LA QUESTION
DE L'ISTHME AMERICAIN
EPISODE DE L'HISTOIRE DE NOTRE TEMPS.

I.
DEBUTS D'UNE EXPLORATION DANS L'AMERIQUE CENTRALE.


I. — SAINT-THOMAS.

Le 17 février 1858, par une tiède journée de printemps, j’attendais à midi, sur la jetée du port de Southampton, le petit bateau à vapeur qui devait me conduire à bord de l’Atrato, mouillé en pleine rade. J’allais enfin commencer, à travers des régions ignorées, un voyage aventureux dont la fantaisie américaine a presque fait un événement. J’allais chercher au fond de l’Amérique centrale la consécration d’un projet peut-être téméraire, sans trop m’attendre aux difficultés du lendemain. Préparé par plusieurs années d’études, obéissant à une vive sympathie pour les nationalités espagnoles, je croyais avoir désarmé d’avance toutes les hostilités politiques par le caractère éminemment libéral et conciliateur de mon programme. Tout souriait donc à ce début d’une lointaine pérégrination. J’étais heureux et confiant, parce que pour la première fois depuis bien des années je me sentais libre. J’avais d’ailleurs une foi profonde dans la puissance intrinsèque des grandes choses, de quelque part qu’elles viennent. Je m’embarquai, plein de pensées confuses, mais vivantes, impatient de quitter l’Europe pour courir à de plus larges horizons, et touchant déjà de la main ce monde nouveau où m’appelaient des pressentimens que la réalité devait encore dépasser.

On sait peut-être quel a été le dénoûment rapide de ce prologue du canal de Nicaragua. Trois mois après, le 1er mai 1858, les deux présidens de Nicaragua et de Costa-Rica signaient la convention internationale de Rivas, et le retentissement obtenu par ce traité donnait la mesure de l’importance des intérêts politiques et économiques qui s’y rattachaient. Bien des événemens ont depuis changé les conditions matérielles de l’entreprise. On ne traverse pas impunément une époque aussi troublée que la nôtre. Il en est résulté des mécomptes, une situation incertaine, des appréciations erronées, des obstacles de toute nature, et par suite un temps d’arrêt dans l’opération industrielle. Il ne m’appartient pas de prévoir aujourd’hui l’issue définitive de ces complications. Une année encore nous sépare des délais fixés pour les premiers travaux par les législatures centro-américaines, et il suffirait peut-être d’une volonté intelligente pour amener une soudaine réalisation. La question, dans tous les cas, a besoin d’être mieux comprise dans son ensemble et mieux connue dans ses détails qu’elle ne l’a été jusqu’ici, un peu par la faute de celui même qui s’était donné pour tâche d’en préparer la solution. Le récit qui va suivre a surtout pour objet de combler ces lacunes. Dieu veuille que l’exposé sincère des vues qui m’ont inspiré et des circonstances dont j’ai dû tenir compte dissipe des malentendus regrettables et détermine chez quelques-uns un retour de justice !

J’étais donc installé à bord de l’Atrato, beau navire de 800 chevaux, le meilleur marcheur, disait-on, de la malle royale des Antilles. Avec sa carène de fer, jaugeant plus de 3,000 tonneaux, d’une allure effilée et dansante, il devait atteindre rapidement la zone des vents alizés et nous conduire en treize jours à la petite île de Saint-Thomas. Tout nous présageait ainsi une traversée favorable ; mais nous avions trop compté sur la température adoucie qui régnait alors à Paris et dans tout le nord de l’Europe. Dès la première nuit, et en vue encore des phares d’Angleterre, le vent sauta au sud : c’était le signal d’un changement complet dans l’état du ciel et de la mer. Les passagers durent s’enfermer dans leur cabine et se résigner aux souffrances, aux inquiétudes des navigations laborieuses. Les vagues déferlaient quelquefois avec tant de violence, qu’une nuit elles emportèrent une des grandes chaloupes du navire en brisant comme une paille, au ras des bastingages, les deux arcs-boutans de fer forgé qui la supportaient. Cette situation durait depuis cinq ou six jours, quand un soir, à dix heures, on signala à l’est, aussi loin que le regard pouvait porter, un feu intermittent qui devait appartenir à l’île portugaise de San-Miguel. Nous nous trouvions, malgré le vent debout et les courans contraires, au milieu de ce groupe fameux des Açores, qui sert de sentinelle avancée aux grands parallèles. Le temps néanmoins était toujours frais et orageux : ce ne fut même qu’en approchant de Saint-Thomas que nous sentîmes le contact généreux des effluves tropicales ; mais le flot se calmait peu à peu, le thermomètre montait par soubresauts, et déjà les brumes du nord s’effaçaient par éclaircies devant de soudaines inondations de lumière.

L’Atrato, dont le nom est emprunté à une rivière de la Nouvelle-Grenade, avait d’abord filé de onze à douze nœuds à l’heure. Quand nous approchâmes des chauds horizons, sa marche devint plus rapide, et dépassa même quinze milles. C’était alors une des principales distractions de la journée d’aller lire, dans un cadre accroché près de la chambre du capitaine, toutes les indications qui nous intéressaient : la distance franchie depuis la veille, la vitesse moyenne du navire, le point qui venait d’être relevé, et le nombre de milles à parcourir encore jusqu’à Saint-Thomas ou plutôt jusqu’à Sombrero. On suivait ainsi jour par jour le développement de la diagonale presque mathématique qui nous menait aux Antilles du nord-est au sud-ouest, et qui devait couper le tropique du Cancer en biseau par le 58e degré de longitude occidentale[1].

Le 1er mars, nous touchâmes enfin à cette frontière désirée de la zone torride. Le divorce avec la vieille Europe était consommé. Il n’y avait plus que trois cent soixante milles à parcourir jusqu’à Sombrero, et nous faisions en moyenne trois cents milles par jour. Les signes précurseurs d’autres rivages se pressaient autour de nous. Nous avions rencontré la veille ces amas de fucus qui jadis avaient épouvanté les compagnons de Colomb, et qu’on a nommés depuis les « raisins du tropique. » Les oiseaux des îles voisines traversaient par troupes le ciel bleu, non sans se poser un moment sur les hautes vergues. Des milliers de poissons volans rasaient le flot comme des hirondelles, l’effleurant de distance en distance pour y retremper leurs ailes noires déployées en éventail. La chaleur était loin d’être excessive ; elle ne ressemblait en rien à la canicule sèche et étouffante de nos étés : l’air ambiant était tiède et frais à la fois, on s’y sentait complètement vivre ; tous les petits malaises, toutes les inquiétudes irritantes de nos climats avaient disparu. Le soir, il y eut bal aux rayons argentés de la pleine lune. L’orchestre se composait de deux violons et d’un tambour de basque manœuvres par des matelots. La scène avait pour décoration le double sillage étincelant de l’astre et du steamer et la silhouette noire des cordages et des bastingages à claire-voie. C’eût été une fête charmante à bord d’un transatlantique français.

Le 2 mars, à deux heures de l’après-midi, il se fit tout à coup un grand mouvement sur le pont, et toutes les lorgnettes se dirigèrent à gauche vers une espèce de roche nue, à fleur d’eau, sans végétation et sans habitans. Je demandai le nom de cet îlot sauvage. C’était Sombrero, l’avant-garde des Iles-Vierges, le premier piton de cette chaîne de volcans sous-marins qui se prolonge si régulièrement du nord au sud jusqu’à la Trinidad, et dont les larges sommets ont pour couronnement les Petites-Antilles. A six heures, une silhouette de montagne aplatie se dessina au sud-ouest. La nuit arrivait rapidement. Peu à peu la silhouette se rapprocha. À notre droite se développait un rideau de collines abruptes. Nous côtoyions le groupe stérile des Iles-Vierges, et nous cherchions impatiemment dans ces masses noires le phare qui devait nous signaler le port. Enfin, au dernier moment, la lune illumina notre route. Nous doublâmes un rocher solitaire qui se dressait devant nous comme le gardien muet de la passe. Le navire marcha encore quelques minutes au milieu d’un silence profond, puis une fusée enflammée s’élança de l’avant. Une autre fusée lui répondit de terre. On nous avait reconnus. L’Atrato tira son coup de canon d’arrivée, tandis que des feux errans semblaient se multiplier sur la plage, et quelques instans après, à neuf heures et demie du soir, — il était deux heures du matin à Paris, — l’écroulement des chaînes de l’ancre nous annonça que nous étions mouillés dans la rade de Saint-Thomas.

Le lendemain, à cinq heures, j’étais debout sur le pont, une lorgnette à la main, attendant le lever du soleil et jouissant déjà d’une température digne de l’Éden. Je savais, sur la foi des géographes, que Saint-Thomas n’était qu’un écueil aride dont le Danemark avait fait une station commerciale importante par une simple déclaration de franchise de droits. Cette île était même restée dans mes souvenirs d’économiste comme un exemple péremptoire de ce que peut la liberté pour créer la richesse naturellement là où elle ne saurait exister ; mais j’étais loin de m’attendre à un tableau riant sur une plage que je supposais ingrate et désolée. Quelle ne fut pas ma surprise d’embrasser une enceinte circulaire d’un vert de mousse, au fond de laquelle se dressait une véritable cité orientale, distribuée et coloriée comme un décor ! L’entrée de la baie regarde le sud, ce qui nous avait forcés de faire le demi-tour de l’île pour y arriver, et la ville est adossée au nord contre la montagne principale, du haut de laquelle on découvre l’Atlantique et la route que nous venions de parcourir. Qu’on imagine trois amphithéâtres de maisons étagées sur trois mamelons d’égale hauteur, réunis par une ligne de toits rangés le long de la mer. Les maisons, blanches ou jaunes, sans cheminées, étaient presque toutes entourées de galeries et uniformément couvertes de tuiles rouges. Des panaches de cocotiers semés çà et là mêlaient leur vert de prairie à ces couleurs vivantes. Au bas de la colline de droite où j’apercevais l’embarcadère, un petit fort surmonté du drapeau danois, — une croix blanche sur un fond rouge, — s’avançait dans la mer comme une sentinelle, muni d’une batterie de canons à fleur d’eau. Ce fort contenait une garnison de cent cinquante soldats commandés par un capitaine, force plus que suffisante pour garder une possession que personne ne convoite, parce que tout le monde en profite[2]. La demeure du gouverneur danois couronnait le mamelon du milieu et attirait l’attention par son blanc péristyle ionien, encadré dans un fouillis d’arbustes à fleurs éclatantes. M. Berg, qui occupait alors cette magistrature, dominait de ce point la ville et la rade, et pouvait même communiquer par des signaux avec la délicieuse colonie de Sainte-Croix, le siège de son gouvernement général, dont on apercevait au sud les montagnes bleuâtres.

Jusque-là, l’illusion scénique ne laissait rien à désirer ; mais, en y regardant de plus près, la stérilité de l’île se devinait bien vite sous le voile de verdure éphémère qui la recouvrait. Sauf les cocotiers, tous les autres arbres étaient disséminés et d’un aspect chétif. Pas la moindre trace de culture sur ces roches dénudées. Nous étions arrivés pourtant au plus beau moment de l’année. Deux mois plus tard, le soleil de juin devait tout dévorer, et peut-être ramener le fléau périodique de la fièvre jaune, qui, en 1857, avait emporté vingt passagers à bord même de l’Atrato. Telle est cependant l’irrésistible puissance, de la liberté, qu’il a suffi de faire de Saint-Thomas un port franc, favorisé d’ailleurs par sa position à l’entrée de la méditerranée américaine, pour qu’il s’élevât sur ce rocher une ville de treize mille âmes, visitée par les pavillons de toutes les nations, riche de tous les produits des deux mondes. Les Anglais y ont établi le centre de leurs correspondances de steamers, et rayonnent de là sur l’archipel entier. Les Américains y ont planté le drapeau étoilé au bout d’un rail-way de 100 mètres de long pratiqué de la mer à leurs docks pour le déchargement de leurs marchandises. Toutes les nations commerçantes y ont des consuls, même la France, qui ne prodigue pas ces utiles fonctionnaires dans les parages américains. On y par le toutes les langues, on y coudoie toutes les races, et cet îlot, qui ne produit rien, offre certainement plus de comfort, d’élégance, de véritable civilisation que la plupart des capitales des républiques voisines de la Côte-Ferme.

On devine que c’est principalement à son rôle d’intermédiaire que Saint-Thomas doit son importance commerciale et ses avantages. Ce rôle, que la colonie danoise doit aux circonstances, n’est que transitoire, et les relations de plus en plus directes entre le producteur et le consommateur supprimeront tôt ou tard ce rouage inutile. En attendant, Saint-Thomas a vu naître d’immenses fortunes qui sont malheureusement sujettes à de grands désastres, et dont les défaillances locales ont souvent de terribles contre-coups sur nos marchés[3]. Au moment où nous arrivions, deux des plus fortes maisons de la ville venaient de sombrer. On pouvait s’attendre à une profonde perturbation sur la place. Il n’en fut rien. Marseille s’en est plus ressentie que Saint-Thomas. Les deux négocians qui avaient déposé leur bilan n’en continuèrent pas moins la gestion de leurs affaires, et leurs vastes magasins, qui représentaient le plus clair de leur actif, ne cessèrent pas une heure d’être ouverts au public et tenus par leurs commis.

