonneuses, ou sommeillaient allongés sur une branche, à quatre-vingts pieds du sol. Il en résulta une chasse fructueuse qui me fit perdre une demi-journée. On en tua trois, et après la chasse vint la récolte des fruits de la forêt. Des faisceaux de bananiers couronnaient le sommet d’un talus. Deux Mosquites grimpèrent comme des singes jusqu’à leurs tiges herbacées, abattirent les plus mûrs de deux ou trois coups de machete, et revinrent à travers les hautes herbes, qui les engloutissaient tout entiers, avec une charge de cette pulpe délicieuse que la Providence prodigue si libéralement à ces heureux climats.

— Señor, me dit alors le patron, qui venait de s’arrêter sous un abri choisi, c’est ici que nous passons la nuit.

Il était à peine trois heures, et il me semblait que nous pouvions faire encore un peu de chemin.

— C’est vrai, reprit-il, mais il y a beaucoup d’arbres dans la rivière, et il serait imprudent d’y rester trop tard.

Le patron ne disait pas que lui et ses hommes voulaient manger avec un assaisonnement de bananes les iguanes qu’ils avaient tués, et que la perspective d’un bon dîner les séduisait plus que l’avantage d’arriver le soir même à notre destination. L’événement prouva que c’était un mauvais calcul, mais on ne gagne rien à discuter avec des sensations. Je sautai à terre et j’examinai le campement. Il se composait exclusivement d’un large tronc pourri et vaseux sur lequel les dernières crues avaient laissé une couche de sable, de ce même sable noir que j’avais déjà remarqué dans les rues de Grey-Town, et qui pourrait bien être le sous-sol du delta. En un clin d’œil, les abords de ce pied-à-terre furent débarrassés de leurs plantureuses broussailles. Je compris alors toute l’utilité de cet instrument unique et universel que les Indiens appellent machete, et qui remplace un arsenal[2]. Dix coups suffirent pour frayer une route jusque, sur la berge, abattre un arbre, construire un foyer et le garnir d’une charge de bois. Une grosse marmite en fonte fut placée sur le feu, et deux sambos (métis de nègre et d’Indien) se mirent à préparer les iguanes, qui avaient bien 1 mètre 1/2 de long. Les trois sauriens furent jetés d’abord sur le foyer flambant, ce qui leur tendit la peau et permit de leur enlever tout l’épidémie en les raclant ; puis on retrancha la tête et le bout des pattes, jugés peu savoureux ; on leur ouvrit le ventre pour les vider et les laver au courant de la rivière. Le corps, ainsi nettoyé, fut coupé en morceaux et jeté dans la marmite, en compagnie d’un quartier de graisse brute emprunté à je ne sais quel viscère de cochon ou de vache. L’une des trois victimes était une femelle qui portait vingt-sept œufs blancs de la grosseur d’un œuf de pigeon. Ils firent partie de l’assaisonnement, et se confondirent dans le ragoût de bananes dont la marmite fut remplie jusqu’au bord.

J’ignore quel peut être le mérite culinaire de ce plat indien, dont l’origine doit se perdre dans les temps légendaires du Nouveau-Monde. L’envie ne me vint pas d’y goûter. En d’autres occasions, j’ai trouvé à la chair de l’iguane une grande analogie de goût et de couleur avec celle du lapin sauvage. Ce jour-là, j’aurais mieux aimé me faire une friture de petits poissons, vrais goujons de Seine, qui grouillaient à mes pieds en telle quantité et avec tant de confiance, qu’on aurait pu les pêcher simplement avec une assiette ; mais il me manquait deux choses essentielles pour profiter de cette bonne fortune : du beurre et une poêle à frire. J’avais, dans mon inexpérience de civilisé, refusé de me charger de ces deux élémens indispensables de toute cuisine de voyage. Pour comble de mésaventure, lorsque je voulus remplacer la friture absente par du homard en conserve, je ne découvris qu’un horrible mélange qui ne pouvait figurer qu’au bout d’une ligne en guise d’appât. Il paraît que passé 22 degrés Réaumur les conserves ne se conservent plus. Heureusement il me restait du pain, du vin et du sucre. Je fis honneur à ce frugal repas, et j’allai me coucher dans le bateau.

Je fus réveillé au petit jour par un pittoresque remue-ménage. La rivière avait crû de trois ou quatre pieds pendant la nuit. Le campement avait disparu. La pirogue, entraînée à la dérive, n’avait été arrêtée que par des entrelacemens de troncs et de branches qui la retenaient prisonnière. Le Sarapiqui, enflé outre mesure, roulait ses eaux limoneuses, sans fracas, mais avec une forcé qui devait briser toutes les résistances et rendre la remonte singulièrement laborieuse. Aussi l’équipage paraissait-il très soucieux, et le patron n’en était plus à se repentir de son accès de gourmandise de la veille.

— Quand arriverons-nous maintenant ? lui demandai-je.

Quién sabe ! me répondit-il avec la résignation ordinaire de sa race. Sans la pluie, nous étions au Muelle de bonne heure ; maintenant c’est la rivière qui est notre maître.

Je fis au patron et aux rameurs une distribution d’eau-de-vie de France, puis l’embarcation s’ébranla. Alors commença pour ces rudes jouteurs une lutte acharnée qui dura plusieurs heures. Il fallait longer le rivage, s’accrocher aux branches du chemin, passer entre les troncs les plus avancés, se faire un point d’appui de leurs racines, et naviguer en zigzag pour échapper au courant. J’avais complètement oublié l’histoire du serpent noir. Cette navigation sous des tunnels de feuillages me semblait au contraire pleine de saveur et d’originalité. La machete avait quelquefois fort à faire pour abattre les obstacles qui entravaient notre marche. Il ne manquait pas même à l’aventure le piquant du danger, car notre rapprochement forcé des hautes herbes jeta l’alarme chez leurs hôtes cachés, plusieurs serpens s’élancèrent de ces profondeurs vaseuses et s’enfuirent vers les hauteurs de la berge. L’un d’eux, plus hardi ou dérangé par la pagaie, voulut sauter dans le canot. Un coup de fusil, chargé à petits plombs et tiré par un de mes hommes, lui broya la tête presque au vol. Il tomba ; je voulus le saisir, le flot rapide l’emportait déjà. Il avait cinq pieds de long, la grosseur d’un bras d’enfant, le ventre jaune clair, et la croupe noire et grise d’une espèce très commune des porte-lances. Tout cela s’était fait en un clin d’œil. Je n’avais pas eu le temps, avec ces admirables tireurs, de songer à ma boite de pistolets.

Nous marchions ainsi depuis six heures du matin, à travers des merveilles de végétation tropicale, rendues plus saisissantes par la tranquille majesté du fleuve débordant, quand à midi environ, au moment où le soleil me reléguait sous ma tente, l’appel du patron m’avertit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Nous avions deux rivières devant nous : l’une à gauche, trouble, gonflée, menaçante et chargée de vase jaunâtre, le Sucio, un affluent du Sarapiqui ; l’autre, le Sarapiqui supérieur, calme, presque limpide et complètement dépouillé de ses allures torrentielles. C’était du Sucio[3] que nous était venue la marée montante qui nous avait surpris, par suite des pluies tombées dans la montagne. En examinant la couleur limoneuse des eaux de ce fleuve, évidemment chargées de ce sable à grains fins que j’avais retrouvé partout, il me vint à l’idée qu’il pouvait bien être le principal auteur des atterrissemens du Bas-San-Juan et des désordres récens de son port. Je me promis, si j’atteignais jamais le but de mes efforts, de faire étudier le régime de ses eaux, dont le cours doit être barré par de nombreux rapides, et dans le cas où j’aurais deviné juste, de couper le mal dans sa racine, comme on l’a fait en France pour la Durance.

Une fois que nous eûmes franchi le Sucio, la navigation redevint régulière, comme la veille. Seulement la rivière était plus étroite et plus encaissée. Les berges à pic, s’élevant progressivement jusqu’à plus de 10 mètres, laissaient lire dans leurs déchirures le secret de leur fécondité. Ce n’était qu’une couche de terre végétale d’un rouge de sang, d’un jaune d’ocre ou d’un noir fauve, sans aucun mélange de gravier ni de roches. Avec ces prodigieux blocs d’argile de vingt ou trente pieds de profondeur, on pourrait rajeunir une partie du sol appauvri de l’Europe, si besoigneux d’engrais. Je ne parle pas des services que cette terre rendrait à l’industrie dans un pays où l’on fait venir les briques des États-Unis à raison de 12 fr. le cent, sans compter le transport dans l’intérieur, où l’art céramique se réduit à quelques amphores indiennes fabriquées de temps immémorial par les femmes de Massaya. On ne peut, quoi qu’on fasse, séparer l’œuvre complet du canal des nombreuses créations qui s’y rattachent impérieusement. Du jour où cette grande opération aura donné lieu à un premier effort, fût-ce avec des ressources très limitées, il en sortira une société nouvelle, vivant, dès le lendemain de sa naissance, de ses propres exploitations, et trouvant peut-être dans l’imprévu de ces exploitations la source puissante et la garantie matérielle du capital nécessaire.

Depuis le point de réunion du Sarapiqui au San-Juan, je n’avais aperçu ni maison, ni cabane, ni éclaircie, rien qui révélât la présence de l’homme. On n’aurait pu désirer une solitude plus absolue. Aucun indice ne faisait même présager que je dusse de si tôt entendre un bruit humain autre que celui de mes compagnons de route, et je me perdais dans la contemplation de ces deux bordures d’arbres, dont la hauteur, ajoutée à celle du plateau qui les supportait, me semblait vertigineuse, lorsqu’au moment où j’y pensais le moins je vis sur ma droite des branches fraîchement coupées, un taillis ouvert, une place dégagée au sommet de la berge, et finalement un toit de palmes. Je me crus en présence de la hutte d’un bûcheron ; mais le bouillonnement d’un rapide voisin me prouvait que le voyage par eau s’arrêtait là. J’étais au Muelle, la station et le port du Sarapiqui, le bureau de douane de Costa-Rica du côté de l’Atlantique et le siège d’une espèce de commandement civil et militaire à la vérité sans soldats.

