La Question d’Orient en 1840 et 1862/02

La Question d’Orient en 1840 et 1862
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 41 (p. 949-977).
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LA
QUESTION D'ORIENT
EN 1840 ET EN 1862

II.
L’ORIENT CHRETIEN ET L’ORIENT TURC.
LA RÉACTION ANGLAISE CONTRE LE TRAITÉ DE 1856.

I. Mémoires de M. Guizot, Ve volume. — II. L’Orient rendu à lui-même, par M. Mano, Londres 1861. — III. Archives diplomatiques 1861 et 1862. — IV. Histoire du Monténégro, par M. Delarue. — V. Œuvre des écoles d’Orient, juillet 1862. — VI. Relazione del Viaggio fatto nella primavera dell’ anno 1838, dalla maesta del re Federico Augusto di Sassonia, nell’ Istria, Dalmazia e Montenegro, del Bartolomeo Biasoletto, Trieste 1841. — VII. The Ressources of Turkey, by Lewis Farley, London 1862. — VIII. La Syrie, 1840-1862, par Richard Edwards, Paris 1862. — IX. Correspondances particulières.

Je ne puis expliquer la question d’Orient telle que je la considère de nos jours et la comparer avec l’état de la question d’Orient en 1840 qu’à la condition de signaler dès le commencement la grande et manifeste différence qu’il y a en Orient entre 1840 et 1862. En 1840, il y avait encore en Orient une Turquie et un gouvernement turc; en 1862, il n’y a plus en Orient, à vrai dire, de Turquie et de gouvernement turc : il n’y a plus que l’Angleterre et le gouvernement anglais. Quelques personnes croiront peut-être que, comme j’aime peu la Turquie, je dois me féliciter plutôt que m’affliger de cette éclipse des Turcs : c’est tout le contraire. Je m’en afflige, parce que nous avons affaire maintenant en Orient à l’Angleterre au lieu d’avoir affaire à la Turquie. J’aimais mieux le défunt. Et d’abord il y avait avec lui cet avantage, c’est qu’il pouvait mourir; aujourd’hui il est quasi immortel. Si j’étais le seul à pleurer la mort de la Turquie et surtout son genre de survivance, peut-être pourrait-on douter de mon chagrin; mais il n’y a pas un seul publiciste en Occident s’étant quelque peu occupé des affaires d’Orient, il n’y a pas en Orient un seul chrétien grec ou latin qui ne sache que la Turquie n’est plus et qu’elle ne vit plus que par et pour l’Angleterre. « La Turquie, dit M. Mano dans son livre l’Orient rendu à lui-même, est anglaise de fait et turque de nom. Agriculture, finances, marine, commerce, administration, tout est entre les mains des proconsuls de la Grande-Bretagne[1]. » M. Mano, qui est Grec et par conséquent un peu passionné dans son style, n’hésite pas à dire qu’il « n’y a pas de tyrannie barbare qui ne soit préférable mille fois au protectorat ganté des gentlemen du cabinet de Saint-James[2]. » Entendons-nous : les tyrannies brutales, mais faibles, et qui peuvent mourir d’un jour à l’autre, sont préférables au protectorat ganté qui ne s’affaiblit et ne meurt pas; mais c’est en cela seulement que la tyrannie brutale vaut mieux. Si l’Angleterre prenait décidément la Turquie à sa charge, comme elle a pris l’Inde, si elle faisait une grosse pension de retraite au sultan et le dispensait de tout soin de gouvernement et d’administration, je serais homme à m’applaudir du changement. La politique y perdrait, l’équilibre européen se trouverait dérangé; mais qu’importe après tout, si l’humanité en profitait? La France aurait perdu la partie en Orient, et je pourrais m’en affliger comme Français; mais, comme chrétien et comme homme, je me réjouirais de voir une tyrannie brutale et absurde remplacée par une administration régulière et tolérante. S’il dépendait de moi de faire de la Macédoine ou de la Bulgarie, de l’Asie-Mineure ou de la Syrie, le dernier des comtés anglais, et de changer tant de mal en tant de bien, croyez-vous, quand même il faudrait glorifier Waterloo et Trafalgar, croyez-vous que j’hésitasse un moment? Je ne serais pas digne d’être chrétien si je me laissais arrêter dans cette œuvre de bénédiction par des scrupules de vanité nationale.

Nous n’en sommes pas là : les Anglais ne veulent pas faire de la Turquie un comté anglais; ils ne veulent pas même faire de l’empire ottoman leur second empire des Indes. La Turquie est trop près de l’Europe; cette annexion choquerait les puissances du continent. Dans les Indes, loin de l’Europe, sans voisins, sans surveillans, sans rivaux, l’Angleterre est à son aise pour tout faire. Sur le Bosphore, il y a trop d’yeux ouverts. Sont-ce pourtant ces yeux ouverts qui l’inquiètent? Les Anglais ont en Turquie leurs procédés de domination qu’ils préfèrent à leurs procédés de domination dans les Indes. Ils gouvernent les Turcs, et les Turcs gouvernent et administrent les chrétiens. Or c’est là ce dont je nie plains : je voudrais que les Anglais en Turquie gouvernassent et administrassent tout le monde, afin que l’humanité gagnât au moins ce que perdrait la politique.

Cette substitution en Orient de l’Angleterre à la Turquie a changé tout à fait la lace des choses. Les événemens n’ont plus leur cours naturel; les crises orientales n’ont plus leur dénoûment en Orient. L’Egypte, la Syrie, le Liban, la Grèce, la Serbie, le Monténégro n’ont plus à regarder Constantinople, mais Londres. Les Monténégrins auraient vaincu Omer-Pacha, les Serbes battraient les Turcs, la Grèce avec ses vaisseaux s’emparerait de quelques-unes des îles de l’Archipel; tous ces événemens, plus ou moins décisifs peut-être autrefois, ne le seraient pas de nos jours, parce que derrière la Turquie vaincue se trouverait l’Angleterre, qui n’est pas vaincue. La Turquie a découvert le secret d’être presque aussi redoutable qu’elle l’était au XVe et au XVIe siècle, c’est de n’être plus rien par elle-même et d’être tout par l’Angleterre. En Orient, tout est faible; l’Orient chrétien, qui naît, n’est pas plus puissant que l’Orient musulman, qui meurt, et si ces deux Orients étaient laissés à eux-mêmes, il y aurait égalité de forces : les destins suivraient leur voie naturelle. L’intervention de l’Angleterre rompt l’équilibre; elle prête sa force à la Turquie, et au lieu d’avoir devant eux quelque capitan-pacha, les marins d’Hydra auraient aujourd’hui devant eux les successeurs de Nelson. Est-ce juste? est-ce là le franc jeu des choses? Je me suis souvent laissé aller à dire aux Orientaux : «Vous comptez trop sur l’Europe, vous croyez trop que l’Europe se chargera de faire votre destinée; faites vous-mêmes votre sort, agissez par vous-mêmes. — Soit! peuvent-ils me répondre maintenant, mais au moins qu’on nous laisse agir, qu’on ne nous lie pas les bras et les jambes! On ne nous secourt pas, soit; mais qu’on ne nous entrave pas! Point d’intervention pour nous, mais point non plus contre nous ! Que l’Europe ne se mêle plus de nous ni en bien ni en mal! Laissez-nous faire nous-mêmes nos affaires; laissez-nous briser nos chaînes, dussions-nous les resserrer par l’effort que nous ferons! »

Je ne sais si je me trompe; mais il y a des jours où, considérant avec attention le nouvel état des choses créé en Orient par l’immixtion de l’Angleterre, je me dis que la résurrection de la Grèce, la fondation des états-unis du Danube, l’autonomie de la Serbie, la quasi-indépendance du Liban ne seraient plus possibles de nos jours. L’Angleterre s’y opposerait au nom de l’intégrité de l’empire ottoman, et l’Europe s’inclinerait devant cette fin de non-recevoir, non à cause de l’argument, qui est faux, mais à cause de l’avocat, qui est fort. On croit que depuis le traité de Paris de 1856 la question d’Orient a fait des progrès, parce que les droits politiques et religieux des chrétiens d’Orient ont été pour la première fois reconnus dans un traité européen. Oui, le traité de Paris a voulu favoriser les chrétiens d’Orient, et pour réaliser cette bonne pensée, il a d’une part constaté la haute valeur du hatt-humayoun, fait, disait-on, en faveur des chrétiens d’Orient, et il a d’une autre part constitué une sorte d’amphictyonat européen chargé de décider les questions qui s’élèveraient en Orient. Le hatt-humayoun n’est pas exécuté, et la clause la plus significative de ce décret, celle qui appelait les chrétiens au service militaire et qui par là établissait une égalité visible entre les chrétiens et les musulmans, cette clause s’est transformée en un impôt d’exonération, impôt obligatoire, entendez-le bien; le chrétien est forcé de s’exonérer. L’Europe a vu cette énorme violation du hatt-humayoun, par conséquent du traité de 1856; l’Europe n’a rien dit, elle a laissé faire. Ce jour-là, j’ai été persuadé que la question d’Orient, au lieu de faire des progrès, était en train de reculer, et depuis ce temps tout a justifié mes craintes.

Qu’a fait en effet l’amphictyonat européen qui siège à Constantinople? Comme c’est l’Angleterre qui y a l’hégémonie, il semble avoir suivi un plan de restauration extérieure de l’empire ottoman. Il a soumis le Liban aux fonctionnaires turcs; il a, dit-on, subordonné l’indépendance du Monténégro à la suzeraineté du sultan; il est en train de ranger la Serbie sous l’autorité de la Porte-Ottomane, et tout cela toujours au nom de l’intégrité de l’empire ottoman. Cet empire en vérité avait bien tort de ne pas vouloir entrer dans le concert européen ; il ne savait pas tout ce qu’il avait à y gagner. Il y a gagné tout d’abord le droit de ne point exécuter son hatt-humayoun. S’il avait pris devant une seule puissance européenne, devant la Russie ou devant la France, l’obligation d’exécuter son décret, il aurait été forcé de le faire; mais étant contractée envers six puissances, l’obligation n’a eu personne qui s’appliquât à en réclamer l’accomplissement. Il y a dans les fabliaux du moyen âge une bonne femme qui, lorsqu’elle menait sa vache dans son pré, la recommandait chaque jour à quelque saint particulier, et le saint défendait la vache contre le loup. Un jour la bonne femme recommanda sa vache à tous les saints, et ce jour-là la vache fut mangée par le loup :

Chaque saint s’attendait à l’autre,


dit le vieux fabliau. Le hatt-humayoun de 1856 était aussi pour son exécution recommandé à tous les saints, c’est-à-dire à toutes les puissances européennes, et c’est pour cela qu’il est resté inefficace. Le sultan n’a pas changé ses rayas chrétiens en sujets ottomans, comme il l’avait promis, et il est en train de changer ses vassaux extérieurs en sujets dépendans. Voilà ce que l’Angleterre a fait du traité de 1856; voilà comme elle l’a lait reculer de l’amélioration des chrétiens à la restauration de la Turquie.