Ces magasins, qui s’étendent sous d’immenses voûtes perpendiculaires à la mer, sont de véritables bazars fermés avec des portes de fer, et contenant des échantillons de tous les produits de l’industrie[4]. Tout y arrive de l’Europe et surtout des États-Unis. On prend toute l’année à Saint-Thomas, dans un établissement privilégié, des glaces venues des grands lacs du nord de l’Union. Le commerce américain lui fournit des farines, des vêtemens, des meubles, des provisions de toute espèce. L’Angleterre, l’Allemagne et la France lui expédient des étoffes, des vins, des objets de luxe et de comfort. C’est à la fois un entrepôt réel et un centre de commissions pour les Antilles espagnoles et la Côte-Ferme. Chaque packet apporte à ses négocians un certain nombre d’achats et de ventes. Il en résulte en temps ordinaire un mouvement commercial très actif qui se traduit par la présence de navires de tous rangs, depuis le trois-mâts jusqu’au cotre, et de pavillons de toute provenance, depuis le hambourgeois jusqu’au sarde. Il en a été brisé soixante-quatre dans le port, en 1854, par un de ces ouragans des Antilles qui bouleversent les rades les plus sûres. La France figure chaque année dans ce mouvement pour environ cent cinquante bâtimens jaugeant en moyenne 150 tonnes : c’est peu ; mais il ne faut point oublier que nos colonies sont placées sous un régime spécial, qui n’est pas de nature à favoriser notre cabotage tropical. La France d’ailleurs lutte difficilement dans ces pays lointains avec le bon marché des États-Unis et de l’Angleterre. Elle y a bien conquis, comme dans toute l’Amérique espagnole, le monopole des soieries, des draps riches, des vins naturels et de quelques autres marchandises de choix ; mais elle est primée pour tout le reste par l’exportation aventureuse et universelle des Américains du Nord, par les étoffes soie et coton et les draps communs de l’Angleterre, par les relations naturelles de la colonie danoise avec sa métropole et avec Hambourg, le débouché principal de la presqu’île Scandinave aussi bien que de l’exportation germanique.

Mais ce qui rend pour les étrangers ces relations commerciales souvent équivoques, c’est le change des monnaies. J’ai dit qu’on parlait à Saint-Thomas toutes les langues du monde ; on y rencontre aussi toutes les monnaies possibles, et toutes y sont l’objet d’un agio effréné. L’unité monétaire du pays, comme de nos Antilles, est la gourde, l’ancienne piastre espagnole, valant de 5 fr. 30 c. à 5 fr. 40 c. Les fortunes s’estiment dans les Antilles par gourdes comme nous les estimons par francs, et l’on peut dire que dans beaucoup de cas, vu le haut prix de la main d’œuvre et des produits du dehors, vu surtout les habitudes largement dépensières de la vie coloniale et américaine, il y a peu de différence entre la valeur absolue de la gourde et celle du franc. Toutefois, si la gourde est l’unité monétaire, elle n’est pas le régulateur du change. Ce rôle appartient au doublon appelé indépendant, valant en moyenne 16 gourdes et venant des républiques sud-américaines. Ce doublon qu’on ne frappe plus, qui devient par conséquent de plus en plus rare, n’en est pas moins le type préféré, sur lequel tous les cours se règlent, et que la spéculation maintient toujours à un taux très élevé. Entre ces deux points extrêmes, la gourde et le doublon, toutes les formes et toutes les valeurs d’or et d’argent circulent à Saint-Thomas, sous la réserve d’un change désastreux au profit du négociant ou du changeur du pays. L’or américain lui-même, le plus apprécié de tous, n’est accepté en paiement de marchandises qu’avec un escompte de 5 pour 100. C’est une source de bénéfices réguliers dont le chiffre est illimité, et que l’on multiplie à toutes les occasions et sous tous les prétextes. Pour trois pièces françaises de 20 francs, je reçus une fois 55 francs d’argent américain et deux ou trois piécettes d’alliage de plomb qui n’avaient cours que sur la place et représentaient peut-être 20 ou 25 centimes. Puis, à chaque dépense payée avec ces 55 francs, je dus subir jusqu’à la fin une réduction de change plus ou moins forte selon l’espèce de monnaie qu’on m’avait rendue. Jamais je n’ai mieux senti quel immense bienfait serait pour le commerce honnête l’uniformité des poids et mesures et des monnaies, et combien il importe à la sécurité des transactions de mettre fin par cette uniformité à des habitudes invétérées de fraudes et de trafics honteux qu’on retrouve sur tous les marchés internationaux.

Nous devions rester quatre jours à Saint-Thomas, grâce à la rapidité avec laquelle l’Atrato nous avait amenés, car il nous fallait attendre le retour des steamers qui se partagent, avec les lignes principales, le service de la malle royale anglaise Ce service est en effet organisé avec une précision et une régularité qui ne se démentent jamais. Deux fois par mois, le 2 et le 17, le packet part de Southampton et arrive à Saint-Thomas après une traversée de quinze jours en moyenne. Là il trouve trois steamers de la même compagnie qui se partagent les voyageurs et les colis d’Europe et se dirigent, l’un vers Haïti et la Jamaïque jusqu’à Belize, l’autre au sud vers les Petites-Antilles, où il fait quatorze stations jusqu’à la Trinidad, le troisième vers Sainte-Marthe, Carthagène, Aspinwall jusqu’à Grey-Town dans l’Amérique centrale ou plutôt jusqu’à Bluefield, le siège officiel de la royauté mosquite. C’est par ce dernier steamer que la ligne de Southampton se rattache, en traversant le chemin de fer de Panama, aux services spéciaux du Pacifique, et dessert ainsi toute la côte occidentale de l’Amérique, de Valparaiso à San-Francisco. Les trois bâtimens reviennent ensuite à leur point de départ avec les dépêches et les voyageurs de cet immense réseau et avec les métaux précieux du Mexique et de la Californie, puis le tout est expédié en Europe avec la même régularité.

Quand je descendis à terre pour la première fois, j’abordai au milieu d’une trentaine de négresses vêtues de robes claires, coiffées de madras et pieds nus pour la plupart, qui offraient aux passans des figues-bananes, des pastèques, d’autres fruits que je ne connaissais pas encore et des pâtisseries du pays. Ces négresses, sans être jolies, avaient toutes des yeux très doux, un grand air de bonté et des dents d’émail. Le balancement un peu théâtral de leur marché choquait d’abord et finissait par plaire, surtout quand elles portaient leur calebasse, comme une amphore, sur leur main renversée à la hauteur de leur tête. La jetée en pilotis qui sert de débarcadère aboutissait à une allée de cocotiers, dont les palmes en berceaux formaient une voûte d’ombre et de fraîcheur. A droite, un massif de lauriers-roses, de grenadiers et de jasmins d’Arabie en fleurs embaumait l’entrée du jardin botanique : c’est, je crois, la seule institution publique de Saint-Thomas, qui n’a ni bibliothèque, ni musée, ni théâtre ; encore cette création éminemment tropicale n’est-elle qu’à l’état d’ébauche. Là commençait une longue rue de deux kilomètres, parallèle à la mer, où je m’engageai résolument. C’est la rue commerçante et le boulevard de la cité, à laquelle aboutissent tous les magasins tabulaires dont j’ai parlé, et qui sert de trait d’union aux trois mamelons réguliers de la ville haute. Elle est presque droite, très propre, très fréquentée, bordée de trottoirs de dalles, et elle coupe à angle droit toutes les rues qui descendent de la montagne à la mer. Je rencontrai dans une de ces ruelles latérales le marché aux légumes qu’approvisionnent les îles voisines, notamment Sainte-Croix et Porto-Rico. J’y remarquai beaucoup de farineux énormes de l’espèce des ignames, mêlés avec des pommes de terre, des haricots secs, des bananes, de la morue et des cannes à sucre coupées en tronçons, le tout étendu par terre devant des négresses accroupies et souriantes. Un autre marché moins important occupait plus loin une petite place carrée bordée d’une double rangée de tamariniers. J’allais ainsi devant moi, par une chaleur très supportable, retrouvant la mer étincelante au bout de chaque rue traversière de gauche, surprenant à droite, du côté de la montagne, tantôt de petits palais étages en gradins, tantôt la perspective fuyante d’une vallée ombreuse, et jouissant par-dessus tout, avec un bien-être inexprimable, de l’air délicieux et fortifiant que je respirais à pleins poumons.

La race noire domine le mélange de toutes les races qui peuplent Saint-Thomas. C’est le contingent légué par l’esclavage des anciennes possessions espagnoles ; mais le souffle de la liberté a bien vite fait disparaître la prétendue infériorité de l’Africain, et il n’y a plus aujourd’hui à Saint-Thomas, comme dans tous les pays où a retenti l’affranchissement de 1821, qu’une seule infériorité positive, celle de la pauvreté devant la richesse. Les noirs et les blancs subissent également les exigences de la fashion particulière aux pays chauds, qui consiste surtout dans du linge de toile fine, dans un panama de prix et dans l’irréprochable fraîcheur d’un costume blanc. Le type des bohémiennes de la jetée se retrouvait, plus ou moins pur, à tous les degrés de l’échelle sociale, quelquefois avec toute l’élégance d’une toilette parisienne. Le hasard me fit même entrer dans un temple protestant qui ressemblait à une pagode indienne, où l’on arrivait par un escalier bordé de cocotiers et inondé de femmes de toutes les couleurs. On y procédait à je ne sais quelle cérémonie religieuse destinée aux enfans. La plupart de ces enfans étaient nègres ou mulâtres. Tous étaient vêtus avec autant de convenance et certainement avec plus de goût qu’on n’en trouve dans nos écoles les jours de fête. Quand le ministre arriva, le recueillement fut complet, et il ne se démentit point jusqu’à la fin. Le sermon avait été prêché en anglais, car Saint-Thomas est en réalité plus anglais que danois ou espagnol, et le journal du lieu, le S. Thomœ-Tidende, qui se sert de la langue danoise pour les actes officiels et les annonces légales, est obligé de publier le reste en anglais pour être compris du plus grand nombre de ses lecteurs.

J’avais parcouru ainsi, presque sans m’en douter, toute la ville basse. La chaleur était devenue plus forte, et je sentais le besoin de chercher un abri en dehors de la réverbération des murs blancs. Je m’aventurai dans un chemin pierreux qui montait en pente douce jusqu’à la région des arbres. De chaque côté s’échelonnaient de jolies maisons en briques, entourées de galeries, dont les fenêtres ouvertes laissaient voir de frais intérieurs pleins de femmes décolletées et d’enfans demi-nus. A mesure que j’avançais, ces habitations devenaient plus rares et plus humbles. Les dernières n’étaient que de pauvres cabanes gardées, en l’absence du maître, par quelque vieille mulâtresse. Toutefois cette pauvreté même n’avait rien de triste : la beauté du ciel embellissait tout. Au sommet d’un mamelon, une antique tour ruinée rappelait que Saint-Thomas avait été jadis l’un des refuges favoris de ces fameux boucaniers qui pendant deux siècles ont rempli la mer des Caraïbes de la terreur de leur nom, La végétation était un peu grêle ; de temps en temps, une grappe de fleurs éclatantes rappelait seule la flore américaine. Je montai sur le point culminant du mamelon de la tour. D’autres baies, d’autres anses, d’autres ports inconnus et de nombreux îlots se dessinaient à droite. Devant moi scintillait la route lumineuse que je devais parcourir. J’entrevis à l’horizon de cette route un panache de fumée se rapprochant de Saint-Thomas. Ce ne pouvait être que le steamer attendu du continent américain. Quand je redescendis en effet, une demi-heure plus tard, la tête pleine encore du spectacle qui m’avait ravi, le Thames entrait fièrement dans la rade, et venait se ranger à une encablure de la coque noire de l’Atrato.


II. — L’ISTHME DE PANAMA.

Le Thames n’était ni un alcyon ni un clipper ; mais, exposé aux capricieuses bourrasques trop communes dans ces parages, il possédait les qualités requises de solidité et de résistance. Son loch indiquait en moyenne huit nœuds à l’heure, et la tourmente pouvait bouleverser ses agrès sans modifier ses allures et son balancement régulier. Je retrouvai à bord quelques-uns des passagers de l’Atrato, notamment un jeune consul bolivien que la dernière révolution de son pays rappelait inopinément en Amérique. Le sérieux de sa causerie, alternée de français et d’espagnol, tranchait avec le vide désolant de ses compagnons sud-américains. Ces derniers, qui pour la plupart venaient de quitter la France, semblaient n’avoir compris de notre civilisation que la supériorité de certains plaisirs excentriques. Le Bolivien, lui, songeait au contraire à son pays, au malheur des révolutions qui le troublaient, au parti qu’un gouvernement sage pourrait tirer de ses ressources avec de la sécurité, avec un peu de patriotisme et d’intelligence.

— Je doute, me dit-il, que la vue du continent américain vous fasse éprouver quelque chose d’aussi vif que ce que j’ai ressenti moi-même en touchant pour la première fois le sol européen. Vous allez, vous, de la civilisation extrême à la quasi-barbarie ; je venais, moi, de la quasi-barbarie, et je tombais sans transition en pleine civilisation. Vous expliquer ma première impression serait impossible. Je suis arrivé à Southampton à l’entrée de la nuit ; on m’a transporté sur un chemin de fer qui est parti aussitôt comme un ouragan. Je ne connaissais d’autre moyen de locomotion terrestre que les mulets de La Paz et les petits chevaux de nos montagnes. Le chemin de fer de Panama n’était pas construit alors, et j’avais dû traverser l’isthme comme on l’a traversé jusqu’en 1853, à dos de mules, à travers des fondrières mouvantes, et avec des fatigues et des souffrances horribles. À peine arrivé en Europe, je me trouvais dans un petit salon, comfortablement assis, un tapis et de l’eau chaude sous mes pieds, et j’étais emporté avec une vitesse que je ne pouvais apprécier, mais qui me semblait fantastique. J’arrivai à Londres à dix heures du soir. On me fit traverser toute la ville dans un cab. Ces magnifiques rues, ces monumens, cette foule, cet immense mouvement de l’immense cité, produisirent en moi une sorte d’idiotisme. Ces millions de becs de gaz surtout renversèrent toutes mes supputations d’homme primitif, et me laissèrent hébété. Songez que La Paz, notre capitale, n’a que douze mille habitans, et que les réverbères y sont aussi rares que les voitures. Mais quand le lendemain je parcourus en plein jour les boulevards de Paris, ce que j’éprouvai dépasse toute expression. Après six ans de séjour en France, je ne puis penser encore à cette époque ou à ces émotions sans me sentir bouleversé, et si je retourne aujourd’hui dans mon pays pour obéir aux ordres de mon gouvernement, c’est avec l’arrière-pensée d’abréger le plus possible mon exil, pour revenir dans ce Paris rayonnant qui me semble ma véritable patrie.