Le débarcadère se composait d’un escalier taillé en pleine terre noire conduisant à une plate-forme élevée de vingt-cinq pieds environ. Il pleuvait depuis une demi-heure. Je m’armai de mon parapluie et d’un portefeuille qui contenait quelques lettres de recommandation, et je gravis les marches étroites et glissantes de cette échelle d’argile. Au sommet se trouvait un grand rancho, invisible d’en bas, où cinq ou six hommes blonds et robustes travaillaient à l’abri. Je me fis conduire par l’un d’eux auprès du commandant de la station, pour lequel j’avais une lettre de Paris. C’était un homme jeune encore, tête nue, figure espagnole, portant des lunettes d’or, mais simplement vêtu. Pendant qu’il lisait la lettre, je jetai un coup d’œil dans son habitation. Elle était entièrement vide : pas un meuble, pas un hamac, pas même un escabeau ; le sol nu, sans autre abri que le toit ; seulement une moitié de la case était fermée par des traverses de roseaux à claire-voie, et au-dessus un plancher, aussi à claire-voie, servait de refuge pour la nuit et laissait entrevoir une forme de lit garni d’une moustiquaire. Il s’y trouvait une femme assez jolie, vêtue d’une robe à l’européenne, qui avait fermé son corsage à mon entrée, et dont la surprise paraissait égaler ma curiosité.

J’appris alors qu’il me devenait difficile de continuer mon voyage. La station était dépourvue pour le moment de moyens de transport. Tout ce que pouvait faire le commandant, c’était de mettre à ma disposition un cheval et une vieille selle anglaise que je voyais suspendue à une traverse ; mais il n’avait pas de mulets pour mes bagages, et surtout pas d’arriero pour m’accompagner. Il ne s’agissait du reste que d’attendre un peu, car les montures que j’avais demandées par le courrier arriveraient probablement le lendemain, à moins que le conducteur ne mît, ce qui était dans les habitudes du pays, cinq jours à faire les vingt ou vingt-cinq lieues qui nous séparaient de San-José.

J’étais donc condamné, en dépit de mon impatience, à séjourner un temps plus ou moins long dans cette station sauvage. J’en eus bien vite pris mon parti. Le commandant ne tarda pas à venir me rejoindre sous un hangar où je m’étais réfugié. Il paraissait intelligent, curieux et actif, et s’occupait de plantations et de cultures forestières, à défaut d’autres devoirs. La route de Costa-Rica par le Sarapiqui et par les montagnes du nord présente de telles difficultés qu’elle n’a jamais été une route commerciale. C’est par Punta-Arenas, sur le Pacifique, dans le beau golfe de Nicoya, que les exportations d’Europe pénètrent dans l’intérieur de la république, et que les produits indigènes, dont le café est le principal, se dirigent vers l’Europe en doublant le cap Horn. Il ne passe au Muelle que la correspondance de chaque quinzaine, apportée par les steamers de la malle royale anglaise, et quelques marchandises de petit échantillon, évaluées en poids par le commandant lui-même à environ cent tonnes par an, et qui figurent dans le relevé des douanes de 1857 pour 5,500 piastres (27,500 francs). Quant aux voyageurs, ils prennent tantôt l’une, tantôt l’autre voie, car il faut plus que du courage pour se hasarder, surtout dans la saison des pluies, à traverser les fondrières et les précipices qui mènent aux plateaux de Costa-Rica. Je ne sais si ces difficultés seront un jour vaincues, et si la république pourra épargner à son commerce extérieur les quatre cinquièmes du chemin qu’il parcourt aujourd’hui, en remplaçant Punta-Arenas par San-Juan-del-Norte, et le Pacifique par l’Atlantique ; mais je doute que la construction hardie d’une route carrossable à travers des montagnes abruptes de six ou sept mille pieds d’élévation puisse s’accomplir en dehors des travaux du canal. Concédée plusieurs fois avec de grands avantages, et notamment au colonel George Cauty, cette entreprise a toujours échoué. C’est la destinée des petits états centro-américains de ne voir sortir leur prospérité intérieure que de la satisfaction des intérêts universels. Le canal doit être pour eux ce que la découverte de l’or fut pour la Californie, le moteur de leur vitalité, l’attrait des bras et des capitaux, l’ébranlement de toutes les forces de la civilisation accourues à leur secours.

Le poste du Muelle n’avait pas, comme on le voit, une importance excessive. Les fonctions du commandant consistaient à délivrer des laisser-passer aux cent tonnes de marchandises qu’il avait l’occasion d’enregistrer dans le courant d’une année, et, sur le vu de cette pièce, le paiement des droits de douane se faisait à San-José même. Le plus modeste commis, le plus infime officier aurait largement suffi à cette besogne, qui ne représentait pas en bloc deux heures de travail par an ; mais c’est une des plaies des républiques issues de l’ancienne domination espagnole que cette prodigalité de grades et de titres sonores appliqués aux plus humbles emplois ou rémunérant les plus minces services. Le gouvernement de Costa-Rica est peut-être celui qui a le mieux résisté à cette infirmité originelle, car naguère il ne comptait, je crois, que deux généraux en activité, tandis que ceux de la Colombie et du Mexique ne comptent plus les leurs. Toutefois l’exemple du commandant du poste de Sarapiqui prouve que ce gouvernement est encore loin de la perfection sous ce rapport, tout en méritant de grands éloges pour l’ensemble de son organisation militaire et civile.

Mon installation temporaire fut des plus simples. Le mobilier de l’établissement, où me conduisit le commandant de la station, et qui était occupé par les travailleurs que j’avais vus en arrivant, se composait d’une armoire, d’une table longue munie de ses deux bancs et de six lits rangés, trois par trois, sur les deux grands côtés du hangar ; on m’en réserva le meilleur. Ces lits n’étaient vraiment que des tables, dont les quatre pieds prolongés supportaient les quatre cordes tendues de la moustiquaire. Autour de ce rancho, un vaste espace presque carré avait été dépouillé d’arbres et divise en plusieurs enclos fermés par des barrières. Ces enclos séparaient des cultures diverses, cacao, café, bananiers, goyaviers, ignames et même légumes d’Europe. Les barrières, dont les traverses étaient attachées avec des lianes, n’avaient d’autre utilité que de soustraire les jeunes pousses des végétaux aux ravages d’une vache qui broutait dans la clairière et d’une douzaine de porcs qu’on engraissait avec du maïs. La vue de cette vache fit naître en moi un caprice de sybarite. J’avais déjà remarqué que les habitans du hangar buvaient beaucoup de café en mangeant du riz cuit à la graisse et mélangé de viande séchée au soleil. Lait et café me promettaient un déjeuner parisien. Je ne pouvais mieux désirer à deux mille lieues des côtes de France.

Quant à mes hôtes, qui me laissaient disposer de leur domicile avec une bonhomie toute biblique, c’étaient de vrais ouvriers d’outreRhin, peu fastueux, peu communicatifs, émigrans de Hambourg jetés par la fortune sur une plage qu’ils connaissaient à peine de nom. L’un de ces philosophes errans, né à Zurich, avait gagné un peu d’argent dans la Louisiane, en abattant des arbres précieux pour l’exportation. Puis un beau jour il avait lu dans les journaux des États-Unis que le général William Walker, devenu président du Nicaragua par une élection régulière, offrait deux cent cinquante acres de terre à tous ceux qui viendraient s’établir comme colons sur son territoire. Il s’était embarqué pour Grenade ; mais, une fois arrivé, on lui avait mis un fusil en main, et il avait fallu, de gré ou de force, défendre pendant dix-neuf jours la capitale du Nicaragua contre les alliés réunis pour la reprendre. Alors s’était passée sous ses yeux cette affreuse destruction d’une ville entière par les ordres de l’envahisseur forcé de l’abandonner. Walker n’avait pas plus épargné les propriétés de ses amis que celles de ses ennemis. La maison même du père Vijil, son ambassadeur à Washington et son plus ardent admirateur, avait été livrée aux flammes. Les églises, les monumens publics, tous les souvenirs précieux que respecte la guerre avaient subi le même sort, et de cette cité de vingt mille âmes qui passait pour l’honneur du Nicaragua, et que ses habitans avaient été forcés de fuir à la hâte, il n’était resté, au bout de quelques heures, qu’un monceau de cendres et de ruines. — J’ai compris alors, me disait le Zurichois, que ce chef si populaire chez les Américains n’était qu’un bandit impitoyable. Je l’avais vu ordonner froidement l’exécution d’une trentaine de ses hommes sans conseil de guerre et sans jugement, par cela seul qu’ils étaient soupçonnés de vouloir déserter. Je savais d’ailleurs, depuis que j’étais dans le pays, qu’il s’était nommé lui-même président de la république. Aucun habitant n’avait pris part à cette prétendue élection. Les soldats mêmes de son armée n’avaient pas été consultés. Le Nicaragua tout entier s’était soulevé contre Walker depuis qu’on avait vu ses partisans faire leur unique tâche de la destruction et de l’assassinat. La ville de Léon elle-même, qui lui était d’abord très dévouée, avait fait cause commune avec Grenade après le meurtre du général Salazar. Nous avions certainement plus de courage personnel que les soldats de l’armée nationale, mais nous faisions un métier qui ne nous convenait pas. Nous étions venus chercher des terres et non des armes. Walker ne voulait point en donner ; j’ai déserté, au risque d’être fusillé, et je suis venu sans m’arrêter jusqu’ici, où les Costa-Ricains non-seulement ne m’ont pas fait de mal, mais m’ont donné les terres que je cherchais.

— Et combien vous coûtent ces terres ?

— Oh ! presque rien : une piastre par cent mètres carrés. Encore ai-je six ans de délai pour les payer. — Êtes-vous établi ici depuis longtemps ?

— Depuis six mois environ. Nous n’étions d’abord que trois compatriotes, puis il en est venu deux autres, et nous avons fini par nous adjoindre deux nègres que nous payons douze piastres par mois en les nourrissant comme nous.

De questions en questions, mon interlocuteur se mit à me raconter l’histoire entière des commencemens de ce qu’il appelait sa plantation. Les trois associés avaient d’abord abattu à coups de hache des centaines d’arbres énormes, presque tous durs comme du fer, dont je voyais quelques troncs de cent vingt pieds de long et de cinq pieds de diamètre couchés dans la savane. Puis ils s’étaient bâti à la hâte cette maison qui les abritait, simple toit de chaume supporté par des piliers, et ils avaient ensuite pourvu au plus pressé en plantant quinze cents pieds de bananiers. Plus tard, il leur était venu un quatrième compagnon, menuisier de son état. Celui-là avait confectionné successivement l’armoire qui contenait les provisions et un peu de vaisselle, la table et les bancs qui servaient aux repas de la communauté, plusieurs autres ustensiles indispensables, enfin les six lits de planches. Or celui que je devais occuper n’était en place que depuis trois jours. On le destinait aux étrangers et aux voyageurs, et j’étais arrivé juste à temps pour en profiter le premier.

— Du moins, repris-je, la terre répond-elle à toutes vos espérances ?

