LA


QUESTION D’ORIENT


LES NÉGOCIATIONS CONFIDENTIELLES DE LONDRES ET L’ÉGLISE RUSSE





I. — Communications relatives à la Turquie faites au gouvernement de sa majesté

par l’empereur de Russie, et Réponses à ces communications.

II. — Le Côté religieux de la Question d’Orient, par le comte de Ficquelmont, in-8o, Paris 1854.




Le grand jour s’est fait enfin sur la crise actuelle, grâce à la publication de la correspondance secrète et confidentielle échangée, au commencement de l’année dernière, entre la Russie et le gouvernement anglais. Ces révélations si imprévues confirment pleinement l’esprit et les conclusions de nos précédentes études sur la question d’Orient. Nous allons nous en servir pour compléter l’histoire de ces transactions. l’on peut aujourd’hui, à la lumière saisissante des nouveaux documens, préciser les vues réelles de la Russie, le véritable caractère de son entreprise, la vraie situation qu’elle a faite à l’Europe, et les vastes conséquences de la lutte commencée.

Il y a une pensée qui a été pour ainsi dire l’âme de la politique russe vis-à-vis de la Turquie dans ces dernières années : cette pensée, le premier document de la correspondance anglaise, le mémorandum de M. de Nesselrode la met à nu. La préoccupation dominante qui a depuis 1844 absorbé l’empereur Nicolas est celle-ci : — les jours de l’empire ottoman sont comptés; sa dissolution est imminente ; une circonstance imprévue peut à chaque instant déterminer sa chute. Depuis 1844, la Turquie n’a plus été pour l’empereur de Russie «qu’un homme malade, gravement malade, qui pouvait mourir subitement et rester sur les bras » de l’Europe. En même temps qu’il couvait et nourrissait cette pensée, l’empereur avait pris avec lui-même une résolution irrévocable : quelle que fût l’origine de la prochaine crise qui surviendrait en Turquie, guerre étrangère, dissensions intestines entre les partis Turcs, ou soulèvement des chrétiens, cette crise serait la dernière, et le malade n’en devait pas réchapper. Cette résolution, l’empereur l’exprimait plus tard dans ses entretiens avec sir Hamilton Seymour par ces déclarations énergiques : « Nous ne pouvons pas ressusciter ce qui est mort; si l’empire turc tombe, il tombera pour ne plus se relever... Le sultan perdrait probablement son trône, et dans ce cas il tomberait pour ne plus se relever. Je désire maintenir son pouvoir; mais s’il le perd, c’est pour toujours. L’empire ottoman est une chose qu’on peut tolérer, mais non pas reconstruire, et je vous jure que je ne souffrirais pas qu’on brûlât une seule amorce pour une pareille cause. » Devant ce langage, lord Clarendon avait bien raison de dire : « Le gouvernement de la reine est convaincu que rien n’est plus propre à précipiter la chute de la Turquie que de prédire sans cesse qu’elle sera prochaine; » et sir Hamilton Seymour avait bien le droit d’observer « qu’il ne pouvait être douteux qu’un souverain qui insistait avec une telle opiniâtreté sur la chute imminente d’un état voisin n’eût arrêté dans son esprit que l’heure était venue, non pas d’attendre sa dissolution, mais de la provoquer. » Prophétiser la fin du malade et en même temps déclarer non-seulement qu’on ne croit pas à son rétablissement, mais qu’on ne le veut pas, n’est-ce pas avouer que l’on a résolu sa mort ? C’est ainsi que la pensée manifestée en 1844 était devenue, au commencement de 1853, un parti pris, et l’exécution de ce parti pris n’attendait plus, les ouvertures de l’empereur Nicolas à l’Angleterre en font foi, qu’une occasion favorable et des complices.

La politique russe a prononcé l’arrêt de mort de l’empire ottoman, voilà le fait qui domine la crise actuelle. Quels sont les motifs qui ont pu amener l’empereur Nicolas à prendre depuis plusieurs années une pareille décision ? C’est un point sur lequel il vaut la peine de s’arrêter un instant, si l’on veut se bien rendre compte des desseins russes.

