La Question d’Orient en 1840 et 1862/01

La Question d’Orient en 1840 et 1862
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 41 (p. 271-292).
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LA
QUESTION D'ORIENT
EN 1840 ET EN 1862

I.
LE TRAITE DU 15 JUILLET 1840.

I. Mémoires de M. Guizot., cinquième volume. — II. L’Orient rendu à lui-même, par M. Mano, Londres 1861. — III. Archives diplomatiques (avril, octobre et novembre 1861, mai et juillet 1862). — IV. Histoire du Monténégro, par M. Dolarue. — V. Œuvre des écoles d’Orient, juillet 1862. — VI. Correspondances particulières.


Je voudrais rendre compte du cinquième volume des mémoires de M. Guizot, dans lequel il explique les négociations qui ont amené le traité du 15 juillet 1840 ; c’est un des chapitres importans de l’histoire de nos jours. Je voudrais aussi parler de la question d’Orient telle qu’elle est aujourd’hui. On voit quel est le trait d’union entre les deux sujets de mes réflexions.

En histoire, c’est toujours aujourd’hui qui juge hier, comme c’est demain qui jugera aujourd’hui. Il y a dans les événemens de chaque jour beaucoup de choses qui tiennent aux hommes du moment : aussi elles ne durent pas et n’ont point d’influence sur l’avenir, elles appartiennent à la chronique, au journal, aux mémoires : elles n’entrent pas dans l’histoire ; mais il y a aussi dans les événemens de chaque jour quelque chose de durable et qui a son influence sur l’avenir. Les contemporains ne voient pas toujours ce côté de l’événement. L’avenir seul le voit, le sent, et l’histoire s’attache à ce côté, qui n’est devenu lumineux qu’avec le temps. C’est dans cette pensée que je veux examiner l’histoire des négociations du traité du 15 juillet 1840 et montrer ce qui reste de ce traité, les effets qu’il a produits, en quoi il a répondu aux vues politiques de ses auteurs, en quoi il les a trompées. Vingt-deux ans se sont écoulés depuis ce traité de 1840, et ces vingt-deux ans l’ont jugé mieux que ne pouvaient le faire les contemporains.

J’exprime dès le commencement, et sans aucune précaution oratoire, la conclusion à laquelle m’a conduit l’examen des événemens qui, en 1840 et depuis 1840, se sont accomplis en Orient. Dans ce traité, toutes les erreurs du présent, c’est-à-dire de 1840, ont été du côté de la France, et toutes les erreurs de l’avenir, c’est-à-dire de 1840 à 1862, ont été du côté de l’Angleterre. En 1840, les événemens ont donné raison à lord Palmerston contre M. Thiers et contre M. Guizot (on verra plus tard pourquoi, en Orient du moins, je ne sépare pas la politique de M. Thiers de celle de M. Guizot). En 1862, la France a raison contre lord Palmerston. J’explique d’un mot cette conclusion. Le traité de 1840 devait, dans la pensée de ses auteurs, produire deux effets : il devait détruire ou affaiblir l’Égypte ; c’est par là qu’il contrariait les intérêts ou les illusions de la France, c’est par là qu’il a réussi. Il devait d’un autre côté restaurer l’empire ottoman : c’était là le principe et l’espoir de l’Angleterre ; c’est par là que le traité de 1840 a complètement échoué. L’empire ottoman n’est pas plus fort en 1862 qu’en 1840 ; il a seulement vingt uns de plus sur la tête, et sa difficulté d’être a augmenté. Lord Palmerston a affaibli et énervé l’Égypte, avantage peut-être pour les possessions de l’Inde ; il n’a pas rétabli l’empire ottoman, il ne lui a pas rendu la vitalité : grand échec pour la politique anglaise. Je ne sais pas si la faiblesse irrémédiable de l’empire ottoman est contraire aux intérêts de la politique anglaise en Orient ; mais elle est assurément contraire à toutes les paroles et à toutes les prophéties de lord Palmerston. Depuis vingt ans et plus, j’entends sans cesse cet homme d’état dire que le malade va mieux ; depuis vingt ans et plus, je lis des bulletins de cette convalescence qui n’aboutit jamais à une guérison. Je sais bien que les convalescences qui ne finissent ni par la mort ni par la santé sont la fortune et la joie des gardes-malades, et que l’Angleterre a pris ce rôle auprès de la Turquie. Je connais dans le monde une garde-malade qui depuis trente ans bientôt jouit des cent mille livres de rente d’un infirme incurable ; elle n’hérite pas, mais elle possède.

Voyons d’abord quelles furent en 1840 les erreurs de la France dans le présent ; nous verrons ensuite quelles furent pour l’avenir les erreurs de l’Angleterre.


I

Au commencement de 1840, tout le monde en France était plus ou moins engoué de la puissance du pacha d’Égypte, et tout le monde voulait sa grandeur. La victoire que son fils Ibrahim avait remportée à Nézib semblait avoir décidé la question, et l’empire arabe allait, disait-on, remplacer l’empire turc. Le mot était faux : Méhémet-Ali n’était pas Arabe, les Égyptiens ne l’étaient pas non plus. L’empire arabe n’était qu’une chimère plus ou moins brillante qui contentait l’imagination populaire. Ceux qui ont vécu à cette époque savent quel était l’entraînement universel de l’opinion ; ceux qui n’étaient pas nés ont le droit de blâmer cet entraînement : nous leur demandons seulement de ne pas être trop sévères contre nous, quoique nous reconnaissions de bon cœur que c’est un grand et heureux privilège de naître après les fautes. Tous les fils ont ce privilège sur leurs pères.

Je pourrais indiquer quelles différences il y avait entre l’engouement des uns et des autres, entre celui de M. Guizot et celui de M. Thiers, entre celui du maréchal Soult et celui de M. Hippolyte Passy, un des ministres du 12 mai. Ce sont là des nuances qu’il faut distinguer dans le moment, mais qui s’effacent dans l’histoire ; je pourrais même dire quelles étaient les limites de cet enthousiasme égyptien ; les événemens ont bien vite rencontré ces limites. J’aime mieux cependant reconnaître, avec M. Guizot, que tout le monde en général se faisait plus ou moins illusion sur la force du pacha d’Égypte.

Il ne faut pas croire que cette opinion n’eût pas ses causes et ses motifs. Je lisais dernièrement dans un journal que, si la France en 1840 aimait tant le pacha, c’est qu’en général elle aime tout ce qui ressemble à la dictature et à la centralisation. Il y a un peu de misanthropie démocratique dans cette opinion ; mais cette misanthropie est de 1862, et non pas de 1840. La France de 1840 n’aimait point la dictature, elle ne l’avait pas : l’aime-t-elle aujourd’hui parce qu’elle l’a eue ? Je laisse de côté cette question. Je dois dire seulement que ce qu’elle aimait en 1840 dans le pacha d’Égypte, ce n’était pas le dictateur, c’était le civilisateur. Peut-être était-elle dupe en cela d’une sorte de fantasmagorie ; peut-être le pacha tapissait-il beaucoup sur la rue du côté de l’Europe. Nous aimons tant la civilisation, que nous en aimons même la mise en scène et la parade. Quoi qu’il en soit, nous ne nous trompions que sur le degré de mérite et de puissance du civilisateur ; nous ne nous trompions pas sur la civilisation relative de l’Égypte et de la Turquie ; nous ne nous trompions point sur la Syrie, à laquelle il profitait d’appartenir à Méhémet-Ali, qui savait la gouverner, l’administrer, la pacifier, au lieu d’appartenir au sultan, qui la livrait à l’anarchie. Sur ce point, il suffit de consulter les rapports des consuls anglais sur la condition des chrétiens en Turquie en 1861[1]. Les consuls anglais en Syrie n’hésitent pas à dire que pendant l’occupation égyptienne les chrétiens avaient plus de liberté et plus de bien-être qu’aujourd’hui. Sachons donc garder une mesure dans le facile repentir que nos fils en 1862 ont de l’engouement égyptien de leurs pères en 1840. Nous n’aimions pas en Méhémet-Ali le dictateur et le centralisateur ; nous aimions surtout celui qui, par la fermeté et par la tolérance de son administration, aidait à l’émancipation progressive des chrétiens d’Orient.