Or, au moment où le jeune Hispano-Américain m’exprimait des espérances si éloignées de mes propres désirs, mais si conformes aux entraînemens de sa race, une barrière de nuages qui nous fermait l’horizon s’entr’ouvrit par le haut, et quelques pitons couverts de neige se dessinèrent dans le lointain. — Voilà la Sierra-Nevada ! s’écria-t-on d’une seule voix autour de nous, puis il se fit un silence religieux. Le continent de l’Amérique du Sud s’annonçait par les cimes imposantes de ses Cordillères. Je touchais à cette nature étrange, à cette terre puissante et mystérieuse qui a donné le vertige à tant d’illustres navigateurs, et qui a dévoré, après les avoir enivrées de ses promesses, plusieurs générations de conquérans. Je devais voir le lendemain l’embouchure d’un de ses fleuves-géans, le plus petit d’entre eux, mais sans proportion encore avec les fleuves d’Europe, la Magdalena. Notre steamer suivait le sillon tracé par Christophe Colomb à son troisième voyage, quand il reconnut la Colombie. On m’assurait même que nous ne tarderions point à distinguer trois croix gigantesques sculptées sur le rocher par son équipage pour remercier Dieu de sa découverte. Une heure après, une ligne de montagnes chargées de vapeurs nous permit de suivre dans leur développement les côtes désertes de la Nouvelle-Grenade. Ces montagnes paraissaient abruptes, de structure volcanique, et couvertes seulement d’énormes bouquets de cactus vierges. Derrière elles s’entassaient d’autres hauteurs boisées ou neigeuses que l’éloignement noyait dans une teinte bleue. Nous côtoyâmes longtemps ce paysage indécis, doublant des caps à pic, contournant des roches isolées, dernière projection du cataclysme qui a soulevé la charpente osseuse du Nouveau-Monde. Enfin une tour se montra sur la plage, puis des maisons blanches, une église, un petit golfe arrondi fermé par une vaste plaine. C’était Sainte-Marthe.

Sainte-Marthe me causa une véritable déception. Je savais que c’était le port le plus important de la Nouvelle-Grenade, et le point de départ de cette navigation de la Magdalena qui occupe dix navires à vapeur, des milliers de bongos, et qui porte les produits européens jusqu’à deux cent cinquante lieues dans les terres, à travers des vallées splendides, des forêts de quinquina et de bois de teinture. Je m’attendais donc à une certaine activité et aux allures ordinaires d’une ville marchande. Il n’y avait pas un navire dans le port ; les maisons elles-mêmes paraissaient endormies dans un berceau de cactus à raquettes protégé par de larges têtes de palmiers. Il se fit cependant un certain mouvement à notre arrivée, mais seulement autour du steamer. Il fut entouré en un clin d’œil de bateaux chargés de fruits énormes. Je vis alors les premiers échantillons de ces pirogues indiennes creusées dans un tronc d’arbre, longues, étroites, presque cylindriques, dont je devais faire plus tard un si fréquent usage sur les cours d’eau de l’Amérique centrale, et qui, manœuvrées par des espèces de démons presque nus, armées de palettes ressemblant à des nageoires de requins, bravent les rapides des fleuves, résistent aux tempêtes, remontent les courans les plus impétueux, et font pénétrer nos produits, nos idées et notre influence dans les régions centrales les plus inaccessibles à notre contact.

En revanche, Carthagène me frappa par son grand air[5]. Peu de villes américaines se présentent sous des dehors aussi pompeux. Sa rade en fer à cheval, l’une des plus vastes du monde, sa longue ligne de remparts, ses églises, ses palais, ses fortifications toujours debout, rappellent la splendeur passée de cette reine des Indes qui monopolisa pendant deux siècles tout le commerce de l’Amérique, et qui servait de refuge inviolé aux galions de l’Espagne contre les croisières de l’Angleterre et les coups de main de la piraterie. Il en est de Carthagène comme de Constantinople : il ne faut pas la voir de trop près. Ses forts n’ont plus ni soldats ni canons, ses édifices se lézardent ou s’écroulent, son port s’ensable, son commerce est éteint. Une seule chose est restée vivante sous ce beau ciel, et donne de l’éclat au moindre pan de mur et du charme à la hutte la plus misérable, la végétation luxuriante de ses cocotiers et de ses mangliers.

En sortant de la passe de Carthagène sous la conduite d’un pilote sambo, le Thames n’avait qu’une bordée à courir pour entrer dans la baie d’Aspinwall, appelée Navy-Bay. Sa route était indiquée par la corde de l’arc de cercle que forme le golfe de Darien, dont la courbe presque pointue s’enfonce dans les terres à la rencontre du Rio-Atrato, l’un des passages interocéaniques de l’avenir. Malheureusement deux ou trois nuages noirs, grands comme le fond d’un chapeau et immobiles au nord, rendaient les marins soucieux. L’indice n’était pas trompeur : une des bourrasques subites de la mer des Antilles nous prit à une lieue en mer et nous accompagna jusqu’à Colon, non sans avoir singulièrement ralenti notre marche. Enfin le 12 mars, à quatre heures du matin, je sentis que le navire s’arrêtait. J’avais été roulé toute la nuit dans ma cabine comme un caillou dans un torrent. Je m’endormis de lassitude, et quand je me réveillai deux heures plus tard, j’entendis sonner la diane tout près de nous. C’était une frégate américaine, mouillée à deux encablures de notre steamer, qui commençait sa manœuvre du matin. La ville que les Espagnols nomment Colon et les Américains Aspinwall s’étendait devant nous, à l’est, sur une plage basse, sablonneuse, terminé e par une petite pointe garnie d’un phare en charpente. Le mouvement et l’activité se faisaient déjà sentir sur ce coin de sable arraché à la mer, devant ces maisons de toute couleur entremêlées de cocotiers, protégées contre le soleil par deux galeries superposées et serrées de près par la forêt. Nous étions bien loin des cités endormies de Sainte-Marthe et de Carthagène. Un beau trois-mâts entrait fièrement dans la rade toutes voiles dehors ; d’autres bâtimens de commerce appareillaient pour sortir ; un vapeur au pavillon étoilé fumait tout près du wharf de la compagnie américaine, et pour cadre exceptionnel à ce réveil joyeux, la baie déroulait de tous côtés sa ceinture de forêts vierges, dont les dômes d’un vert sombre formaient de véritables mamelons étages de cime en cime jusqu’aux dernières limites de l’horizon.

La première chose qu’on cherche à Colon, c’est le chemin de fer ; mais on ne le cherche pas longtemps : il est partout. La ville elle-même n’a pas d’autre raison d’existence que cette création de l’audace américaine. On voyait du bord les wagons de marchandises, peints en rose, se ranger sur la voie, et de temps en temps une locomotive passer en sifflant. Au moment même où j’étais monté sur le pont, le panache blanc d’un convoi partant pour le Pacifique disparaissait derrière les croupes lointaines des grands bois. Je n’ai pas besoin de dire avec quelle ardeur secrète ma pensée s’élançait au-delà de ce qu’il m’était permis de voir. Je mesurais en esprit le peu d’épaisseur de cet isthme fameux qui sépare deux océans et deux hémisphères, et je songeais à tout ce qu’il avait fallu d’impossibilités démontrées pour faire renoncer à la coupure de cette langue de terre ceux même qui ne reconnaissent aucune impossibilité. Il n’y a que quatorze lieues en ligne droite d’Aspinwall à Panama, quoique le chemin de fer mesure 72 kilomètres ; mais ces quatorze lieues avaient arrêté dix jours dans les marais du Rio-Chagres les indomptables aventuriers qui en 1670, sous la conduite de Morgan, enlevèrent Panama et ses trésors, et quand on se rappelle au prix de quels sacrifices d’hommes et d’argent le rail-way a été jeté sur ces fondrières pestilentielles, on ne s’étonne plus de l’abandon du canal qu’avaient étudié plusieurs ingénieurs anglais et M. Garella, notre compatriote[6].

Aspinwall est donc une ville américaine qui n’appartient que nominalement à la Nouvelle-Grenade, et qui gardera ajuste titre le nom de son véritable fondateur, M. Aspinwall, l’un des hommes les plus remarquables des États-Unis. La seule habitation un peu considérable de la ville est la résidence du surintendant du chemin de fer, espèce de casbah à murs blancs entourée de palmiers, qui débouche sur le wharf des steamers américains. A l’autre bout de la plage s’élève la gare, bâtie en pierres de taille, avec une toiture supportée par une charpente en fer, et fermée par des portes de fer peintes en rouge. Les rails occupent toute la largeur de la berge, et forment eux-mêmes la rue principale, la promenade favorite et le boulevard d’Aspinwall. Les maisons qui bordent ce boulevard sont, comme toutes celles de la ville, bâties sur les terrains de la compagnie, qui accorde aux habitans, non des titres de propriété, mais des concessions de jouissance, payées très cher et révocables à volonté. Ce seul fait donne la mesure du rôle joué par le chemin de fer à Aspinwall. Il est le véritable roi du pays, et roi à la façon de Méhémet-Ali, possédant le sol, employant les bras, fixant à sa guise le tarif de ses services, réglant même, par des notifications officielles qui font loi dans les républiques voisines, le cours et le change des monnaies. La compagnie venait précisément de publier un avis de ce genre dans lequel ce change était déterminé pour toutes les espèces monétaires en circulation, en prenant pour unité le dollar des États-Unis. D’après cet avis, notre pièce de 20 francs n’était acceptée par la compagnie que pour 3 dollars 80 c, tandis qu’elle circulait à sa valeur nominale dans les transactions ordinaires, et toutes les monnaies espagnoles subissaient une réduction relative plus ou moins forte. Cela devait être. Tous les services publics sentent la nécessité impérieuse de l’uniformité du type monétaire, et quand cette uniformité n’existe pas de fait, ils sont dans l’obligation d’en créer une arbitraire, mais légale, ne fût-ce que pour donner une valeur positive à leurs propres calculs. Aussi toutes ces mesures souveraines dictées par l’instinct d’un ordre supérieur à l’anarchie régnante m’ont-elles toujours paru d’une incontestable légitimité[7].

Malgré toutes ses exigences et malgré l’élévation d’un tarif commercial (de 100 à 300 fr. la tonne) qui entrave la circulation des marchandises, le chemin de fer d’Aspinwall est encore la providence du pays. Il occupe, avec un salaire de 5 francs à 7 fr. 50 cent, par jour, toute une population flottante de nègres, d’Européens, d’Américains répandus sur tout le parcours. Dans la ville, il a pour ouvriers permanens trois ou quatre cents individus sur trois mille, et il enrichit tous les autres par le commerce. Son action d’ailleurs est universelle et se fait sentir d’un bout à l’autre du versant occidental de l’Amérique. C’est grâce à lui que la compagnie anglaise de Southampton et les compagnies rivales de New-York ont pu organiser des services de steamers qui vivifient toutes ces côtes, et régularisent les relations du Pacifique avec-les États-Unis et avec l’Europe. Ce sont là des titres de premier ordre qu’on ne peut passer sous silence, et si le chemin de fer de Panama paie chaque année 40 ou 60 pour 100 à ses actionnaires, il ne leur donne que la juste rémunération d’une courageuse initiative, dont les résultats toujours grandissans témoignent des bénéfices promis à de plus vastes entreprises.

Il faut, du reste, lui rendre cette justice qu’il ne mérite plus aujourd’hui les appréhensions dont il fut l’objet dans le principe. Construit d’abord à la hâte, dans des conditions singulièrement difficiles, il a été le théâtre de nombreux sinistres ; encore avait-il fallu sacrifier bien des vies d’hommes pour obtenir un premier passage à travers des marécages mortels, dont le sol fangeux se dérobait à toute consolidation. Les travaux ultérieurs de la compagnie ont fini par créer un véritable sol factice, et à défaut d’ouvrages d’art que le génie américain ne comporte pas, on a réalisé sur plusieurs points des améliorations considérables. C’est ainsi qu’à la station de Barbacoas, à peu près au milieu de l’isthme, des ponts de bois plusieurs fois emportés ont été remplacés par un pont de fer de 4 à 500 mètres de longueur et importé de New-York. Il ne faut cependant demander à ce chemin ni grande vitesse ni comfort ; il n’y a comme aux États-Unis qu’une seule classe pour les voyageurs, et chaque wagon doit contenir soixante personnes assises sur des sièges de bois. Rien de plus démocratique, mais on passe, et pour les soixante mille émigrans qui chaque année vont en Californie ou en reviennent par cette voie, l’essentiel est de passer. Peu d’entre eux songent même à jeter un coup d’œil sur le panorama vraiment pittoresque et parfois effrayant de la route.

Ce qui limitera néanmoins, quoi qu’on fasse, le développement de ce coin de terre, si bien placé pour servir de trait d’union aux deux océans, c’est l’insalubrité du climat. Cette insalubrité a été jusqu’ici le grand épouvantail de l’émigration ; elle a même frappé de discrédit des régions voisines, comme l’Amérique centrale, qui se trouvaient dans des conditions climatériques diamétralement opposées. La vérité est qu’à Panama comme à Aspinwall, comme sur plusieurs autres points de la côte néo-grenadine, la saison des pluies amène des fièvres intermittentes qui dégénèrent bien vite en fièvres pernicieuses dont l’effet est quelquefois foudroyant. Dès les premiers temps de la conquête, ce fléau régulier provenant de l’inondation des terres basses, qu’un soleil de feu transforme en foyers d’infection, avait donné une terrible réputation à ces parages. La ville de Porto-Bello, où se chargeaient les galions de l’Espagne, était abandonnée huit mois de l’année, sous peine de mort, par sa population de marchands et d’aventuriers. Je ne parle pas de la fièvre jaune, cet autre visiteur impitoyable, qui de temps immémorial a promené sa torche lugubre des Antilles au fond du golfe mexicain, de la Nouvelle-Orléans à La Havane. Les marais vaseux du Rio-Chagres gardent le secret de bien des victimes allemandes, irlandaises, chinoises même, dont le chiffre ne sera jamais connu. Quant à Aspinwall, il est bâti tout entier sur pilotis, le plancher des maisons élevé à un mètre du sol pour laisser libre carrière à l’inondation périodique. Il y a donc au moins deux mois de l’année où toutes les maisons plongent dans l’eau comme les kiosques chinois de la rivière de Canton, à l’exception de la chaussée du chemin de fer et de quelques autres passages nécessaires. Qu’on juge de ce que doit engendrer de miasmes délétères cette incubation de détritus végétaux et animaux par une chaleur de 30 à 35 degrés Réaumur. Telle est pourtant la double fascination de la liberté et du soleil que le séjour d’Aspinwall, en dehors même de leur intérêt, parait très supportable à ceux qui l’habitent. Je n’y ai vu, pour moi, qu’une admirable végétation, une large abondance de toutes choses, une population mélangée où le bien-être domine, et la lutte toujours sympathique de l’homme contre la nature.