L’empereur Nicolas a tenu, il y a vingt-cinq ans, la Turquie à sa merci. L’Europe lui avait laissé faire à l’empire ottoman la guerre de 1828 et de 1829. Le gouvernement français de cette époque avait pour l’alliance russe une aveugle et regrettable inclination; en Angleterre, Canning mourant avait bien fait aux projets de la Russie une opposition sourde, mais après sa mort le pouvoir était passé au duc de Wellington, et le duc avait trop conservé le souvenir et la sympathie des alliances de 1814 et de 1815 pour pousser jusqu’à une hostilité déclarée le déplaisir que devait lui inspirer la marche des Russes vers Constantinople; la Prusse, dans cette circonstance, n’avait eu que des complaisances pour le cabinet de Saint-Pétersbourg. La Russie avait rencontré un seul adversaire habile, actif, persévérant : c’était l’Autriche, ou pour mieux dire M. de Metternich; mais après avoir combattu, traversé, retardé même pendant plusieurs années la politique russe avec les ressources de la plus clairvoyante et de la plus adroite diplomatie, M. de Metternich, paralysé par son isolement, n’avait pu tirer l’épée pour défendre la Turquie contre l’invasion des Russes. L’empereur Nicolas fut donc maître en 1829 du sort de l’empire ottoman. Il le laissa vivre. Pourquoi ?

M. de Nesselrode en donnait la raison en 1830, dans un mémoire destiné à expliquer la politique du traité d’Andrinople et adressé au grand-duc Constantin : « Il ne tenait qu’à nos armées, disait M. de Nesselrode, de marcher sur Constantinople et de renverser l’empire turc. Aucune puissance ne s’y serait opposée, aucun danger immédiat ne nous aurait menacés, si nous avions porté le dernier coup à la monarchie ottomane en Europe; mais, dans l’opinion de l’empereur, cette monarchie, réduite à n’exister que sous la protection de la Russie et à n’écouter désormais que ses désirs, convenait mieux à nos intérêts politiques et commerciaux que toute combinaison nouvelle qui nous aurait forcés, soit à trop étendre nos domaines par des conquêtes, soit à substituer à l’empire ottoman des états qui n’auraient pas tardé à rivaliser avec nous de puissance, de civilisation, d’industrie et de richesse. C’est sur ce principe de sa majesté impériale que se règlent aujourd’hui nos rapports avec le divan. Puisque nous n’avons pas voulu la ruine du gouvernement turc, nous cherchons les moyens de le soutenir dans son état actuel. Puisque ce gouvernement ne peut nous être utile que par sa déférence envers nous, nous exigeons de lui l’observation religieuse de ses engagemens et la prompte réalisation de tous nos vœux. » La Russie n’avait pas voulu, disait-elle alors, garder les principautés, ni même les occuper pendant le terme de dix années, quoiqu’une convention additionnelle au traité d’Andrinople lui accordât cette occupation comme garantie du paiement des indemnités de guerre. « L’empereur, disait M. de Nesselrode, a jugé que cette occupation nous exposerait à de nombreux inconvéniens, à des dépenses considérables, et qu’elle équivaudrait à une prise de possession de ces provinces, dont la conquête lui a toujours paru d’autant moins utile, que sans y entretenir des troupes nous en disposons à notre gré en temps de paix et en temps de guerre. » La Russie se contentait pour le paiement des indemnités d’autres garanties dont M. de Nesselrode définissait ainsi la nature : « Les déterminations de sa majesté impériale ne surchargeront point l’empire ottoman d’un fardeau dont le poids causerait sa chute; mais elles laisseront entre nos mains des clés de position d’où il nous sera facile de le tenir en échec, et consacreront l’existence d’une dette à sa charge, qui lui fera sentir, pendant de longues années, sa vraie situation envers la Russie, et la certitude de sa ruine, s’il essayait de la braver une autre fois[1]. »