— Jugez-en vous-même. Voilà une plantation de bananiers ; elle n’a que deux mois, et, à la fin de l’année, elle portera des régimes de quatre-vingts à deux cents bananes, de cette belle espèce d’un pied de long qui est à mes yeux le meilleur fruit de l’Amérique. Désormais quinze familles entières pourront vivre, de générations en générations, avec ce seul produit de quelques jours de travail. Nous avons planté des pommes de terre, des ignames, des haricots verts et des haricots noirs, le plat national, et tout est sorti à la fois. Nous espérons même avoir des ignames de la grosse espèce, qui pèsent de soixante à cent livres. Nos goyaviers croissent de six pouces par jour. Nous allons semer du café, et dans trois ans nous aurons une première récolte. Notre cacao se fera un peu plus attendre, mais une fois qu’il sera en plein produit, il n’y aura plus qu’à le recueillir comme les bananes. Rien n’est comparable à la fécondité de cette terre. J’ai creusé des trous de quinze pieds, et j’ai toujours trouvé le même sol, composé de détritus végétaux accumulés depuis des siècles, et dont la couche s’épaissit chaque année.

— Et qu’espérez-vous faire dans l’avenir sur un terrain si propre à toute espèce de culture ?

— Oh ! bien des choses. Le plus important, c’est d’avoir une maison propre, un peu comfortable, où les voyageurs puissent loger. Je vais la bâtir sur cet emplacement déjà déblayé, — et il me montrait le point le plus saillant du plateau, — mon compagnon le menuisier fera les meubles, et j’irai acheter à San-José les matelas, le linge et tous les accessoires d’une auberge bien tenue. Presque tous les Costa-Ricains qui reviennent d’Europe passent par ici, et ils seront heureux de trouver un bon lit et un dîner passable là où ils n’ont rencontré jusqu’à présent que des moustiques.

— Oui ; mais quand vous en serez là, il faudra faire venir de Zurich une belle et bonne fille, qui sera votre femme et qui vous aidera à mener de front votre auberge et votre plantation.

— Oh ! j’irai bien la chercher moi-même ; j’y ai déjà songé.

Et il n’ajouta plus un mot. J’avais touché la corde secrète qui nous émeut tous et qui vibre avec d’autant plus de force que la solitude est plus profonde. Nous nous promenions alors sur les bords du Sarapiqui, à côté des troncs d’arbres d’un jaune d’or ou d’un rouge carmin dont les meubles de l’habitation étaient faits, et qui attendaient, couchés dans la vase, qu’une main industrieuse les utilisât ou que le commerce les fit connaître à l’Europe. J’avais obtenu de la complaisance du commandant et de celle de mes hôtes une liste approximative de ces riches essences avec des échantillons à l’appui. En présence de cette puissante nature, qui serait encore inviolée sans la hache d’un ancien soldat de Walker, et qui devra peut-être au rêve inavoué d’un émigrant suisse son exploitation future, je ne pouvais me défendre de cette réflexion, que l’étranger seul apprécie ces admirables élémens de civilisation et puise dans sa vitalité propre la volonté et le courage de les mettre en œuvre. L’indigène ne sent aucun des besoins qui servent d’aiguillon à la vie active. L’étranger seul s’aperçoit que les routes sont des abîmes, et que la production périt faute de débouchés abordables. Ceci explique comment Walker, arrivant après des guerres civiles énervantes où les deux partis avaient fait preuve d’une égale impéritie, put rencontrer au Nicaragua des partisans sincères. Beaucoup d’esprits sérieux étaient persuadés, beaucoup le sont encore, que la race hispano-américaine est absolument incapable de se gouverner elle-même et d’empêcher sa propre dissolution. Un homme se présentait, appartenant à une franc-maçonnerie laborieuse et opiniâtre qui a défriché un continent en un demi-siècle, et qui vient d’improviser en Californie une société complète, aussi exigeante et aussi raffinée que les plus vieilles sociétés de l’Europe. Cet homme amenait avec lui de hardis pionniers, et il annonçait, dans des prospectus retentissans, qu’il allait renouveler la face de l’Amérique centrale. Il était naturel qu’on le crût, et cette croyance fut le secret des adhésions tacites des premiers jours et du concours qu’il obtint de quelques caractères entreprenans, de quelques personnages connus, tels que le général Jerès et le père Vijil ; mais quand, au lieu du civilisateur, ce fut l’incendiaire et l’assassin qui se révéla, quand on vit cet homme répondre à la résignation du pays par la ruine des habitans et se jouer de la vie humaine avec le dédain d’un sultan d’Asie, on comprit que le prétendu régénérateur n’était qu’un pirate ambitieux, aussi dépourvu d’intelligence que d’entrailles, et la réaction qui se produisit sous l’impulsion vigoureuse de Costa-Rica sauva la nationalité espagnole. Il n’en est pas moins vrai que si Walker avait eu l’habileté la plus vulgaire et le moindre esprit de conduite, s’il avait seulement respecté les personnes et les propriétés, une partie de l’Amérique centrale tombait infailliblement entre ses mains, tant on était fatigué de l’anarchie.


VI. — LE PLATEAU DE COSTA-RICA.

Lorsqu’après quarante-huit heures d’attente, il me fut enfin permis de partir, j’appris ce qu’était la route de San-José par les montagnes qu’il faut gravir depuis le Muelle. Trois jours de pluie avaient détrempé les terres. J’eus à me prémunir, dès le premier pas, contre des escaliers de fondrières entrecoupés de racines énormes, de roches glissantes, et obstrués par une végétation si compacte qu’il fallait quelquefois se frayer un passage à coups de machete. Heureusement l’instinct de ma mule valait mieux que toutes mes précautions. Je m’y abandonnai sans réserve, et je ne tardai pas à me laisser gagner par le milieu si nouveau que je traversais. La nature tropicale me donnait là un échantillon de ses audaces et de son éternelle fécondité. À côté d’arbres géans droits et fisses comme des mâts, d’autres arbres gisaient renversés par leur propre poids, tombés d’hier, destinés à servir d’inépuisable aliment à une sève inépuisable : merveilleuse multiplication qui s’exalte de sa propre exubérance, et qui fait du sol de ces contrées un entassement séculaire de vie végétale et animale. J’aspirais surtout comme une idéale volupté cette atmosphère particulière aux forêts vierges, qui se compose de fraîcheurs éthérées et de senteurs aromatiques. De temps en temps, un bruit de flots orageux troublait l’immense solitude : c’était le Sarapiqui, devenu cataracte, dont le cours se précipitait sur notre gauche, contrairement aux indications de mes cartes. Quelquefois même nous l’apercevions tout à coup à travers le feuillage du haut d’une falaise à pic ; puis le torrent s’écartait de notre chemin en suivant ses capricieuses sinuosités, et la forêt redevenait silencieuse comme auparavant, fraîche et inaccessible comme toujours.

Il y avait deux heures que nous marchions ainsi, montant et descendant des pentes escarpées au fond desquelles il fallait franchir un ruisseau débordé, quand une clairière ouverte nous annonça une habitation. La clairière occupait le sommet d’un large mamelon, et les troncs abattus dont elle était jonchée la faisaient ressembler à un champ de bataille abandonné. Du reste, la pelouse verte réjouissait la vue par cela seul qu’elle était unie et sans précipices. Au moment où j’allais demander à qui appartenait ce défrichement, le maître se montra, sortant d’une cabane voilée par la fumée, où une demi-douzaine d’Indiens paraissaient travailler sous ses ordres. Il avait entendu le bruit de nos montures, et il tenait une lettre à la main, sans doute à destination de San-José. Il échangea d’abord quelques mots avec mon guide en lui remettant la lettre en question, puis, se tournant de mon côté, il me demanda en espagnol si je voulais prendre une tasse de lait. Comme il m’assura qu’il avait aussi du café, je me laissai conduire à une seconde cabane plus éloignée, qui semblait être sa demeure personnelle. Celle-ci était bâtie en tiges de bananiers à claire-voie et divisée en plusieurs compartimens, dans l’un desquels j’aperçus un lit de sangles en fer. Le propriétaire me présenta un de ces fauteuils à dossier renversé fabriqués aux États-Unis, dont le balancement convient si bien aux habitudes de laisser-aller des pays chauds. Je savais déjà par ce détail et par le comfort relatif de son habitation que j’avais affaire à un Américain. J’avais surtout remarqué une petite bibliothèque de livres anglais, qu’on eût vainement cherchée dans le mobilier d’un Indo-Espagnol. Lorsque le café eut été servi, le jeune homme se leva, — car il était jeune encore et d’une belle figure, — et, se dirigeant vers l’entrée de sa chambre à coucher, il laissa tomber en guise de store, pour fermer cette ouverture, le drapeau étoile de l’Union américaine. — Voilà ma patrie, me dit-il fièrement.

— J’avais deviné un Américain du Nord, répondis-je, au courage et à la résolution que suppose une pareille plantation.

— C’est vrai. Il n’y a que les citoyens des États-Unis et les peuples d’Europe qui sachent ce que vaut le travail.

— Et depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Depuis bientôt deux ans. J’ai dix mille pieds de bananiers, vingt acres plantés de cacao, plusieurs autres cultures commencées, et dans trois ans je serai à la tête d’une magnifique hacienda. — Puis, m’interrogeant sur l’Europe, que je venais de quitter, le Yankee me demanda si le commerce ne s’était pas un peu relevé de la dernière crise. C’est tout ce qui l’intéressait et tout ce qui intéresse en général les Nord-Américains, les premiers marchands du monde. Je satisfis de mon mieux sa curiosité, et quand je le quittai pour continuer ma route, il me serra cordialement les mains et me souhaita un bon voyage en me traitant d’ami, selon la naïve formule de l’idiome castillan.

On compte cinq ou six stations du Muelle à San-José. Nous étions arrivés à midi à la première de ces stations, la Virgen, située à quatre lieues seulement de la colonie allemande, et j’aurais bien voulu aller coucher le même jour à San-Miguel, cinq lieues plus loin. Au premier mot que j’en touchai à mon guide, il se récria sur l’impossibilité de passer le Sarapiqui sans courir le risque d’être entraîné par les grandes eaux. On m’avait parlé en effet de ces passages de la rivière dans le voisinage de ses sources comme d’un péril sérieux. Je me résignai. Le guide insistait d’ailleurs sur ce point, que j’étais l’ami d’un homme considéré qui s’était fié à lui pour m’amener sain et sauf à San-José de Costa-Rica, et il y aurait eu ingratitude à ne pas se rendre à une si bonne raison, appuyée d’une lettre de M. Léonce de Vars à son querido Ramon Alvarado. Ramon Alvarado ! Mon guide descendait-il de ce George de Alvarado qui, en 1530, commença la conquête du pays sur les populations indigènes voisines de la baie de Salinas ? Sa mise et sa profession n’annonçaient point une illustre origine ; mais ces indices ne prouvaient à la rigueur que l’instabilité de la fortune. Je devais rencontrer quelques jours plus tard, dans des conditions diverses, les plus grands noms de l’époque des conquistadores, les Herrera les Gutierrès, les Espinosa, les Gonzalès, les Bonilla et tant d’autres. Dans tous les cas, don Ramon n’était pas un guide ordinaire : propriétaire et largement à son aise, comme tous les Costa-Ricains, il jouissait d’une réputation d’intégrité et de prudence qui lui faisait confier les missions les plus délicates, et il était aussi connu dans sa modeste position que s’il eût occupé l’une des premières magistratures du pays.