J’ai voulu indiquer le trait caractéristique de la situation nouvelle de l’Orient avant d’arriver aux détails de cette situation. Voyons maintenant ces détails principaux, ou plutôt voyons les querelles qui ont lieu en Serbie, au Monténégro et en Syrie. Le sujet de ces querelles est partout le même : c’est partout l’Orient nouveau, l’Orient chrétien qui est attaqué par l’Orient turc; partout aussi c’est le même juge qui intervient dans le litige pour donner arrêt contre l’avenir au profit du passé, contre la chrétienté au profit de l’islamisme, et ce juge est partout l’Angleterre.


I.

Je commence par la Serbie. Il y a vingt-six ans, je descendais le Danube, et je me souviens que Belgrade fut la première ville turque que je rencontrai. Ce fut à la fois pour moi un genre de vue nouveau et une curieuse énigme : une vue nouvelle; c’était la première fois en effet que je voyais ce mélange gracieux d’arbres et de maisons que font les villes turques. J’ajoute, pour expliquer mon enchantement de cette première ville turque, que je n’y entrai point, et que je ne la vis que de loin. Les lois sanitaires m’empêchaient d’y aborder, et Belgrade gagna beaucoup à rester pour moi en perspective; mais ce beau coup d’œil m’offrit en même temps une énigme à deviner. Belgrade est une ville serbe, c’est même la vraie capitale de la Serbie; seulement cette capitale de la Serbie a une forteresse occupée par les Turcs. Supposez dans Paris notre ancienne Bastille occupée par les Anglais ou par les Autrichiens, ou bien encore supposez la caserne du Prince-Eugène et les deux grandes casernes de l’Hôtel de Ville contenant garnison russe ou prussienne : que dirions-nous d’un pareil état de choses, fut-il même établi par les traités, surtout si de temps en temps la garnison, comme pour consacrer son droit, s’amusait à faire feu sur la ville?

Belgrade, Semendria et Orschova sont les trois forteresses qui défendaient l’empire turc contre l’Autriche, Belgrade en face de Semlin, Semendria et Orschova en face du Banat autrichien et des colonies militaires. Ces trois forteresses sont en Serbie. Dans les guerres entre les Turcs et les Serbes, les Turcs perdirent les villes bâties sous ces forteresses. Les citadelles seules restèrent entre leurs mains. La paix a sanctionné cet état de choses; mais qu’est-ce qu’une paix qui laisse subsister toutes les difficultés mêmes de la guerre? Les Turcs possèdent les forteresses, et les Serbes possèdent le pays et les villes. Vous concevez quelles complications doivent naître de cet arrangement.

Au premier coup d’œil, les Turcs qui sont à Belgrade, à Semendria et à Orschova semblent un corps d’occupation; ils ont l’apparence de vainqueurs et de maîtres. Je trouve dans mes notes de voyage de 1836 qu’en fait c’étaient des prisonniers et des otages. Je me hâte seulement d’ajouter que, dans ces derniers temps, le vizirat de l’Angleterre a changé cet état de choses. Expliquons d’abord en quelques mots, et d’après nos renseignemens, l’ancienne attitude des Turcs dans les forteresses serbes; nous dirons ensuite leur nouvelle attitude, qui est un des traits caractéristiques de l’état actuel de l’Orient.

Enfermés dans les forteresses, ne pouvant rien posséder au dehors, excepté leurs maisons à Belgrade, réduits à la plus profonde misère, pouvant à peine vivre, les Turcs de Serbie défendaient par leur présence, plus que par leur vigilance et par leur activité, les forteresses confiées à leur garde, que les Serbes du reste ne songeaient pas à attaquer. Avant la grande insurrection de 1804 et l’insurrection plus décisive encore de 1815 ; les Turcs en Serbie vivaient de la dîme qu’ils percevaient sur les terres qui leur étaient données en fiefs. La victoire des Serbes avait supprimé les fiefs comme les dîmes, et le sultan, en laissant les Turcs dans les forteresses, avait oublié de remplacer ces dîmes par un revenu ou par une paie. Pauvres et en petit nombre au milieu d’une population étrangère, les Turcs, à Semendria et à Orschova, avaient senti leur faiblesse, et s’y étaient résignés. Ils avaient abjuré cet orgueil ottoman qui les avait rendus odieux aux Serbes, et ils vivaient en bonne intelligence avec leurs anciens sujets, devenus les arbitres de leur sort. Aussi la haine des Turcs devenait chaque jour moins vive en Serbie, car des Turcs, les Serbes ne haïssaient que la tyrannie, et il y a du reste dans les mœurs simples et guerrières des Turcs, hors de Constantinople, quelque chose qui convient au caractère des habitans de la principauté. A Belgrade au contraire, les Turcs ne s’étaient point, comme dans les autres forteresses, résignés à leur faiblesse. Ils étaient plus pauvres et plus misérables encore peut-être qu’à Semendria et à Orschova; mais ils y étaient plus fiers, soit que les souvenirs guerriers de Belgrade entretinssent leur orgueil, soit qu’ils sentissent ce que pourrait être cette ville, placée au confluent du Danube et de la Save. On me contait à ce sujet des traits de pauvreté et d’orgueil qui touchent à l’héroïsme ou au ridicule. On voit des Turcs rester toute la journée assis dans un café, fumant leur pipe ainsi qu’au temps de leur grandeur, ne mangeant pas faute d’argent, mais ne travaillant pas, ce qui les rabaisserait à la condition de rayas ou de sujets, comme si cette persévérance dans leur dignité de maîtres et de vainqueurs devait finir par vaincre le sort, qui se lassera plus tôt qu’eux-mêmes. Si parfois la faim l’emporte sur l’orgueil, s’ils demandent à un chrétien de les secourir, c’est du ton d’un maître qui consent à recevoir un service d’un de ses esclaves. Un jour le vieux Milosch, passant dans mie rue de Belgrade, vit par extraordinaire un Turc qui travaillait; mais dès que celui-ci l’aperçut, il quitta bien vite ses outils, s’assit par terre, barrant le passage au prince, et se mit à fumer, les jambes croisées, en le regardant d’un air de supériorité. Le prince lui fit donner sur place vingt coups de bâton, et ensuite l’aumône, dont il avait grand besoin.

L’orgueil ottoman allait bien jusqu’à mourir de faim, mais il n’allait pas jusqu’à monter la garde sur les remparts de la forteresse. Quand je descendais le Danube en 1836, nous étions un assez grand nombre de voyageurs rassemblés sur le pont du bateau à vapeur pour voir Belgrade; plusieurs d’entre nous avaient des lunettes d’approche. Nous ne vîmes pas un seul soldat, une seule sentinelle. Les murs de la forteresse, qui étaient encore en assez bon état, suffisaient seuls sans doute à la défendre, selon le jugement des Turcs. Quant à la ville, les murailles étaient presque partout détruites. A Semendria, à Orschova, même abandon sur les remparts et même silence. En voyant ce délaissement, je me demandais à quoi pouvaient servir des forteresses ainsi abandonnées. Est-ce l’empire ottoman que défendent ces forteresses? Personne ne peut le prétendre sérieusement. Pourquoi donc ne pas avoir donné aux Serbes les places qui sont sur leur territoire? Pourquoi avoir emprisonné inutilement quelques milliers de Turcs dans des citadelles isolées au milieu d’un pays ennemi? Est-ce un dernier hommage rendu à la vieille majesté de l’empire ottoman? Hommage funeste et dérisoire : l’empire ottoman a dans la Serbie et dans le courage de ce peuple un boulevard plus puissant contre l’Autriche que ne le seront jamais Belgrade, Semendria et Orschova, telles qu’elles sont aujourd’hui. Donner Belgrade à la Serbie, c’est ajouter encore à la force de ce boulevard. Avec Belgrade et les autres forteresses, la Serbie devient vraiment indépendante, et ce n’est plus la Porte qui doit craindre que la Serbie devienne vraiment indépendante. Depuis qu’elle n’a plus l’espoir de conquérir les provinces qui se sont détachées de son empire, telles que la Serbie, la Grèce, la Valachie et la Moldavie, la Porte, loin d’avoir intérêt à leur faiblesse, a intérêt à leur prospérité et à leur force, car ce sont autant de barrières qu’elle met entre elle et ses adversaires.

Ces réflexions de 1836 et de 1840 ont-elles cessé d’être justes en 1862? Oui, tout a changé sur un point en Turquie, et ce point a changé tout le reste. En 1840, on croyait et on pouvait croire que la Turquie avait renoncé à l’espérance de reconquérir les provinces qui s’étaient détachées de son empire. On n’avait affaire alors qu’à la Turquie, et on mesurait son ambition sur sa force. Il n’en est plus de même aujourd’hui qu’on a affaire à l’Angleterre agissant avec ses propres forces au nom et, dit-elle, aux droits de la Turquie. Avec un pareil procureur, il n’y a plus de mauvaise créance dans l’actif de la Turquie. Tout est bon, tout peut valoir, et de la plus mince prétention turque lord Palmerston est en train de faire une créance impérieuse en la faisant créance anglaise. Il a déjà montré dans l’affaire de dom Pacifico ce qu’on peut faire d’un mauvais dossier. II continuera tant que la Turquie n’aura affaire sous son nom qu’à la Serbie ou à la Grèce, au Monténégro ou au Liban. Il excelle à avoir raison contre les faibles; il excelle à deviner et à envenimer un vieux litige.