On voit par cette curieuse révélation la position que la Russie avait voulu prendre vis-à-vis de la Turquie après la guerre victorieuse de 1828-29 et au moyen de la paix d’Andrinople. La Russie croyait qu’elle aurait pu renverser alors l’empire ottoman; mais il convenait mieux à ses intérêts de laisser vivre la Turquie, à condition qu’elle serait réduite à n’exister que sous sa protection, à n’écouter désormais que ses désirs, et qu’elle montrerait une déférence constante envers la puissance protectrice et une prompte obéissance à se conformer à tous ses vœux; en même temps la Russie comptait garder entre ses mains des clés de position d’où il lui serait facile de tenir la Turquie en échec et de la menacer d’une ruine certaine, si la porte voulait un jour se soustraire aux conditions d’existence qu’on lui imposait. C’est ainsi que l’empereur Nicolas concevait depuis 1829 la situation de l’empire turc, et c’est à ce prix qu’il lui permettait d’exister. Convaincu que la Turquie ne devait être maintenue qu’autant que sa conservation serait utile à la politique russe et qu’elle ne vivait que par la tolérance de la Russie, pourquoi a-t-il prononcé dans son cœur son arrêt de mort ? En d’autres termes, pourquoi a-t-il cessé de regarder le maintien de la Turquie comme utile aux intérêts de sa politique, et a-t-il songé à lui retirer cette tolérance qui seule, croyait-il, la laissait vivre ?

Il y a plusieurs raisons à ce changement dans la politique de l’empereur Nicolas. Certains Russes prétendent que ce qui l’a décidé à trancher la question d’Orient et à tenter lui-même l’accomplissement des longs desseins de son pays et de sa maison sur Constantinople, c’est la crainte que son successeur ne fût point à la hauteur d’une pareille tâche, si les événemens venaient à la lui offrir. Il peut y avoir quelque fondement à cette explication; mais nous croyons que la résolution de l’empereur Nicolas a été déterminée par une raison supérieure et plus pressante. Cette raison est le progrès, ou, si l’on veut, le mouvement des choses qui depuis vingt-cinq ans tend avec succès à faire sortir la Turquie des dures conditions où la Russie croyait avoir emprisonné son existence par la paix d’Andrinople.

L’empereur Nicolas, avec une inquiète insistance, dépeignait l’an dernier la Turquie comme malade et agonisante; mais assurément il n’aurait pu nier et il ne pouvait se dissimuler à lui-même que si la Turquie était malade alors, elle l’était bien moins qu’en 1829. Nous ne discuterons point si les Turcs ont accompli sur eux-mêmes, depuis cette époque, des progrès qui ont accru leurs forces; les faits matériels, entre autres l’état actuel de l’armée ottomane, le constatent suffisamment, A nos yeux, le grand progrès de la Turquie depuis 1829 est ailleurs; il est d’abord dans le développement de commerce, d’éducation, de richesse qui s’est opéré chez les populations grecques de l’empire ottoman; il est ensuite dans l’accès plus large ouvert aux intérêts des peuples occidentaux, dans la plus grande sollicitude que les gouvernemens européens ont portée aux affaires de Turquie, dans l’action politique chaque jour plus intime et plus directe qu’ils ont exercée sur l’empire ottoman.