Ici je dois rendre justice à M. de Lamartine. Il combattait notre engouement égyptien de 1840 ; il avait vu l’Orient, et il savait que ce qu’on appelait alors la nationalité arabe était et est une chimère ; mais n’allons pas prétendre, trompés en cela par la faveur que M. de Lamartine a montrée à la Turquie depuis dix ans peut-être, n’allons pas prétendre qu’en 1840 M. de Lamartine fût l’un des défenseurs, l’un des garans de la force et de la durée de l’empire ottoman : C’est tout le contraire : M. de Lamartine ne croyait pas plus alors à la force de l’empire ottoman qu’à la force de l’empire égyptien. Que voulait donc M. de Lamartine ? Il voulait cette régénération de l’Orient par l’Orient, cette résurrection politique et sociale des populations chrétiennes de l’Orient, qui, depuis le traité de Paris, est devenue l’un des principes du droit européen, un principe seulement, hélas ! et non un fait. M. de Lamartine voulait en Orient ce système de renaissance chrétienne dont quelques personnes me font l’éditeur responsable, et je m’en honore, mais dont je ne suis que l’humble secrétaire, répétant depuis dix ans ce que la diplomatie française depuis cinquante ans, ce que M. Guizot et M. Thiers, ce que M. de Lamartine lui-même ont toujours voulu ; simple écho d’une doctrine qui a un grand avenir, et, comme écho encore, ravi de répéter ces belles paroles que prononçait M. de Lamartine le 12 janvier 1840 à la tribune de la chambre des députés : « Oui, heureuse l’heure où l’Orient s’écroulera plus complètement encore et laissera place à tant de populations opprimées, mais fortes et actives, que le poids du cadavre turc écrase, à la honte de la civilisation et des hommes, et où la France, leur tendant une main secourable entre les ambitions de la Russie et les susceptibilités de l’Angleterre, se placera entre ces deux puissances au centre même, de l’Asie-Mineure[2], les contre-pèsera l’une par l’autre, laissera les Russes protéger les populations qui lui sont sympathiques[3], laissera les Anglais communiquer avec leurs Indes pour le bénéfice du monde, laissera l’Autriche dominer dans l’Adriatique, sa nouvelle mer[4], et, au lieu de faire obstacle et empêchement à tous, faisant concours et assistance aux intérêts naturels de tous, trouvera son propre intérêt, sa propre influence, sa propre richesse dans une nouvelle balance de l’Orient dont elle sera la tige en Europe et dont elle tiendra les contre-poids en Orient ! »

Je dois ajouter, pour être exact, que ces paroles sont suivies au Moniteur de cette mention : rumeurs dubitatives. Il pouvait y avoir doute en effet ; mais le doute tenait, j’en suis convaincu, à ce que personne peut-être encore à cette époque ne croyait les populations chrétiennes de l’Orient capables d’indépendance ou d’autonomie. Telle était cependant, telle devait être la pensée de M. de Lamartine. Sans cela, son discours aurait tendu au partage de l’empire ottoman. Aussi on prit alors le discours de M. de Lamartine pour un projet de partage, et c’est de cette manière que M. Villemain le réfuta avec beaucoup de succès : partage dangereux, disait-on, car la France ne pouvait avoir sa part en Orient que par des compensations difficiles et litigieuses, puisqu’elles se feraient aux dépens même de ceux qui n’auraient pas de lot dans le partage ; singulier arrangement en effet, et qui est aujourd’hui encore le vice radical de tout plan de partage de l’empire ottoman. Il fallait en 1840 dire au Piémont : « L’Autriche a obtenu la Bosnie, l’Albanie et l’Épire, cédez-nous la Savoie, Nice et Gênes ; » à la Prusse : « La Russie a obtenu Constantinople et la Bulgarie, cédez-nous le grand-duché du Rhin ; » à la Bavière rhénane et à la Belgique : « L’Angleterre a obtenu l’Égypte « t l’île de Chypre, vous, cédez-nous Worms et Spire, et vous, cédez-nous tout ce que vous avez ! » De pareils marchés ne seront jamais proposables.

Je ne m’explique pas bien, je l’avoue, comment M. de Lamartine ne répondait pas alors qu’en défendant la cause des populations chrétiennes de l’Orient, en voulant les soulager du poids du cadavre turc qui les écrasait, ce n’était pas le partage de l’Orient qu’il proposait, c’était la renaissance de l’Orient chrétien. Peut-être, s’il avait parlé ainsi en 1840, personne, encore un coup, ne l’eût compris ; les rumeurs dubitatives du Moniteur auraient été plus fortes, et M. de Lamartine sans doute ne croyait pas lui-même que l’heure des chrétiens d’Orient fût arrivée, puisqu’il en appelait seulement à l’avenir, en s’écriant : « Heureuse l’heure où l’Orient s’écroulera tout entier ! » Mais si l’heure des chrétiens d’Orient n’était pas encore arrivée en 1840, c’était une raison de plus pour s’opposer au partage, pour donner aux chrétiens le temps de grandir vers l’indépendance. Le partage leur aurait interdit l’avenir en les soumettant à des maîtres plus doux ! il est vrai, que les Turcs, mais plus puissans et étrangers. Le statu quo au contraire réservait tous leurs droits et ne troublait point l’Europe.

Le statu quo, ou plutôt l’indépendance de l’Orient, n’avait en 1840 que deux formes, comme le disait fort bien M. Villemain dans sa réponse à M. de Lamartine : la Turquie et l’Égypte. Des deux côtés, l’Orient s’efforçait de se vivifier par l’imitation et le secours de la civilisation occidentale. La Turquie avait recours à des décrets qu’elle n’exécutait pas, et elle en est restée à cette rénovation d’apparence ; c’est encore là aujourd’hui sa politique. L’Égypte avait fait plus et mieux : elle s’était créé une armée, et elle savait gouverner et pacifier les provinces qu’elle avait conquises. La Turquie et l’Égypte ne songeaient ni l’une ni l’autre à la résurrection des populations chrétiennes ; mais cette résurrection sociale et civile, sinon politique, se faisait mieux sous la discipline et la régularité égyptiennes, imitées de l’Europe, que sous l’anarchie ottomane. Voilà pourquoi la puissance de l’Égypte et son maintien, qui étaient devenus un des élémens du statu quo oriental, convenaient à la France. La politique de la France en Orient est de souhaiter un Orient indépendant ; elle le préfère chrétien, elle l’accepterait musulman. Le tort qu’elle trouvait en 1840 à la Turquie, c’est qu’elle n’était point un Orient indépendant devant la Russie, de même qu’elle ne l’est plus en 1862 devant l’Angleterre. Le mérite qu’elle trouvait à l’Égypte, c’est qu’elle était dans le présent cet Orient indépendant que nous avons droit de souhaiter, et ne contrariait pas dans l’avenir l’autre Orient indépendant, l’Orient chrétien, que nous pouvions entrevoir.