Voyez par exemple en Serbie : la question des forteresses dormait; il y avait là un procès de quarante ans qui n’avait aucune envie de se réveiller, et qui s’était engourdi dans le même repos que les sentinelles de Belgrade, de Semendria et d’Orschova. Qui l’a ressuscité et qui l’a rajeuni? Ce sont les Serbes qui ont commencé, disent les Turcs; ce sont les Turcs, disent les Serbes. Je vais avoir l’air de faire un paradoxe en disant que c’est lord Palmerston, et cependant j’en suis très persuadé. Il y a un fort honnête personnage de Molière, M. de Pourceaugnac, qui, dès que Sbrigani a dit que quiconque s’en prendra à M. de Pourceaugnac aura affaire à Sbrigani, devient plus brave et plus querelleur qu’il ne l’était. C’est un peu l’histoire de la Turquie depuis qu’elle sait que toutes les querelles qu’elle aura, c’est l’Angleterre qui les soutiendra. Depuis ce moment, depuis la bienheureuse interprétation de l’intégrité de l’empire ottoman donnée par l’Angleterre, depuis que la Porte sait tout ce qu’elle peut tirer de ce mot cabalistique, elle a bravement entrepris la restauration de son ancienne puissance. En même temps que le gouvernement turc s’abandonnait à la facile confiance d’une résurrection dont il n’avait pas à faire les frais, la population musulmane, se sentant encouragée et soutenue, reprenait sa vieille haine contre les chrétiens et sa vieille cruauté, de telle sorte que Constantinople se trouvait plus hardi et Damas plus fanatique. Je ne sais pas si à Belgrade les Serbes ont provoqué les Turcs, ou si les Turcs ont provoqué les Serbes; mais je suis bien sûr qu’avant le jour qui a amené l’explosion de la querelle, il y avait déjà eu à Belgrade bien des rixes et des discords entre les Turcs et les Serbes; jamais cependant jusqu’ici les Turcs de la forteresse n’avaient osé bombarder la ville. D’où vient cet accès de colère et d’orgueil qui a pris au pacha de Belgrade? De la confiance et de la présomption qu’a reprises le gouvernement turc. Il a pensé qu’il peut tout oser, puisqu’il peut dire :

Je suis fort ; j’ai bon maître.

Je ne veux certes pas imputer à l’Angleterre toutes les complications de la question de Serbie. Ce n’est pas elle qui a imposé aux Turcs et aux Serbes une contiguïté si périlleuse, ce n’est pas elle qui a créé les difficultés d’une pareille communauté ; mais c’est elle qui les a fait éclater, ce sont ses encouragemens qui ont décidé la Turquie à ne plus craindre de pousser à bout ces difficultés. Les traditions du vieux Milosch, qui ménageait les Turcs sans les craindre, les conseils de la France, la peur et la haine que les Serbes ont de l’Autriche, du côté de la Porte-Ottomane le goût de ne point se faire d’affaires, goût supérieur, pendant le règne d’Abdul-Medjid, à toutes les prétentions et à toutes les réminiscences ambitieuses, tout cela, depuis plus de quarante ans, avait tenu en suspens toutes les difficultés de la Serbie : on se disputait, on ne se battait pas. Les Turcs ne songeaient pas à réclamer le droit de bombarder Belgrade à leur fantaisie; ils ne pensaient pas non plus à envoyer un vaisseau de guerre dans les eaux du Danube pour appuyer les attaques de la forteresse de Belgrade contre la ville. Il y avait enfin un état de choses singulier, contraire à la logique, contraire à la prudence, presque impraticable; mais l’indécision et l’incertitude sauvaient tout. Les hommes étaient plus sages que les choses. Cette sagesse de la Porte a cessé le jour où elle a cru qu’elle pouvait être audacieuse avec impunité, le jour où elle a cru que la tutelle de l’Angleterre la rendait inviolable et irresponsable.


II.

Nous ne voulons résumer les démêlés de la Serbie avec la Porte-Ottomane que depuis quatre ans. La première contestation qui s’éleva en Serbie après le traité de 1856 fut plutôt européenne que turque et serbe. Au mois de décembre 1858, il y eut une révolution à Belgrade. Le prince Alexandre Georgevitch fut renversé, et le vieux Milosch, que le prince Alexandre avait autrefois détrôné, fut rappelé. La Serbie avait certes le droit de faire ce changement, car elle a une administration indépendante et nationale; elle est vassale et non sujette de la Porte-Ottomane. L’Autriche, qui voyait avec peine la déchéance d’un prince qu’elle favorisait, fit savoir au pacha de la forteresse de Belgrade que, s’il réclamait son intervention contre cette révolution, elle interviendrait à l’instant même. Cette déclaration anéantissait l’autonomie de la Serbie et le traité de 1856 : l’autonomie de la Serbie, car elle transformait le droit d’occupation que la Turquie possède à Belgrade en droit de surveillance et de direction; le traité de 1856, car l’Autriche oubliait les termes exprès de l’article 29 de ce traité: « Aucune intervention armée ne pourra avoir lieu en Serbie sans un accord préalable entre les hautes puissances contractantes. »

La France réclama contre le projet d’intervention autrichienne, et surtout contre le droit que l’Autriche s’attribuait. Elle avait mille fois raison. S’il suffisait en effet d’une crainte et d’un appel de la Turquie pour légitimer l’intervention de l’Autriche, le traité de 1856 n’existait plus; la Turquie n’était plus placée sous la garantie collective de l’Europe, garantie que le traité de 1856 avait expressément étendue aux principautés du Danube et à la Serbie : elle était placée sous le protectorat de l’Autriche, qui aurait remplacé celui de la Russie. Quand l’Autriche élevait cette prétention, c’était avant la guerre d’Italie. Elle était alors très infatuée du succès qu’elle avait eu au traité de 1856, car elle n’avait pas fait la guerre de Crimée, et c’était elle qui en avait le plus profité. Cette guerre, qui avait détruit le protectorat de la Russie en Turquie, avait du même coup détruit l’ascendant que la Russie exerçait sur l’Autriche depuis la guerre de Hongrie. Avant le traité de 1856, l’Autriche n’avait envers la Russie qu’une ingratitude impuissante; depuis ce traité, son ingratitude était devenue victorieuse. Elle jouissait donc de ce triomphe, et voulait en jouir contre ses voisins. La guerre d’Italie a détruit cette ambition ; elle a détruit l’hégémonie que l’Autriche s’arrogeait en Orient, et l’a transportée à l’Angleterre.

La question de l’intervention de l’Autriche en Serbie n’eut pas de dénoûment. Le pacha de Belgrade ne réclama pas contre la révolution serbe, et la Porte-Ottomane approuva la déchéance du prince Alexandre et l’avènement du vieux Milosch. Il ne resta de cette affaire qu’une preuve de plus du danger qu’il y a d’avoir remis aux mains des Turcs la citadelle de Belgrade, et la ville aux mains des Serbes. Il peut venir un jour où les Turcs appelleront les Autrichiens, qui viendront, diront-ils, comme alliés et comme voisins de la Turquie, et, s’emparant de Belgrade, prendront leur revanche de la vieille défaite de Joseph II.

Dans les autres démêlés de la Serbie avec la Porte-Ottomane, les grandes puissances ne sont pas intervenues; ce qui a rendu ces démêlés moins importans. Il est bon toutefois d’en dire un mot, car ils éclairent la situation du pays.

Le vieux Milosch mourut le 23 septembre 1860. Il avait demandé à la Porte de reconnaître l’hérédité du principal serbe dans sa famille. La Porte refusa cette reconnaissance; mais les Serbes déclarèrent dans une protestation solennelle qu’ils avaient le droit de conférer l’hérédité à la famille Obrenovitch, que c’était là une des conditions essentielles de l’autonomie, qu’ils possédaient depuis 1830 et qu’avait consacrée le traité de 1856. Le fils de Milosch, le prince Michel Obrenovitch, monta donc sur le trône après la mort de son père. L’assemblée nationale de 1861 proclama de nouveau cette hérédité comme « un droit dont la principauté avait fait un libre usage toutes les fois qu’elle l’avait jugé convenable, sans avoir essuyé pour cela de remontrances de la part de qui que ce soit[3]. » Cette assemblée de 1861 supprima aussi les privilèges qu’avaient peu à peu acquis les sénateurs, comme « contraires aux principes de l’autonomie nationale ainsi qu’à la loi fondamentale de l’égalité commune. » La Serbie est un état essentiellement démocratique; mais la démocratie y est naïve et sincère, et c’est ce caractère que le nouveau prince et la nouvelle assemblée se sont efforcés de conserver. Déjà en effet la Serbie, quoique encore rude et grossière, a besoin de se préserver des maux qui semblent plus particulièrement propres aux vieilles civilisations. Il y a chez ce peuple campagnard un petit monde qui veut se faire une vie à part et privilégiée aux dépens de la nation. « Il faut, disait le prince Michel dans son discours à l’ouverture de la skouptchina au mois d’août 1861, il faut que chez nous les fonctions publiques cessent d’être considérées seulement comme un moyen facile d’existence, ainsi que cela jusqu’à présent a eu lieu. J’ai entre les mains les preuves les plus claires de la manière dont beaucoup de gens envisagent les fonctions publiques : l’un sollicite un emploi parce que, dit-il, sa mauvaise santé ne lui permet pas de faire autre chose, un autre parce qu’il est embarrassé sur le choix d’un état, ce troisième parce qu’il a fait de mauvaises affaires dans le commerce, et ainsi de suite. Il faut absolument que cette funeste maladie des emplois publics disparaisse de chez nous, car, outre l’inconvénient d’augmenter les charges du trésor et celui de pousser les gens à négliger leurs affaires ou leurs travaux pour courir après des emplois auxquels ils ne sont pas aptes, il y aurait à redouter un des plus grands maux d’un état, celui d’être mal servi. — Ceux-là sont dans une grave erreur qui pensent qu’on n’a bien mérité de son pays que lorsqu’on l’a servi comme fonctionnaire. Il y a beaucoup d’autres moyens de rendre des service à notre pays, et ces services sont d’autant plus louables et plus méritoires pour celui qui les rend qu’il ne touche point de traitement. Les moyens dont il s’agit sont incontestablement l’agriculture, l’élevage des bestiaux, les professions manuelles et en général le travail[4]. »

Que dites-vous de ces paroles prononcées à Belgrade et qui peuvent avoir leur à-propos en beaucoup d’autres villes d’Europe? Rendons justice à la Porte-Ottomane : elle n’a pas soulevé de querelles diplomatiques sur les réformes intérieures que l’assemblée nationale a faites. Elle s’est contentée de les faire attaquer dans le Journal de Constantinople. Les choses n’ont pas été au-delà d’une controverse entre les écrivains de la Turquie et ceux de la Serbie.