Les progrès des populations grecques sont incontestables; nous en trouvons l’aveu dans les propres paroles de l’homme d’état autrichien qui passe pour être le plus favorable à la Russie : « Le peuple russe, dit M, de Ficquelmont dans sa dernière brochure[2], par le degré encore inférieur de sa culture comme nation, peut bien être civilisateur des peuples de l’Asie centrale, ses voisins, qui lui sont fort inférieurs encore; mais il ne saurait déjà plus, dans son état actuel, se montrer supérieur aux populations chrétiennes répandues en Turquie, depuis que ces populations se sont approprié une partie des ressources de l’intelligence plus avancée des peuples de l’Occident. » Par ces progrès des Grecs, il serait devenu de plus en plus évident que ce gouvernement des Turcs tant accusé par les Russes n’était pas si oppresseur et si barbare qu’on voulait bien le dire, puisqu’il permettait aux Grecs de s’élever rapidement en bien-être et en culture sociale. On aurait en outre été bientôt forcé de convenir qu’il n’y a plus lieu à protection, lorsque le protégé est supérieur en civilisation au peuple qui veut être son protecteur. Grâce à ce mouvement, la Russie était donc en train de perdre graduellement la principale base de son influence en Turquie. Un autre symptôme non moins alarmant pour elle et non moins rassurant pour la durée de l’empire ottoman était la tendance manifestée par les capitaux européens à aller enraciner en Turquie l’esprit d’entreprise des peuples occidentaux, à lier à son existence par les intérêts matériels, la France et l’Angleterre, à commanditer par des emprunts le gouvernement turc. Tous ces faits annonçaient à la Russie non-seulement que les élémens de vitalité augmentaient en Turquie, mais qu’ils allaient se fortifier de la solidarité qui est de nos jours la plus puissante, celle des intérêts économiques avec les peuples occidentaux. Voilà ce que produisait le contact chaque jour plus fréquent et plus intime de la Turquie avec l’Europe, et ce mouvement que l’empereur Nicolas affectait de dédaigner en parlant des réformes nouvelles et superficielles d’origine française. Ces tendances enlevaient peu à peu la Turquie à l’empire exclusif qu’il prétendait exercer sur elle. Elles donnaient aux autres puissances des clés de position, non pour dominer Constantinople, mais pour la défendre contre la politique russe. En un mot, elles faisaient sortir inévitablement l’empire ottoman du cercle de fer où la Russie avait cru l’étreindre et pouvoir l’étouffer à volonté.

Ayons assez d’impartialité pour nous placer un instant au point de vue russe : nous serons obligé de reconnaître que cette situation nouvelle était critique. La laisser se prolonger et se développer librement, c’était se résigner à voir la Turquie échapper à l’action dominatrice de la Russie, et reculer en-deçà de la guerre de 1828 et du traité d’Andrinople. L’inquiétude qui obsédait l’empereur Nicolas dès 1844, et l’impatience qu’il témoignait au commencement de 1853, sont donc aisées à comprendre. La politique qui avait inspiré la guerre de 1828 et le traité d’Andrinople ne pouvait pas assister avec indifférence à un mouvement qui menaçait de lui ravir ce qu’elle croyait avoir à jamais conquis. Elle se trouvait en face de cette alternative : ou s’abdiquer elle-même, renoncer à ces desseins séculaires qui poussent instinctivement la Russie vers Constantinople, ou bien faire quelque chose. S’abdiquer eût été surhumain, donc il fallait agir. Dès lors l’empereur Nicolas dut arrêter dans sa pensée que, si la Russie trouvait une occasion d’ébranler l’empire ottoman, elle ne recommencerait plus l’expérience de la paix d’Andrinople; que le premier choc que subirait la Turquie serait le dernier, qu’il fallait aviser à expulser les Turcs de l’Europe, qu’il fallait s’y préparer en prenant des mesures avec les puissances dont, au moment opportun, la résistance serait la plus redoutable ou le concours le plus utile; qu’il fallait enfin, au premier prétexte, jouer le grand jeu. Le prétexte se présenta : ce fut l’affaire des lieux-saints, et l’empereur Nicolas proposa à l’Angleterre le partage de l’empire ottoman.