Ce n’est qu’à partir de San-Miguel, la seconde station ou plutôt le second rancho, que commence véritablement l’ascension des montagnes. J’étais loin de soupçonner toutes les difficultés de cette escalade. Une pente raide, abrupte, lézardée, traversée d’obstacles de tout genre, contournait successivement les mamelons en gradins de la sierra, séparés les uns des autres par des ravins au fond desquels s’engouffraient des torrens plus ou moins dangereux. Nous ne marchions pas, comme en Europe, sur un sol compact, avec le roc pour point d’appui. L’épaisse couche d’humus des bords du Sarapiqui remontait avec nous, et la pierre ne se montrait que sous la forme de roches arrondies et sans cohésion entre elles, comme celles que j’avais remarquées dans les rapides de la rivière, comme celles que j’ai retrouvées depuis dans les trop fameux rapides du Sah-Juan. Aussi, quand une descente succédait à une montée, il arrivait quelquefois que ma mule se contentait d’arc-bouter ses deux pieds de devant et de se laisser glisser jusqu’en bas comme sur de la glace. J’avoue que je n’eus pas toujours le courage de tenter cette aventure de montagne russe. Il me restait alors la ressource de glisser moimême d’un arbre à l’autre en me retenant aux branches et aux lianes, ou d’en appeler à la complaisance de Ramon pour me tirer sans meurtrissure de ces rudes défilés.

La première fois qu’après une ascension laborieuse je rencontrai dans l’angle d’un ravin les eaux mugissantes d’un torrent qui se cachait sous une voûte impénétrable de végétation, je demandai à mon guide quel était le nom de ce fleuve mystérieux. — El rio Sarapiqui, me répondit-il. Deux heures après, nouvelle rivière ou plutôt nouvelle cataracte encaissée dans des berges à pic et tellement périlleuse à franchir qu’on avait dû la pourvoir d’un large pont en bois pour les bêtes et pour les gens. — Et celui-ci, comment l’appelez-vous ? — El rio Sarapiqui. Or nous traversâmes ainsi cinq ou six affluens, toujours décorés du même nom, et qui doivent être en effet les sources rayonnantes de la belle et pittoresque rivière qui coule au Muelle. Malheureusement presque partout les ponts s’étaient écroulés, et ce n’était pas sans hésitation qu’au fracas du fleuve naissant, dont l’écume blanchissait de chute en chute, ma mule se hasardait à poser le pied sur une roche humide ou dans la vase profonde. Un seul faux pas, et nous roulions dans l’abîme, comme cela était arrivé à d’autres voyageurs. Mon guide m’avoua plus tard qu’il avait eu peur un moment. J’en fus quitte pour un bain de pieds à cheval que la hauteur de l’eau rendait inévitable.

À mesure que j’avançais dans cette pérégrination pleine de surprises, j’étais amplement dédommagé de la fatigue par des perspectives de plus en plus grandioses. Le chemin, d’abord sentier tracé par le hasard, avait fini par se dérouler régulièrement sur le flanc des collines qui montaient comme autant d’échelons jusqu’aux plateaux supérieurs. J’avais alors d’un côté la montagne qui nous couvrait de ses coupoles étagées, de l’autre un précipice presque vertical dont les profondeurs se perdaient dans l’éternelle nuit de la forêt. Entre ces deux rives également ombreuses, le regard ne pouvait guère pénétrer à plus de cinquante pas ; mais quand par hasard le rideau s’écartait et que la route s’ouvrait sur l’amphithéâtre de dix lieues d’envergure dont nous venions de parcourir les méandres, les mamelons superposés disparaissaient, les végétaux géans qui les tapissaient n’étaient plus visibles ; il n’y avait à nos pieds qu’un immense manteau de velours vert à grands plis, étalé jusqu’aux limites de l’horizon avec une opulence de contours et une intensité de couleur qui seuls accusaient les puissans reliefs de la vaste enceinte sous la lumière irisée et mouvante dont ils étaient baignés.

J’étais arrivé ainsi vers la fin du troisième jour jusqu’à un délicieux ruisseau nommé la Paz, qui doit être le premier affluent du Sarapiqui en pleine montagne, lorsqu’au détour du ravin mon guide s’arrêta devant une autre caravane composée de trois mules et de deux personnes. C’était notre première rencontre autre que celle du courrier. Le chef de cette caravane m’annonça qu’il était chargé pour moi d’une lettre du président Mora, qui m’offrait deux mules pour les besoins de mon voyage. On comprend que je n’ouvris pas sans quelque émotion la dépêche où j’allais trouver un premier indice des dispositions du gouvernement costa-ricain relativement aux projets qui m’amenaient dans l’Amérique centrale. Le président de Costa-Rica y prenait dès le premier mot un ton de courtoisie affectueuse auquel la langue espagnole se prête à ravir. Il se félicitait de recevoir un publiciste qui avait défendu l’indépendance de son pays, et m’assurait de l’empressement qu’il mettrait à seconder mes projets. Ces projets, don Juan Rafaël Mora les connaissait depuis plus de six mois par une communication que je lui en avais faite à la date du 15 septembre 1857, et ma dernière lettre de San-Juan-del-Norte, à laquelle la sienne répondait, les lui avait explicitement rappelés. Notre position réciproque était donc déterminée avec une entière franchise. Le président me traitait en ami, comme je l’étais en effet, de sa personne et de son pays. Il comblait mes espérances par la promesse d’un concours sur lequel j’avais compté, et justifiait toute la stratégie de mon itinéraire en me donnant son patronage pour point d’appui auprès du gouvernement du Nicaragua., Cette preuve d’estime du chef de la république eut pour effet immédiat d’inspirer à Ramon une haute idée de mon importance. Il n’en devint pas plus obséquieux, car la nature costa-ricaine est essentiellement libre et noble ; mais il tint désormais plus de compte de mon irrésistible besoin d’aller vite, et je dus à ses nouvelles dispositions de coucher ce soir-là au dernier relais de la montée, à deux lieues seulement du point culminant, au lieu de m’arrêter au rancho de la Paz, comme l’avait décidé d’abord sans me consulter mon trop prudent conducteur.

J’avais passé les deux nuits précédentes sur le lit national du Centre-Amérique, ce lit dont se sert même l’ancien président du Nicaragua, le général Martinez : une peau de bœuf tendue sur un cadre ; je dus passer celle-ci sur un tronc d’arbre à peine équarri, triste couchette pour un voyageur fatigué. L’habitation était en rapport avec le mobilier. La forêt entrait de tous côtés dans le rancho comme s’il n’avait pas existé, et à travers la toiture dépouillée de palmes je voyais courir les blanches vapeurs condensées par ces hautes cimes. Je fus cependant assez satisfait d’abord de mon nouveau gîte. Mes deux guides et leurs muchachos luttaient d’ailleurs de complaisance et d’attention pour changer l’ajoupa en palais. On avait déchargé les mules et allumé un grand feu entre quatre pierres au centre même de l’édifice. Il faisait le temps le plus frais que j’eusse encore remarqué sous ces latitudes, 17 degrés Réaumur, descendus dans la nuit à 15 degrés sous l’influence d’une pluie fine et pénétrante. L’envoyé du gouvernement avait apporté quelques provisions de San-José, entre autres un poulet rôti et des petits pains de maïs enveloppés d’une croûte de froment qui me parurent exquis. Tout le monde se plaça autour du feu sur des peaux de bœufs déroulées. Je vidai ma dernière bouteille de cognac dans les tasses de coco de mes compagnons. Ramon fit du café dans une vieille bouilloire, le sucra avec des fragmens d’un bloc de mélasse couleur chocolat, et quand la calebasse, pleine de ce breuvage alpestre, eût été épuisée, chacun s’endormit dans son berceau de cuir, sans souci de la pluie et des vapeurs, à la lueur intermittente des dernières flammes du foyer.

Malheureusement je ne pus en faire autant sur mon tronc d’arbre. Le dur contact du bois n’était pas du tout amorti par une double couverture, et ma philosophie fut impuissante à bercer mes membres endoloris et mes nerfs irrités. Il me fallut donc attendre le jour avec une impatience augmentée par les bruits discordans du dehors, que dominait de loin en loin le sourd grondement d’un singe nommé, je crois, le kongo, qui rugit comme un lion. Or, de tous les inconvéniens d’un pareil voyage, l’insomnie est le seul auquel on ne s’habitue pas, le seul qui devienne à la longue intolérable. Si j’ai un conseil à donner aux explorateurs futurs de l’Amérique centrale, c’est de ne pas s’embarquer sans un lit portatif, ou du moins sans un bon hamac muni de sa moustiquaire. Par cela seul qu’ils auront passé une nuit en paix, ils trouveront le lendemain les haricots noirs savoureux, les tortillas de maïs délicieuses et le café à la mélasse parfumé. Faute d’avoir pris cette utile précaution, j’étais d’assez mauvaise humeur le matin du jour où j’allais enfin rencontrer une existence sociale, des cités et un gouvernement, où j’allais presque découvrir un petit monde à peu près inconnu en Europe.