Il y a des points pourtant sur lesquels la Porte-Ottomane contestait le droit qu’a la Serbie de réformer ses institutions intérieures. Ainsi elle réclamait contre l’organisation de U milice nationale[5], et il n’est pas difficile de comprendre ce qui dans l’organisation de cette milice chrétienne blesse le gouvernement turc, qui, malgré les solennelles promesses du hatt-humayoun de 1856, n’a pas voulu appeler les chrétiens de la Turquie au service militaire. Le gouvernement serbe repoussa vivement la prétention de la Porte-Ottomane, revendiquant hautement le droit qu’il avait de changer ses institutions intérieures et de les accommoder à ses besoins, expliquant en même temps d’une manière curieuse pour nous, peu rassurante pour la Turquie, le principe et le but de cette organisation militaire. « Vous n’ignorez pas, dit la note adressée par le ministre des affaires étrangères au chargé d’affaires de Serbie à Constantinople, l’esprit belliqueux du peuple serbe. Il est armé tout entier, et dans certaines circonstances il forme de lui-même une espèce de milice nationale. Vous n’ignorez pas non plus que ce même peuple abhorre le service régulier et la vie de caserne. » Que faire donc? Laisser à elle-même cette population armée et la dispenser comme par le passé de toute subordination et de toute discipline? Il y a là un grand danger pour l’ordre intérieur. D’un autre côté, le gouvernement, qui a déjà quelques troupes régulières, n’en a pas assez pour la défense des frontières. Il ne veut pas non plus pourtant avoir une grande armée permanente et régulière. Ici viennent quelques réflexions excellentes sur l’inconvénient des grandes armées permanentes : elles enlèvent des bras à l’agriculture, elles causent d’énormes dépenses au trésor public. L’organisation de la milice nationale prévient ces inconvéniens et suffit à tous les besoins de la Serbie. Les instincts belliqueux des Serbes sont employés et disciplinés sans être casernes; l’agriculture garde ses travailleurs, le trésor public ne s’épuise pas, et la Serbie a des soldats toujours prêts pour sa défense.

Lorsque la Turquie essayait de mettre ainsi son veto aux réformes intérieures de la Serbie, elle tentait de changer sa suzeraineté en souveraineté. Quant aux autres querelles, elle s’est renfermée dans le cercle des traités difficultueux qu’elle a avec la Serbie; mais depuis deux ans surtout, comme le remarque une dépêche du ministre des affaires étrangères adressée au chargé d’affaires de Serbie à Constantinople, au mois de décembre 1860[6], les pachas de Belgrade se sont appliqués à aigrir les difficultés contenues dans ces traités et y ont mis « un mauvais vouloir persistant et systématique, de telle sorte que nous sommes forcés de croire que cette hostilité est moins le fait personnel de tel ou tel gouverneur que la conséquence du système politique que l’on a adopté à notre égard à Constantinople. » Et le ministre serbe ajoute d’un ton de fierté qui nous plaît : « Ce n’est pas que nous redoutions, en ce qui nous concerne, les suites de cette hostilité; mais nous voyons avec regret qu’elle enflamme des passions et des haines qu’une bonne politique devrait au contraire chercher à éteindre. » On voit que nous ne nous trompions pas quand nous reportions à quelques années les commencemens de cette hardiesse qui a rendu à la question d’Orient son caractère de crise et de péril. C’est il y a deux ans qu’a commencé en Orient le vizirat de l’Angleterre. Cette date se rencontre aussi à peu près, nous regrettons de le dire, avec notre évacuation de la Syrie, exigée par l’Angleterre, consentie par l’Europe, et que par conséquent nous ne pouvions pas refuser. Cette évacuation a plus que quoi que ce soit au monde persuadé l’Orient de l’hégémonie de l’Angleterre.

Énumérons rapidement les querelles particulières que la Turquie a fait sortir de ses traités contentieux avec la Serbie :

Séjour des musulmans en Serbie hors des forteresses. — Ce séjour est contraire aux traités, contraire au hatti-cherif de 1830, qui a réglé les rapports entre la Porte-Ottomane et la Serbie, contraire à toute administration régulière et au maintien de l’ordre. C’est à Belgrade surtout qu’est la difficulté. Il y a hors de la citadelle un faubourg qu’habitent les musulmans. Le gouvernement serbe consentait à ne pas exiger l’émigration des musulmans de ce faubourg, mais il demandait qu’ils fussent soumis aux lois serbes. La Porte a refusé cet échange de concessions.

Prétention de la Porte-Ottomane de mettre dans les forteresses des garnisons composées de troupes régulières à la place des musulmans du pays. — Sauf à Belgrade, où les difficultés de la contiguïté se sont envenimées, les musulmans des forteresses intérieures de Serbie, anciens habitans du pays, vivaient en assez bonne intelligence avec les Serbes. Leur substituer des troupes régulières, c’est substituer un élément d’agitation et de lutte à un élément paisible.

Présence des troupes ottomanes, composées en grande partie de bachi-bouzouks, sur la frontière méridionale de la Serbie. — Ce n’est que depuis deux ans que les bachi-bonzouks sous prétexte d’observer la frontière serbe, la troublent et l’inquiètent. Il y a là pour les Serbes une cause de mécontentement et d’effervescence. Il faut qu’ils gardent leur frontière; il faut qu’ils repoussent à main armée les incursions des bachi-bouzouks, qui sont, on le sait, les plus indisciplinées des troupes turques. C’est une petite guerre qui peut amener la grande.

Émigration de plusieurs familles tartares dans le pachalick de Widin, tout près de la frontière serbe. — Ces familles ont été établies dans des villages bulgares, logées dans des maisons bulgares, et elles vivent aux dépens des Bulgares. Ceux-ci, effrayés et persécutés, viennent se réfugier en Serbie. De Là deux dangers : la sympathie des Serbes pour leurs frères chrétiens de Bulgarie fait qu’ils prennent parti pour les Bulgares chassés de leur patrie, et le ministre des affaires étrangères de Serbie déclare « qu’aucun gouvernement serbe n’oserait répudier et combattre une sympathie si naturelle et si vive. » L’autre danger que le ministre serbe signale sans le craindre, dit-il, pour la Serbie, c’est que cette colonisation tartare ne soit le noyau d’un cordon militaire musulman formé par la Porte entre les Bulgares et les Sorbes, c’est-à-dire entre deux populations chrétiennes. Cette colonisation musulmane n’a aussi que deux ans de date, et elle fait visiblement partie du système de résurrection agitée, mais impuissante, que l’Angleterre inspire à la Porte-Ottomane.


III.

Nous ne savons pas encore très exactement ce que la conférence tenue à Constantinople, entre les ministres des puissances signataires du traité de 1856, a décidé sur les contestations pendantes entre la Porte-Ottomane et la Serbie. Il n’y avait, à vrai dire, qu’une seule question à décider, celle des forteresses. Fallait-il les laisser entre les mains des Turcs, surtout celle de Belgrade? Toute la difficulté est là. Avec la contiguïté imposée à Belgrade aux Turcs et aux Serbes, tous deux armés et tous deux s’observant et se haïssant, la paix est impossible. Comment vouloir que le feu réside à côté de la poudre et qu’il n’y ait pas de temps en temps des explosions? Cependant l’amphictyonat de Constantinople n’a rien décidé sur cette question de Belgrade. Il a accordé, dit-on, aux Serbes que les Turcs ne pourraient résider que dans l’enceinte des forteresses; mais le faubourg musulman de Belgrade est-il compris dans cette enceinte? Il a de plus, dit-on encore, cédé aux Serbes deux forteresses de l’intérieur du pays, forteresses qui tombaient en ruine et que je ne vois pas citées une seule fois dans les documens serbes comme ayant été l’occasion de la moindre difficulté. Cette concession des deux forteresses de Soko et d’Oujitza n’a pour la Serbie qu’un avantage : c’est un précédent, et puisque l’amphictyonat européen de Constantinople a pu décider sur Soko et sur Oujitza, il pouvait et il pourra décider sur Belgrade.

Les Serbes demandaient, si l’on ne voulait pas leur remettre la citadelle de Belgrade, qu’au moins on la démolît. On a démoli dans les principautés du Danube les forteresses turques, et cette démolition a consacré l’autonomie des principautés. Pourquoi ne pas faire de même pour la Serbie? Craint-on de rendre les Serbes trop forts en leur donnant une citadelle? Eh bien! qu’on ne la donne à personne; qu’on la détruise! Les Serbes ont des citadelles naturelles pour défendre leur liberté : ce sont leurs montagnes et leurs forêts; ils s’en contentent. Ils ne souhaitent donc pas d’avoir Belgrade, mais ils demandent que Belgrade ne soit plus entre les mains de leurs vieux ennemis, depuis surtout que ces vieux ennemis ne gardent plus cette citadelle comme un dépôt ou comme un souvenir, mais qu’ils s’en font une menace et un instrument de ruine. Pourquoi ne pas profiter de cette occasion pour rendre sur ce point au Danube et à la Save leur liberté naturelle? Si l’on pouvait ôter au Bosphore sa force stratégique, peut-être l’Europe le ferait de grand cœur pour alléger la question d’Orient d’une de ses plus graves difficultés. Ce que l’Europe ne peut pas faire pour le Bosphore, elle le peut pour le Danube : en démolissant Belgrade, elle supprime la question serbe. Or n’est-il pas de son intérêt de supprimer le plus qu’elle peut de questions litigieuses? Chaque litige de moins est une chance de paix de plus.