Jamais il n’est arrivé à la publicité contemporaine de révélation politique aussi grandiose que les communications relatives à la Turquie faites au gouvernement anglais par l’empereur Nicolas. Manifestation de la pensée dominante de l’empereur sur la chute imminente de la Turquie, déclaration de ce que la Russie ne tolérerait pas, insinuation de ce qu’elle voudrait dans l’éventualité prévue, indication de l’affaire des lieux-saints comme occasion immédiate et cause suffisante de l’accomplissement de cette éventualité, — la révélation est complète sur tous les points. L’idée fixe de l’empereur éclate partout, et il y insiste encore à la fin des pourparlers. Lorsque l’Angleterre, repoussant ses avances, représente la chute de l’empire ottoman comme un événement incertain et éloigné, « une de ces expressions exclut l’autre, dit l’empereur; incertain, soit, mais par cela même l’événement peut n’être pas éloigné[3]. » Dans l’hypothèse de l’événement qu’il prédit avec tant d’obstination et qu’il croit si prochain, l’empereur déclare péremptoirement ce qu’il ne veut pas. Il ne veut pas que Constantinople soit jamais au pouvoir d’aucune grande puissance; il ne permettra jamais qu’on tente de reconstruire un empire byzantin, ni que la Grèce obtienne une extension de territoire qui en ferait un état puissant; encore moins souffrira-t-il que la Turquie soit morcelée en petites républiques, destinées à servir d’asile aux Kossuth, aux Mazzini et aux autres révolutionnaires de l’Europe. Plutôt que de subir de tels arrangemens, il fera la guerre et la continuera tant qu’il lui restera un soldat et un fusil. Voilà ce que l’empereur ne veut pas. Il insinue non moins clairement ce qu’il veut. Il serait peut-être forcé de s’établir à Constantinople, non comme propriétaire, mais comme dépositaire; on ferait de la Bulgarie et de la Servie, aussi bien que des principautés danubiennes, des états indépendans sous la protection de la Russie; quant à l’Angleterre, si elle acceptait le partage, l’empereur lui laisserait prendre l’Egypte et Candie. Enfin, dans le mémorandum même de M. de Nesselrode, du 21 janvier 1853, document moins net et plus réservé que les épanchemens intimes de l’empereur Nicolas avec sir Hamilton Seymour, l’affaire des lieux-saints est signalée comme une cause possible et prochaine de chute pour l’empire ottoman. « Sans parler des causes toujours croissantes de dissolution, dit le mémorandum, que présente l’état moral, financier, administratif de la porte, elle peut sortir de l’une au moins des deux questions mentionnées par le ministère anglais dans sa dépêche secrète (la question des lieux-saints). A la vérité, il n’y voit que de simples disputes qui ne dépasseraient pas la portée des difficultés dont s’occupe d’ordinaire la diplomatie; mais ce genre de disputes-là peut néanmoins amener la guerre, et avec la guerre les conséquences qu’en appréhende l’empereur : si, par exemple, dans l’affaire des lieux-saints, l’amour-propre et les menaces de la France, continuant à peser sur la porte, obligent celle-ci à nous refuser toute satisfaction, et si, d’un autre côté, le sentiment religieux des Grecs orthodoxes, outragé par les concessions faites aux Latins, soulève contre le sultan l’immense majorité de ses sujets. » Volonté, plan, prétexte, tout était donc prêt du côté de la Russie pour la dissolution et le partage de l’empire ottoman.

Le monde européen a traversé à son insu une formidable crise, tandis que ces ouvertures de l’empereur Nicolas cheminaient secrètement de Saint-Pétersbourg à Londres. La liberté du continent a été un instant suspendue à la réponse du gouvernement anglais. Après cette révélation, il ne restera plus trace, nous l’espérons, dans aucun esprit, de ces préjugés surannés et de ces absurdes soupçons qui attaquaient parmi nous l’alliance anglaise; si l’Angleterre eût consenti au marché que lui proposait l’empereur Nicolas et auquel l’Autriche eût bien été forcée de se joindre, que devenait la France ?