Je dois ajouter, pour être fidèle à la vérité historique, qu’on y rencontre l’élite des flibustiers sans emploi à l’affût des événemens. Le colonel Kinney y passait ses journées assis sous une galerie, aspirant les fraîches brises de la mer, et combinant peut-être déjà la ridicule échauffourée qu’il devait tenter à Grey-Town trois mois plus tard. Walker y faisait de fréquentes apparitions, toujours réservé, toujours impénétrable. C’était à Colon qu’il s’était réfugié pendant une semaine après son arrestation par le commodore Paulding. Je n’avais jamais vu dans ce trop célèbre aventurier qu’un de ces exterminateurs méthodiques pour qui la vie humaine et tous les droits qui découlent de ce premier droit disparaissent devant une théorie ou un intérêt. Les informations recueillies à Aspinwall, et confirmées depuis sur le théâtre de ses exploits, n’ont pas modifié cette première impression. Sa figure même, insignifiante au premier abord, révélait le secret de ce caractère par l’éclat froid et métallique de ses yeux clairs, quand ils étaient animés par la contradiction. Il faut remonter chez nous jusqu’à Saint-Just pour trouver une personnification, encore idéalisée et grandiose, de ce type implacable. Aux États-Unis, dans la partie remuante de la nation et surtout dans les natifs du sol, on peut dire que l’absence de cœur et d’entrailles est un vice national. Il y a un abîme, sous ce rapport, entre les vieilles sociétés de l’Europe et cette race sans tradition intellectuelle et morale, pour qui la religion elle-même n’est qu’un formalisme hypocrite, ne défendant pas de brûler un esclave à petit feu[8], mais proscrivant comme un crime toute distraction musicale le dimanche. Les Américains du Nord ne semblent guère avoir depuis quelque temps qu’une préoccupation incessante et exclusive, la satisfaction d’une ambition sans limites et d’une convoitise sans contre-poids. Leur physionomie porte l’empreinte souvent maladive de cette tension dévorante, qui révèle d’ailleurs un énergique esprit. Chez les enfans mêmes, elle tarit tout élan et toute expansion de leur âge pour ne laisser subsister qu’un égoïsme sérieux et résolu, aussi étranger aux instincts de délicatesse qu’aux convenances sociales. Voilà le peuple auquel la proclamation du prétendu dogme de Monroë, « que l’Amérique appartient aux Américains, » a livré d’avance en pâture les plus belles régions du monde ! Il est facile malheureusement de prévoir l’influence d’un pareil principe dans un milieu aussi disposé à l’appliquer. Il y a des légions d’individus, de New-York à la Nouvelle-Orléans, tout prêts à jouer le rôle de Walker avec son parti-pris d’extermination, et ce qui seul a sauvé jusqu’ici l’Amérique espagnole, à défaut d’une protestation effective de l’Europe, c’est l’impuissance matérielle des États-Unis à réaliser leur gigantesque programme.


III. — SAINT-JUAN-DEL-NORTE (GREY-TOWN).

J’avais hâte cependant d’arriver à Grey-Town ; c’était là que devait commencer pour moi le véritable intérêt de mon voyage. Malgré la confiance sans bornes qui me poussait en avant, je n’étais pas sans inquiétude sur le degré d’opportunité de mon initiative. Je craignais surtout d’arriver trop tard. J’ignorais l’état du pays et la marche des événemens depuis deux mois ; je savais seulement que le général Mirabeau Lamar, nouvellement accrédité par les États-Unis auprès du gouvernement du Nicaragua, s’était empressé de reprendre le système d’intimidation de ses devanciers, MM. Solon Borland et Wheeler. Je savais qu’on discutait à Managua, sous ses yeux et sous la pression de ses menaces, ce fameux traité Cass-Irizarri, récemment envoyé de Washington, dont on ne prévoyait point alors la destinée, comparable à celle de la toile de Pénélope, et je sentais avec douleur que si les efforts du ministre américain le faisaient adopter dans sa rédaction primitive, je n’avais plus qu’à reprendre le chemin de Southampton. J’avais donc les yeux et l’esprit tournés vers le port du Nicaragua, sur l’Atlantique, où m’attendaient sans doute, avec la fin de mes incertitudes, de précieuses indications. La côte, de Navy-Bay à San-Juan-del-Norte, forme une ligne rentrante qu’on perd de vue au bout de deux heures pour la retrouver le lendemain avec son uniforme verdure de forêts vierges. C’est un des privilèges de l’Amérique centrale, — et l’Amérique centrale commence géographiquement à Aspinwall, — que cette magnifique ceinture, d’un vert d’émeraude, dont ses rives sont éternellement rajeunies, aussi bien sur le Pacifique que sur l’Atlantique. Le premier point que j’aperçus à l’horizon le lendemain du départ, avant même de distinguer le sombre bourrelet du rivage, fut le volcan de Cartago, l’Irazù. Était-ce un présage ? Ce volcan est peut-être le seul point du monde d’où l’on puisse découvrir les nappes bleues des deux grands océans, séparés cependant par un plateau de cinquante lieues de largeur et de quatre à cinq mille pieds de hauteur. En le voyant se dresser comme un phare au-dessus des sommets dentelés des montagnes de Costa-Rica, je ne pensai plus aux difficultés possibles. La côte se rapprochait insensiblement. Nous avions laissé bien loin derrière nous un archipel fameux dans les annales des boucaniers, qui sera un jour une des merveilles du Nouveau-Monde, la baie de Chiriqui. Tout à coup la forêt s’ouvrit en ligne droite à perte de vue. Un officier me nomma le Rio-Colorado, la principale embouchure du fleuve San-Juan, qui court du lac de Nicaragua à l’Atlantique. Je crus voir se développer à l’horizon un véritable bosphore presque aussi large que celui de Constantinople, et je me réservai d’examiner plus tard si ce n’était pas là l’entrée providentielle du canal interocéanique. Enfin un cap se dessina à gauche, puis, derrière ce cap, la silhouette de deux grands mâts d’un navire de guerre. Le Thames longea, pour la tourner, une bande de sable couverte de quelques constructions, au-delà de laquelle on distinguait, à travers une rade fermée, les chaumières éparses d’un humble village. Une demi-heure après, nous jetions l’ancre dans dette rade ; ayant devant nous, sur le bord d’une plage unie, resserrée par la forêt sans fin, Grey-Town, le village en question, et derrière, la pointe de sable (punta arenas) qui barre son port, et qui était encore occupée par les établissemens de l’ancienne compagnie de transit. Nous arrivions le 14 mars, à trois heures, vingt-six jours après nôtre départ de Southampton. Or nous étions restés quatre jours à Saint-Thomas, douze heures à Sainte-Marthe et à Carthagène, et trente-six heures à Aspinwall, en tout six jours de perdus, sans compter les détours de la route. N’est-ce pas dire qu’un service direct, affranchi de ces relations compliquées, sans autre mandat que celui d’aller au plus court, n’aurait pas de peine à mettre l’Amérique centrale à dix-huit ou vingt jours de Paris[9] ?

Le Thames avait été signalé depuis longtemps. A peine mouillé, et tandis que je cherchais au fond du port l’embouchure invisible du fleuve San-Juan, étonné de l’aspect chétif de la ville, mais charmé de son encadrement de forêts, deux ou trois embarcations se détachèrent de la rive et se dirigèrent vers le navire. Je descendis dans la première qui se présenta, et je dis au mulâtre qui tenait le gouvernail de la conduire au wharf de M. Jean Mesnier.

— Au wharf de don Juan ! C’est entendu, monsieur, répondit le pilote.

Quand nous approchâmes, deux personnes sortaient d’une maison voisine dans la tenue toute blanche et peu cérémonieuse de ces latitudes. Le mulâtre les appela en leur annonçant qu’un gentleman français les demandait. Elles s’approchèrent aussitôt. Je me levai, et j’allais me faire connaître, quand l’une d’elles, M. Antonin de Barruel, que je n’avais jamais vu, me tendit la main en me saluant de mon nom et en m’assurant que j’étais attendu avec impatience. Une première avance de la fortune me mettait ainsi tout de suite en présence d’un des hommes les plus distingués de la société centro-américaine. M. Antonin de Barruel avait trente ans à peine, une figure marquée du type espagnol, une santé débile ; mais il était honoré de la confiance du général Martinez, le nouveau chef du gouvernement nicaraguien, et la considération générale que lui avaient value ses grandes qualités l’avait porté depuis longtemps à la présidence du conseil électif de Grey-Town. Parlant et écrivant également toutes les langues usitées dans le pays, y compris le mosquite, dévoué d’instinct à toutes les grandes causes, d’une modestie qui n’était égalée que par son application, aimant la France malgré son abandon et la nationalité centro-américaine malgré ses fautes, il devait devenir pour moi un ami fidèle et un incomparable auxiliaire. Avec M. Antonin de Barruel et son compagnon, M. Jean Mesnier, étaient arrivés d’autres habitans, Espagnols, Anglais, Américains. Un quart d’heure après, toute la ville savait que « le plus dévoué défenseur de l’indépendance centro-américaine » venait de débarquer. Les suppositions se donnaient pleine carrière, et les circonstances prêtaient aux interprétations les plus erronées. Je fus obligé, pour y mettre un terme, de me composer un rôle tout inoffensif. J’étais un simple explorateur, un curieux, un naturaliste avide de pays nouveaux, désireux d’enrichir la science par des collections ou des découvertes. Je m’intéressai à toutes les singularités locales, j’interrogeai les hommes spéciaux, je commençai même un embryon de musée, ce qui devait du reste me donner l’occasion de faire connaître à la France un pays dont elle savait à peine le premier mot. Cette ruse innocente réussit aussi bien que le permettait l’état des esprits, et détourna surtout complètement l’attention de la question du canal[10] .

Pour apprécier sainement la position qui m’était faite, il faut se souvenir que plusieurs mois auparavant sir William Gore Ouseley avait été chargé par le cabinet anglais d’une mission spéciale dans l’Amérique centrale. L’annonce de cette mission avait produit un grand effet aux États-Unis, où le traité Clayton-Bulwer était déjà battu en brèche par les démocrates, et où l’on avait hâte de voir l’Angleterre renoncer à ses prétentions sur le Honduras et sur la Mosquitie. Elle avait surtout été accueillie avec une grande satisfaction dans les malheureux pays que l’invasion flibustière avait dévastés, parce qu’elle y apportait une promesse implicite de garantie et de protection. Et comme chez ces peuples de race latine aucune réglementation de leurs droits et de leurs intérêts ne saurait avoir lieu sans le concours de la France, toute l’Amérique avait supposé, avec la logique des esprits jeunes, que la France allait envoyer, elle aussi, un négociateur dans le pays, pour agir de concert avec le plénipotentiaire de la Grande-Bretagne. On était alors dans toute la ferveur de l’alliance anglo-française, que venaient de cimenter les triomphes de la question d’Orient, et il était naturel de penser que les deux inséparables ne se sépareraient pas dans le règlement de la question d’Occident, la plus grosse peut-être de l’avenir.

L’opinion, qui voit toujours plus juste que les gouvernemens, s’attendait donc à une nouvelle manifestation de l’entente cordiale sur le terrain le plus favorable à son développement, lorsque mon nom, jusque-là obscur, se trouva tout à coup mêlé à ces grands intérêts, grâce aux besoins d’excitement de la presse américaine, dont les étranges déductions avaient pénétré jusqu’au Nicaragua. Sans consistance apparente, les rumeurs propagées par les journalistes américains puisaient une certaine vraisemblance dans mes travaux antérieurs, ou plutôt dans les sympathies nationales que ces travaux m’avaient values. Quand les peuples souffrent d’ailleurs, ils acceptent aveuglement toute illusion qui répond à leurs besoins. Or l’Amérique centrale sortait à peine d’une crise désespérée où son désespoir seul l’avait sauvée. Grenade n’existait plus. Les villes de Rivas et Managua étaient à moitié détruites. Toutes les familles de Costa-Rica portaient le deuil. Le dixième de la population de Nicaragua avait péri ; toutes les grandes propriétés avaient été ravagées : ni armée, ni munitions, ni commerce, ni industrie, ni ressources d’aucune espèce pour réparer tant de pertes, mais la menace constante de nouvelles invasions que le général Mirabeau Lamar semblait tenir en réserve, et que le désaveu du commodore Paulding devait encourager. Cette situation explique la réception qui me fut faite. C’est à la France que cette réception s’adressait, et c’est à la France qu’on accorda, six semaines après, cette concession de Rivas, qui comprenait, selon la parole même de mes adversaires, le plus magnifique monopole du monde.

Je devais rester trois ou quatre jours à Grey-Town, car, dans l’état des communications avec Costa-Rica, il fallait attendre qu’on eût envoyé des chevaux ou des mules de San-José. J’acceptai donc la double hospitalité de M. Antonin de Barruel et de don Juan. Ce dernier avait, disait-il, une chambre à ma disposition, luxe énorme dans ces parages. Je m’y fis conduire immédiatement. La maison faisait face à la mer, au bout du wharf même où j’avais débarqué. Je montai un escalier en bois, j’arrivai sur une galerie extérieure ; on ouvrit une grosse porte verte et deux fenêtres latérales fermées comme la porte, et je me trouvai sur le plancher nu d’un grenier couvert par un toit aigu de feuilles de palmier : c’était la fameuse chambre qui m’était destinée, la seule qu’on pût trouver dans la ville depuis le bombardement de 1854.