Deux heures après avoir quitté ce rancho primitif, type de la posada centro-américaine, j’atteignais le point culminant de la montée, le col qui débouchait au sud sur le plateau de Costa-Rica. Il y avait là de vastes éclaircies de bois, au centre desquelles un grand bâtiment fermé, appartenant au gouvernement, servait à la fois de magasin pour des outils et des matériaux et de refuge aux ouvriers qui travaillaient à l’établissement de la route. À cette hauteur de huit mille pieds, dit-on, l’horizon s’élargissait sensiblement, mais ne laissait encore voir qu’une enceinte de collines dominée par des pitons volcaniques. La pluie avait cessé ; le chemin que nous suivions était devenu presque carrossable ; la descente commença. Tout à coup Ramon me cria d’arrêter, et me montrant au loin, à ma droite, une ligne bleue qui se fondait avec le ciel : — Voilà Punta-Arenas, me dit-il. Je fus littéralement ébloui. Une large échancrure venait de s’ouvrir dans l’enceinte, et j’embrassais d’un coup d’œil, grâce à l’admirable transparence de l’air, une vallée circulaire de trente ou quarante lieues de diamètre, inondée de lumière, marquetée de cultures, semée de villes et d’haciendas, fermée au sud par une barrière de montagnes et à l’ouest par une ceinture de mer à reflets d’argent. C’était la jeune république de Costa-Rica qui se révélait, sinon tout entière, du moins dans sa partie populeuse et active. Ce plateau légèrement creusé contenait les quatre villes principales : San-José, Cartago, Alajuela et Heredia, et cent villages. Une ramification des Cordillères séparait au midi la république d’immenses régions qui font partie de son domaine, mais ne sont habitées que par des tribus indiennes. Et cette mer lointaine, où le guide m’indiquait Punta-Arenas, c’était l’Océan-Pacifique, le Grand-Océan, le théâtre futur des plus glorieuses conquêtes de la civilisation. À une distance d’au moins vingt-cinq lieues à vol d’oiseau, je distinguais aussi nettement le beau golfe de Nicoya qu’on distingue le dôme miroitant des Invalides, un jour de soleil, des hauteurs de Saint-Cloud, et je regrettais de ne pouvoir escalader l’un des deux volcans qui se dressaient à ma droite et à ma gauche, le Barba et los Votos, dont les cônes blindés de forêts éternelles jugées inaccessibles eussent été de merveilleux belvédères.

Ce spectacle inattendu, cet Océan, ces Cordillères, ce berceau d’un peuple modèle, ces grands noms et ces grandes choses, m’avaient jeté dans une profonde rêverie. J’en fus tiré à un coude du chemin par un bruit confus de voix étrangères. Plusieurs femmes sorties d’une maison voisine expliquaient à mon avant-garde que deux officiers supérieurs, envoyés à ma rencontre par le président, m’attendaient à l’hacienda voisine d’un membre du congrès. Je fus abordé en effet, cinq cents pas plus loin, par une nouvelle escorte, dont le chef, le colonel don Pedro Barillier, ancien capitaine de zouaves au service de Costa-Rica, me remit une lettre du ministre des affaires extérieures. Il était accompagné d’un jeune homme de bonne mine, le fils du vice-président de la république, M. Escalante. Tous deux portaient un élégant costume militaire ressemblant beaucoup à celui de nos officiers supérieurs d’état-major. Le colonel Barillier m’offrit son cheval, en monta un autre qu’il avait amené, et nous commençâmes à descendre la montagne, par une route large et poudreuse, un peu plus vite que je ne l’avais fait jusqu’alors.

Nous laissâmes bientôt derrière nous les grands bois dont les ombrages ne m’avaient pas quitté depuis San-Juan-del-Norte, pour entrer dans un pays ouvert, trop ouvert même à mon gré, où chaque conquête du travail s’annonçait par un abatis de troncs noircis par le feu. À cette limite incertaine commençait la zone des cultures et des habitations d’abord clair-semées, plus nombreuses ensuite et plus riches à mesure que nous approchions de la première ville, Alajuela. Je n’avais aucune notion de ce que pouvait être une ville du Centre-Amérique ; mais les haciendas et les maisons de cultivateurs que j’avais rencontrées m’avaient paru plus comfortables à l’intérieur que ne le sont les chaumières de nos paysans, et je m’attendais à des constructions d’une certaine apparence, sinon au luxe de nos cités d’Europe. Je ne fus tiré de mon erreur qu’en me trouvant sans le savoir au milieu même d’Alajuela. Ses rues, tirées au cordeau, ressemblaient à celles d’un camp de baraques blanchies à la chaux ; seulement les habitations costa-ricaines, formées d’un simple rez-de-chaussée, étaient bâties en terre et non en bois, avec des fenêtres sans vitres et de larges portes exhaussées d’un perron. Un voyageur du XVIIe siècle, Thomas Gage, raconte qu’il éprouva la même déception en entrant pour la première fois dans Guatemala, qui était alors la capitale de la vice-royauté de ce nom, et qui est encore la ville la plus importante de l’Amérique centrale. Une compensation bien inattendue me fit oublier ce petit mécompte. Toutes les maisons d’Alajuela étaient pavoisées de drapeaux costa-ricains mêlés à quelques drapeaux français confectionnés à la hâte, et l’air de fête de la population, groupée sur le seuil de ses demeures, souvent garnies de feuillages, ne me laissait aucun doute sur l’accueil qui m’était réservé.

Je mis pied à terre devant l’unique hôtel d’Alajuela, et j’entrai avec les deux officiers dans le petit salon de l’établissement. Presque aussitôt on annonça le gouverneur, puis le conseil de la ville, le général qui la commandait, enfin toutes les autorités civiles et militaires. Le gouverneur, en habit noir, était un homme de cinquante ans qu’on eût pris pour le maire d’un de nos chefs-lieux d’arrondissement. Il m’exprima en termes touchans toute la sympathie que j’avais inspirée à ses compatriotes par la défense que j’avais prise, comme publiciste, de leurs intérêts. Dans cette entrevue pleine d’effusion, je remarquai pour la première fois ce mélange de modestie, de dignité et de bonté qui fait le fond du caractère des Costa-Ricains. On invoquait à tout propos la France comme la grande réparatrice des iniquités de la force, comme l’étoile du matin des peuples opprimés, comme la sœur aînée des races latines, comme le palladium du droit des nationalités dans les deux mondes. On me priait, on me suppliait, en me serrant les deux mains, de dire à mon pays, à l’Europe, si éloignée et si indifférente, combien l’Amérique centrale avait besoin de son intervention. Le colonel Barillier, qui voulait bien me servir d’interprète, en était ému jusqu’aux larmes. Je n’avais pas, quant à moi, à me défendre du crédit qu’on me supposait ; on ne discute pas avec l’attendrissement. La cause était juste, je promis tout, car je croyais pouvoir tout tenir, et j’étais loin de supposer que je serais écarté des sphères officielles le jour même où j’apporterais un traité glorieux pour la France, avec les preuves matérielles d’une véritable conquête pour ses intérêts et pour son influence morale.

Lorsque, retiré le soir dans ma chambre, je repassai les incidens si inattendus de cette journée, je fus épouvanté à l’idée que le gouvernement costa-ricain se faisait peut-être illusion en me prêtant une mission diplomatique. Une phrase du journal ministériel, la ville si subitement pavoisée, quelques señor ministro que j’avais entendus, d’autres circonstances d’abord inaperçues, me faisaient craindre un malentendu sur ma position. Je n’hésitai pas. J’écrivis à l’instant même au président Mora que je n’étais qu’un simple particulier, que je n’avais aucun titre officiel, que je n’avais droit à aucun témoignage public. En voyant partir le lendemain matin le courrier extraordinaire qui devait lui remettre ma lettre deux heures après, je me sentis soulagé d’un grand poids. Je ne voulais pas que mon silence pût donner lieu à de fausses interprétations, et j’eus soin de renouveler six semaines plus tard, au début des conférences de Rivas, cette déclaration en termes très explicites.

Je devais arriver ce jour-là à San-José, qui n’est qu’à cinq ou six lieues d’Alajuela. En remontant à cheval, je retrouvai mon escorte augmentée de toutes les autorités de la ville. Le gouverneur tenait à m’accompagner jusqu’à moitié chemin, et son insistance affectueuse ne me permit pas de m’opposer à cet acte de courtoisie excessive. Il n’y avait que deux uniformes dans la cavalcade, ceux des officiers supérieurs envoyés par le président. Le général lui-même portait un habit noir comme les autres, et sa physionomie, pleine de bonté, n’annonçait rien de militaire. J’ai su depuis que ces commandans de province ne sont que des généraux de milice, sans solde comme sans service actif, négocians pour la plupart ou grands propriétaires, et ne ressemblant en rien à nos autorités divisionnaires. Les chefs mêmes de l’armée active de Costa-Rica ne portent point d’uniforme : c’est un luxe réservé aux aides-de-camp du président et à quelques officiers détachés, car si la république compte assez sur le patriotisme de ses enfans pour en faire du jour au lendemain, à l’appel du salut public, des soldats et des généraux, elle est trop pauvre ou plutôt elle est trop sage pour les habiller, et elle n’exige d’eux que du dévouement.

Il faisait un temps merveilleux, le temps normal du plateau costa-ricain, oscillant de 18 à 22 degrés Réaumur, selon l’heure de la journée. Les chevaux n’avaient pas les allures coquettes des chevaux de parade, mais ils ne manquaient ni de feu ni de sang, et nous marchions d’un bon pas sur une route unie de la largeur de nos routes départementales. On me montra tout à coup à ma droite une belle propriété plantée de caféiers, précédée d’une maison carrée, à un étage, dont la galerie supérieure, peinte en vert, faisait saillie autour de ses murs blancs. C’était là que demeurait le plus riche citoyenne Costa-Rica, M, Vicente Aguilar, ancien vice-président, à qui la voix publique attribuait dix millions de fortune territoriale. Le bruit des chevaux l’avait attiré sur le seuil ; je crus devoir lui faire une visite. Il nous reçut dans un grand salon carré sur lequel s’ouvraient toutes les pièces de l’appartement supérieur. Je vis un homme très simple, très modeste, presque timide, qui paraissait confus de mon attention, et qui épuisa les formules de remerciemens. L’ameublement du salon ne se composait que d’une table ronde placée au milieu et de fauteuils en rotin renversés à l’américaine ; mais les portes et les fenêtres, largement ouvertes sur la galerie, laissaient circuler librement l’air balsamique de la plantation. Je me levai au bout de quelques minutes pour prendre congé de mon hôte. Je n’eus plus dès lors occasion de le revoir. Seulement, lorsqu’en parcourant le pays dans tous les sens, j’ai demandé à qui appartenaient les riches cultures et les belles vallées qui réjouissaient mes yeux, j’ai souvent entendu cette réponse uniforme qu’on dirait empruntée à un conte de Perrault : — C’est à don Vicente Aguilar.

Au moment où j’allais franchir la barrière de son enclos, un cavalier couvert d’un poncho péruvien à raies blanches et d’un large chapeau de paille se présenta pour entrer. Je le reconnus tout de suite, car je l’attendais. M. Léonce de Vars était le seul Français, ou plutôt le seul habitant de Costa-Rica que je connusse, pour l’avoir vu deux ou trois fois à Paris. Je le savais riche, parfaitement hospitalier, et j’avais beaucoup espéré de son concours pour le succès de mes démarches. C’était un précieux auxiliaire qu’un homme de cette valeur, considéré, indépendant, recherché par les deux partis qui divisent la petite république, initié par un séjour de trente années à toutes les affaires du pays, et comprenant de plus, en sa qualité de Français, ce qu’il ne fallait pas demander à un pur Centro-Américain, les exigences et les rouages compliqués de notre civilisation. Sa rencontre, à la veille d’une première négociation, inaugurait bien ma campagne extra-diplomatique. Il connaissait mes projets depuis Paris, et il les avait vivement encouragés. Il venait m’offrir ses services, se mettre à ma disposition, et commença par m’emmener à son hacienda, las Animas, où sa famille était réunie.