En s’adressant avec tant de prévenances à l’Angleterre, l’empereur Nicolas s’est lui-même chargé de nous apprendre de quelle importance est pour nous l’alliance anglaise; en repoussant avec une admirable loyauté les avances de l’empereur Nicolas, l’Angleterre nous a montré la confiance que l’alliance anglaise nous doit inspirer. L’alliance russe pour la France est une chimère, et nous ne concevons point que des esprits distingués aient pu se bercer un seul moment de ce rêve. On ne s’allie en politique qu’avec les forces qui diffèrent de vous et qui vous complètent. Les forces de la France et celles de la Russie sont de même nature, ce sont des forces continentales. Nos forces se ressemblent, et en même temps les principes politiques que nous représentons diffèrent; de là un antagonisme naturel entre la Russie, qui vise à la prépondérance sur le continent, et la France, qui perd sa liberté d’action et sa sécurité, si la Russie accroît sa prépondérance. Voilà pourquoi la Russie n’a que faire de l’alliance de la France et recherche celle de l’Angleterre. Dans le partage de la Turquie, notre coopération n’apporterait rien à la Russie, et la Russie n’a rien à nous offrir, ou plutôt les compensations qu’elle serait obligée de nous donner, étant continentales, nous assureraient sur l’Allemagne une influence qui balancerait et compromettrait la sienne. L’Angleterre au contraire n’est point pour la Russie une rivale sur le continent, et sa coopération en Orient lui apporterait l’appui d’une puissance maritime irrésistible. C’est ce que M. de Nesselrode exprimait nettement en ces termes dans son mémorandum de 1844 : «La raison qui conseille l’établissement de cet accord (entre la Russie et l’Angleterre) est fort simple. Sur terre, la Russie exerce envers la Turquie une action prépondérante; sur mer, l’Angleterre occupe la même position. Isolée, l’action de ces deux puissances pourrait faire beaucoup de mal; combinée, elle pourra produire un bien réel : de là l’utilité de s’entendre préalablement avant d’agir. » Aussi la Russie sollicite sans cesse le concours de l’Angleterre et cherche constamment à exclure la France du règlement des affaires d’Orient. C’est à son instigation, par son initiative, que le traité du 15 juillet est conclu en 1840 contre la France; elle prépare en 1844 une nouvelle coalition en dehors de la France; elle revient au même projet en 1853, en frappant toujours la France des mêmes dédains et de la même exclusion. Si ces faits n’étaient pas assez instructifs pour nous, si jamais un gouvernement français venait à les oublier, et, se laissant aller à la plus fatale des illusions, essayait de courtiser l’alliance russe, soyez-en sûrs, le résultat de cette défection à l’alliance anglaise ne se ferait pas longtemps attendre : abandonnée par nous, l’Angleterre serait toujours certaine de nous devancer auprès de la Russie, et serait toujours à temps de conclure avec elle le marché qu’elle vient de refuser; quant à la France, elle expierait sur-le-champ cette faute par un isolement honteux et un abaissement terrible.

Les tentatives de l’empereur Nicolas ont échoué contre la probité des ministres anglais. Les dépêches de lord John Russell et de lord Clarendon, celle de lord John Russell surtout, sont des modèles d’honnêteté politique : respect des traités, fidélité aux alliances, égards pour les puissances que la Russie excluait de ses plans, prévoyante sollicitude pour les intérêts conservateurs de l’Europe mis en péril par les propositions russes, rien n’est omis, tout au contraire est exprimé par les ministres anglais avec la plus entière franchise et la plus noble élévation de langage. Quel contraste entre ces obsessions d’un souverain absolu couvrant ses tentatives de séduction de protestations affectées de loyauté, et faisant valoir sans cesse sa parole de gentilhomme, et ces ministres d’un peuple libre lui résistant simplement au nom de la fidélité aux alliances et de l’ordre européen ! De quel côté, nous le demandons, est la véritable habileté et la véritable grandeur ? La conduite des ministres anglais fait sans doute beaucoup d’honneur à leur intelligence et à leur caractère; mais qu’il nous soit permis de rappeler qu’une grande part de ce mérite revient aussi aux institutions de l’Angleterre. C’est en effet le régime représentatif qui interdit au gouvernement anglais de contracter des engagemens éventuels, et qui rend par conséquent impossible de sa part toute complicité dans des actes pareils au partage de la Pologne. Qui croirait qu’il se trouve encore en Europe des hommes d’état qui lui font un reproche de cette heureuse impuissance[4] ? Ainsi la publicité, le contrôle de l’opinion, la responsabilité ministérielle, ces principes du gouvernement représentatif, ne sont pas des garanties exclusivement profitables aux peuples qui les possèdent; le monde en est témoin aujourd’hui, ces garanties protègent encore les intérêts des autres nations, au sein même des peuples qui jouissent du régime représentatif.