Si j’avais à caractériser les conditions que l’amphictyonat de Constantinople a faites à la Serbie et l’attitude nouvelle qu’elles donnent à cette principauté, voici les réflexions que je ferais. D’abord la Serbie, grâce à la conférence diplomatique de Constantinople, est entrée plus avant qu’elle ne l’avait fait jusqu’ici dans le concert européen. C’est une des conséquences du traité de 1856, qui a fait entrer la Turquie et ses états secondaires dans le cercle des relations européennes, et les a soumis à la direction collective, et par conséquent très contentieuse, des cinq grandes puissances. La Serbie a-t-elle gagné, a-t-elle perdu à cette entrée dans le concert européen? On peut soutenir l’une et l’autre thèse. Elle a gagné comme les autres états secondaires de la Turquie, comme les principautés du Danube, comme le Liban, comme les chrétiens de l’Orient en général; elle a gagné en importance. La Turquie et la Serbie ne peuvent plus rien faire l’une contre l’autre sans que l’Europe s’en occupe. Il n’y a plus de question turque et serbe qui ne soit en même temps une question européenne. Mais si la Serbie a gagné en importance, elle a perdu en liberté d’action, comme la Turquie elle-même. Autrefois les états secondaires de l’empire ottoman, s’ils avaient quelque démêlé avec la Porte-Ottomane, réglaient leurs affaires avec elle par la force ou par l’intrigue. L’intrigue, de nos jours, est peut-être encore permise, quoique le cercle en soit rétréci; la force est interdite. Il ne faut pas se dissimuler que de cette façon la procédure des événemens orientaux s’est fort compliquée : ils ont des contre-coups lointains et multipliés. Nous apprenons chaque jour le nom de quelque ville inconnue de l’empire ottoman par l’agitation qu’une querelle de carrefour imprime à la politique universelle. Ne lisais-je pas dernièrement dans la Gazette d’Augsbourg qu’un soldat grec avait déserté d’une petite ville de Phocide et s’était réfugié chez les Turcs en Thessalie? Là, ne se trouvant pas bien, il était revenu en Grèce, où il avait été puni. Le ministre d’Angleterre à Athè ne savait pensé que ce soldat, qui était allé et revenu d’un pays à l’autre, était peut-être un instigateur envoyé par la Grèce en Thessalie pour pousser les Thessaliens à la révolte ; il avait informé son gouvernement, et lord John Russell avait adressé au gouvernement du roi Othon une lettre fort dure. Je ne m’étonne pas que le gouvernement anglais, s’étant chargé de la police de la Turquie, prenne connaissance des rapports de corps de garde dans tout l’Orient; mais l’aventure du soldat de Phocide, mécontent du service grec et plus mécontent du service turc, une fois signalée par la note diplomatique de lord John Russell, a dû faire l’entretien des cabinets de l’Europe, et voilà comme en Orient, à l’heure qu’il est, un Turc ne peut plus ni donner ni recevoir un coup de bâton sans que l’Occident s’en émeuve. La seconde réflexion que je veux faire sur le nouvel arrangement intervenu entre la Turquie et la Serbie, c’est que les deux parties, au lieu d’être placées en face l’une de l’autre dans une attitude plus pacifique, sont placées au contraire dans une attitude plus belligérante. Il y a de la stratégie dans le plan de conciliation adopté par l’amphictyonat de Constantinople. La Turquie abandonne deux forteresses extérieures qui étaient bloquées par l’effet de leur isolement ; mais elle concentre ses forces sur le Danube, et à Belgrade surtout. La citadelle turque va avoir une esplanade qu’elle n’avait pas; nécessairement les Serbes, de leur côté, auront un corps régulier d’observation en face de la citadelle. C’est une paix armée; les difficultés sont érigées, pour ainsi dire, en face l’une de l’autre. Dans l’ancien état de choses, tout était difficultueux assurément, mais tout était somnolent. Aujourd’hui tout est vigilant. Le duel est ajourné, mais il est réglé d’avance. Tout est organisé comme à la veille d’une entrée en campagne, et, sans vouloir faire en ce moment aucune comparaison inquiétante, je dirai que l’état de paix imposé à la Turquie et à la Serbie ressemble en petit à l’alliance entre la France et l’Angleterre, alliance à la fois très pacifique et très belligérante; car c’est la paix, mais une paix qui peut du jour au lendemain se changer en guerre. Tout est prêt pour la bataille. On me dit que c’est pour cela qu’elle n’aura pas lieu : je l’espère.


IV.

Je passe de la Serbie au Monténégro. Je trouve là aussi depuis trois ou quatre ans un nouvel état de choses, et depuis un mois un nouvel arrangement fait aussi par la diplomatie européenne.

Si la célébrité fait le bonheur, le Monténégro depuis plusieurs années déjà est en train d’être heureux. Beaucoup d’auteurs anglais, allemands et français ont parlé de ce petit pays. Le roi de Saxe, Frédéric-Auguste, l’a visité en 1838, et le narrateur de ce voyage royal, qui était plutôt, je dois le dire, un voyage de botanique que de politique, remarque que le prince qui gouvernait alors le Monténégro, Pierre Petrovitch, était un despote d’autant plus habile, qu’il savait fort habilement déguiser son despotisme. Ce Pierre Petrovitch, qui reçut le roi de Saxe dans son très modeste palais à Cettigné, mourut à la fin de 1851. C’était un poète distingué, un poète serbe, et comme la langue serbe est parlée de l’Adriatique à la Mer-Noire, et qu’un Monténégrin en Dalmatie, en Croatie, en Serbie et même en Bulgarie, comprend tout le monde et est compris aussi de tout le monde, cette réputation de poète serbe ne contribuait pas peu à l’ascendant de Pierre II et des Monténégrins parmi les Slaves.

« Les distinctions de race ou de religion, si profondément marquées en Orient, dit M. Delarue, auteur d’une courte et curieuse histoire du Monténégro, font qu’au mépris de toute division politique les populations honorent tout héros de même sang qu’elles-mêmes.» Pierre Ier du Monténégro, le prédécesseur de Pierre II, et qui mourut en 1830, était un grand prince pour tous les Slaves-Serbes, de même que Pierre II était un grand poète. « C’est par ses grands hommes que la race serbe, si divisée d’ailleurs, se reconnaît et se sent une. L’admiration et un amour commun sont les liens de ses rameaux séparés. Pierre Ier, Kara George, Milosch, sont les véritables enfans d’une patrie commune, n’empruntant rien à l’Occident, qui s’est peu soucié d’ailleurs de leurs luttes. Ils sont restés exclusivement Serbes ; mais ils sont dans toute la grande nation serbe compris de tous et accessibles à tous[7]. »

M. Delarue, que je viens de citer, fait lui-même partie de l’histoire récente du Monténégro. Secrétaire du dernier prince, Daniel Ier, il a pris une part active aux luttes du Monténégro contre les Turcs. Il ne s’y était pas épargné, et par son courage et son dévouement il méritait de périr sur un champ de bataille. Il mourut de maladie à Paris, au moment de retourner dans le Monténégro. Il était, comme le dit si bien un de ses amis, M. d’Avril, dans quelques pages émues et touchantes, il était de cette race de Français aventureux et hardis, comme il s’en trouve encore parmi nos missionnaires et parmi nos militaires. C’était aussi bien pour M. Delarue une véritable mission que cet emploi de secrétaire auprès du prince du Monténégro; il avait un peuple à soutenir et l’influence de la France à répandre parmi les Slaves. Il s’y mit de cœur, jouissant de cette aventure qui allait bien à son caractère, mais n’en attendant rien que le plaisir de l’avoir eue et d’avoir fait un peu de bien. Sa bravoure française, mais du genre calme, étonnait les Monténégrins, fort courageux de leur nature, et dans le combat de Grahovo, en 1858, comme il allait d’un groupe de Monténégrins à l’autre pour diriger leur feu, sans s’inquiéter des balles qui sifflaient à ses oreilles, c’est une légende maintenant au Monténégro « que le Français avait le don surnaturel d’écarter les balles en agitant ses mains autour de la tête comme un éventail[8]. »

L’année 1858 fut heureuse pour le Monténégro : il vainquit les Turcs, et avant même de savoir cette victoire, le gouvernement français déclara dans le Moniteur qu’il protégerait l’indépendance du Monténégro. Cette déclaration produisit un grand effet dans l’Adriatique, car elle était dirigée en même temps contre la Turquie et contre l’Autriche; c’était un des petits signes précurseurs de la guerre d’Italie. Les paroles du Moniteur furent appuyées par une escadre française envoyée à Raguse, et comme cette escadre était commandée par M. Jurien de La Gravière, l’ascendant de l’homme s’ajouta cette fois à la puissance des paroles officielles[9]. Le Monténégro a été moins heureux en 1862 qu’en 1858. Le Moniteur n’a pas parlé en sa faveur : il a été laissé à lui-même. Il ne faut pas oublier que le Monténégro est un état de 120,000 âmes. Comment pouvait-il lutter contre la Turquie, si la Turquie s’appliquait à étouffer dans le Monténégro les commencemens d’une insurrection slave, et si dans cette entreprise elle était appuyée par l’Angleterre et soutenue par l’Autriche?

Pourquoi la France en 1862 n’a-t-elle pas fait pour le Monténégro ce qu’elle avait fait en 1858? Ici nous pouvons seulement faire des conjectures. En 1858, le Moniteur déclarait que la Turquie n’avait jamais possédé le Monténégro assez longtemps pour légitimer la conquête par la durée. Il y avait eu des incursions, tantôt victorieuses, tantôt repoussées. Cela ne créait à la Turquie ni droit de souveraineté, ni droit de suzeraineté sur le Monténégro; aucun traité n’avait jamais reconnu ses prétentions. Au congrès de Paris, en 1856, le plénipotentiaire turc avait voulu faire reconnaître les titres de la Porte-Ottomane; le prince Danielo avait protesté; le congrès n’avait rien décidé, et par cela même il avait prononcé pour le Monténégro. Si le Monténégro eût fait partie de la Turquie à titre d’état vassal, le congrès de Paris aurait réglé les conditions de cette vassalité, comme il l’avait fait pour les principautés du Danube et pour la Serbie. Ne comprenant pas le Monténégro dans le traité, le congrès déclarait implicitement qu’il ne faisait point partie de la Turquie.