Nous courions alors, par un soleil assez chaud, sur un chemin sablonneux que bordaient de chaque côté de jolies haciendas ou de simples maisons blanches pleines d’enfans et de femmes. Les enfans étaient presque nus, les femmes n’avaient d’autres vêtemens qu’une chemisette largement échancrée et une jupe blanche. De petites caravanes à cheval nous croisaient de temps en temps, allant d’un trot égal au marché d’Alajuela, qui se tient le lundi. Des chariots traînés par des bœufs portaient des sacs de riz, de cacao ou de café. Ces chariots étaient très petits, de la forme la plus rudimentaire, et montés sur deux roues formées d’une seule pièce avec un renflement conique au milieu. Je ne devais pas rencontrer d’autre véhicule roulant dans l’Amérique centrale, à l’exception de quelques voitures particulières à San-José et des omnibus du chemin de fer anglais de Punta-Arenas et du transit américain de San-Juan-del-Sur. Les conducteurs de ces équipages primitifs, comme les cavaliers qui laissaient après eux une poussière noirâtre, ne ressemblaient en rien aux paysans de nos campagnes. Uniformément vêtus d’un pantalon blanc, d’une chemise et d’un chapeau de paille, les pieds nus dans leurs étriers, ou chaussés seulement de vieux éperons espagnols, ils donnaient tous l’idée d’une race libre, polie sans obséquiosité et pleinement à son aise. Pas un seul de ces campagnards ne marchait à pied. Tous saluaient l’étranger avec une simplicité digne. De pauvres, de mendians, de ces déshérités si communs sur nos grandes routes à l’approche des villes, je n’en voyais nulle trace. La jeune république ne connaît pas même de nom cette plaie du paupérisme qui nous dévore. Un seul mendiant m’a tendu son bras mutilé dans les rues de San-José. C’était un soldat de la dernière guerre à qui tout travail était désormais interdit, et qui recevait en échange dans chaque maison un accueil fraternel dont il n’usait qu’avec réserve.

Quant aux femmes, le contraste qu’elles offraient avec nos paysannes était plus saisissant encore. La couleur de leur teint, variant du bronze florentin à la pâleur mate du sang espagnol, ne comportait pas cette beauté particulière qui résulte chez nous de la fraîcheur et de la transparence du tissu ; mais combien cette imperfection, si imperfection il y a, était généreusement compensée par l’élégance de la taille, la richesse des épaules et la pureté marmoréenne des attaches des bras ! Leurs traits, toujours réguliers, toujours animés par de beaux yeux noirs et encadrés dans une opulente chevelure, plaisaient assez par la bienveillance qu’ils respiraient pour qu’on ne leur demandât pas plus de finesse.

Je cherchais cependant San-José de tous mes yeux. Je ne l’avais distingué, des hauteurs de la sierra, en descendant le col de Barba, que par la saillie de sa cathédrale, comme j’avais deviné l’emplacement d’Heredia, sur ma gauche, à la masse architecturale d’une belle église ; mais si le premier aspect d’Alajuela m’avait frappé par son étrangeté, la physionomie de San-José devait bien autrement démentir toutes mes suppositions. Nous ne pouvons nous imaginer en France une capitale sans monumens, sans une population activé, sans un ensemble de maisons vivantes, bâties en pierre ou en briques, sans le bruit des voitures sur le pavé et des mille voix de la rue ; quoique j’eusse éprouvé déjà quelques déceptions sous ce rapport, je me promettais toujours pour San-José une espèce de revanche. On m’avait tant répété que c’était une ville de vingt mille âmes, riche, prospère, connaissant le luxe et pleine de ressources, que je m’en étais fait d’avance un tableau de fantaisie digne de son beau ciel. Qu’on juge de mon désenchantement en retrouvant à San-José les toits rouges, les maisons basses, presque le camp de baraques d’Alajuela, sans un seul arbre. Il était à peu près midi. Les rues s’allongeaient en ligne droite, désertes et silencieuses. Arrivé devant une place nue, je remarquai une église dont la façade me rappela le style rococo du XVIIIe siècle, puis, derrière cette église, un édifice à un étage, d’une architecture presque italienne, que surmontait un drapeau tricolore[4]. Plusieurs groupes étaient arrêtés devant cet édifice. Ils s’effacèrent pour nous laisser passer. Un factionnaire pieds nus, placé sous le cintre de la porte d’entrée, nous présenta les armes. J’avais devant les yeux le palais national, le siège du gouvernement et du congrès de Costa-Rica, le seul véritable monument de San-José et l’une des œuvres les plus remarquables de l’administration de M. Mora.

Un quart d’heure après, je recevais une nouvelle lettre du ministre des affaires étrangères me félicitant, au nom du président, de l’heureuse issue de mon voyage. Le ministre lui-même, don Nazario Toledo, l’un des signataires futurs de la convention de Rivas, ne tarda point à se présenter. Il venait s’entendre avec moi sur les dispositions à prendre pour la conduite secrète des conférences. C’était le lendemain que je devais, dans une première audience, exposer mes vues au président Mora. J’étais entré de plain-pied dans cette carrière nouvelle qui m’a souri un moment, et qui serait la plus belle de toutes, si la loi morale gouvernait le monde.


VII. — LE PRESIDENT MORA.

En abordant cette partie de mon récit, je suis obligé de revenir un peu en arrière dans la filiation d’idées dont la convention de Rivas n’a été que la formule diplomatique. Me pardonnera-t-on une excursion assez longue dans le domaine personnel ? Qu’on veuille bien le remarquer du moins, les souvenirs que je recueille ici touchent à des questions d’intérêt général, soit qu’on n’y cherche que des données exactes sur l’état du Centre-Amérique, soit qu’on se préoccupe des rapports de cette fraction da Nouveau-Monde avec l’Europe. L’issue rapide des négociations que j’entamais à San-José, en 1858, serait d’ailleurs difficilement comprise, si l’on ignorait les circonstances et les travaux qui avaient précédé la conception définitive du projet et les combinaisons politiques et économiques qui devaient être la seule habileté et le seul prestige du négociateur.

Quelques mots suffiront pour préciser ma position vis-à-vis des hommes que j’allais entretenir d’un plan dont l’exécution me paraissait devoir appeler l’Amérique centrale à une vie nouvelle. Publiciste à une époque de pleine liberté pour la presse, j’avais continué avec ardeur sous un nouveau régime une tâche dont je ne prévoyais pas les difficultés. Fatigué enfin de luttes douloureuses sur lesquelles il est inutile d’insister, je cherchais un nouveau but à mes efforts. Ne pouvais-je poursuivre hors de mon pays quelque entreprise utile et en harmonie complète avec mes aspirations ? L’étude des questions étrangères, notamment des questions américaines, m’avait longtemps préoccupé. L’Amérique présentait à l’époque dont je parle (1854-55) un spectacle saisissant et bien propre à faire réfléchir sur les dangers des pouvoirs sans frein en bas comme en haut. Les États-Unis venaient d’accomplir la révolution intérieure qui porta la démocratie à la présidence dans la personne de M. Franklin Pierce, l’homme du bombardement de Grey-Town. Le flibustérisme fermentait d’un bout à l’autre de la grande république. Rien ne surnageait plus des traditions d’un glorieux passé, si ce n’est quelques noms whigs oubliés par la mort, mais impuissans contre l’esprit nouveau. Cuba, l’Amérique centrale, Saint-Domingue, les îles Sandwich même, étaient tour à tour menacés. Le droit de la force prenait possession des conseils supérieurs après avoir passionné les multitudes. Plusieurs événemens se produisaient alors coup sur coup dans l’ancien et dans le Nouveau-Monde, qui devaient appeler l’attention de l’Europe sur l’Amérique centrale, Nous touchions à la fin de 1854. M. de Lesseps venait d’obtenir du pacha d’Égypte le firman de concession de Suez. Presque en même temps on annonçait l’ouverture du chemin de fer de Panama, et l’année suivante Walker était maître du Nicaragua. La renaissance inattendue du bosphore africain se hait si intimement à la formule générale des relations directes de peuple à peuple et de la fusion des intérêts par la liberté commerciale, que j’en conclus immédiatement à la coupure parallèle de l’isthme américain, et que je présentai dès le premier jour ces deux grandes entreprises comme solidaires. Or, en soulevant ce dernier problème, j’ébranlais sans le savoir tout un monde latent de penseurs en expectative, de théoriciens, de voyageurs, de chercheurs intéressés ou désintéressés. C’est un des privilèges de la presse d’attirer à soi comme par enchantement, chaque fois qu’elle fait vibrer une corde sonore, les documens, les publications, les hommes spéciaux, tout un contingent de lumières isolées qui se trouvent tout à coup réunies sous sa main, au grand avantage du public et des solutions désirées. J’eus ainsi l’occasion de tout consulter, de tout approfondir, d’épuiser les précédens, d’aborder successivement toutes les faces de l’opération, d’entrer aussi avant que possible dans cette étude prestigieuse où la passion saisit les plus froids. À mesure que je me plongeais dans cet infini, suivant en même temps les progrès de l’invasion flibustière et témoin de l’indifférence avec laquelle l’Europe laissait s’accomplir au Nicaragua regorgement d’une nation, une pensée se dessinait, grandissait, s’affermissait dans mon esprit de manière à devenir un axiome, à savoir que l’œuvre du canal seule pouvait vaincre cette indifférence, qu’il fallait un intérêt d’un ordre supérieur, tel que la création d’un nouveau bosphore, pour attirer l’attention sur ce coin du monde, et que la délivrance de l’Amérique espagnole, le salut d’une race, d’une nationalité, d’une religion, d’une civilisation plus morale que celle des États-Unis, étaient subordonnés au percement de l’isthme américain. C’est ainsi que, malgré moi et par la force des choses, le problème politique s’est trouvé soudé au problème industriel. J’ai voulu plus tard les disjoindre pour échapper aux rivalités nationales. J’ai voulu faire de la création du canal, par le texte même de la convention de Rivas, un terrain neutre, une affaire privée, où tous les concours fussent admis sans distinction de nationalités. Vains efforts ! les États-Unis ne m’ont jamais pardonné d’avoir provoqué une intervention de l’Europe dans les Amériques, et le débordement d’outrages et de calomnies de leurs journaux a rendu presque impossible l’entente loyale que j’avais préparée, sur les bases du traité Clayton-Bulwer, entre toutes les grandes nations commerçantes du globe.