Je ne nie pas l’engouement égyptien de la France : nous avons le défaut de ne pas aimer modérément ce qui nous plaît ; nous allons vite à l’adoration, et vite aussi de l’adoration au désenchantement. Je ne nie donc pas que la France en 1840 ne fût engouée de l’Égypte, mais j’explique cet engouement et j’en indique les causes. Nous avions de bonnes raisons d’aimer l’Égypte ; seulement nous avions raison à la manière dont les autres ont tort, c’est-à-dire avec fougue et avec entraînement. Quand je dis nous, je parle de l’opinion générale, et non pas de l’opinion du gouvernement. Chose curieuse en effet : prenez en France les principaux acteurs et les principaux interprètes de la politique, le ministère présidé par le maréchal Soult en 1839, M. Thiers, M. Guizot, M. de Lamartine ; personne n’avait d’engouement pour le pacha d’Égypte. Le ministère du maréchal Soult avait de la mauvaise humeur contre la victoire de Nézib et les embarras que lui avait causés cette victoire de l’Égypte. M. Thiers, dans son discours du 13 janvier 1840 (il n’était pas encore ministre), recommandait par-dessus tout l’alliance de l’Angleterre, c’est-à-dire de la puissance la plus opposée aux projets du pacha d’Égypte. M. Guizot, ambassadeur de France à Londres, se défiait beaucoup de la puissance que nous attribuions à l’Égypte et la croyait plus ambitieuse que forte. Comment donc avec tant de motifs de ne pas céder à l’engouement populaire pour l’Égypte, comment donc nous sommes-nous laissés aller à soutenir jusqu’à l’excès la cause du pacha d’Égypte ? Comment le traité du 15 juillet 1840 a-t-il été fait contre nous ? Comment enfin avons-nous été séparés pendant quelque temps du concert européen dans le règlement des affaires d’Orient, et cela comme trop égyptiens, et cela par l’Angleterre et sous le ministère de M. Thiers, le plus résolu partisan de l’alliance anglaise ? Ici nous arrivons aux négociations du traité de 1840, et nous prenons naturellement pour guide le cinquième volume des Mémoires de M. Guizot, dans lequel ces négociations sont racontées de la manière à la fois la plus éloquente, la plus piquante et, j’ose dire aussi, la plus impartiale.


II

Dès le commencement de ces négociations et dès son arrivée à Londres comme ambassadeur, M. Guizot expose admirablement les difficultés de la politique française en Orient. « La politique du cabinet présidé par M. le maréchal Soult en 1839 reposait, dit-il, sur une triple confiance. On comptait fermement à Paris sur la persévérance de Méhémet-Ali dans ses prétentions à la possession héréditaire de la Syrie et sur son énergie à les soutenir, s’il était attaqué. On regardait les moyens de coaction qui pouvaient être employés contre lui comme absolument inefficaces et vains, ou comme gravement compromettans pour la sûreté de l’empire ottoman et la paix de l’Europe. Enfin on ne croyait pas que la Russie consentît jamais à abandonner effectivement son protectorat exclusif ou du moins prépondérant à Constantinople. Fort de toutes ces confiances, le cabinet français se prêtait volontiers à la vive pression de l’opinion publique en faveur du pacha d’Égypte, et ne sentait aucune impérieuse nécessité d’y résister[5]. »

Ces trois confiances se trouvèrent successivement vaines. Indiquons l’un après l’autre ces trois échecs de la politique française.

Je commence par le dernier : on croyait que la Russie ne consentirait jamais à renoncer au protectorat exclusif qu’elle s’était assuré sur la Turquie par le traité d’Unkiar-Skelessi. On ne savait pas à Paris ce que c’est que la vanité dépitée d’un despote. Le tsar Nicolas avait ce genre de dépit contre la monarchie de 1830, et il était capable de tout pour procurer à cette monarchie des déboires et des échecs. La politique de la Russie à Constantinople était d’être le premier ami ou le premier ennemi de la Turquie, le premier enfin en bien ou en mal. L’empereur Nicolas abdiqua cette prépondérance dès qu’il vit jour à se réconcilier avec l’Angleterre contre la France de 1830. Il n’y gagna rien que le plaisir d’avoir irrité et inquiété momentanément la France, car ce traité du 15 juillet 1840 ne profita qu’à l’Angleterre, puisque c’est elle qui, avec la coopération de l’Autriche, décida et régla tout en Orient, sans que la Russie s’en mêlât. Cette puissance assista tranquillement aux succès de l’Angleterre, qui du même coup restreignit l’essor de la Russie en Orient et contint la France dans ses espérances sur la Méditerranée, ce qui est toute la politique anglaise. La Russie avait espéré que le traité du 15 juillet 1840 allait être le germe d’une coalition antifrançaise, et c’est à cette pensée, qui flattait les passions de l’empereur Nicolas, qu’elle avait sacrifié sa prépondérance en Orient. L’Angleterre ne demandait au traité du 15 juillet 1840 que le succès de la coalition anti-égyptienne ; elle l’obtint. Les deux vaincues de ce traité furent donc la France et la Russie, la France avec un éclat qu’elle augmenta par le bruit de son dépit, et je n’en fais pas un reproche au ministère de M. Thiers. « Le seul moyen de n’être pas humilié d’un échec de ce genre, disait éloquemment M. de Rémusat dans une lettre à M. Guizot, est de s’en montrer offensé[6]. » Quant à la Russie, elle ne fut pas moins vaincue que la France, et elle le fut plus parce qu’elle se dupa elle-même par ses passions, et qu’elle perdit beaucoup en Orient, sans rien gagner en Europe contre la France.

Ce qui causa le premier désappointement de la France fut d’avoir trop cru à la politique d’intérêt de la Russie, et pas assez à sa politique de passion. Le second échec fut de trop croire à l’obstination et à l’énergie du pacha d’Égypte. Il céda peut-être trop à ses intérêts, comme la Russie avait trop cédé à ses passions. dès qu’il comprit qu’avec le traité du 15 juillet 1840 il ne pouvait plus avoir que l’Égypte héréditaire, il se résigna. Peut-être était-ce pour lui la meilleure politique à suivre. Il savait ce qu’il pouvait et ce qu’il ne pouvait pas ; seulement il avait eu l’art de faire croire à la France qu’il avait beaucoup de puissance. Il en avait beaucoup en Orient, mais peu contre l’Europe. Nous avons le tort en France, tort généreux, de croire volontiers au grand, et c’était à nos yeux quelque chose de grand que cet empire de Méhémet-Ali, qui réunissait le royaume des Lagides et celui des Séleucides, l’Égypte et la Syrie. Méhémet-Ali savait mieux le secret de sa force et de sa faiblesse. Il aimait que nous le crussions puissant et hardi ; mais il était décidé à ne rien risquer sur l’illusion qu’il nous faisait. Il céda donc à temps pour rester encore grand, lui et sa race, en gardant l’Égypte.

Je ne veux ici ni supprimer un rapprochement tout naturel qui s’offre à la pensée, ni faire de ce rapprochement une comparaison désobligeante. Beaucoup de personnes en France ont embrassé avec ardeur l’idée de l’unité de l’Italie : c’est une idée grande et généreuse moins les moyens. L’on a cru au triomphe de cette idée, comme on avait cru en 1839 et en 1840 à la grandeur de Méhémet-Ali. Supposez maintenant que, de même que Méhémet-Ali en 1840 aima mieux se contenter de l’Égypte que de faire son va-tout sur la Syrie, supposez, dis-je, que le roi Victor-Emmanuel aimât mieux se contenter de ce qu’il a de l’Italie que de faire son va-tout sur Rome et sur Venise : qu’arriverait-il de là ? Il aurait fait, comme Méhémet-Ali, une grande tentative politique qu’il aurait fait réussir en ne la poussant pas à bout. Contenterait-il tout le monde par cette consolidation de l’Italie restreinte ? Non certes, et sans parler des mécontens italiens qui se plaindraient d’avoir un grand Piémont au lieu d’avoir une grande Italie, il y aurait en France beaucoup de désappointés qui regretteraient le noble et beau mirage qu’ils avaient entrevu.