J’avoue que je fus un peu désappointé. Ce grenier d’une maison en planches, ouvert à tous les vents, sans vitres[11], sans jointures, sans meubles, me parut un assez triste séjour. Et puis j’avais l’imagination pleine de récits effrayans, de serpens trouvés sous les lits, de bêtes venimeuses pullulant dans les habitations, et mon nouveau domicile me semblait admirablement disposé pour servir de refuge à ces hôtes malfaisans. Je n’avançais donc qu’avec une certaine hésitation. Le toit semblait à peine appuyé sur le bord du plancher, et les interstices étaient assez larges pour livrer passage aux plus gros boas. Je finis cependant par me rassurer. La brise de mer m’apportait d’ailleurs des fraîcheurs très appréciées sous ces heureux climats. Je m’arrêtai un moment sur la galerie pour jouir du coup d’œil de la baie, et, après avoir déposé mes bagages sur le plancher qu’on venait de balayer, je me laissai conduire pour dîner à l’autre bout du village, dont je pus ainsi connaître tout l’ensemble. Qu’on se figure une pelouse du bois de Boulogne, grande comme le Pré-Catelan, et bordée d’un côté par la mer, de l’autre par une forêt tropicale inaccessible : tel est l’emplacement de San-Juan-del-Norte. Sur cette pelouse, on a tracé deux ou trois rues parallèles au rivage, dont la première seulement est garnie de maisons dans toute sa longueur. Ces maisons, il faut le dire tout de suite, sont des baraques en planches couvertes en chaume de palmes et d’une construction tout à fait primitive. Ainsi l’ont voulu les destins, représentés par le génie destructeur des Yankees. Ni plafonds, ni fenêtres, ni meubles autres qu’un lit de sangle sans matelas, une table, quelques chaises américaines et un moustiquaire. Sauf quelques rares maisons particulières plus comfortables, blanchies à la chaux et distribuées à l’européenne, ces baraques sont des magasins ou plutôt des bazars ou se rencontrent les produits les plus usuels de l’Europe et des États-Unis, mais des produits sans acheteurs depuis cinq ou six ans, grâce à la destruction du transit par Walker et à l’absence de communications régulières avec l’intérieur. On devine les conséquences d’un pareil état de choses sur une place qui ne peut vivre que par le commerce. On dirait au premier abord un village abandonné. Les rues sont toujours vertes, sans poussière ni boue. La population, qui avait atteint un millier d’âmes, n’en compte plus aujourd’hui qu’environ six cents, et sans l’espérance qu’elle conserve de voir s’ouvrir bientôt la grande communication interocéanique, transit ou canal, il est douteux qu’il restât un seul Français sur ce coin de l’Amérique, que Colomb a touché en 1502 à son dernier voyage, et qui sera peut-être un jour une cité de premier ordre.

Quand je rentrai le soir dans la chambre dont j’avais pris possession, j’y retrouvai mes vagues inquiétudes. On m’avait dressé au milieu un lit de sangle sans moustiquaire. Je fis le tour de mon grenier, une bougie à la main, je visitai tous les coins avec la préoccupation d’un homme qui croit rencontrer partout des couleuvres et des scorpions, et quoique je n’eusse rien trouvé que des araignées, je ne me couchai pas sans un frisson involontaire. Peu à peu cependant, ma résolution ordinaire prenant le dessus, et ne sentant d’ailleurs ni moustiques, ni moucherons, ni contact glacé ou venimeux, je finis par m’endormir au croassement de plusieurs milliers de grenouilles qui habitaient la rivière. En me réveillant le matin, il me sembla me souvenir que la maison avait tremblé plusieurs fois. Un coq chantait sous la galerie. Le jour m’arrivait par les fentes des portes et par les points d’appui à claire-voie de la toiture, dont le treillage de bambou tamisait la lumière. Il était six heures, et je n’avais senti ni chaleur ni fraîcheur. Il me semblait que j’aspirais un souffle printanier plus doux, plus calmant, plus égal qu’en France. Je n’avais éprouvé pendant la nuit aucune de ces inquiétudes nerveuses, aucun de ces changemens d’air ambiant qui rendent nos nuits d’été souvent si fatigantes. Mon sommeil avait été un véritable sommeil sans rêve, sans agitation, et aussi sans lourdeur. Je me levai, j’ouvris la porte et les deux fenêtres, et je me trouvai sur la galerie, en face d’une nature reposée, d’une mer sans rides, d’un ciel d’opale, et n’entendant aucun de ces bruits discordans qui signalent chez nous le réveil d’une ruche humaine.

Sur le wharf de don Juan, où j’avais débarqué la veille, étaient étendues des formes blanches qui peu à peu se dégagèrent et firent leur toilette à ciel ouvert. C’étaient les équipages de quelques embarcations amarrées, population flottante mélangée de nègres et d’Indiens, dont les bongos et les pirogues constituaient la seule navigation du fleuve et du lac. Ils avaient passé la nuit sur le wharf, pêle-mêle avec quelques femmes, trop heureux d’avoir pour lit des planches ajustées, eux qui couchent indifféremment sur les bancs de leurs canots ou sur la terre dure. Leur costume se composait, pour les hommes, d’un pantalon blanc et d’une chemise, et pour les femmes, d’une ou de deux jupes blanches et d’une chemisette très décolletée et à manches courtes. Seulement, comme la chemise et la chemisette ne descendaient pas au-dessous de la ceinture, elles flottaient librement au-dessus du pantalon ou de la jupe, se prêtaient à tous les mouvemens du corps et pouvaient s’enlever à l’heure du travail. J’ai retrouvé depuis ce costume, plus ou moins modifié selon les rangs, dans toutes les parties de l’Amérique centrale que j’ai visitées, et je dois dire qu’il m’a paru réaliser l’idéal de la commodité et de la convenance hygiénique. L’existence en plein air est la seule vraie, la seule qui assure à l’homme la jouissance complète des effluves fécondes par lesquelles se renouvelle incessamment la création. Il n’est pas indifférent pour la santé, pour la vie, pour le jeu régulier de nos facultés, que tous les pores de notre enveloppe physique soient ou non en contact direct avec la lumière et ouverts à ses pénétrantes impressions. La science nous a appris par exemple qu’il y avait entre l’homme et l’arbre un échange incessant de gaz contraires, et que la feuille nous rendait généreusement en oxygène pur ce que nous lui donnions en composés de carbone utiles à sa nutrition. Qui n’a pas éprouvé les effets quelquefois spontanés de ces bienfaisantes combinaisons de la Providence ? Même en Europe, où le vêtement cependant ne s’y prête pas, une demi-journée de forêt a souvent suffi pour effacer les rides et calmer les ardeurs d’un mois d’agitations. Sous le ciel des tropiques, au milieu d’une tiède atmosphère saturée d’arômes fortifians, les membres acquièrent plus de souplesse, on se sent vivre avec plus d’intensité, et l’on est débarrassé pour toujours de mille infirmités souvent ridicules de notre civilisation condensée.

Mon hôte était venu me demander des nouvelles de ma première nuit passée sous son toit. — J’ai parfaitement dormi, lui dis-je, je n’ai trouvé aucun serpent dans mon lit ; mais il me semble que nous avons eu un tremblement de terre.

— Un tremblement de terre ! s’écria mon excellent voisin. Oh ! je sais ce que c’est. Un Indien se sera appuyé contre la maison, et elle se sera ébranlée. Il ne faut pas faire attention à ces secousses. Il suffit qu’un rat se promène, — et nous en avons beaucoup, — pour que le plancher tremble sous ses pas.

Je constatai en effet la nuit suivante que les apparences d’un tremblement de terre se produisaient à peu de frais. Quand je rentrai, à dix heures, accompagné de don Juan, qui tenait une lanterne, je trouvai l’escalier et la galerie encombrés de gens qui dormaient là comme sur le port. Je fus obligé de les déranger pour arriver jusqu’à ma chambre. C’étaient toujours des Indiens ou des mulâtres de l’intérieur et des côtes mosquites à qui don Juan donnait ainsi une facile hospitalité dont il était récompensé par un immense crédit dans les tribus. En me couchant, je les entendis se retourner, et je compris alors les secousses de la veille. La maison bâtie sans fondemens, comme toutes celles de Grey-Town, mais simplement posée à un pied du sol, sur des appuis formés de cinq ou six briques, oscillait librement à tous les souffles de l’air, et s’ébranlait tout entière au moindre contact des bêtes ou des gens.

Jusque-là, comme on le voit, je n’avais pas trop à me plaindre de mon initiation aux choses américaines. La réalité, prise sur le fait, donnait un démenti formel aux préjugés de l’ignorance et aux fantômes de l’éloignement. On m’avait annoncé un climat de feu, énervant, intolérable, assassin, et je me baignais dans une chaleur moite de 20 à 25 degrés Réaumur, incessamment rafraîchie par des brises alternées et par de légères ondées quotidiennes. On m’avait dépeint San-Juan-del-Norte et l’Amérique centrale entière comme un foyer pestilentiel, périodiquement ravagé par la fièvre jaune, et rendu inhabitable par les moustiques, les crocodiles, les trigonocéphales et d’autres fléaux de cette espèce, et je trouvais un pays sain où la fièvre jaune était inconnue aussi bien que les neuf dixièmes des maladies de l’Europe, où je n’avais pas encore eu besoin de me servir de moustiquaire, et où les plus gros serpens sont bien moins redoutables que nos petites vipères. La géographie, comme l’histoire, est pleine de ces contre-vérités qui abusent plusieurs générations. L’Amérique centrale porte la peine de son voisinage de Panama et du golfe du Mexique. On l’a jugée, sans l’avoir vue, d’après l’échantillon du Rio-Chagres ; on l’a englobée, par analogie de latitudes, dans les terribles zones de la Nouvelle-Orléans et de La Havane. Et pourtant, si j’en crois ma propre expérience et une exploration consciencieuse des deux républiques de Costa-. Rica et de Nicaragua, ce serait aussi bien l’une des régions les plus salubres du monde qu’une des plus magnifiquement douées comme température et comme produits.

Un autre problème à éclaircir, une autre contre-vérité à rectifier, l’ensablement continu du port de Grey-Town, m’avait vivement préoccupé dès le premier jour. Dans tous les anciens projets de canal interocéanique à travers le Nicaragua, ce port figure comme son entrée naturelle du côté de l’Atlantique, et il n’était venu à l’idée de personne qu’il pût être comblé par les atterrissemens du fleuve San-Juan ; mais depuis quelques années, depuis surtout l’arrêt de la navigation fluviale par la suppression du transit, ces atterrissemens avaient pris des proportions inattendues, et on s’en inquiétait en 1858 comme d’un danger pour l’avenir, s’il n’était pas conjuré par de promptes mesures. Il ne m’appartient pas de trancher la question en ingénieur. Je laisse à de plus autorisés le jugement définitif de ce procès ; mais j’ai rencontré quelquefois chez les hommes spéciaux tant de parti-pris, un si fier dédain de l’intelligence générale et un si vif besoin de voir des difficultés où il n’y en a pas, que je suis bien aise d’opposer d’avance à des conclusions techniques hasardées les conclusions plus sûres de l’observation pure et simple des faits.

La rade de Grey-Town dessine un véritable arc de cercle, vaste et sûr, presque entièrement fermé par sa corde, et au fond duquel débouche le fleuve San-Juan, ou du moins la branche la plus septentrionale de ce fleuve. La corde de l’arc se compose, dans la moitié de sa longueur, d’une presqu’île plate et boisée qui se rattache au delta par le sud, et pour l’autre moitié d’une prolongation sablonneuse de cette presqu’île allant en ligne droite vers la côte du nord. Cette bande de sable porte indifféremment dans le pays le nom de punta armas ou de punta de Castilla, et elle est devenue depuis 1850, par une concession de la ville de Grey-Town, le siège de la compagnie américaine du transit. Je voyais tous les matins, de ma galerie, sa longue ligne blanche et nue se prolonger comme une jetée naturelle parallèlement à l’horizon de la baie, enfermant dans son enceinte deux anciens vapeurs de la compagnie, plusieurs bâtimens de commerce et la frégate américaine dont j’avais aperçu de loin les grands mâts, la Susquehannah.

Au premier aspect, rien ne semblait plus heureux que cette formation successive d’une barrière continue et solide provenant évidemment de sables entraînés par le fleuve ; mais la pointe de Castilla s’allongeant chaque année de 200 ou 300 mètres, on pouvait prévoir le jour où l’entrée du port serait fermée, à moins qu’une violence subite du courant ne se fût frayé une issue nouvelle. D’un autre côté, il s’était produit dans le fleuve lui-même des changemens récens qui avaient beaucoup contribué à précipiter cet engorgement du port. On sait que le San-Juan, comme tous les grands cours d’eau, se divise, à dix lieues environ au-dessus de Grey-Town, en deux branches principales, dont l’écartement forme un large delta. La tradition est muette sur la date et la cause de cette séparation, et par conséquent de la naissance du Rio-Colorado ; mais il est certain que, depuis quelques années surtout, l’importance de cette dernière bouche, qui a l’énorme avantage de courir presque en ligne droite jusqu’à la mer, s’est beaucoup augmentée au détriment de l’autre, et que de plus, par une déviation accidentelle provenant de la position de quelques îles au-dessus de la bifurcation, la branche nord a gagné en sables et en vases ce qu’elle perdait en volume d’eau et en vitesse. Est-ce un bien, est-ce un mal au point de vue du canal futur, dont le Colorado se présente comme un magnifique tronçon de 550 mètres de large et de 4 à 7 mètres de profondeur ? Le moment n’est pas encore venu de vider ce débat ; mais on comprend qu’en s’attribuant les trois quarts ou les cinq sixièmes des eaux du fleuve, le Colorado enlevait au bras de Grey-Town l’intensité de courant dont il avait besoin pour maintenir les dimensions de sa passe, et que dès lors tout devenait possible dans un temps donné, même la transformation de la baie en marécage ou son envahissement par l’active végétation des mangliers.