La condition du Monténégro est-elle changée depuis cette déclaration du Moniteur en 1858? Le Monténégro s’est-d soumis à la Porte-Ottomane? s’est-il reconnu son vassal? Non. Quand le prince Daniel fut assassiné en 1859 et que son neveu Nicolas Ier fut proclamé comme son successeur, le sultan ne contesta pas son avènement, et ne lui signifia pas qu’il devait venir lui prêter foi et hommage : il laissa les choses comme elles étaient. La Porte-Ottomane, en 1862, est devenue plus hardie; nous savons pourquoi : derrière chaque hardiesse de la Turquie, il y a un encouragement de l’Angleterre. Elle a affecté, dans les instructions qu’elle a données à Omer-Pacha, de ne plus traiter le Monténégro que d’administration particulière. Pourquoi le Moniteur alors n’a-t-il pas parlé comme il l’avait fait en 1858? Il ne l’a pas voulu sans doute. Cette volonté peut avoir deux raisons.

Quelques personnes prétendent que le Monténégro avait prêté l’oreille aux promesses de Garibaldi. On sait en effet que Garibaldi, s’annonçant comme le libérateur des peuples opprimés, avait pensé à faire une grande insurrection chrétienne en Orient pour renverser la Turquie, et, la Turquie une fois renversée, pour détruire du même coup l’Autriche, ce qui rendait Venise à l’Italie. C’était prendre évidemment le plus long. Je ne sais pas non plus ce que, dans ce plan d’insurrection orientale, devenaient les Iles-Ioniennes, et s’il leur était permis de s’annexer, comme elles le veulent, à la Grèce. L’Angleterre, qui a deux cliens, la Turquie et la révolution italienne, n’a pas voulu qu’un de ses cliens attaquât l’autre; elle n’a pas voulu que Garibaldi se fît le libérateur des nationalités qu’elle violente à Corfou et qu’elle combat en Serbie, en Bulgarie, en Macédoine, en Thessalie et en Épire. Garibaldi s’est donc rabattu sur Naples pour pousser Naples sur Rome, et il a oublié le Monténégro et la Serbie; mais dans le Monténégro et dans la Serbie le contre-ordre de Garibaldi n’est pas arrivé à temps ou n’a pas été obéi. De là, selon les personnes dont je rapporte l’opinion, les mouvemens qui ont éclaté dans les pays slaves, et dont le général hongrois Klapka a reproché publiquement à Garibaldi la conception et l’avortement[10] ; de là aussi le mécontentement de la France contre une fermentation plutôt révolutionnaire que chrétienne, plutôt italienne qu’orientale; de là le silence désapprobateur que le Moniteur a gardé cette fois envers le Monténégro.

Je donne cette explication comme elle m’a été donnée, et sans y attacher une grande importance ; elle me semble avoir pris des conversations de sociétés secrètes pour des plans arrêtés et en voie d’exécution. Je laisse donc de côté cette façon d’expliquer le silence du Moniteur. Il y a, selon moi, une manière beaucoup plus simple de comprendre pourquoi le Moniteur n’a pas cru devoir en 1862 dire un mot pour l’indépendance du Monténégro : c’est qu’il avait dit ce mot en 1858, et que, ne l’ayant pas rétracté, il n’avait pas à le répéter. J’ajoute que la Porte-Ottomane, quoique dans ses instructions elle parlât de la principauté comme d’une administration particulière, avait soin cependant de déclarer « qu’elle n’avait aucune intention tendant à modifier le statu quo dans la montagne, relativement à son administration et à son territoire[11]. » L’indépendance du Monténégro n’était donc pas expressément mise en question dans les documens émanés de la Porte. Je ne vois pas non plus que les derniers arrangemens intervenus entre la Porte-Ottomane et le Monténégro aient encore rien décidé contre cette indépendance, en parole au moins; en fait, c’est différent, et nous verrons tout à l’heure ce que la dernière convention a fait perdre au Monténégro. Continuons à signaler les différences qui se rencontrent au préjudice du Monténégro entre 1858 et 1862.

Le Moniteur de 1858 avait déclaré que la Porte-Ottomane, en cherchant à réprimer l’insurrection qui avait éclaté dans les provinces turques voisines du Monténégro, n’avait pas le droit d’envahir le district de Grahovo, occupé par les Monténégrins. « En admettant, disait le Moniteur, que, dans l’intention de la Porte, l’envahissement de ce territoire ne soit pas une attaque dirigée contre le Monténégro, il est évident qu’il peut conduire à une collision armée, et qu’il constitue tout au moins une atteinte au statu quo que la Porte, par l’organe de son premier plénipotentiaire au congrès de 1856, avait déclaré vouloir respecter. » En 1862, la question s’est posée de même. Il y a eu aussi des insurrections dans les provinces turques voisines du Monténégro, et la Porte-Ottomane, prétendant en 1862, comme en 1858, que le foyer de l’insurrection de l’Herzégovine était au Monténégro, a envahi le Monténégro, portant assurément par là une atteinte au statu quo, qu’avait maintenu le congrès de 1856. C’était bien le cas pour le Moniteur, s’il croyait, comme en 1858, que la Porte avait tort d’envahir le Monténégro, c’était le cas de parler pour le faible contre le fort. Il ne l’a pas fait. Pourquoi? Nous ne pouvons pas dire ici, comme pour l’indépendance, qu’ayant parlé en 1858 et ne s’étant pas rétracté, il n’avait plus rien à dire. L’indépendance était une de ces questions de droit qui n’ont pas besoin d’être décidées tous les matins. L’immixtion des Monténégrins dans les troubles de l’Herzégovine et l’entreprise faite par la Turquie pour punir cette immixtion sont une question de fait qui a besoin d’être jugée à mesure qu’éclatent les événemens. Il ne faut donc pas se dissimuler que le Moniteur, en se taisant cette fois sur les événemens de l’Herzégovine et du Monténégro, a semblé juger contre le Monténégro et lui donner tort.

Voilà comment nous nous expliquons le silence du gouvernement français dans cette occasion. C’est un jugement sur les événemens de l’Herzégovine et du Monténégro-, mais ce n’est pas une politesse faite à la Turquie. Ce n’est pas non plus un abandon du statu quo maintenu par le congrès de 1856 et revendiqué par le Moniteur de 1858. On dit que, dans les arrangemens intervenus entre la Porte et le Monténégro, la Turquie s’est réservé une route militaire qui coupe le Monténégro en deux. Comme le Monténégro sépare l’Herzégovine et la Bosnie, provinces turques, de l’Albanie, autre province turque, nous concevons aisément que la Turquie ait réclamé cette route; mais le Monténégro, s’il est ainsi coupé en deux par une route militaire, n’est plus indépendant, et il y a là, si nous ne nous trompons pas, une grave atteinte portée au statu quo de 1856. On prétend que la Russie a protesté contre cette clause excessive. La France a sans doute précédé la Russie dans cette protestation. Pouvons-nous en effet tolérer que la Turquie étende ainsi ses frontières ou ses atteintes du côté de l’Europe, et qu’elle étende par cela même les dangers qu’elle porte partout avec elle, danger, par exemple, d’une collision quotidienne entre les chrétiens et les Turcs. Elle est à Belgrade rangée en bataille contre les Serbes : c’est là le nouvel état de choses créé par l’amphictyonat de Constantinople, voilà pour la sécurité du Danube; elle va être sur l’offensive au Monténégro le long de sa route militaire[12], voilà pour la sécurité du littoral de l’Adriatique. Il nous reste avoir comment en Syrie elle a pris aussi l’offensive. C’est là en effet le trait caractéristique de la question d’Orient en 1862 : sur la foi de l’Angleterre, la Turquie a repris partout l’offensive, offensive au fond impuissante, qui est une taquinerie. plutôt qu’une action, qui ne peut rien créer, mais qui peut tout ébranler en Orient et même en Occident.


V.

Voici ce que je lis dans l’ouvrage de M. Farley intitulé les Ressources de la Turquie[13] : « Comme la propriété n’a depuis bien longtemps aucune sécurité sous le gouvernement ottoman et qu’il n’y a aucun établissement d’aucun genre où les capitaux puissent être déposés avec sécurité, les Syriens ont pris le parti de réaliser leurs gains sous la forme la plus précieuse et en même temps la plus portative. Aussi mettent-ils en bijoux une partie considérable de leurs richesses, et on est étonné, quand on visite les maisons et les familles des habitans du pays, de voir la quantité de diamans et de pierres précieuses que portent les femmes. » M. Farley continue en expliquant que le harem ou l’appartement des femmes est regardé comme un domicile sacré et inviolable, que c’est un lieu sûr où il n’y a pas d’exemple que le pacha et ses officiers aient osé pénétrer. Grâce à ce privilège, ce ne sont pas seulement les femmes qui y sont en sûreté, ce sont aussi les richesses qu’elles portent. M. Farley regrette que tant de capitaux soient de cette manière distraits de la circulation; mais il s’en prend à l’administration turque de ce défaut de confiance, et il a raison. Il y a là un des symptômes curieux de l’état général de la Turquie et de l’état particulier de la Syrie.

Je dois dire maintenant en deux mots pourquoi j’ai fait cette citation du nouvel ouvrage de M. Farley.