Les difficultés que prévoyait M. Guizot sont devenues la cause de l’échec que la France a essuyé dans sa politique orientale en 1840. M. Thiers ne les prévoyait-il pas aussi ? Qu’il me soit permis ici d’exprimer une pensée que j’ai rencontrée dans beaucoup de lecteurs du cinquième volume des mémoires de M. Guizot. M. Guizot a raconté toute cette négociation du traité du 15 juillet 1840 et l’échec de M. Thiers avec une si grande impartialité, que beaucoup de personnes m’ont demandé de leur apprendre où était le point de dissentiment entre M. Thiers et M. Guizot. — Quoi ! me disait-on avec une naïveté un peu sournoise, cette grande querelle qui a tant occupé la tribune et la presse françaises, nous ne pouvons même pas savoir, après avoir lu le récit de M. Guizot, en quoi elle consiste ? Avouez que les parlementaires se disputaient souvent pour peu de chose, et qu’il y avait dans les débats de ce temps plus de rivalités personnelles que d’oppositions de principes. — Les personnes qui parlent ainsi se croient peut-être malicieuses ; elles ont tout simplement raison. Non, il n’y a eu dans les négociations qui ont amené le traité du 15 juillet 1840 aucun dissentiment entre M. Thiers et M. Guizot : ils pensaient de même sur tous les points. Ils n’étaient ni l’un ni l’autre ultra-Égyptiens, ni l’un ni l’autre disposés à rompre l’alliance anglaise. M. Thiers, avant même d’entrer au ministère, professait plus hautement que personne la nécessité de cette alliance. Dans son discours du 13 janvier 1840, il expliquait très bien comment notre engouement égyptien pouvait amener une rupture entre nous et l’Angleterre, et il signalait la tactique de la Russie, qui était prête à renoncer à son protectorat oriental pour procurer un échec à la France. Ainsi M. Thiers et M. Guizot prévoyaient tous deux les difficultés que devait rencontrer notre politique en Orient, si elle continuait à être ultra-égyptienne. Après le traité du 15 juillet 1840, même accord sur la politique extérieure entre M. Thiers et M. Guizot. Tous deux ressentent également le mauvais procédé que l’Angleterre a eu avec nous en nous excluant, sans nous en prévenir, du concert européen. Ce mauvais procédé était-il un casus belli ? M. Guizot et M. Thiers ne le croyaient pas. M. Thiers, par sa note du 8 octobre 1840, restreignait le cas de guerre à la déchéance en Égypte de Méhémet-Ali. Il ne croyait pas que la France dût faire la guerre à l’Europe, et surtout à l’Angleterre, pour assurer la Syrie au pacha d’Égypte ; mais il croyait que la France ne pouvait laisser changer le statu quo de l’Orient par la déchéance en Égypte de Méhémet-Ali sans protester par les armes. M. Guizot était du même avis, et il acceptait, soit comme ambassadeur, soit plus tard comme ministre des affaires étrangères, la note du 8 octobre 1840 comme principe et comme programme de la politique française en Orient. M. Thiers, dans cette note du 8 octobre 1840, à la fois très sage et très ferme, prédisait que rendre la Syrie à la Turquie, c’était la rendre à l’anarchie. M. Guizot était du même avis, et tenait à Londres le même langage[7]. Où donc est le dissentiment entre M. Guizot et M. Thiers ? Il n’est nulle part en Orient : il n’est point sur la politique extérieure, il est sur la politique intérieure. C’est sur la conduite du gouvernement en France que s’est élevée la querelle, et non pas sur la conduite des affaires d’Orient : nous reviendrons sur cette querelle intérieure et nous en dirons un mot ; il faut cependant, avant d’arriver à ce point, indiquer la seule discordance que j’aie trouvée sur la question orientale entre M. Thiers et M. Guizot.

Le 27 juillet 1839, quand, après la défaite de Nézib et la défection de la flotte ottomane, la Turquie était aux abois et près de traiter à tout risque avec le pacha d’Égypte, l’Europe était intervenue pour prendre la direction de l’affaire. Les ambassadeurs des cinq grandes puissances avaient déclaré à la Porte que « l’accord sur la question d’Orient était assuré entre les cinq grandes puissances, » et l’avaient engagée « à suspendre toute détermination définitive sans leur concours, en attendant l’effet de l’intérêt qu’elles lui portaient. » Je me souviens que j’étais à Constantinople quand cette déclaration fut faite, et que je restai ébahi en la lisant. Quoi ! l’accord entre les cinq grandes puissances sur la question d’Orient était assuré ! Par quel prodige soudain ? Sur quoi portait cet accord ? Qu’est-ce que l’Europe voulait céder ou refuser au vainqueur de Nézib ? S’était-elle entendue sur ces concessions ? — Mais vous voyez bien qu’avec cette déclaration, me disait-on, nous empêchons la Russie d’arriver à Constantinople pour protéger le sultan.

M. le prince de Joinville, qui était en ce moment à Vourla, dans le golfe de Smyrne, croyait, avec son esprit de sagacité et de décision habituel, qu’une flotte française et anglaise passant les Dardanelles et jetant l’ancre devant Constantinople était une meilleure garantie contre la protection de la Russie, et une protection moins difficultueuse que cette note collective. On disait aussi alors que cette note collective avait été proposée par la France, qui l’avait préférée à l’entrée de la flotte dans les Dardanelles, et cela par ménagement pour la Russie, qui ne nous le rendait pas. Il était facile de prévoir que cet accord prétendu tournerait contre nous, qui, des cinq puissances, étions la plus égyptienne, tandis que toutes les autres étaient hostiles ou indifférentes à l’Égypte. Pourquoi créer une conférence tout exprès pour nous y trouver en minorité ? Pourquoi bâtir un mur pour aller s’y casser la tête ? M. Thiers, dans son discours du 13 janvier 1840, avait fort blâmé la note du 27 juillet 1839, et c’était, je crois, avec raison. Il fallait laisser l’Orient arranger lui-même ses affaires et ne s’occuper à Constantinople que d’une seule chose, c’est-à-dire empêcher les Russes d’entrer à Constantinople comme protecteurs. C’était là le seul péril européen ; tout le reste était un péril oriental, qui ne regardait pas l’Europe. En évoquant la querelle du sultan et du pacha devant elle et en se chargeant de la juger, l’Europe compliquait l’affaire ; elle en faisait une cause de dissentiment en Europe. Le traité du 15 juillet 1840 et l’échec éprouvé alors par la France procèdent de la note du 27 juillet 1839. M. Thiers avait donc raison, selon moi, de blâmer comme député la note du 27 juillet 1839. Avait-il le droit, comme ministre, d’essayer de s’affranchir des liens que cette note imposait à la France ? Autre question que je ne veux pas discuter ici. Quoi qu’il en soit, la note du 27 juillet 1839 et ses effets sont le seul point de dissentiment que je trouve entre M. Thiers et M. Guizot sur la politique orientale. Pour tout le reste, ils sont d’accord en Orient. C’est en Occident et en France qu’ils se sont heurtés. Otez la question intérieure : M. Guizot n’avait pas de raison pour entrer au ministère, et M. Thiers n’avait pas de raison pour en sortir.


III

Qu’était-ce donc que cette question intérieure ? J’aurais le droit, ne traitant ici que la question orientale, de laisser de côté la question inférieure et de ne pas me prononcer entre M. Thiers et M. Guizot. Cela me mettrait à mon aise de ne point décider entre Genève et Rome. Je ne veux pas cependant qu’on puisse croire que deux des grands chefs du parti libéral de 1830 se soient séparés et combattus en 1840 par pure rivalité personnelle. Il me semble que toute la génération à laquelle j’appartiens s’abaisse et s’humilie quand elle laisse rapetisser les combats et les généraux qu’elle a eus.