Telle était la situation du port de Grey-Town dans les premiers mois de 1858, au moment où j’étais appelé à ouvrir une enquête sérieuse sur les difficultés de la navigation du San-Juan. Je fus d’abord frappé des ravages causés par la consolidation des vases, dans l’intérieur de ce vaste bassin. L’embarcation qui m’avait amené avait dû faire un long détour pour arriver jusqu’au wharf, quoiqu’elle ne tirât pas plus d’un pied et demi d’eau. L’embouchure du fleuve, ouverte au fond de l’hémicycle à la droite de la ville, était obstruée par un archipel indéfiniment prolongé, dont les mamelons de roseaux attestaient la formation récente. Jusque devant la ville s’étendait une nappe verte formée d’une espèce de nymphéas à feuilles épaisses et à fleurs bleues, au milieu de laquelle se dressaient deux ou trois îles flottantes, dont l’une portait quelques arbres et la cabane solitaire d’un Américain. Évidemment l’envasement marchait à grands pas, car du jour au lendemain les passages fréquentés devenaient plus étroits et plus enchevêtrés de plantes aquatiques. Quant à l’entrée du port au bout de la pointe de sable, elle avait encore 300 mètres de largeur et vingt-deux ou vingt-quatre pieds de profondeur ; mais les trois-ponts n’y pouvaient plus passer. Les frégates seules et les bateaux à vapeur mouillaient encore en dedans de la jetée, et on pouvait prévoir, — ce qui est arrivé en 1859, — que les steamers même de la malle royale britannique, avec leur tirant d’eau de Il mètres environ, seraient obligés de jeter l’ancre en pleine mer à deux ou trois milles du rivage.

Cependant, si ce premier coup d’œil inspirait quelques craintes, un examen plus attentif ne permettait pas le moindre doute sur l’instabilité essentielle de ces agrégations de sable ou de boue et sur le peu de résistance qu’elles offriraient à l’action d’un courant régulier artificiellement établi. Dans une ville comme Grey-Town, qui date de trente ans à peine, et dont le fils du premier colon, M. Samuel Shepherd, investi des fonctions de juge supérieur, est encore un jeune homme, on a bien vite compulsé les archives du passé. Or ces archives, représentées par des témoignages unanimes, constataient que jusqu’en 1832, et même longtemps après, on ne connaissait ni pointe de sable, ni envasemens, ni champs de roseaux, ni aucun des phénomènes qui ont si profondément altéré depuis la physionomie de cette bouche du fleuve. Don Juan me racontait qu’à son arrivée dans ce pays inconnu, vingt-cinq ans auparavant, les navires mouillaient en face de sa maison par un fond de seize à dix-huit pieds, et que, sans remonter si haut, l’escadre anglaise qui avait proclamé la domination mosquite en 1848 avait commodément manœuvré à deux encablures de la ville. J’avais précisément sous les yeux une carte hydrographique de George Peacock, de la marine britannique, qui m’indiquait à la fois les projections successives de la pointe de sable et les derniers sondages de la baie ; il en résultait que les premiers atterrissemens visibles avaient commencé en 1832, et qu’en 1848, malgré le développement rapide de la pointe, la rade entière gardait encore une profondeur moyenne de 8 mètres. Quant à la mobilité excessive de ces élémens vaseux ou arénacés, il suffisait d’un coup de rame ou de pagaye pour s’en convaincre. Mon hôte s’était ouvert, avec une simple dépense de 20 à 25 dollars, un petit canal particulier pour ses bongos à travers la prairie de nénuphars et d’îles flottantes. Tous les ans, la saison des pluies et le retour des hautes eaux déplaçaient ces alluvions d’hier et les détroits qui les séparaient, quand ils ne les entraînaient pas dans leur recrudescence. Un fait d’ailleurs bien inattendu a donné, l’année suivante, la mesure foudroyante de la puissance d’impulsion et de désagrégation du San-Juan, même réduit à son plus mince volume. Au commencement de 1859, la passe se trouvait presque comblée. Tout à coup, en pleine saison sèche et à son plus bas étiage, le fleuve fait un effort, et en deux heures il emporte non-seulement les dernières projections qui gênaient le passage, mais le milieu même du banc de sable avec les bâtimens et le matériel de la compagnie du transit, de sorte que ce promontoire, presque lapidifié par dix-huit ou vingt ans d’existence, qui semblait aussi indestructible que le continent auquel il se rattachait, a été balayé, sans convulsions, par une eau presque dormante, sur une largeur de 250 mètres, une longueur de 200 et une profondeur de 18 pieds. Qu’est-il besoin d’ajouter à une pareille démonstration ?

Pour moi donc, comme pour tous les riverains et les pilotes du San-Juan, comme pour tous les commandans anglais de ces parages que j’ai consultés, la question du dégagement du port de Grey-Town et de ses abords est une question de courant, c’est-à-dire une des plus élémentaires de l’art de l’ingénieur. Cette opinion écarte, il est vrai, les analogies impossibles qu’on voudrait établir au nom de la science, entre le régime des eaux du San-Juan et celui de certains fleuves d’Europe. Elle laisse à l’Europe ses rivières intermittentes, aujourd’hui ruisseaux, demain torrens, capricieusement épanchées à travers des lits démesurés, sur des fonds solidifiés de grès ou de calcaire, avec les difficultés traditionnelles qu’elles opposent au maintien de passes régulières, surtout dans leur lutte avec le contre-courant de nos marées. Une fois sur le sol du Nouveau-Monde, il faut renoncer, aux formules consacrées, désormais sans emploi, et dégager des vues nouvelles de l’observation intelligente de faits nouveaux. L’œuvre du bosphore américain s’affranchira ainsi des obstacles de convention dont on l’a surchargée à plaisir, pour redevenir ce qu’elle est en effet, un travail de praticiens et de machines, d’impulsion vigoureuse et d’argent, non de théories d’école et de bureaucratie.


IV. — DEUX PAGES D’HISTOIRE CONTEMPORAINE.

La première chose qu’on distingue en entrant dans la rade de San-Juan-del-Norte, c’est le pavillon mosquite dressé sur le rivage, à peu près au milieu de sa bordure de maisons ; il ressemble à celui des États-Unis, avec cette différence toutefois que les bandes sont bleues et blanches au lieu d’être blanches et rouges, et que les étoiles américaines sont remplacées par le jack anglais. La présence de ce pavillon paraîtrait singulière, surtout après les outrages qu’il a subis dans le bombardement de 1854, s’il fallait s’étonner de quoi que ce soit en Amérique. Elle rappelle, dans tous les cas, l’étrange situation faite à Grey-Town, possédée de fait par l’Angleterre, appartenant de droit au Nicaragua, assiégée moralement par les Américains, et qui, depuis dix ans, se gouverne comme une ville libre, sous la suzeraineté d’un pêcheur indien de Bluefield, que les protocoles anglais qualifient de majesté, que ses amis les Mosquites de la côte appellent familièrement king ! (roi !), et dont le frère, — une altesse royale, — venait, il y a un an à peine, m’offrir ses services à raison de 5 francs par jour.

Dieu me garde de manquer de respect aux têtes couronnées, surtout quand elles sont inoffensives ; mais je doute que l’Angleterre elle-même ait jamais pris au sérieux cette royauté de sa façon. Et pourtant c’est en son nom que s’est accompli, il y a douze ans, comme un coup de théâtre, un de ces actes spontanés d’annexion si familiers à nos voisins, la prise de possession de San-Juan-del-Norte. Il est vrai que celui-là ne leur a pas porté bonheur. Ce n’est jamais d’ailleurs impunément qu’une nation puissante donne l’exemple de l’abus de la force. L’intervention britannique de 1848 était aussi menaçante pour l’indépendance de l’Amérique centrale que le furent plus tard les tentatives violentes du flibustérisme. Elle a été le point de départ des défiances de l’opinion américaine, des colères et des excitations de la presse, des théories exclusives connues sous le nom de doctrine Monroë, et de toutes les complications qui en sont sorties, et elle est encore aujourd’hui une pierre d’achoppement pour le succès de la mission de sir William Ouseley.

J’ai dit que San-Juan-del-Norte comptait à peine trente ans d’existence, bien que la légende espagnole en fasse remonter l’origine au dernier voyage de Christophe Colomb. Jusqu’à la fin de 1847, rien n’avait encore révélé l’importance de cette ville. Le Nicaragua traversait, avec des alternatives de paix et de guerre, la crise intestine qui a bouleversé toutes les républiques hispano-américaines depuis 1821. Il n’y avait pas de transactions régulières entre l’intérieur et l’extérieur, et rarement un bâtiment de commerce s’aventurait dans ces mers ignorées. Cependant, par le seul fait de sa position au fond d’une rade naturelle et à l’embouchure d’un grand fleuve promis à de grandes destinées, la ville s’était développée peu à peu, et l’autorité du Nicaragua y était représentée par un gouverneur et par quelques soldats. Tout à coup, le 1er janvier 1848, on vit entrer dans le port trois navires de guerre anglais garnis de plus de canons qu’il n’y avait de maisons dans le village. Il en descendit un jeune homme de race indienne, en costume d’officier de marine, qu’on appelait George-Frédéric, et qu’on traitait en roi. Ce jeune homme était accompagné de M. Patrick Walker, consul-général de sa majesté britannique, et d’un nombreux état-major. Les équipages armés suivirent leurs chefs. On abattit le drapeau du Nicaragua pour le remplacer par le pavillon mosquite, que les trois frégates saluèrent de leur artillerie. On installa, au nom du roi, un gouverneur mosquite à la place du gouverneur nicaraguien. On lui donna pour conseil et pour auxiliaire un ancien officier anglais sans emploi, et les bâtimens se retirèrent, emmenant George-Frédéric à Bluefield, sa résidence officielle, après avoir exécuté sans coup férir ce changement à vue.

Cependant la conquête n’était pas définitive, et elle devait coûter cher à celui qui en avait été sans doute l’instigateur. Le gouvernement de Nicaragua, dépossédé de son unique port sur l’Atlantique, répondit à la violence par la violence. Ses troupes descendirent le fleuve, rentrèrent dans la ville, s’emparèrent des autorités mosquites, et rétablirent le statu quo antérieur. Il fallut une seconde expédition, plus sérieuse que la première, pour consolider l’usurpation. Une nouvelle escadre, qu’on avait appelée de la Jamaïque avec des troupes de débarquement, reparut devant Grey-Town, et vingt chaloupes armées de canons s’engagèrent dans le San-Juan pour remonter jusqu’à Grenade. Il fallut livrer plusieurs combats aux Espagnols, qui s’étaient fortifiés le long du fleuve. Le courage de ceux-ci ne put tenir longtemps contre la supériorité des armes anglaises, et tous leurs ouvrages furent détruits ; mais à la première de ces rencontres, au confluent du Sarapiqui, le consul-général anglais, M. Walker, fut renversé de sa pirogue et périt dans les flots, dévoré, dit-on, par un crocodile. Bref, après s’être emparé des forts Castillo et San-Carlos et avoir traversé le lac dans leurs canonnières, les Anglais arrivèrent un matin devant Grenade, où siégeait le gouvernement nicaraguien. La position était critique pour les uns et pour les autres, car si les assaillans étaient en mesure de détruire la ville, ils couraient le risque de se voir fermer le retour par un soulèvement national, comme cela était arrivé en 1780, lors d’une expédition dont Nelson faisait partie. Il en résulta un arrangement sommaire signé dans une des îles Corales, voisines de Grenade, nommée Cuba. Cet arrangement portait en substance que les Mosquites occuperaient provisoirement le port de San-Juan-del-Norte jusqu’à ce que la question de droit fût vidée. Le Nicaragua subissait ainsi le fait de l’invasion, mais revendiquait hautement sa souveraineté. C’est en vertu de ce titre unique que le pavillon mosquite flotte encore aujourd’hui sur la plage de Grey-Town, appelée ainsi par les Anglais du nom de lord Grey, qui gouvernait alors la Jamaïque. Il me paraît difficile de concilier cette convention provisoire, signée cependant sous la menace des canons de l’Angleterre, avec la prétention de ses géographes d’étendre les limites méridionales de la Mosquitie jusqu’au rapide de Machuca, et de donner ainsi au protectorat britannique les trois quarts de la superficie du Nicaragua et une partie de celle de Costa-Rica.

Quoi qu’il en soit, si ces événemens avaient passé complètement inaperçus en Europe, grâce surtout à la révolution de février, il n’en avait pas été de même aux États-Unis. Dans ce milieu ardent, où fermentaient déjà les plus audacieuses cupidités, l’occupation de Grey-Town devait soulever des tempêtes. Cet acte coïncidait d’ailleurs avec d’autres tentatives dans la baie de Fonseca qui semblaient indiquer des vues ultérieures sur l’Amérique centrale. L’opinion américaine se déchaîna contre ces empiétemens de l’Angleterre ; le Nicaragua devint aussitôt l’un des points de mire de l’activité yankee ; le gouvernement fédéral fut obligé de répondre par son attitude et ses dépêches aux susceptibilités nationales, et c’est de ce conflit des deux nations que sortit, en 1850, deux ans après l’invasion mosquite, l’arrangement connu sous le nom de traité Clayton-Bulwer, l’acte diplomatique le plus libéral du siècle, qui est devenu la charte d’indépendance et de neutralité de l’isthme américain.

On s’est beaucoup occupé dans les derniers temps de cette importante convention, à propos même de la concession du canal dont elle devait être la sauvegarde et la garantie supérieure. Elle se proposait pour but d’écarter de l’Amérique centrale toute domination étrangère et exclusive, d’en faire un territoire neutre dont tous les passages futurs, chemins de fer ou canaux, seraient neutralisés de fait et placés sous la protection active des puissances contractantes. En proclamant pour la première fois ce grand principe de la neutralité des passages, qui a été appliqué depuis à l’isthme de Suez et qui deviendra la loi de toutes les routes commerciales, l’Angleterre et les États-Unis avaient surtout en vue le bosphore américain, dont la construction semblait imminente. Une compagnie de New-York, représentée par MM. White et Vanderbilt, avait obtenu, l’année précédente, du gouvernement de Nicaragua le privilège de cette entreprise, et l’on n’attendait que les devis de l’ingénieur en chef, le colonel Childs, pour aller demander à Londres les capitaux nécessaires. Chaque nation rivale sentait dès lois le besoin de garantir les intérêts de son commerce et la sécurité de son pavillon contre les vues ambitieuses de l’autre. L’Angleterre, qui voyait poindre le génie remuant et envahisseur de la démocratie du sud, lui imposait du moins une barrière là où elle pouvait la craindre, et les Américains espéraient bien que, par suite de la reconnaissance de l’indépendance centro-américaine, Grey-Town serait évacué, le protectorat mosquite lui-même abandonné, et l’usurpation du 1er janvier 1848, sinon réparée, du moins effacée dans ses résultats.