La politique russe vit donc ses propositions repoussées par l’Angleterre. La conclusion par laquelle elle mit fin à ses ouvertures manque également de franchise et de dignité. Le gouvernement russe feignit de s’être complètement entendu avec le gouvernement anglais, ce qui était manifestement contraire à la vérité. En effet, tandis que la Russie avait représenté la chute de la Turquie comme imminente et déclaré qu’il fallait aviser à ce qu’il y aurait à faire en vue de cet événement, l’Angleterre avait répondu qu’elle ne voyait pas de cause prochaine de dissolution pour l’empire ottoman, et que la seule chose qu’il y eût à faire, c’était de travailler à le maintenir. L’empereur Nicolas avait demandé que l’on s’entendît sinon sur ce que l’on ferait, du moins sur ce qu’on empêcherait dans le cas où ses prédictions se réaliseraient; l’Angleterre avait répondu que déterminer ce que l’on ne tolérerait pas en vue d’une éventualité, ce ne serait guère avancer la solution des difficultés qui s’élèveraient au moment même. Quant aux insinuations de partage essayées par la Russie, elles avaient été écartées par un refus, et le gouvernement anglais avait touché le nœud de la question en exprimant la conviction que l’accélération ou l’ajournement indéfini de la chute de la Turquie dépendait uniquement de la politique que la Russie suivrait vis-à-vis de la porte. Enfin l’Angleterre avait dit nettement qu’elle ne voulait pas continuer ces scabreux pourparlers. L’empereur Nicolas était donc éconduit sur tous les points. Cependant, affectant d’être d’accord avec l’Angleterre, le gouvernement russe termina, le 15 avril 1853, cette curieuse transaction, en prenant dans une note de M. de Nesselrode les engagemens suivans :


« Sous d’autres rapports, et sans vouloir discuter à cette occasion les symptômes plus ou moins apparens de la décadence de la puissance ottomane, et la vitalité plus ou moins grande que peut conserver encore sa constitution intérieure, l’empereur conviendra volontiers que le meilleur moyen de faire durer le gouvernement turc est de ne pas le fatiguer par des demandes excessives faites d’une manière humiliante pour son indépendance et pour sa dignité.

« Sa majesté est disposée, comme elle l’a toujours été, à suivre ce système, pourvu toutefois qu’il soit bien entendu que la même règle de conduite sera observée par toutes les grandes puissances sans distinction, et qu’aucune d’elles ne tirera avantage de la faiblesse de la porte pour en obtenir des concessions qui pourraient être préjudiciables aux autres. Ce principe posé, l’empereur déclare qu’il est prêt à travailler, de concert avec l’Angleterre, à prolonger l’existence de l’empire turc, en laissant de côté toute cause d’alarme au sujet de sa dissolution. »


Mais au moment où le gouvernement russe prenait cet engagement à Saint-Pétersbourg, il y avait manqué déjà, et il allait le violer avec plus d’éclat encore à Constantinople.

Les communications confidentielles de l’empereur Nicolas avec le gouvernement anglais avaient commencé le 9 janvier 1853 et fini le 15 avril; or, dès le 5 février, M. de Nesselrode avait annoncé à l’ambassadeur anglais la mission du prince Menchikof, et le prince Menchikof était arrivé à Constantinople le 28 février. Le but réel (qui était encore dissimulé à cette époque) de la mission Menchikof était d’arracher au sultan la concession du protectorat des Grecs. Qu’était le protectorat des Grecs pour la Russie ? Évidemment une de ces clés de position dont parlait M. de Nesselrode en 1830, qui aurait replacé la Russie vis-à-vis de la Turquie dans une situation plus forte que celle que lui avait donnée la paix d’Andrinople, une de ces clés de position d’où il lui serait toujours facile de tenir la Turquie en échec, et de la menacer de la certitude de sa ruine, si la porte essayait de la braver une autre fois. A ne la juger qu’en elle-même, voilà quelle était la portée de l’ambassade Menchikof; mais, rapprochée des ouvertures faites à l’Angleterre sur l’éventualité de la chute de la Turquie, elle pouvait avoir une autre conséquence, elle pouvait produire le prétexte et la cause immédiate de cette chute. La mission du prince Menchikof était donc pour la Russie une arme à deux tranchans : elle aurait provoqué la dissolution immédiate de l’empire ottoman, si l’Angleterre eût prêté l’oreille aux propositions de partage; si au contraire il fallait voir encore ajourner la fin de la Turquie, elle devait faire passer entre les mains de la Russie une clé de position qui lui garantit que sa proie ne pourrait point lui échapper.