Je ne veux faire aucune comparaison entre M. Thiers et M. Guizot ; je ne veux essayer aucun portrait : la main me démange un peu, je l’avoue ; mais j’ai résisté, il y a un an, au désir que j’ai eu de refaire le portrait de M. Molé pour l’opposer au médaillon, plus poli qu’expressif, qu’en avait fait M. Guizot dans son quatrième volume. Je ferai bien mieux encore de ne pas chercher à faire le portrait des deux illustres orateurs qui ont lutté l’un contre l’autre dans la session de 1840. Je puis dire cependant, sans manquer à l’admiration et au respect que j’ai pour eux, que M. Thiers avait un défaut quand il était au ministère : c’était de trop songer à la manière dont il en sortirait. Il préparait pour ainsi dire sa sortie des son entrée, et le ministre pensait trop à ce que serait le député de l’opposition, et au parti qu’il aurait dans la chambre et dans le pays. M. Guizot au contraire avait une grande qualité quand il était ministre ; il ne songeait qu’à le rester. Il n’aimait pas à être hors du pouvoir : cela lui semblait une sorte d’émigration qui lui faisait perdre la véritable intelligence du temps et du pays. Ayant consenti à rester ambassadeur à Londres après l’entrée de M. Thiers au ministère, il croyait avec raison que, pour être ambassadeur, il ne cessait pas d’être M. Guizot. C’est le titre qu’il a toujours préféré à tous les autres ; M. Thiers de même. Étant avant tout M. Guizot, il surveillait donc de Londres la marche des affaires en France, et il écrivait le 29 avril à M. Duchâtel, c’est-à-dire au bout de deux mois du ministère de M. Thiers : « Comme vous, je suis frappé du mouvement vers la gauche ; comme vous, je le crois dangereux pour notre pays et notre gouvernement, mais je doute que ce mouvement marche aussi vite et aussi uniformément que vous le supposez. Je crois à des lenteurs, à des oscillations. Il faut régler sa conduite sur le fait général, mais en tenant compte des incidens qui doivent le ralentir ou le masquer pendant quelque temps. Je crois aussi qu’il importe infiniment de ne pas se tromper sur le moment de la réaction et sur la position à prendre pour la diriger. Il ne faut rentrer au pouvoir qu’appelés par une nécessité évidente, palpable. Je ne connais rien de pis que les remèdes qui viennent trop tôt ; ils ne guérissent pas le malade et ils perdent le médecin[8]. » Cette lettre est excellente et peint M. Guizot bien mieux que je ne pourrais le faire. Il n’était pas pressé, mais il était prêt. Il trouvait tout naturel, et cela l’était assurément, de se préparer, par ses réflexions et par sa correspondance, à remplacer M. Thiers, quand il en serait temps. Je sais bien que les censeurs du gouvernement représentatif critiqueront ce jeu de boute-hors. qu’ils mettent au compte exclusif des institutions parlementaires. Il est propre à tous les gouvernemens. À Constantinople les vizirs, à Saint-Pétersbourg les ministres, tous jouent entre eux au jeu de boute-hors. Les cartes sont différentes, le jeu est le même. M. Thiers ne pouvait certes point ignorer les préparations de M. Guizot, cela peut-être pouvait lui donner un peu d’humeur. Personne n’aime son successeur, et c’est le prodige de l’amour paternel d’avoir pu changer en affection passionnée une répugnance si naturelle ; mais, quoique M. Thiers sût beaucoup et devinât ce qu’il ne savait pas, je ne vois pas qu’il ait jamais laissé percer la moindre aigreur contre M. Guizot, et il avait raison : M. Guizot servait très loyalement à Londres la politique de M. Thiers, et la servait sans embarras, puisque, sur la question orientale, il était du même avis que lui.

Je viens d’indiquer la rivalité éventuelle entre M, Thiers et M. Guizot, qui se mêlait aux affaires d’Orient, mais qui ne troublait et ne gênait pas les négociations. Je dois dire un mot aussi de la crainte que M. Guizot semblait avoir de la prépondérance progressive de la gauche. M. Thiers annonçait l’intention de porter M. Odilon Barrot à la présidence de la chambre, et c’est sur cette candidature que M. Guizot rompit sans hésiter en visière avec M. Thiers. Ici, je l’avoue, je me trouve fort embarrassé. Si je me reporte en arrière par mes souvenirs, je trouve que M. Guizot, en refusant son adhésion à la présidence de M. Barrot, répondait à la pensée générale du parti conservateur. Si je juge les choses telles que je les vois aujourd’hui, j’ai peine à comprendre comment M. Barrot pouvait être un épouvantail pour la majorité de la chambre et pour M. Guizot. Malheureusement c’est le défaut des institutions et des assemblées parlementaires de créer aux hommes et aux partis des cadres factices, mais insurmontables à certains momens. On croit avoir des périls qui ne sont qu’imaginaires. Il est difficile alors de retrouver la réalité des choses et des hommes, parce qu’elle est profondément couverte sous des apparences et des vraisemblances. Il n’y a que le temps qui montre la vraie réalité et qui enseigne qu’entre M. Barrot, la gauche dynastique et le parti conservateur il n’y avait que des routines de luttes et de controverses qui cachaient des conformités réelles de sentimens et d’opinions.

On voit que je ne diminue pas la part que la rivalité des personnes et des partis a eue dans la rupture qui s’est faite en 1840 entre M. Thiers et M. Guizot. N’allons pas croire cependant que cette rupture n’ait pas eu ses causes politiques.

La guerre en France, depuis 1814 jusqu’en 1854, n’était pas seulement un grand acte national, c’était une doctrine et un système. Expliquons-nous : il y a deux sortes de guerres dans le monde, les guerres révolutionnaires et les guerres politiques. Or les guerres politiques n’étaient malheureusement plus à l’usage de la France depuis 1792. Elle ne connaissait que les guerres révolutionnaires, c’est-à-dire celles où elle avait toute l’Europe à combattre. Les guerres même de l’empire avaient été des défis révolutionnaires jetés par un seul homme à l’Europe, et toutes les fois que, sous la restauration et sous la monarchie de 1830, il s’était agi de guerre, ce caractère révolutionnaire de la guerre avait aussitôt éclaté. Ce que les partis violens de 1831 et 1832 voulaient imposer à la monarchie de 1830, c’était la guerre révolutionnaire, c’était le défi jeté à l’Europe. La restauration dans l’expédition d’Espagne, de Grèce et d’Alger, la monarchie de 1830 dans l’expédition d’Anvers et d’Ancône, dans la conquête de l’Algérie, avaient essayé de faire des guerres politiques et y avaient réussi ; mais c’étaient de petites guerres, et l’expérience de la guerre politique n’avait pas encore été faite en grand. La guerre de Crimée a été la première expérience de ce genre faite en grand et faite heureusement. La guerre d’Italie, si elle n’avait pas été interrompue par la paix de Villafranca, pouvait redevenir la guerre révolutionnaire.