Malheureusement les difficultés recommencèrent à l’interprétation du traité Clayton-Bulwer. L’Angleterre ne voulait à aucun prix renoncer à la bande mosquite, et si elle se montrait plus accommodante à l’égard du port de Grey-Town, elle ne se pressait pas cependant de le rendre à son légitime souverain. Il en résulta entre les deux chancelleries un échange de notes souvent très vives, et dans les masses américaines une irritation passionnée qui fut pour beaucoup dans le renvoi de M. Crampton en 1856. Pendant ces débats, MM. White et Vanderbilt, repoussés à Londres, où l’opinion ne leur était pas favorable, trouvaient plus facile et plus sûr d’ouvrir un transit d’une mer à l’autre, avec de petits vapeurs sur le fleuve et sur le lac, un service de mulets et de charrettes sur la partie terrestre de l’isthme, que de courir les risques d’une entreprise évaluée à 150 millions. Le canal fut donc abandonné après les études du colonel Childs, et le transit en question organisé en vertu d’un contrat annexe au contrat de canalisation. C’était alors une idée heureuse et un progrès réel que ce transit. Le chemin de fer de Panama n’existait point encore. Il fallait traverser l’isthme, de Chagres à Panama, à dos de mulets, avec des fatigues et des dangers mortels, qui exigeaient d’ailleurs plusieurs jours. Or le courant de l’émigration californienne commençait à réclamer une circulation plus rapide et plus sûre. La compagnie américaine construisit à la hâte une route macadamisée de six lieues de longueur sur la partie la plus étroite de l’isthme nicaraguien, de la Virgen à San-Juan-del-Sur, installa un service de bateaux à vapeur de Grey-Town à cette route par le fleuve et par le lac, réduisit ainsi à un voyage de dix-huit heures, sans fatigue et à travers un merveilleux pays, ce transit d’un océan à l’autre, qui à Panama, cent cinquante lieues plus au sud, faisait tant de victimes et coûtait si cher.

Le succès fut complet. Un document officiel constate que dès la première année d’exploitation, en 1852, le transit produisait 40 pour 100 de bénéfices nets sur un capital nominal de 12 millions 1/2 de francs, ce qui représentait 140 ou 160 pour 100 sur le capital réellement versé. La concurrence même du chemin de fer de Panama fut impuissante à arrêter ce mouvement. Le passage par le Nicaragua avait le double avantage de la salubrité et d’une réduction de quarante-huit heures sur la traversée totale de New-York à San-Francisco ; il resta le passage privilégié des Américains du Nord, et le chiffre des émigrans monta, d’année en année, de mille jusqu’à trois mille par mois. On devine les conséquences que devait avoir pour Grey-Town un pareil établissement. La ville en fut presque subitement transformée. Son commerce dut suffire non-seulement aux besoins de l’émigration, mais encore aux demandes de plus en plus nombreuses de l’intérieur, où l’or américain ramenait l’aisance et encourageait la production. Elle devint ainsi un grand entrepôt de marchandises d’Europe et des États-Unis ; sa population s’en accrut, et le transit seul aurait fait la fortune de Grey-Town sans la fatale irruption du flibustérisme.

Cette situation prospère durait depuis près de quatre années, lorsque le 13 juillet 1854, à l’instigation de M. Joseph White, président de la compagnie, et du consul des États-Unis, M. Fabens, devenu depuis l’un des séides de Walker, la frégate américaine la Cyane, capitaine Hollins, vint s’embosser tout à coup devant le port, et, après sommation aux habitans d’avoir à payer une somme énorme pour un dommage imaginaire, procéda à cet attentat inouï qu’on a appelé le bombardement de Grey-Town. On sait quel était le but de cette expédition digne d’être comparée aux plus tristes exploits des boucaniers du XVIIe siècle. Les recommandations de M. White, que M. Fabens lui-même a révélées, resteront comme un sauvage spécimen de ce caractère américain dont j’ai parlé plus haut[12]. On voulait venger la compagnie du transit des récriminations méritées dont elle avait été l’objet à l’occasion d’un assassinat commis par un de ses agens, et resté impuni. On voulait surtout faire table rase de la population et des droits existans pour ouvrir libre carrière aux besoins d’envahissement de la compagnie et à ses arrière-pensées de domination exclusive. Le gouvernement des États-Unis, dont la vraie politique n’est qu’une résultante d’intérêts privés inexorables, n’avait pas hésité à se rendre le complice de ces calculs de forbans, et c’est ainsi que du jour au lendemain, en pleine paix, une ville sans défense et toute livrée au commerce a été anéantie en deux heures, au milieu de circonstances qui ajoutent encore à l’atrocité de cette exécution.

Le mot d’ordre était de se montrer sans pitié : il fut suivi à la lettre. Le Cyane avait commencé par tirer toute la journée deux cents coups de canon et quelques bombes ; mais aucune maison ne fut atteinte. Pour réparer cette maladresse, on fit descendre l’équipage à quatre heures du soir, chaque homme muni d’une torche ou d’un seau de goudron. M. Fabens s’était mis à la tête de cette glorieuse phalange, et il ne resta bientôt plus de la ville entière et de ce qu’elle contenait qu’un monceau de cendres et de débris calcinés : 10 ou 12 millions de marchandises furent dévorés par cet ouragan de feu ; cent cinquante familles, riches la veille, se trouvèrent le lendemain non-seulement ruinées, mais sans asile et sans pain. Les deux tiers des habitans s’étaient réfugiés dans la forêt, sur le bord du San-Juan, d’où ils assistaient, serrés les uns contre les autres, à la destruction de leurs foyers. Pour comble de disgrâce, la saison des pluies débuta la nuit suivante par des cataractes tropicales qui durèrent dix-sept jours consécutifs. Soixante personnes durent rester entassées, pendant ce laps de temps, dans une pauvre cabane de chaume mesurant 30 mètres carrés, le seul édifice qui eût été oublié par les incendiaires. D’autres s’étaient enfuis dans des îles inhabitées, au fond des grands bois, au milieu des tigres et des serpens, moins à craindre pour eux que la vengeance yankee. Ce ne fut que longtemps après que cette population dispersée, éprouvée par tant de souffrances, put se bâtir de nouveaux abris auprès des décombres des anciens. L’incendie avait été si intense qu’aujourd’hui encore les débris forment des masses coagulées où les étoffes, les porcelaines, les cristaux et les objets de fer ou de cuivre semblent tordus et vitrifiés par la même fusion ; et que, dans l’imagination des victimes, il est devenu non-seulement un lugubre souvenir toujours vivant, mais encore une menace perpétuelle pour l’avenir.

Que faisait le pavillon mosquite en présence de ces terribles représailles de 1848 ? Il subissait le sort commun, se laissait fouler aux pieds, et n’a formulé depuis aucune protestation. Il y avait cependant des intérêts anglais considérables engagés dans la catastrophe, et le jack britannique n’a pas l’habitude de dédaigner le chapitre des réparations pécuniaires ; mais il s’agissait des États-Unis et non de la Grèce. Toutes les réclamations des citoyens anglais, appuyés sur les chiffres d’une enquête officielle, ont été repoussées ; un ministre de la reine a même eu le courage de déclarer en plein parlement que c’était là un fait de guerre qui ne pouvait donner lieu à aucun règlement d’indemnités, et il n’y a pas longtemps qu’une puissante maison de Liverpool s’est encore écroulée par suite des pertes qu’elle avait subies dans cet inqualifiable guet-apens

Grey-Town ne s’est jamais relevé de ce désastre. Le paiement de l’indemnité qui lui était due, et que l’enquête officielle avait déterminée, aurait eu ce double résultat de réparer le dommage matériel et de dégager la responsabilité morale du gouvernement de l’Union ; le principe même de la dette n’en à pas moins été repoussé par le congrès de Washington, et la France, qui seule avait pris l’initiative d’une honorable réclamation, n’a pas cru devoir insister après ce premier échec. La continuation du transit aurait pu, à la longue, cicatriser encore ces blessures saignantes ; mais un an ne s’était pas écoulé que Walker, devenu maître du Nicaragua, mettait la main sur les steam-boats de la compagnie américaine pour s’en faire de l’argent, et, ne trouvant personne pour les acheter assez cher, les lançait dans les hasards de ses opérations militaires. La plupart de ces vapeurs se sont perdus dans la guerre nationale. On en rencontre les charpentes informes dans le San-Juan, supportant quelquefois un îlot de verdure. J’ai failli périr en 1859 sur le dernier d’entre eux, la Vierge, surpris au milieu du lac par une explosion de chaudière. Toutes les tentatives faites depuis pour réorganiser le transit n’ont pu aboutir[13]. San-Juan-del-Norte est resté ainsi sans communications régulières avec l’intérieur, comme le Nicaragua, restait sans commerce, sans revenus publics et sans production. Ses habitans ont encore obtenu du crédit pour remplir leurs magasins ; mais depuis quatre ans ils attendent en vain des consommateurs, du numéraire, et le riche fret de retour des produits indigènes. Le mouvement du port s’en est ressenti. A peine un trois-mâts génois, espagnol ou américain, vient-il de loin en loin le visiter. Je n’y ai vu qu’un bâtiment de 150 tonneaux, l’Annetina, qui, depuis 1842, apporte chaque année à Grey-Town un chargement de vins, de liqueurs, de conserves et d’étoffes anglaises, et s’en retourne frété de cuirs secs, d’écaillés de tortue et de bois de Brésil, à défaut de surons d’indigo. Quant au pavillon français, il serait complètement inconnu dans ces parages, y compris les côtes néo-grenadines, quoique nous ayons une station des Antilles à trois cents lieues de là, si une maison de Bordeaux, mieux inspirée que ses rivales, — MM. Jules Hue et Ce, — n’expédiait chaque année à Aspinwall quatre navires chargés de produits du midi très appréciés sur ces marchés lointains, et ne prouvait ainsi tout ce que notre commerce gagnerait à des relations suivies avec l’Amérique centrale.

Telle est l’histoire d’hier de ce coin de terre si merveilleusement doté par la nature et si profondément troublé par les passions humaines. Pourquoi faut-il que l’histoire d’aujourd’hui soit encore un déni de justice et le renversement de tout ce qu’on espérait de la mission de sir William Ouseley ? Je ne sais quel génie fatal préside aux conseils des gouvernemens ; mais les solutions les plus simples, les plus évidentes, les plus loyales, sont toujours celles qui ont le moins de chances d’être adoptées par la diplomatie. J’ai raconté comment la convention de Cuba, près de Grenade, n’avait toléré l’occupation provisoire de San-Juan-del-Norte que sous la réserve de la question de droit, qui devait être vidée le plus tôt possible. Cette question n’était douteuse pour personne, pas même pour les ministres anglais. C’était bien au Nicaragua qu’appartenait traditionnellement cette porte du fleuve sur l’Atlantique, et du jour où l’on voudrait rentrer dans le droit, on ne pouvait que la restituer au Nicaragua ; mais l’Angleterre avait alors des illusions sur l’Amérique centrale : elle n’était pas impatiente d’abandonner ce qu’elle tenait, et elle semblait laisser au temps, ce grand complice des violences impunies, le soin de légitimer son illégitime agression. Peut-être aussi voulait-elle se réserver un point d’appui pour combattre les tendances envahissantes des Américains dans le bassin des Antilles et pour maintenir, au besoin par la force, la neutralité des passages. Quoi qu’il en soit, le vœu de la convention provisoire de Cuba est resté sans effet. Le pavillon mosquite, écartelé du jack anglais, flotte encore à Grey-Town. Ce n’est que dans ces derniers temps que, fatiguée de ses luttes avec les États-Unis pour un protectorat sans avantages et sans honneur, l’Angleterre a paru vouloir revenir en arrière, et la nomination de sir William Gore Ouseley comme ministre plénipotentiaire chargé de terminer enfin cet irritant débat a été regardée par l’opinion comme l’annonce officielle de l’esprit nouveau de sa politique dans l’Amérique centrale.

J’ai cru alors, comme tout le monde, que l’acte principal de cette mission devait être un traité de restitution pure et simple de la ville et du territoire de Grey-Town au Nicaragua, sous la réserve d’une déclaration de franchise du port et d’une indemnité plutôt de convenance que d’obligation pour le roi mosquite. J’espérais même que, se plaçant à un point de vue plus élevé encore, la Grande-Bretagne renoncerait à cette ridicule création du royaume mosquite, qui lui a valu tant de sarcasmes de la part des écrivains américains[14], et ferait disparaître de ses cartes la délimitation de fantaisie dans laquelle sont englobées les plus riches provinces nicaraguiennes. Sur ce terrain logique et libéral, toutes les difficultés s’aplanissaient sans qu’il en coûtât rien à sa puissance réelle. Une double satisfaction était donnée aux susceptibilités des États-Unis et aux revendications du Nicaragua. Dix ans de récriminations, de malentendus et de sourdes hostilités se trouvaient effacés d’un trait de plume. Le traité Clayton-Bulwer, dont les Américains ne voulaient plus, à cause même du protectorat mosquite, reprenait du même coup son autorité et sa force[15], et l’Angleterre pouvait avec d’autant plus de raison en réclamer le loyal accomplissement, qu’elle avait commencé par payer d’exemple en sacrifiant deux siècles de prétentions. C’était en un mot une solution digne de notre temps et de la grandeur britannique, honorable pour le négociateur chargé de la signer, féconde en sympathies et en influence morale pour le gouvernement de la reine Victoria, satisfaisante pour tout le monde, même pour sa majesté George-Frédéric, le pauvre Indien de Bluefield, car le général Martinez avait manifesté sa ferme intention de lui garantir une large indemnité, — de 25 à 30,000 francs de rentes, — en échange d’un titre sans pouvoir et d’un état sans revenu.