Jusque-là cependant mon impuissance financière me semblait un empêchement radical, lorsqu’un incident fortuit vint ajouter une garantie matérielle à tous les élémens moraux que je possédais déjà. Il y avait alors à Paris, en pleine faveur auprès du public, une banque de crédit industriel, disparue depuis dans un orage, qui, examinée théoriquement, présentait de grandes conditions de stabilité, et disposait, par le jeu même de son institution, de l’immense marché de nos provinces. Cette banque avait prouvé sa puissance par plusieurs grandes créations en Espagne et en Portugal, créations qui ont survécu à sa chute, et elle avait semé la France de caisses d’escompte qui fonctionnent encore. Je fus mis en rapport avec le chef et l’organisateur de ce rouage financier, et lui proposai de devenir le pivot et le garant de l’entreprise que je méditais. J’avais apporté un dossier suffisant de documens et de cartes. Je m’appuyais d’ailleurs, au point de vue technique comme au point de vue de la spéculation, sur l’autorité du prince Louis Napoléon, auteur, comme on le sait, d’un premier projet de canal interocéanique. Le banquier fut séduit par le caractère exceptionnel d’une telle œuvre. Il signa l’engagement que je lui demandais de constituer une société internationale à un capital déterminé, dans le cas où j’obtiendrais la concession du canal, et il me donna ainsi, du moins je le croyais alors et tout le monde le croyait comme moi, la sécurité financière qui me manquait. Ce n’est pas, il est vrai, sous cette égide que je me suis mis en route pour l’Amérique centrale. Des catastrophes et des déceptions de tout genre me forcèrent, six mois après, de chercher un autre appui réputé plus solide ; mais du jour de cet engagement, qui porte la date du 8 août 1857, la question était résolue dans ma pensée avec toutes ses conséquences. Dès le lendemain, le traité de concession était rédigé tel qu’il a été adopté à Rivas. Quinze jours plus tard, je le soumettais, avec l’opération entière, à l’approbation du bureau de la société d’économie politique, et c’est à la suite de ces adhésions et de ces préparatifs que je me croyais autorisé à écrire une première fois au président Mora, le 7 septembre suivant, pour lui faire connaître des combinaisons qui devaient singulièrement l’intéresser, puisqu’il ne s’agissait de rien moins que du salut, de l’indépendance et de la prospérité de son pays.

Il y a loin, comme on le voit, de cet ensemble de travaux, de mesures, de précautions prises et de concours obtenus, à ce qu’on appelle vulgairement une aventure. Tout avait été longuement étudié, minutieusement préparé et calculé. L’œuvre projetée a réussi par ses moyens propres, par sa force intrinsèque, par sa double concordance avec l’esprit du siècle et avec les besoins immédiats de l’Amérique centrale. J’ai pu me faire illusion sur la stabilité et la puissance réelle de mes auxiliaires. Je les ai pris pour ce qu’ils étaient aux yeux de tous au moment de mon contrat avec eux, et si l’événement m’a infligé au retour de cruels démentis, on ne saurait m’en rendre responsable. Je ne pouvais soupçonner à deux mille lieues de distance les changemens qui devaient affaiblir l’autorité de ma parole.

J’arrivais donc à l’heure décisive avec une situation nette, un but déterminé, un projet de traité où tout avait été prévu[5], et j’allais me trouver en présence de l’homme qui, dans toute l’Amérique peut-être, devait le mieux comprendre la valeur de cette entreprise. C’est cet homme que je voudrais maintenant faire connaître. L’énergique et généreux caractère de M. Mora s’était d’abord révélé dans sa vie privée. Resté orphelin de bonne heure, avec une nombreuse famille, sans fortune, il avait pris dès le premier jour les rênes de ce petit gouvernement domestique, et il avait déclaré à ses frères et sœurs, dont il n’était pas l’aîné, qu’il se chargeait de leur avenir. Il fallait avant tout payer les dettes paternelles, il les paya. Ses sœurs étaient en âge de songer à un établissement, il leur ouvrit les portes des premières familles du pays, et, s’associant ses deux frères, qui reconnaissaient sa supériorité, il commença courageusement, à l’âge de dix-huit ans, l’édifice d’une fortune dont le chiffre s’est élevé à plusieurs millions et dont la source témoigne de son esprit créateur. Le petit territoire habité de Costa-Rica, simple province de la fédération centro-américaine, n’exportait point alors comme aujourd’hui cent mille quintaux de café par an. Ses terres en friche attendaient des bras et une impulsion vigoureuse. M. Mora se fit planteur de caféiers, améliora les anciennes cultures, ouvrit de nouveaux débouchés à l’exportation, doubla en dix ans la production de son pays, et devint ainsi son bienfaiteur avant d’être son chef politique. C’est à la popularité acquise dans ces travaux qu’il dut plus tard son élection à la présidence. Les épreuves cependant ne lui avaient pas été épargnées dans cette première période de son activité. La révolution française de 1848 lui avait fait perdre 1,500,000 francs par la baisse imprévue des cafés à Londres. Il fallait couvrir cet énorme déficit. M. Mora n’hésita point à vendre successivement toutes les plantations qu’il avait créées, et lorsque ce sacrifice fut consommé et que l’honneur fut satisfait, il racheta d’immenses espaces vides, les planta de cannes à sucre, construisit des barrages et des aqueducs, organisa de vastes moulins d’extraction, et recommença ainsi pour une nouvelle industrie ce qu’il avait fait avec tant de succès pour le café, sans que ni les soins du gouvernement ni ceux de son commerce, car tous les Costa-Ricains sont négocians, pussent le détourner un moment de son but. Voilà l’homme qui allait décider de l’opportunité et du mérite de mes desseins. Je ne pouvais désirer une intelligence plus haute, un patriotisme plus résolu, un plus heureux mélange de hardiesse et de fermeté. Les grandes causes sont gagnées quand elles ne dépendent que de pareils arbitres.

Ma première audience était donc fixée au lendemain à une heure. À l’heure dite, je me rendis avec M. de Vars au palais de la présidence, dont la disposition intérieure mérite une courte description. Qu’on imagine une enceinte carrée et pavée de béton, autour de laquelle régnait une double galerie. Au fond de cette cour élégante, moitié arabe, moitié italienne, un escalier en hémicycle de dix marches conduisait à une porte sculptée à deux battans : c’était l’entrée d’honneur de la salle du congrès, qui occupait tout le fond du palais. Sur le seuil même de la cour, deux larges escaliers en bois de forme monumentale montaient de chaque côté à la galerie supé rieure, sur laquelle s’ouvraient tous les ministères et toutes les administrations, y compris la cour suprême de justice et le tribunal de première instance. Rien de plus simple et de plus commode que cette distribution. Le chef du gouvernement avait ainsi sous la main tous les rouages nécessaires à l’exercice de son pouvoir ; ses trois ministres venaient tour à tour conférer avec lui, selon les nécessités du service. Pas une minute n’était perdue en échanges de communications écrites, pas une issue n’était ouverte à la bureaucratie, ce ver rongeur des sociétés européennes. Toute affaire purement administrative était examinée, décidée et expédiée séance tenante.

Le président n’occupait qu’une seule pièce du palais, celle du milieu, dont la large fenêtre cintrée, à balcon vénitien, surplombait la porte d’entrée. Ce fut là qu’on nous conduisit avec un cérémonial très empressé, mais très modeste. M. Mora paraissait à peine âgé de trente-six ans. De petite taille, la figure pleine, fraîche et agréable, l’air très doux et presque timide, il portait un simple habit noir, sans aucune marque distinctive, quoiqu’il fût revêtu de la dignité espagnole de capitaine-général, dernier reste des traditions de la conquête. L’exposé de mes projets, que M. de Vars traduisit avec une remarquable clarté au président, remplit cette première audience. Je rappelai au président la lettre que je lui avais adressée six mois auparavant, dans l’espoir, légitime alors, d’une prompte réalisation ; j’indiquai les obstacles qui l’avaient empêchée, et les nouveaux engagemens qu’il avait fallu prendre depuis cette époque. Plein de confiance cette fois, je venais lui faire connaître l’ensemble des desseins que m’avait inspirés mon dévouement à son pays, et lui demander son concours pour la réalisation d’une entreprise qui ajouterait à sa gloire.

Cette entreprise, M. Mora la connaissait mieux que personne : c’était celle à laquelle le prince Louis-Napoléon avait voulu attacher son nom en 1846. Il ne m’était pas permis de douter de tout l’intérêt que prendrait l’empereur Napoléon III à une œuvre qui continuait la sienne ; j’en avais pour preuve l’encouragement qu’il avait donné à Londres en 1853 à une compagnie anglaise qui se proposait d’unir les deux Océans par l’Atrato[6]. La tentative n’avait pas abouti. Les études des ingénieurs avaient confirmé l’impraticabilité de ce passage, déjà condamné par les plus grandes autorités[7]. Le tracé du Nicaragua au contraire s’était fortifié depuis 1846 de toutes les impossibilités reconnues à Panama, à Tehuantepec et au Darien, et Napoléon III ne pouvait abandonner une telle conception au moment où l’épreuve du temps et des travaux ultérieurs justifiaient ses calculs et ses prévisions. Il est vrai que j’apportais au plan de 1846 des modifications de tracé qui lui enlevaient une partie de son ampleur primitive ; mais ces modifications s’expliquaient par des nécessités de position et de nouvelles conditions politiques dont j’étais obligé de tenir compte. Arrivant dans un pays bouleversé par la guerre civile, par l’invasion étrangère, et désirant mettre un terme à ses divisions intestines pour grouper toutes ses forces contre l’ennemi commun, j’avais dû chercher dans l’œuvre même du canal une solution aux difficultés pendantes et le point de départ d’une confédération nouvelle de tous les états centro-américains. Or tous ces avantages s’offraient dans un tracé plus court, plus direct et peut-être plus économique que celui du prince Louis-Napoléon, si la science, ultérieurement consultée, le reconnaissait praticable, celui de la Sapoa à Salinas, et dans l’association du gouvernement de Costa-Rica à celui du Nicaragua pour la concession d’un privilège qui les intéressait également et qui leur donnait une frontière naturelle. Tel était l’esprit général de la convention que j’avais préparée. Elle ne tranchait aucune question technique ; elle laissait aux hommes spéciaux le rôle et la décision qui leur appartenaient. Elle ne manifestait qu’une préférence pour la coupure directe de Salinas ; mais cette coupure, indiquée par plusieurs explorateurs, répondait si heureusement aux besoins d’union, de solidarité et de régénération de la famille centro-américaine, indépendamment de ses autres mérites, qu’elle m’avait paru la combinaison la plus désirable à tous les points de vue. L’avenir n’en restait pas moins au tracé plus grandiose qui portait sur les cartes espagnoles le nom de Canale Napoleone. Il y avait place pour bien d’autres réalisations dans les éventualités prévues de cette immense affaire. L’essentiel était de lui donner au début une base indiscutable, d’en faire, si c’était possible, le ciment des états divisés de l’Amérique centrale, et d’effacer, à force de concorde et de témoignages pacifiques, les funestes préventions européennes contre les nationalités de race latine du Nouveau-Monde.