Le grand mérite de la guerre politique a été de rompre du même coup les vieux cadres de l’Europe coalisée et de la France révolutionnaire. En 1840, ces cadres n’étaient pas encore rompus, et comme le principe de coalition anti-française renfermé dans le traité du 15 juillet 1840 suscitait en France une colère et une inquiétude légitimes, les vieux cadres semblaient prêts à se reformer. Quand la France a une colère, bonne ou mauvaise, sa colère prend presque toujours une forme révolutionnaire. Telle était notre colère en 1840 ; on recommençait à chanter la Marseillaise. « Le cabinet français, dit M. Guizot avec beaucoup de vérité et d’impartialité, le cabinet français, quoique très ému de cette impression publique, ne s’y livrait pas sans mesure et sans prévoyance… Je ne sais pas ce que produira la question d’Orient, m’écrivait M. Thiers le 21 juillet ; bien sots, bien fous ceux qui voudraient avoir la prétention de le deviner ! mais en tout cas il faudra choisir le moment d’agir pour se jeter dans une fissure et séparer la coalition. Éclater aujourd’hui serait insensé et point motivé, d’autant que nous sommes peut-être en présence d’une grande étourderie anglaise. En attendant, il faut prendre position et voir venir avec sang-froid. Le roi est fort calme, nous le sommes autant que lui. Sans aucun bruit, nous ferons des préparatifs plus solides qu’apparens. Nous les rendrons apparens, si la situation le commande et si les égards dus à l’opinion le rendent convenable[9]. » Paroles excellentes qu’approuvait fort M. Guizot, et qui ne respiraient pas la guerre révolutionnaire. « Choisir le moment d’agir pour se jeter dans une fissure et séparer la coalition, » c’était là tout à fait la guerre politique, la seule qui pût rendre à la France en Europe sa liberté d’action et son légitime ascendant ; mais il était à craindre que la guerre politique ne cédât peu à peu la place à la guerre révolutionnaire, il était même à craindre, si je me souviens bien de ce que je sentais à cette époque, que nous eussions la politique révolutionnaire plutôt encore que la guerre révolutionnaire. L’une en effet précède l’autre, et souvent même l’empêche ou l’entrave. Le parti républicain de 1831 et 1832 trouvait l’occasion favorable pour regagner le terrain qu’il avait perdu. Il substituait donc peu à peu la guerre révolutionnaire à la guerre toute politique que souhaitait M. Thiers, une guerre de principes en Europe à une guerre de limites en Syrie, et cette substitution funeste se faisait sans même que le ministère le voulût. Que devait-il arriver de là ? Il devait arriver que l’Europe, voyant s’opérer cette substitution inattendue, devenait plus défiante, plus hostile, et que l’idée de la coalition anti-française remplaçait peu à peu l’idée de la coalition anti-égyptienne. Cette situation violente et difficile finit en France et en Europe par l’entrée de M. Guizot aux affaires le 29 octobre 1840, et par l’adhésion de la chambre des députés qui, avec M. Thiers et M. Guizot, ne voulait pas faire la guerre pour la Syrie, que le pacha d’Égypte n’avait pas su défendre, et qui, avec M. Guizot, ne voulait pas aider au mouvement révolutionnaire des esprits, étant décidée à ne point arriver au but de ce mouvement.


IV

Je n’ai point hésité à dire franchement comment tout le monde en France s’était plus ou moins trompé sur l’Égypte en 1840. Nous avions l’air de prendre l’empire égyptien pour un dénoûment de la question d’Orient, tandis que la grandeur du pacha n’était qu’une des aventures ordinaires de l’histoire de l’Orient musulman, où les choses se font et se défont vite. Je dois maintenant exposer aussi franchement en quoi l’Angleterre s’est trompée sur la Turquie comme nous nous trompions sur l’Égypte. La France se faisait illusion sur le présent quand elle croyait à la puissance du pacha ; l’Angleterre se faisait illusion sur l’avenir quand elle croyait à la résurrection de la Turquie. L’Angleterre en 1840 a triomphé un peu insolemment de notre illusion ; nous devons dans l’avenir triompher de l’illusion de l’Angleterre. Et qu’on ne dise pas que lord Palmerston ne croyait point que l’Angleterre dût accomplir la restauration de la Turquie. Cette idée fait le fond de toute son argumentation contre M. Guizot. Il Pour fortifier l’empire ottoman, dit-il à M. Guizot le 4 mars 1840, il faut lui rendre une partie des territoires qu’il a perdus. » — « Croyez-vous, mylord, que vous fortifierez réellement l’empire ottoman en lui rendant plus de territoires ? Ne nous repaissons pas d’illusions ; cet empire n’est pas mort, mais il se meurt, il tombe en lambeaux- ; nous pouvons prolonger sa vie, mais non le ressusciter effectivement. Vous ne lui rendrez pas avec la Syrie la force de la gouverner ni de la garder ; l’anarchie, le pillage, la violence et l’impuissance turques reprendront possession de cette province, et vous serez responsable de son sort[10]… »

Arrêtons-nous un instant sur ce point : oui, encore un coup, nous nous sommes trompés sur l’Égypte en 1840 ; mais que dirons-nous de l’erreur de l’Angleterre ou de lord Palmerston en 1840 sur la Syrie ? Laissons de côté un instant l’erreur générale sur la résurrection de la Turquie. L’erreur particulière sur la Syrie est elle assez grave et, j’ajoute, assez désastreuse ? Que faisait la France en se trompant sur l’Égypte ? Elle attribuait à Méhémet-Ali plus de puissance qu’il n’en avait, voilà tout ; mais en se trompant sur la Syrie, en rendant cette malheureuse province à la Turquie, comme à un gouvernement capable de l’administrer, que faisait l’Angleterre ? Elle restaurait en Syrie l’anarchie d’abord, et après l’anarchie les horribles massacres qui ont épouvanté le monde. Erreur innocente de notre côté, et qui n’a nui qu’à nous ; erreur fatale du côté de l’Angleterre, et qui a eu les plus affreuses conséquences ! Et quand je parle avec amertume de cette erreur syrienne de l’Angleterre, c’est que je ne puis pas oublier que si, en 1840, l’Angleterre a voulu que la Syrie fût rendue aux Turcs, si elle a pour cela coalisé un instant l’Europe contre nous, elle a fait de même en 1861. En 1861 comme en 1840, l’Angleterre a voulu que la Syrie fût rendue aux Turcs, elle n’a pas pu consentir à voir nos soldats veiller quelques mois de plus pour le salut de nos frères chrétiens, et tout cela, a-t-elle dit en 1861 comme en 1840, pour conserver l’intégrité de l’empire ottoman !

Continuons la conversation du 4 mars 1840 entre lord Palmerston et M. Guizot. « Vous avez, me dit lord Palmerston, trop mauvaise opinion de l’empire ottoman ;… un état qui est un cadavre, un corps sans âme et qui tombe en lambeaux, ce sont là des figures auxquelles il ne faut pas croire. Qu’un état malade retrouve des territoires pour y lever de l’argent et des hommes, qu’il remette de la régularité dans son administration, il se guérira, il redeviendra fort. C’est ce qui arrive déjà en Turquie. Le hatti-cherif de Rechid-Pacha s’exécute ; ses bons effets se développent. » Que dites-vous, à vingt-deux ans de distance, de cette confiance de lord Palmerston dans le hatti-chérif de Rechid-Pacha ? Et depuis celui-là combien d’autres hatti-cherif et d’autres hat-humayoun ont promis à l’Angleterre la résurrection de la Turquie ! Que de décrets impuissans ! que de prospectus illusoires ! Ah ! quand je vois la confiance de l’Angleterre ou celle de lord Palmerston s’attacher ainsi tour à tour à je ne sais combien de morceaux de papier effrontés, je me laisse aller à croire ceux qui disent que l’Angleterre n’est pas plus dupe que nous des projets de bonne vie et mœurs que la Turquie adresse de temps en temps à l’Europe. Elle sait aussi bien que personne la décrépitude irrémédiable de l’empire ottoman ; mais cette décrépitude lui est commode. Elle stérilise l’Orient, et l’Angleterre de lord Palmerston croit, bien à tort selon moi que la renaissance agricole, commerciale, industrielle, politique et navale de l’Orient serait nuisible au commerce, à l’industrie, à l’ascendant maritime de l’Angleterre. Voyez, disent les mêmes personnes, voyez la mauvaise humeur qu’elle a toujours témoignée à la Grèce. Que peut craindre de la faible et petite Grèce la grande et puissante Angleterre ? Mais quoi ? Il y a là un petit coin de l’Orient qui vit et qui agit : ce petit coin de vie déplaît à l’Angleterre.

Ce qui peut accréditer cette opinion, c’est que partout où l’Orient cherche à s’affranchir de la décrépitude ottomane, partout où il y a quelque chose de vivant, quelque chose qui ait de l’avenir, nous voyons éclater à la fois deux prétentions, l’une turque, l’autre anglaise, et les deux prétentions s’appuient l’une sur l’autre. La prétention turque, c’est que tout mouvement de vitalité chrétienne nuit à l’intégrité de l’empire ottoman. La prétention anglaise, c’est que tout ce qui nuit à l’intégrité de l’empire ottoman doit rencontrer en Europe une fin de non-recevoir formelle. Faut-il des exemples ? Il y a en Serbie, à Belgrade, des canons turcs qui menacent à chaque instant la vie nationale de la Serbie, la tête du prince et des consuls européens accrédités auprès de lui. Tout récemment, pour une querelle de police, le pacha turc a bombardé Belgrade ; les Serbes réclament ; la Turquie invoque l’intégrité de l’empire ottoman ; lord Palmerston soutient en plein parlement le droit des bombardans ; leur fantaisie est un peu vive, mais elle est conforme aux traités : elle fait partie de la souveraineté de l’empire ottoman. On a beau dire que la Serbie a une existence autonome, quasi indépendante, reconnue par les traités ; peu importe : tout doit céder à la magie de ce grand mot, l’intégrité de l’empire ottoman !