Cependant cette solution n’a pas été adoptée. Pourquoi ? C’est le secret d’une politique où les intérêts individuels jouent presque toujours un rôle considérable. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en arrivant au Nicaragua, où il était attendu comme un libérateur, sir William Ouseley a trouvé une pétition revêtue de soixante signatures des habitans de Grey-Town, demandant que la ville ne fût pas rendue à sa nationalité territoriale, mais fût déclarée ville libre, et que cette démarche lui a servi de prétexte ou d’occasion pour prendre une attitude qui renverse toutes les espérances hispano-américaines. Est-ce à dire qu’une pareille pétition, émanée d’étrangers, fût un titre concluant contre le Nicaragua ? Pour en apprécier la valeur, il faut savoir que l’autorité politique à Grey-Town, exercée nominalement au nom du roi mosquite, réside de fait dans un consul anglais irresponsable, dont le pouvoir s’étend jusqu’à la possession du sol, qu’il loue ou qu’il vend à son gré sans aucun contrôle. J’ignore si cet état de choses est légal, mais il a créé des intérêts qui tendent à se perpétuer. La domination mosquite a d’ailleurs, de tout temps, couvert de son manteau de faciles distributions de terrains qui ne seraient peut-être pas reconnues par une législation régulière. Tout récemment encore, au mois de décembre 1859, le commandant d’un navire de sa majesté britannique s’est fait attribuer, moyennant vingt livres sterling, la propriété de huit lieues carrées à l’embouchure du Rio-Monkey, entre San-Juan-del-Norte et Bluefield. Il est tout naturel dès lors que l’élément anglais de ces parages, encouragé dans cette voie par son consul, réclame le maintien d’une situation dont il profite, et comme d’un autre côté les Américains de Grey-Town n’aspirent qu’à fonder leur propre souveraineté sur les ruines de toutes les autres, ils n’ont pas manqué de s’associer à une manifestation qui servait leurs projets. Telle est l’explication de ces soixante signatures obtenues sur cent vingt-cinq chefs de famille.

Sir William Ouseley cependant les a prises au sérieux, sans doute parce que ses instructions étaient formelles, et toute sa conduite au Nicaragua porte l’empreinte d’un parti-pris qu’on ne saurait trop regretter. Il a d’abord présenté au gouvernement du général Martinez un traité de commerce et de protection calqué sur le traité Cass-lrizarri, c’est-à-dire sur un détestable modèle. Puis, lorsque cette première convention a été amenée à ce point qu’il ne lui manquait plus que la ratification de la reine Victoria, le ministre a fait entendre au président que cette ratification ne serait pas signée, et que par conséquent la protection de l’Angleterre ferait défaut au Nicaragua tant que celui-ci n’aurait pas signé un second traité, dont l’article principal était la reconnaissance de Grey-Town comme ville libre. Ainsi il ne s’agissait plus de restitution au légitime souverain, mais d’une renonciation de ce même souverain à des droits incontestables qu’il avait toujours réservés, même sous la pression de la force. Et on lui demandait cette renonciation, non en faveur d’un allié qui l’aurait défendu contre ses ennemis, mais au profit de ces ennemis eux-mêmes, au profit de ces aventuriers de New-York et de Mobile, contre lesquels il invoquait précisément la protection de l’Angleterre ! Il était évident que Grey-Town devenu ville libre, Grey-Town, où l’élément américain dominait déjà les élections et disposait de l’autorité municipale, serait avant un mois un dédoublement de Colon et l’un des quartiers-généraux du flibustérisme, et que, bien loin d’avoir garanti là sécurité du Nicaragua, on aurait ainsi livré sa frontière et son unique issue aux envahisseurs.

Que pouvait répondre le général Martinez à de semblables propositions ? C’est une justice à rendre à ces petits gouvernemens espagnols que, dans l’impossibilité où ils sont de lutter à armes égales, ils possèdent du moins au plus haut degré la dignité de la résistance passive. Pour le général Martinez surtout, dont le patriotisme est la grande vertu, cette résistance était un devoir de citoyen et de soldat, et il l’a rempli jusqu’au bout. Sa position pourtant était délicate et pleine de périls, car l’Angleterre d’un côté, les États-Unis de l’autre, pesaient sur ses déterminations de tout le poids de leurs navires de guerre, en permanence dans les deux mers. On lui reprochait surtout comme une folie, presque comme une trahison, la confiance qu’il avait placée un moment dans le patronage de la France, et la vanité de cette confiance étant bien constatée, il ne lui restait plus qu’à subir la loi des circonstances en échange d’une protection plus efficace. Cependant le général savait mieux que personne que du jour où Grey-Town échapperait à la fois à la souveraineté mosquite et à celle du Nicaragua, il tomberait entre les mains des États-Unis, et que du même coup le fleuve et le lac ne s’appartiendraient plus. Mieux valait alors conserver le statu quo, qui du moins fermait le passage aux flibustiers et maintenait la paix intérieure. Cette logique brutale des faits a servi de guide à sa politique, et tous les efforts de sir William Ouseley ont échoué devant la patriotique obstination d’un honnête homme, se refusant à livrer l’entrée de son pays aux ennemis acharnés qu’il avait toujours combattus.

Ne serait-ce pas le moment pour le cabinet de Londres de reconnaître enfin qu’il a fait fausse route, qu’il se prépare gratuitement un échec moral au lieu d’un triomphe ? Quel intérêt peut avoir pour l’Angleterre l’existence à l’embouchure du San-Juan d’une ville indépendante peuplée en majorité d’Américains, hostile par conséquent à son influence, et faisant cause commune avec Aspinwall, Mobile et la Nouvelle-Orléans ? Comment ne voit-on pas que la solution proposée aurait précisément pour effet immédiat de détruire cet équilibre et cette neutralité du canal futur dont le traité Clayton-Bulwer a proclamé le principe ? Les Américains, eux, ne s’y trompent pas. Leur enthousiasme pour sir William Ouseley est à la hauteur du service qu’ils en attendent. Le nouveau ministre des États-Unis à Managua, M. Dmitry, aide de tout son pouvoir au succès de son collègue, même en remettant sur le tapis la question des 30 millions[16], si souvent réclamés par son prédécesseur, le général Mirabeau Lamar. N’y a-t-il pas dans cette seule unanimité de tendances et d’action un indice accusateur contre le système suivi ? Est-il rationnel que deux diplomaties et deux nationalités s’entendent si bien dans une question où leurs intérêts sont diamétralement opposés ? Nous livrons ces réflexions au cabinet anglais. Il y a dix-huit mois que le traité de commerce et de protection reste à l’état de lettre morte faute de la ratification royale ; il y a quinze mois que le général Martinez se réfugie dans l’abstention et l’inertie pour échapper à l’alternative du ministre britannique. C’est une situation sans issue, indigne d’une grande nation et des qualités personnelles de sir William Ouseley, mais qui donne la mesure de l’étrange façon dont les affaires américaines sont comprises en Europe, aussi bien, hélas ! par la France que par l’Angleterre ; peut-être aussi justifie-t-elle à plus d’un égard la tentative sur laquelle je voudrais recueillir ici quelques souvenirs.


FELIX BELLY.

  1. A bord d’un steamer anglais, on ne peut guère se servir que des longitudes anglaises ; mais il serait bien à désirer qu’en attendant l’uniformité des poids et mesures, les nations qui lèvent des cartes s’entendissent enfin pour n’avoir qu’un même méridien, dût-on laisser à l’observatoire de Greenwich le privilège dont il est si jaloux, et que d’ailleurs, toute autre considération écartée, le seul nom de Newton lui mériterait.
  2. Cela est vrai pour l’Europe, mais non pour les Américains du Nord, qui veulent avoir un pied partout et qui ont songé à acquérir Saint-Thomas du Danemark en même temps qu’ils cherchaient à enlever la baie de Samana à la république dominicaine. L’éveil donné par la presse anglaise a ruiné le premier projet ; mais le second, celui relatif à Samana, pourrait bien être en cours d’exécution.
  3. Une de ces grandes fortunes est possédée par un M. de Rothschild, qui cependant n’appartient pas à la puissante famille de ce nom.
  4. Un expéditeur de New-York avait envoyé à Saint-Thomas jusqu’à des patins… en pleine zone torride !
  5. On a pu lire, sur Carthagène, Sainte-Marthe et la Sierra-Nevada de la Nouvelle-Grenade, d’intéressantes études de M. E. Reclus dans la Revue du 15 décembre 1859, 1er février, 15 mars et 1er mai 1860.
  6. M. Garella est mort en 1858 des suites de la terrible maladie qu’il avait contractée dans son exploration de l’isthme.
  7. On ne saurait approuver de la même façon le tarif exorbitant de 50 centimes par livre de bagages exigé pour la traversée de l’isthme au-dessus de 30 kilogrammes. Les émigrans de Californie, qui portent leur garde-robe sur leur dos et leur fortune dans un sac de cuir, n’ont point à s’en préoccuper ; mais pour les voyageurs européens, moins légers d’équipages, le prix du passage s’en trouve quelquefois plus que doublé. Un de nos compagnons, le général Ghilardi, ancien colonel italien sous Garibaldi, réfugié depuis la prise de Rome au Mexique, dut ainsi débourser un millier de francs pour ses bagages en sus des 375 franc3 de l’impôt personnel 125 francs par tête pour aller s’embarquer à Panama pour le Pérou, avec sa femme et sa fille.
  8. Il y a trois mois à peine qu’un pauvre colporteur a été brûlé ainsi, en vertu de la loi de Lynch, pour avoir distribué des écrits religieux contraires à l’esclavage.
  9. Un ingénieur hydrographe de la marine, M. Edouard Keller, a voulu se rendre un. compte exact de la durée possible des traversées de Saint-Nazaire à Grey-Town, dans l’état actuel des vitesses d’essai et des connaissances nautiques, et il est arrivé à ce résultat scientifiquement démontré, que cette durée alternait entre onze et seize jours selon la route suivie et les autres circonstances de mer. Cette enquête concluante d’un homme spécial a été publiée en 1859 sous ce titre : Notice sur la navigation transatlantique des paquebots interocéaniques, avec une carte hydrographique du parcours où les transatlantiques français doivent chercher tôt ou tard leur sillon.
  10. Un court passage d’une correspondance singulière publiée alors dans le New-York Herald mérite d’être cité comme un indice assez exact des dispositions qui m’accueillirent à Grey-Town.
    « San-Juan-del-Norte, 10 juin 1858.
    « Il est certain que M. Belly a d’autres desseins sur le Nicaragua que d’y collectionner des spécimens d’histoire naturelle pour le musée impérial. La stabilité de la Banque de France et, comme conséquence mathématique, la stabilité de la dynastie napoléonienne dépendent, on le sait, de leur crédit. Une prime de plus de 60 millions de francs sur l’or a été payée dans cette intention en 1856 et 1857 aux banquiers juifs. La France sent actuellement le besoin d’avoir dans sa dépendance un pays tributaire produisant de l’or, qui soit pour elle ce que la Californie est pour les États-Unis, l’Australie pour l’Angleterre. Aucune contrée à la surface du globe ne contient dans une même étendue de territoire de plus riches métaux précieux. Les districts de Segovia, Matagalpa et Chontalès sont couverts de mines d’or et d’argent dépassant de beaucoup en produit net les plus fameuses mines du Pérou et du Mexique. Toutes ces mines sont d’un facile accès et situées dans une contrée aussi fertile que salubre… On croit que les chefs politiques de Costa-Rica et Nicaragua, en redoublant d’efforts pour fermer récemment ces mines précieuses, avaient en vue ce grand projet Belly, qui consiste à égaliser les revenus en lingots des trois grandes puissances : la France, l’Angleterre et les États-Unis… Ainsi M. Belly n’est plus un voyageur naturaliste ! Il fait ses calculs, et trouve que l’or et l’argent peuvent circuler à Paris à 5 pour 100 au-dessous du cours actuel de la monnaie en Europe. Il économisera l’immense intérêt payé aux juifs au grand profit des propriétaires. Il s’assure immédiatement avec Costa-Rica et Nicaragua une souveraineté de 10 pour 100 sur tous les métaux précieux extraits du sol de ces contrées, ce qui donne à M. Belly le plus magnifique monopole du monde ! Il a soin de mettre sa concession sous la protection de l’empereur et insinue modestement que l’empereur établira un protectorat sur le Nicaragua, et que même il construira le canal par lui projeté autre fois. » New-York Herald du 30 juin 1858.
  11. Il n’y a dans toute la république de Nicaragua qu’une seule maison dont les fenêtres soient garnies de vitres. C’est celle d’un Anglais à Léon.
  12. Voici le texte de ces recommandations :
    « Bureaux de la ligne du Nicaragua, New-York, le 16 juin 1854.
    « A M. J, W. Fabens, agent consulaire des États-Unis à Grey-Town.
    « M. le capitaine Hollins, commandant de la corvette Cyane, part lundi. Vous verrez par ses instructions, que je transcris en marge, qu’il faut espérer que cette attitude ne s’emploiera pas à montrer la moindre pitié pour la ville et la population.
    « Si ces misérables sont sévèrement châtiés, nous pourrons prendre possession de la ville, la réédifier pour être le centre de nos affaires, y placer des fonctionnaires à nous, transférer la juridiction, et vous savez le reste.
    « Il est de la dernière nécessité que la population apprenne à nous craindre. Le châtiment lui servira de leçon. Ensuite vous pourrez vous entendre avec lui pour l’organisation d’un nouveau gouvernement et des fonctionnaires dont il doit se composer. A présent tout dépend de vous et de Hollins. Celui-ci est sûr ; il comprend parfaitement l’outrage qui a été commis ; il n’hésitera point à en tirer satisfaction.
    « J’espère savoir de vous que tout a été bien exécuté.
    « Je suis, etc.,
    « J. WHITE. »
  13. J’ai rapporté moi-même de mon second voyage un traité de transit qui donnait encore à la France ce fructueux privilège jusqu’à l’ouverture du canal interocéanique ; mais il ne s’est pas rencontré un seul financier, une seule institution de crédit qui comprit l’importance exceptionnelle de cette opération, et la déchéance est arrivée au bout de six mois, faute d’un cautionnement de 200,000 francs.
  14. Voyez notamment les ouvrages de M. Squier, le promoteur du chemin de fer du Honduras.
  15. L’article 1er du traite porte que les états contractans « renoncent à prendre ou à exercer aucun pouvoir sur les états du Nicaragua, Costa-Rica, la côte des Mosquites, et sur aucune partie de l’Amérique centrale. » Or c’est l’interprétation de cet article qui a jusqu’ici divisé les deux peuples.
  16. C’est le chiffre de l’incroyable indemnité réclamée par les États-Unis aux deux républiques de Costa-Rica et de Nicaragua pour les dommages causés aux citoyens américains établis dans le pays par l’invasion des flibustiers américains et la guerre qui en a été la conséquence !