Il ne fallait pas en effet se dissimuler que l’indifférence de l’Europe, et notamment de la France, en présence des invasions dont ces nationalités étaient menacées, avait surtout pour origine et pour excuse le spectacle permanent d’anarchie et de révolutions inté rieures qu’elles donnaient depuis trente années. Discréditées par leurs propres excès, elles ne pouvaient attendre ni considération, ni patronage, ni concours financier, tant qu’elles n’auraient, pas fourni des garanties suffisantes d’ordre, de sécurité et de bonne administration. Costa-Rica, il est vrai, comme le Chili, comme plus récemment Guatemala et la république argentine, avait vaincu ces préventions par sa prudente conduite, et commençait à jouir d’un crédit personnel. L’opinion avait même suivi avec admiration la lutte généreuse et héroïque du président Mora contre les bandes de Walker, si heureusement couronnée par la capitulation de Rivas ; mais la situation particulière du Nicaragua n’inspirait aucune confiance. Elle ne laissait présager que de nouvelles rivalités de partis et la renaissance de ces questions de limites qui semblaient devoir éterniser l’état de guerre. N’y avait-il pas eu cependant assez de sang répandu ? Le moment n’était-il pas venu d’en finir avec ce génie étroit et jaloux, plus digne de peuplades sauvages que de nations civilisées ? L’avènement du général Martinez à la présidence du Nicaragua s’offrait à mes yeux comme une occasion providentielle. On pouvait espérer qu’il ferait tous ses efforts pour épargner à son pays de nouveaux déchiremens. Le traité de canal que j’apportais deviendrait alors la charte d’alliance des deux peuples, la solution rationnelle des frontières contestées, le lien de leurs intérêts communs, le premier anneau de la confédération future ; le retentissement universel qui serait acquis à un pareil acte leur attirerait plus sûrement l’attention et le protectorat de l’Europe que vingt ans d’efforts isolés et de manifestations intérieures : c’était le privilège exceptionnel de cette grande question de la jonction des deux Océans, qu’après avoir passionné depuis trois siècles les esprits les plus éminens, elle devait, du jour où elle se présenterait de nouveau, appuyée sur un contrat solennel en harmonie avec les besoins de la civilisation, prendre une place à part dans les préoccupations générales. L’exemple du canal de Suez donnait la mesure de la puissance de séduction attachée aux tentatives de ce genre. Il était en outre permis de compter sur le concours de la presse indépendante de l’Europe entière. Il suffisait, pour l’obtenir et s’assurer ainsi la puissante approbation de l’opinion publique, de donner une large satisfaction à tous les intérêts légitimes ; or c’était là précisément le terrain conciliateur sur lequel je m’étais placé. Je n’avais songé, en rédigeant le traité de concession, qu’à formuler un idéal de justice, de liberté économique et de solidarité internationales. L’assentiment que j’avais reçu du bureau de la société d’économie de Paris, et la lettre de recommandation de ses membres[8] me prouvaient que j’avais atteint le but.

À mesure que je développais ainsi, devant le président et son ministre, l’économie générale de mes projets et le secret de mes espérances, je lisais dans la physionomie expressive de M. Mora la vive satisfaction qu’il éprouvait. Passant ensuite à la lecture du traité, dont j’accompagnai chaque article d’un rapide commentaire, je détaillai toutes les solutions politiques et économiques qu’il renfermait : le règlement définitif des limites, l’association des deux états pour l’œuvre commune, une source de revenus qui rétablissait leur crédit, le partage égal des bénéfices et des charges, l’égalité des pavillons, la franchise des ports, l’abaissement continu des tarifs de péage, la réduction des droits de douane et la suppression des monopoles. Je vis à l’impression générale des assistans que la cause était gagnée. Ces principes de progrès qui pénètrent si difficilement dans la pratique de ce côté-ci de l’Océan font partie en Amérique de la conscience universelle, et M. Mora, mieux que tout autre, en pouvait comprendre les fécondes conséquences. Les vicissitudes de sa jeunesse l’avaient amené à Valparaiso, au début de la prospérité de cette capitale maritime du Chili. Il en était revenu frappé de ce qu’il y avait d’élémens de grandeur et de force pour un peuple naissant dans le commerce international protégé par la liberté, et le chef du gouvernement costa-ricain n’avait jamais oublié ces premières impressions. Rien ne pouvait donc mieux répondre à ses tendances personnelles, à son patriotisme, à son expérience d’administrateur et de négociant que la haute initiative à laquelle je le conviais. Deux détails significatifs feront comprendre avec quelle largeur de vues le président costa-ricain envisageait la question du canal. L’article 13 de la convention projetée, en disposant que le canal serait ouvert au même titre à tous les pavillons, et qu’une taxe uniforme frapperait également toutes les marchandises sans acception de provenance, favorisait en réalité le pavillon des États-Unis, qui jouit de l’avantage énorme de la proximité. Je crus devoir en faire l’observation au président en lui rappelant que le projet du prince Louis-Napoléon établissait un tarif différentiel de 12 francs 50 centimes par tonne pour les navires d’Europe et de 25 fr. pour ceux des États-Unis. « Qu’importe la distance ? répondit M. Mora, nous n’avons point à nous en occuper, la loi doit être la même pour tous, dût-elle prêter des armes à nos ennemis. » L’article 21 enlevait à la république une partie de ses ressources financières, en supprimant les monopoles du tabac, de l’eau-de-vie indigène et des liqueurs étrangères, qui constituent, avec les douanes et le timbre, les seuls élémens du revenu public. M. Mora n’hésita point à l’approuver comme un progrès désirable pour le commerce et l’agriculture de son pays, en déclarant qu’il en ferait le sacrifice avec bonheur le jour où la participation de la république aux produits du canal lui permettrait de compter sur un équivalent.

À partir de cette première audience, il ne restait plus que des questions de détail à examiner. Ce fut l’objet des conférences suivantes. Elles me permirent de toucher successivement à tous les intérêts du pays, à la réforme monétaire, à l’exploitation des mines, à l’émigration européenne, aux concessions industrielles, et sur tous ces points je retrouvai le même esprit, facilement accessible aux plus larges solutions. Une dernière difficulté me préoccupait. Dans la première conception de mon voyage, je devais obtenir du président de Costa-Rica qu’il voulût bien déléguer son ministre des affaires étrangères, muni de pouvoirs illimités, pour venir à Rivas signer avec celui du Nicaragua le traité de concession du canal ; mais depuis cette première entrevue avec le président Mora, mon ambition avait grandi. Ce n’était plus le ministre qui me semblait devoir consacrer cette grande réconciliation des deux peuples, cet appel solennel à la bienveillance et aux capitaux de l’Europe ; c’était le président lui-même. MM. Mora et Martinez avaient tout à gagner à se retrouver à Rivas, où ils avaient combattu ensemble, pour y sceller de leur main le gage de leur union future. Un pareil spectacle était de nature à frapper les imaginations ; le contrat à intervenir y puiserait une autorité exceptionnelle, et bien des dissentimens grossis par l’éloignement s’effaceraient dans ce contact immédiat. Je fis valoir de mon mieux ces considérations. C’était chose grave toutefois pour le président Mora que de quitter son gouvernement, son pays, ses affaires, et de se transporter sur un territoire presque ennemi, au risque d’échouer dans ses desseins. Il accepta cependant, et une semaine s’était à peine écoulée depuis mon arrivée à San-José, que le projet de traité était adopté, un préambule rédigé, et que le chef populaire de la jeune république de Costa-Rica consentait, sur ma demande, à venir au Nicaragua pour y signer, de concert avec le général Martinez, la convention internationale de Rivas.


FELIX BELLY.

  1. C’est le nom que lui donnent les anciennes cartes espagnoles. Ce mot signifie épanchement, exutoire, et indique nettement le rôle que joue le San-Juan à l’égard du lac de Nicaragua.
  2. Ces machetes, qui ont un caractère si primitif, et sans lesquelles l’Indien de toute l’Amérique ne saurait faire un pas, se fabriquent en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis, de même que les calottes turques viennent d’Orléans. Les machetes anglaises sont les plus estimées ; elles sont reconnaissantes aux initiales V. R. surmontées de la couronne britannique. En général, la coupe en est excellente et entaille les bois les plus durs.
  3. Sucio veut dire sale. Le nom est significatif.
  4. Le drapeau costa-ricain est formé de cinq bandes horizontales rappelant les couleurs françaises, le rouge au milieu, le bleu sur les bords.
  5. C’est le témoignage que lui a rendu dans le Journal des Débats, en 1859, M. Michel Chevalier.
  6. Voici les paroles prononcées à cette occasion, en réponse à une députation présidée par M. Charles Fox : « J’ai appris, messieurs, avec le plus vif intérêt la nouvelle de la formation d’une compagnie importante pour la réunion des deux Océans. Je ne doute pas que vous ne réussissiez dans cette entreprise, qui doit rendre de si grands services au commerce du monde entier, puisque la compagnie compte à sa tête des hommes si distingués. J’apprécie depuis longtemps tous les avantages de la réunion des deux mers, car, étant en Angleterre, j’ai taché d’attirer sur ce sujet l’attention des hommes de science. Vous pouvez donc être assurés, messieurs, que vous trouverez en moi tout l’appui que méritent de si nobles efforts. »
  7. En tête desquelles il faut placer M. Michel Chevalier, dont la Revue a publié elle-même le remarquable travail sur la question dans son numéro du {{1er janvier 1844.
  8. Voici quelques passages de cette lettre, en date du 28 août 1857, qui portait les signatures de MM. Passy, Michel Chevalier, Ch. Dunoyer, Joseph Garnier : « Nous avons tout d’abord été frappés de la grandeur de cette entreprise, qui intéresse à un si haut degré l’avenir de la civilisation. Nous avons vu ensuite avec une grande satisfaction que le projet dont vous poursuivez l’exécution repose sur les bases les plus libérales et les plus avantageuses pour le commerce de tous les pays… Persuadés que dans cette importante affaire les principes de l’économie politique et la doctrine de la liberté du commerce auront en vous un zélé défenseur, nous prions, par ces présentes, tous ceux de nos amis et correspondans que vous pourrez rencontrer de vous donner l’aide et l’appui qui seront en leur pouvoir, etc. »