Nous reviendrons sur la question de la Serbie et du Monténégro ; nous examinerons ce que c’est que l’intégrité de l’empire ottoman, telle qu’elle est proclamée par le traité de 1856. L’intégrité de l’empire ottoman y est déclarée, j’ose le dire, plus que sa souveraineté absolue, plus que son entière indépendance, puisque d’une part l’autonomie des principautés unies du Danube, de la Serbie et du Monténégro est hautement reconnue, et que d’un autre côté les droits religieux, civils et politiques des populations chrétiennes sont expressément garantis. Et je ne suis pas étonné, quant à moi, que l’Europe, en 1856, ait plus songé à l’intégrité du territoire ottoman qu’à la souveraineté absolue du sultan. L’intégrité du territoire ottoman veut dire qu’aucune puissance européenne n’en usurpera une partie. C’est bien là la pensée de l’Europe. La souveraineté absolue du sultan voudrait dire que le sultan peut se passer tous ses caprices possibles, les siens, ceux de ses pachas, ceux même des derniers officiers de son sérail, contre ses sujets chrétiens. Or le traité de 1856 a un article spécial contre ce genre de souveraineté du sultan. Au reste, ce n’est point le lieu de discuter quelles sont les conditions auxquelles l’Europe a reconnu l’intégrité de l’empire ottoman. Contentons-nous en ce moment de signaler l’usage que fait l’Angleterre de ce grand mot, « l’intégrité de l’empire ottoman. » Elle a pris, pour ainsi dire, à l’entreprise tous les procès de la Turquie, et elle prétend les décider tous avec ce mot. Cette prétention est inadmissible.

Je ne puis pas assez m’étonner que le bon sens anglais, si vif et si net, n’ait pas encore remarqué une chose fort singulière. Depuis plus de vingt ans, grâce à la condescendance et, si l’on veut, à la timidité de l’Europe, l’Angleterre a fait gagner à la Turquie tous les procès qu’elle a plaidés pour elle. Elle lui a fait gagner en 1840 son procès de Syrie contre l’Égypte ; elle lui a fait gagner en 1856, après deux ans d’une guerre terrible, son grand procès contre la Russie ; elle lui a fait gagner en 1861 son procès contre la France pour l’évacuation de la Syrie. Il semble qu’après avoir ainsi gagné tous ses procès, la Turquie devrait être plus forte : il n’en est rien. Tout ce que la Turquie gagne par les mains de l’Angleterre, elle le perd par les siennes. Qui n’aurait cru, par exemple, que l’abolition du protectorat que la Russie s’était créé par le traité d’Unkiar-Skelessi serait pour la Turquie une ère de régénération ? La Russie, dans le traité du 15 juillet 1840, avait consenti à l’abolition de ce protectorat ; qu’y a gagné la Turquie ? Est-elle devenue plus puissante en devenant plus libre ? Non ! Comme le traité du 15 juillet 1840 n’était qu’une abdication volontaire de la prépondérance de la Russie sur la Turquie, on pouvait dire que cette prépondérance supprimée de droit existait encore de fait. La guerre de Crimée et le traité de 1856 ont détruit en même temps le droit et le fait. La prépondérance de la Russie n’existe donc plus à Constantinople ; qu’y a gagné la Turquie ? Rien. Ses dangers disparaissent, sa faiblesse subsiste. Elle ne meurt plus de tel ou tel mal ; elle meurt de sa débilité même, si bien qu’on peut dire, sans craindre de se tromper, que l’Angleterre aurait beau faire gagner à la Turquie les procès que celle-ci se fait sans cesse, elle ne la tirerait pas d’affaire. Que lord Palmerston fasse encore gagner à la Turquie son procès contre la Serbie et contre le Monténégro, que les populations chrétiennes soient encore une fois sacrifiées aux musulmans, comme elles l’ont été toujours, grâce à la faveur imméritée que l’Angleterre accorde à la Turquie, ces injustices éclatantes affaibliront les populations chrétiennes, c’est-à-dire le meilleur et le plus sûr avenir de l’Orient, sans rien ajouter à la vitalité désormais impossible de la Turquie.

M. Guizot résume admirablement bien la politique anglaise et la politique française en Orient, quand il arrive, dans ses Mémoires, au moment où va se conclure le traité du 15 juillet 1840. « La politique française, dit-il[11], se préoccupait vivement en Orient des intérêts divers et du grand et lointain avenir ; nous restions fidèles à notre idée générale : nous voulions à la fois conserver l’empire ottoman et prêter aide à la fondation des nouveaux états qui essayaient de se former de ses débris ; nous défendions tour à tour les Turcs contre les Russes, et les chrétiens contre les Turcs ; nous soutenions en Syrie l’ambition de Méhémet-Ali, que nous combattions en Arabie et sur les frontières de l’Asie-Mineure. La politique anglaise était plus simple et plus exclusivement dirigée vers un seul but et un avenir prochain ; elle ne s’inquiétait que de faire durer l’empire ottoman et de le défendre, soit en Europe, soit en Asie, contre les ambitions extérieures et les déchiremens intérieurs. » Ce tableau des deux politiques n’a pas changé depuis 1840, et ici revient la question que j’ai posée dès le commencement : la France se trompait dans le présent, et peut-être méritait-elle de se tromper, puisqu’au lieu de soutenir, comme en Grèce, une civilisation chrétienne renaissante, elle soutenait un civilisateur musulman, fort dur et fort égoïste ; mais si la France se trompait dans le présent, en 1840, en appuyant trop Méhémet-Ali, l’Angleterre se trompait dans l’avenir en défendant trop l’empire ottoman. La France n’a pas eu longtemps à attendre pour reconnaître son erreur ; l’Angleterre a eu vingt ans et plus pour reconnaître la sienne. Comment peut-elle donc encore se faire illusion ? Et si elle ne se fait pas illusion, que veut-elle en Orient ? Est-ce un système digne d’un grand peuple de perpétuer la faiblesse de l’Orient sous toutes ses formes : sous sa forme turque, puisque l’Angleterre a tout fait pour restaurer l’Orient sous cette forme et n’a pas pu y réussir ; sous sa forme chrétienne, puisqu’elle fait tout ce qu’elle peut pour tenir les populations chrétiennes de l’Orient dans une infériorité politique et religieuse qui fait honte à l’humanité ?

Je suis heureux pour la France que depuis plus de quarante ans sa politique orientale, sans être aventureuse et chimérique, n’ait rien eu de cette obstination malfaisante. La France a vu quel était l’avenir de l’Orient, et, sans vouloir hâter témérairement cet avenir, elle l’a pris pour but lointain, mais certain. Elle a pensé que l’Orient pouvait se régénérer par lui-même, par les populations qu’il a dans son sein, et qu’il n’avait pas besoin, pour renaître à la civilisation, de se faire Russe ou Anglais, Autrichien ou Français. Chaque pas des populations orientales, chrétiennes ou musulmanes, chaque pas vers ce but a été encouragé par la France ; elle a poussé la confiance sur ce point jusqu’à la crédulité. Elle a cru plusieurs fois à la restauration de la Turquie ; elle a cru au pacha d’Égypte, et je ne la blâme pas de ces actes d’espérance. Son esprit de tolérance demandait qu’elle encourageât la civilisation même, avec le Coran. Convaincue enfin de la stérilité des efforts musulmans, elle croit maintenant à l’avenir des populations chrétiennes, et elle défendra, je l’espère, cet avenir contre les menées égoïstes de l’Angleterre et de la Turquie.