D’abord cette citation concerne la Syrie, et il est curieux de savoir quel est l’état de ce pays depuis que l’Angleterre a voulu qu’il fût rendu à la Turquie, il est curieux surtout de le savoir de la bouche d’un Anglais. J’attache, on le sait, un très grand prix aux témoignages des Anglais sur la Turquie; ils ne sont pas suspects, car la plupart des Anglais sont favorables à la Turquie, et lorsqu’ils déposent contre elle, on peut avoir foi en leurs paroles. Tout favorables qu’ils sont à la Turquie, les Anglais sont en général de fidèles serviteurs de la vérité : ils peuvent se tromper, ils peuvent avoir leurs préjugés, mais ils n’aiment pas à répéter des consignes mensongères; ils sont, fonctionnaires ou non, fort indépendans, et ils ont beaucoup d’initiative. C’est là ce qui fait qu’en dépit des efforts de lord Palmerston pour cacher la vérité à l’Angleterre sur l’état de la Turquie, j’espère toujours que la vérité se fera jour, et que l’Angleterre comprendra bientôt quelle politique inhumaine et désastreuse on lui fait suivre en Orient. Elle y gagne la haine des chrétiens d’Orient, et elle y compromet l’avenir de son commerce. Elle y favorise la corruption, la cruauté, la persécution, et son industrie n’y débite pas plus de marchandises. Elle n’y fait pas son salut et elle n’y fait point fortune.

M. Farley est un de ces Anglais chaque jour plus nombreux, grâce à Dieu, qui essaient d’éclairer l’opinion de l’Angleterre sur la mauvaise politique que son gouvernement suit en Turquie : non que je veuille faire ici de M. Farley un de ces rêveurs sentimentaux qui ne songent, comme moi, qu’à la régénération de l’Orient par l’Orient, et qui se préoccupent peu des intérêts commerciaux et industriels de l’Occident; non que M. Farley soit en Angleterre un homme de parti ou un ennemi politique de lord Palmerston. M. Farley, à prendre son livre sur les Ressources de la Turquie et les autres ouvrages qu’il a publiés sur l’Orient, n’est ni un rêveur ni un homme de parti. C’est un économiste, un financier, un statisticien qui songe surtout aux intérêts de l’Angleterre, qui voit dans la Turquie un pays mal gouverné, mal administré, mal défendu contre l’anarchie intérieure et contre les pillards du dehors, un pays sans routes, sans police, où le commerce est à la merci du brigandage, où l’agriculture est sans protection, où celui qui sème n’est pas sûr de récolter, où la propriété n’a point de garantie, et où le sol en même temps est d’une admirable fertilité, où le climat est varié et partout beau dans sa variété, placé entre les Indes et l’Europe, un pays qui a été autrefois le plus riche et le plus peuplé du monde, le vrai siège de la civilisation antique, et qui ne demande qu’un gouvernement passable pour redevenir la plus belle contrée de l’univers, car la nature a tout fait pour elle et lui a tout donné; ce sont les hommes qui le gouvernent qui lui ont tout ôté. M. Farley voit enfin dans la Turquie ce qu’elle est et ce qu’elle pourrait être en d’autres mains. Il se dit sans cesse, en voyant cette fertilité en pure perte : Quorsum perditio hœc? Potuit hoc venundari el dari pauperibus. Peut-être M. Farley ne songe-t-il pas aux pauvres : les pauvres ne sont pas de bons colonisateurs. Il songe aux hommes et aux capitaux de l’Angleterre, il songe à ce que les Anglais feraient de ce pays, et il les y appelle ; il expose à leurs yeux les ressources de la Turquie pour les attirer; il leur dit : « Fondez ici des banques, vous aurez plus de 12 pour 100; achetez là des propriétés, elles doubleront, elles quadrupleront bientôt de valeur entre vos mains. » Des banques, des comptoirs, des maisons de commerce, des manufactures, des fermes, tout cela est très beau, surtout quand tout cela est anglais; mais il y a à tout cela un préalable nécessaire, indispensable : c’est un gouvernement passable, une police suffisante, afin que les banques ne soient point pillées, que les manufactures ne soient point incendiées, que les fermes ne soient point ravagées. Or ce préalable, le trouvez-vous dans le gouvernement turc? Non, mille fois non, et cette vérité éclate à chaque ligne du livre de M. Farley.

— Patience, dit lord Palmerston au peuple anglais, je vous ferai une bonne et belle Turquie où vous pourrez commercer, labourer, négocier, fabriquer à votre aise. — Eh! mylord, voilà plus de vingt ans que vous nous promettez ce paradis reconquis! Depuis 1840, vous avez pris à votre compte l’avenir de la Turquie. Qu’est-il devenu? En quoi s’est-il amélioré? Vous avez rendu la Syrie à la Turquie en 1861 : qu’y a-t-elle gagné? Vous la lui avez encore rendue en 1861 : qu’y gagne-t-elle ? que devient-elle? Vous voulez faire vivre l’empire ottoman pour l’Angleterre, soit; mais pour qu’il vive pour l’Angleterre, il faut qu’il vive sans anarchie, sans massacres, sans armées indisciplinées, sans pachas corrompus et vénaux qui ne songent qu’à faire fortune, sans chrétiens opprimés, persécutés, désespérés. Que voulez-vous que fasse l’Angleterre d’un pays ainsi tourmenté par les vices et par les misères de sa décadence? Vous avez peut-être rêvé une Turquie que l’Angleterre exploiterait seule : c’est, grâce à Dieu, chose impossible de nos jours. La Turquie en décadence comme elle est ne peut pas plus servir à l’Angleterre qu’au reste de l’Europe; la Turquie restaurée humainement et chrétiennement par l’Angleterre ne servirait pas seulement à l’Angleterre, elle servirait à toute l’Europe.

Si je voulais prendre le livre de M. Farley pour le manifeste d’une nouvelle doctrine de l’Angleterre sur la Turquie, je dirais volontiers qu’il y a en ce moment deux tentatives anglaises de restauration pour la Turquie. Il y en a une qui est toute politique et toute diplomatique; celle-là, je la combats obstinément au nom de l’humanité et de la religion chrétienne, au nom de l’intérêt européen, que je ne sépare en aucune manière de l’intérêt anglais; c’est celle que lord Palmerston a entreprise depuis 1840. Il y a une autre tentative anglaise de restauration de la Turquie, restauration agricole, industrielle et commerciale, dont le but et les moyens sont tout différens de ceux qu’emploie la restauration politique. Je pourrais énumérer les nombreuses différences qui distinguent ces deux tentatives de restauration. Je me contente de signaler les deux principales, celles qui sont le plus caractéristiques et qui ont le plus de conséquences : l’emploi en Turquie des Européens, et l’emploi des chrétiens d’Orient.

La restauration politique, celle de lord Palmerston et de sir Henri Bulwer, occupée avant tout du soin de maintenir le gouvernement turc, en améliorant, s’il est possible, son administration, n’emploie les Européens que dans l’administration. Elle semble même parfois les y craindre, et cela tient à deux circonstances importantes : elle trouve peu d’Anglais pour entrer dans l’administration turque. L’Anglais n’est pas né pour l’administration dans le sens que nous donnons à ce mot en France. L’Angleterre ayant le malheur ou le bonheur d’ignorer l’administration, l’Anglais n’a pas le génie paperassier : il n’est pas propre aux bureaux, il a pour cela trop d’initiative et d’activité individuelle. Faute d’Anglais, la restauration politique dirigée par sir Henri Bulwer est forcée d’employer des Allemands, des Français, des Italiens, et elle s’en défie plus ou moins. Ils ont d’autres idées, d’autres intérêts que ceux de la restauration politique; de plus, ils n’aiment pas l’Angleterre, qui en général ne sait pas se faire aimer. J’ajoute qu’ils ne sont point favorables à une restauration dont le principe est de laisser les Turcs à la tête de tout, et de ne se servir des Européens que dans les rangs et les emplois secondaires.

Hors de l’administration, c’est-à-dire dans l’agriculture, dans l’industrie, dans le commerce, dans les routes à ouvrir, dans les canaux à creuser, dans toutes les grandes entreprises enfin, la restauation politique craint l’arrivée des Européens. Elle sait bien que la Turquie ne peut se régénérer que par l’activité européenne; mais, à force de se régénérer par l’Europe, la Turquie cesserait d’être turque, c’est-à-dire d’être dans la main de l’Angleterre. Chaque établissement fondé par un Européen, chaque ferme cultivée, chaque fabrique dirigée, chaque route ouverte par un Européen deviendrait une portion du pays affranchi du gouvernement turc. Ce serait un élément à part, quelque chose d’indépendant et d’actif qui troublerait et qui déconcerterait l’administration turque; ce serait un obstacle devant lequel elle se sentirait forcée de s’arrêter. Il y aurait là par conséquent quelque chose qui la désorganiserait. Mettez seulement dans une province une centaine d’Européens actifs, intelligens, résolus et appuyés sur un ou deux consuls européens qui les soutiennent au lieu d’en être jaloux; que ces Européens soient les uns fabricans, les autres constructeurs, ceux-ci agriculteurs, ceux-là commerçans : je défie le pacha turc d’être le maître. Il y a eu un moment en Turquie, avant la révolution grecque de 1821, où les Grecs étaient en train de se substituer insensiblement aux Turcs, en mettant leur activité partout d’où se retiraient l’indolence et l’insouciance turques. Il y a quelque chose de ce genre qui pourrait se faire aujourd’hui en Turquie par la substitution des Européens aux Turcs; mais ce quelque chose est la destruction politique de la Turquie et la destruction aussi de l’ascendant politique de l’Angleterre à Constantinople.

L’autre doctrine anglaise, la restauration sociale de la Turquie, a de tout autres idées et de tout autres sentimens sur l’emploi des Européens en Turquie. Cette substitution progressive des Européens aux Turcs, qui effraie l’école politique, attire et charme l’école économique. L’intégrité de l’empire ottoman, le maintien du gouvernement turc, la prépondérance des diplomates anglais à Constantinople, où ils ont l’administration turque sous leur main, sont toutes choses dont l’école économique s’inquiète peu. Des terres achetées par les Européens, des fabriques fondées par eux, des routes ouvertes par eux, voilà ce qui paraît à cette école mille fois plus important que la question de savoir si le pacha de Belgrade pourra désormais bombarder légalement la ville. Si chacune de ces deux écoles faisait sa gazette à part, voici en regard l’un de l’autre quelques passages de ces deux gazettes :

Gazette de l’école politique : « Nous avons remporté une grande victoire dans la conférence de Constantinople ; le prince du Monténégro prêtera désormais foi et hommage au sultan. »

Gazette de l’école économique : « Le domaine acheté près de Smyrne par M. P. du Devonshire a ra))porté cette année trois fois plus de blé que l’année dernière, et comme notre brave compatriote a pu construire une route assez bien empierrée de sa ferme à la mer, il n’aura pas de peine à conduire et à embarquer ses denrées. C’est une grande victoire gagnée sur l’insouciance et sur l’apathie des Turcs. »

Gazette politique : « Autre avantage obtenu contre la Russie. Nous avons fait décider que la route militaire qui coupe en deux le Monténégro, et qui anéantit ce petit peuple, aura des blockhaus. Le ministre de Russie a protesté. »

Gazette économique : « M. W., habile contre-maître dans une fabrique du Lancashire, a fondé près de Brousse une filature qui est en grande prospérité. M. Rachman, un fabricant allemand d’Elberfeld, a suivi cette année son exemple, et nous attendons aussi quelques manufacturiers de Mulhouse. Il y a place pour tout le monde ici. »

Je pourrais continuer ces deux gazettes parallèles; les faits abondent, les faits politiques dans toutes les correspondances diplomatiques de Constantinople; les faits économiques dans les Ressources de la Turquie de, M. Farley.

Le trait le plus caractéristique des deux écoles est l’usage différent qu’elles font des chrétiens d’Orient. L’école politique les repousse autant qu’elle peut; elle voit en eux les rivaux et les successeurs des Turcs. Elle les redoute et les combat. L’école économique ne s’inquiète pas de savoir si les chrétiens d’Orient ont l’ambition de redevenir des peuples et des états indépendans. Elle voit qu’ils ont de l’activité, de l’intelligence, qu’ils ont des capitaux, qu’ils sont bons commerçans; aussi, loin de les repousser, elle les appelle, elle s’en sert pour régénérer l’Orient dans son agriculture, dans son commerce, dans son industrie. Mais l’intégrité de l’empire ottoman!... Elle deviendra ce qu’elle pourra, fata viam invenient. Cela ne regarde pas l’école économique. M. Farley, par exemple, n’a pas craint de dédier son ouvrage des Ressources de la Turquie à un négociant grec, M. Rodoconachi, et voici quelques passages curieux de cette dédicace : « Dans les pages suivantes, j’ai entrepris d’exposer la naissance et les progrès du commerce avec la Turquie, et, pendant que je faisais les recherches nécessaires à mon sujet, j’ai été de plus en plus frappé de ce fait : c’est que c’est à la communauté marchande dont vous êtes un des principaux membres que nous devons principalement l’extension du commerce anglais dans l’empire ottoman. En 1827, nos exportations dans l’empire ottoman ne montaient qu’à la somme de 531,704 liv. sterl., tandis qu’en 1860 elles ont monté à la somme de 5,459,139 liv. sterl. C’est à l’énergie et à la persévérance des Grecs qui forment maintenant le lien entre l’Orient et l’Occident, lien brisé pendant si longtemps, c’est à eux qu’il faut attribuer cet accroissement remarquable. Les Grecs de nos jours ont plus que tout autre peuple l’ardeur de la science et du progrès, et ils ont porté le talent des entreprises commerciales à un degré de perfection presque inconnu jusqu’ici dans l’histoire du monde. C’est ce mouvement commercial, qui procède des Grecs, qui a fait l’augmentation quotidienne dans la consommation de nos marchandises en Turquie. Nos marchandises, exportées principalement par des maisons grecques à Alexandrie, à Beyrouth, à Smyrne et à Constantinople, sont rembarquées sur des navires grecs qui vont les distribuer dans les nombreux ports de l’Asie-Mineure et dans les îles de l’archipel ottoman, »

Quelle différence de vues entre l’école politique et l’école économique! L’école politique déteste en Orient tous les Grecs et cherche à les abaisser, tant ceux du royaume hellénique que ceux qui sont restés sujets de la Porte-Ottomane. Elle regarde comme un jour malheureux le jour où la Grèce est ressuscitée, et elle prend l’activité commerciale et maritime des Grecs comme un danger pour le commerce et pour la marine de l’Angleterre; mais elle a beau faire, elle ne peut pas anéantir les Grecs, elle ne peut que s’en faire des ennemis. En dépit de l’école politique, les Grecs se sont emparés du commerce de l’Orient; ils en sont les agens les plus laborieux et les plus intelligens. Au lieu de bouder contre ce fait et d’essayer de le détruire, l’école économique le reconnaît et l’accepte. Elle a compris pour le commerce et pour l’industrie l’emploi que la Providence a réservé aux peuples intermédiaires entre l’Europe et l’Asie. Ils doivent servir de liens et de transition entre l’Orient et l’Occident; ils sont les commissionnaires et les entrepositeurs prédestinés du monde. Ils l’ont été dans l’antiquité, ils doivent l’être aussi dans l’ère moderne, et vouloir leur ôter le rôle que la nature leur a donné, c’est s’attaquer à la force des choses. Or la loi qui s’applique au commerce et à l’industrie, au profit des peuples intermédiaires, la loi que l’école économique a comprise, s’applique à plus forte raison à la politique. L’ignorance et le dédain systématique que lord Palmerston fait de cette loi éternelle de l’histoire ne l’anéantiront pas. Les chrétiens orientaux, les peuples intermédiaires entre l’Orient et l’Occident doivent avoir leur place et leur rang dans le monde. Ils l’auront, quoi qu’on fasse. Pourquoi donc l’Angleterre politique ne se prête-t-elle pas à la destinée que Dieu leur a faite? L’Angleterre économique s’y prête de bon cœur. Elle se ménage d’avance sa part dans l’Orient nouveau qu’elle voit se faire. Pourquoi l’Angleterre politique ne suivrait-elle pas cet exemple? L’Angleterre en ce moment est maîtresse de l’Orient ; elle le manie à son gré. Pourquoi ne profite-t-elle pas de sa toute-puissance pour se préparer un Orient qui lui soit reconnaissant de sa régénération ? Pourquoi ferme-t-elle volontairement les yeux à cet Orient chrétien qui s’élève chaque jour? Ses commerçans et ses économistes voient cette croissance et s’en accommodent au lieu de s’en fâcher. Quand ses hommes d’état auront-ils la clairvoyance de ses marchands? Lord Palmerston traitait dernièrement M. Cobden avec beaucoup de hauteur; il ne lui disait pas tout à fait comme dans les Plaideurs :

Bonhomme, allez sarcler vos foins!

mais il lui disait d’aller s’occuper de ses toiles et de ses aunages, comme n’étant pas capable de s’occuper de politique. Je ne sais si je me trompe; mais les manufacturiers et les commerçans anglais sont en train pour l’Orient de donner aux hommes d’état de leur pays une grande leçon de prévoyance et de sagesse. Ils comprennent en Orient la marche du temps et des choses; ils y aident au lieu de chercher à la contrarier.

Le livre de M. Farley, l’aveu qu’il fait sans hésiter de la part que les Grecs ont au commerce de l’Orient, de leur influence favorable à l’Angleterre au lieu de lui être contraire (aveu important dans la bouche d’un Anglais, et qui témoigne que l’Angleterre commence à changer d’opinion sur l’Orient et sur la place qu’il faut y faire aux populations chrétiennes), la portée de ce fait et de cette opinion nouvelle, tout cela m’a détourné de la Syrie et de l’étude que je voulais faire des difficultés du règlement de 1861, des querelles que la Porte-Ottomane s’y est faites depuis un an, de l’anarchie qu’elle y entretient par calcul ou par impuissance, car en Syrie comme en Serbie la Porte-Ottomane, se fiant en l’appui de l’Angleterre, a pris partout l’offensive. Je reviendrai donc sur l’état de la Syrie, et je joindrai à cette étude quelques détails sur ces Grecs de l’empire ottoman que M. Farley signale à l’attention et à la bienveillance intelligente de l’Angleterre, tandis que lord Palmerston et le foreign office les signalent avec une malveillance routinière à la jalousie et à la haine du peuple anglais; je dirai aussi quelques mots de l’état des populations arméniennes de l’empire ottoman. Ces renseignemens sont nécessaires pour achever de faire comprendre la question d’Orient en 1862.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Page 419.
  2. Page 421.
  3. Note envoyée par le ministre des affaires étrangères de la principauté de Serbie au chargé d’affaires serbe à Constantinople, sur les travaux de la dernière skouptchina, 4 octobre 1861. — Archives diplomatiques, 1861, n° 12, décembre, p. 447.
  4. Archives diplomatiques, n° 10, octobre 1861, p. 154-155.
  5. La Porte-Ottomane vient tout récemment d’adresser au gouvernement hellénique une réclamation contre quelques articles de la loi sur la garde nationale en Grèce.
  6. Archives diplomatiques, 1861, n° 4, avril, p. 102.
  7. Le Monténégro, par M. Henri Delarue, secrétaire du prince Daniel Ier de 1856 à 1859, p. 65 et 66.
  8. Notice de M. d’Avril sur M. Delarue, p. 12.
  9. N’oublions pas les habiles efforts de M. Hecquart, aujourd’hui consul à Damas.
  10. « Les Serbes, les Grecs, les Monténégrins ont cru devoir répondre à un appel comme celui que vous venez de nous adresser. Ils devaient être appuyés dans leur mouvement; je crois même qu’ils vous attendaient. Quelle belle occasion vous avez manquée de continuer ce rôle de libérateur que vous avez commencé avec tant d’éclat! Le sort de tous ces peuples trahis dans leurs espérances ne nous réconcilie pas avec l’oppression, mais nous engage à ménager nos forces pour des circonstances plus favorables. » (Lettre du général Klapka en réponse à la proclamation de Garibaldi aux Hongrois, août 1862.)
  11. Précis des instructions adressées par le grand-vizir à Omer-Pacha, sous la date du 9 avril, concernant le Monténégro, et communiquées aux grandes puissances. Archives diplomatiques, juillet 1862, n° 7.
  12. Cette route militaire, qui va du nord au sud, de Nicksick, dans l’Herzégovine, à Spucz, sur la frontière albanaise, coupe le Monténégro par le milieu, dans l’endroit où il a le moins de largeur, et le divise en deux parties séparées par une occupation turque, car la Porte-Ottomane a déjà élevé la prétention de fortifier par des blockhaus cette route militaire.
  13. The Ressources of Turkey, London 1862, p. 218.