Nous avons vu comment M. Guizot expliquait la politique orientale de la France. Pour montrer encore une fois de plus l’incontestable accord de M. Guizot et de M. Thiers en Orient, citons un passage de la note diplomatique du 3 octobre 1840. C’est la réponse de la politique française à la politique anglaise après le traité du 15 juillet 1840. « L’existence de l’empire turc est en péril, disait M. Thiers, l’Angleterre s’en préoccupe, et elle a raison : toutes les puissances amies de la paix doivent s’en préoccuper aussi ; mais comment faut-il s’y prendre pour raffermir cet empire ? Lorsque les sultans de Constantinople, n’ayant plus la force de régir les vastes provinces qui dépendaient d’eux, ont vu la Moldavie, la Valachie, et plus récemment la Grèce, s’échapper insensiblement de leurs mains, comment s’y est-on pris ? A-t-on, par une décision européenne, appuyée sur des troupes russes et des flottes anglaises, cherché à restituer aux sultans des sujets qui leur échappaient ? Assurément non. On n’a pas essayé l’impossible. On ne leur a pas rendu la possession et l’administration directe des provinces qui se détachaient de l’empire. On ne leur a laissé qu’une suzeraineté presque nominale sur la Valachie et la Moldavie, on les a tout à fait dépossédés de la Grèce. Est-ce par esprit d’injustice ? Non certainement ; mais l’empire des faits, plus fort que les résolutions des cabinets, a empêché de restituer à la Porte, soit la souveraineté directe de la Moldavie et de la Valachie, soit l’administration même indirecte de la Grèce, et la Porte n’a eu de repos que depuis que ce sacrifice a été franchement opéré. Quelle vue a dirigé les cabinets dans ces sacrifices ? C’est de rendre indépendantes, c’est de soustraire à l’ambition de tous les états voisins les portions de l’empire turc qui s’en séparaient. Ne pouvant refaire un grand tout, on a voulu que les parties détachées restassent des états indépendans des empires environnans. »

Ainsi la France n’a jamais caché ni déguisé sa politique en Orient. Elle veut pour l’Orient un avenir indépendant, elle ne refuse pas que cet avenir soit turc, si cela est possible ; elle espère qu’il sera chrétien.

Je n’ai plus qu’une seule réflexion à faire. Voilà vingt-deux ans que le traité du 15 juillet 1840 a été fait : qu’en reste-t-il ? Si l’Angleterre veut faire franchement sa liquidation à ce sujet, je ne crois pas qu’elle puisse beaucoup s’en féliciter. Elle voulait en 1840 affaiblir l’Égypte pour fortifier la Turquie. A-t-elle atteint ce but ? Lord Palmerston, en 1840, a procuré un grand déboire à la France, cela a été son plaisir et sa gloire du moment ; mais, tout en estimant ce plaisir et cette gloire aussi haut que l’a fait lord Palmerston, qu’en est-il resté à l’Angleterre ? A-t-elle restauré l’empire ottoman ? l’a-t-elle fait revivre ? A-t-elle donné à Constantinople tout ce qu’elle ôtait à Alexandrie ? Elle a restreint l’ambition de l’Égypte ; elle n’a pas diminué sa richesse, sa puissance par conséquent. L’Égypte redevient de plus en plus le grand chemin des Indes, et le pacha d’Égypte est par cela même le plus puissant hôtelier et le plus riche entrepositaire du monde. Pendant que l’Égypte grandit ainsi par l’intervention de l’Europe, pendant qu’elle justifie les espérances que la France avait conçues et les efforts qu’elle a faits pour elle, pendant que l’erreur qui nous a égarés en 1840 devient chaque jour davantage une vérité, qu’arrive-t-il à l’empire ottoman, cette erreur de l’Angleterre en 1840 et depuis 1840 ? L’erreur grossit chaque jour et devient plus manifeste. Le malade, au lieu de guérir, empire. Nous étions dupes en 1840 ; nous sommes presque prophètes aujourd’hui. L’Angleterre a eu raison en 1840 ; elle a tort tous les jours depuis 1840. Le poids de l’Égypte nous est léger ; l’Égypte se porte elle-même. Le poids de l’empire ottoman devient chaque jour plus lourd pour l’Angleterre. Il ne l’écrasera assurément point, quel est le fardeau qui soit trop lourd pour l’Angleterre ? mais il ralentira sa marche jusqu’à ce qu’elle prenne le parti de le laisser retomber à terre. Dans les gouvernemens libres, la vérité a toujours sa place, et elle finit même par avoir la majorité. Voici comment, au mois de mai 1861, lord Grey exprimait son opinion sur la Turquie dans la chambre des lords. « Par une guerre entreprise pour maintenir l’indépendance et l’intégrité de la Turquie, nous avons ajouté considérablement à notre dette nationale et à nos impôts, et cependant la Turquie est toujours sur le bord d’un abîme, avec une armée qui n’existe que sur le papier, avec un trésor vide et des administrateurs corrompus. Je suis persuadé que la chambre ne voudrait plus sanctionner la dépense d’un seul shilling pour une nouvelle et vaine tentative de prolonger l’existence de la Turquie. Une opinion qui gagne aussi du terrain, c’est que nous avons pris l’engagement de sauvegarder la Turquie contre les désordres intérieurs. J’espère que nous n’avons rien garanti d’aussi impolitique. Notre garantie signifie, dans mon opinion, que nous devons empêcher que la Turquie ne soit mise en pièces par ses voisins. Si elle s’écroule par sa propre faiblesse, il ne faut pas que nous nous imposions la tâche de soutenir un empire aussi vermoulu. »

Ce qui reste du traité de 1840, après vingt-deux ans d’expérience, est donc pour la France un échec qui s’est changé en succès, et pour l’Angleterre un succès qui s’est changé en échec et en embarras.


SAINT-MARC GIRARDIN.

  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 juin, du 1er août, et du 15 septembre 1861.
  2. Je crois que ces paroles veulent dire que la France se placera moralement entre les deux puissances. Je ne conçois pas en effet que la France puisse prendre en Asie-Mineure une position stratégique, à moins qu’il ne s’agisse d’une position très momentanée.
  3. J’entends une protection, et non un protectorat.
  4. L’Italie aujourd’hui doit prétendre à partager cette mer avec l’Autriche, à moins que l’Angleterre, par les Iles-Ioniennes, ne s’oppose au partage en prenant tout pour elle.
  5. Mémoires de M. Guizot, tome V, page 29.
  6. Page 244.
  7. « Le sultan, disait M. Guizot à lord Melbourne, qui n’a pu ni défendre ni reprendre la Syrie par ses propres forces, sera hors d’état de la gouverner, et l’Europe, qui la lui aura rendue, sera sans cesse compromise et obligée d’intervenir, ou pour la lui conserver, ou pour la protéger contre lui-même. Il y a là des populations chrétiennes que les Turcs vexeront, pilleront, opprimeront d’une façon intolérable ; nous avons envers elles des devoirs traditionnels ; leurs souffrances, leurs clameurs exciteront la sympathie européenne. L’administration de Méhémet-Ali ne manque dans cette province ni de force, ni d’une certaine équité religieuse. Qu’elle reste entre ses mains ; nous n’en entendrons plus parler, et cette partie du moins de l’Orient jouira d’un peu de paix et donnera à l’Europe un peu de sécurité. » (P. 48, t. V.) Je n’irais pas volontiers jusqu’à la dernière conclusion de M. Guizot, je ne voudrais pas, aujourd’hui surtout, abandonner la Syrie à l’Égypte-, mais en parlant de l’avenir réservé à la Syrie, une fois rendue à la Turquie, M. Guizot n’était-il pas prophète ?
  8. P. 358-357.
  9. Page 251.
  10. Page 38
  11. Page 246