Il importe de remarquer cette simultanéité et ce contraste des deux objets de la politique russe. Comme un des traits les plus caractéristiques de cette politique, il faut encore observer la double conduite de la Russie vis-à-vis de l’Angleterre. D’un côté, l’empereur Nicolas fait au gouvernement anglais les confidences les plus expansives et les plus extraordinaires relativement à ses vues sur la fin de l’empire ottoman et sur le partage; de l’autre au contraire, il lui cache obstinément le principal but de la mission Menchikof, la demande du protectorat. Au même moment, à la même heure, à Saint-Pétersbourg, l’empereur Nicolas montre aux Anglais la confiance la plus intime et en apparence la plus compromettante, tandis qu’à Constantinople le prince Menchikof, en demandant un traité aux ministres du sultan, les menace de la colère de son maître et de la rupture des relations diplomatiques, s’ils trahissent son secret et s’ils le font connaître au ministre anglais. Quelle est l’explication de ce double jeu, qui au premier abord paraît si contradictoire et si difficile à comprendre ? L’explication est simple. C’est un principe de la politique russe dans ses envahissemens en Orient de diviser l’action des puissances occidentales. La Russie sait que, pour que l’Europe puisse résister efficacement à ses entreprises sur la Turquie, il faut que l’action de l’Angleterre, puissance maritime prépondérante, soit unie à l’action d’une puissance continentale de premier ordre. Les vues de la politique russe à ce sujet ont été exprimées en 1825, avec une merveilleuse force, par M. Pozzo di Borgo[5]. « Les hostilités de l’Angleterre, si elles ne sont pas soutenues par une coopération continentale, disait alors M. Pozzo di Borgo en vue de la guerre que préparait la Russie, n’empêcheront pas les progrès de nos armées, et ne nous causeront pas un mal que nous ne saurions supporter. » La Russie ne redoute pas, à plus forte raison, l’hostilité d’une puissance continentale qui n’aurait pas la coopération maritime de l’Angleterre. Son premier effort, toutes les fois qu’elle entreprend quelque chose contre la Turquie, est donc de séparer l’Angleterre de la puissance continentale qu’elle suppose la mieux préparée à s’unir à elle. En donnant de si singulières marques de confiance à l’Angleterre au commencement de 1853, l’empereur Nicolas voulait lui créer dans la question d’Orient des intérêts différens de ceux de la France. Par cette conduite, il pouvait espérer l’une de ces trois choses : d’abord, peut-être l’Angleterre entrerait-elle dans des arrangemens de partage, et alors le grand but de la politique russe était immédiatement atteint; en second lieu, peut-être l’Angleterre, tout en refusant le partage, serait-elle séduite jusqu’à un certain point par les confidences de l’empereur, et, au lieu d’aider la France dans le règlement de la question des lieux-saints, se tiendrait-elle sur une réserve plutôt favorable à la Russie; enfin peut-être l’Angleterre, ainsi éblouie, confiante et réservée, n’apercevrait-elle pas ou ne verrait-elle qu’après coup la portée des demandes du prince Menchikof. Dans ce cas, si la Russie n’emportait pas cette fois-ci le renversement de l’empire ottoman, du moins elle obtiendrait toujours avec le protectorat des Grecs une clé de position qui lui permettrait d’attendre.

Si nous ne craignions de noyer dans les détails l’attention du lecteur, nous aurions ici de curieux rapprochemens à faire entre les deux conduites, celle de l’empereur Nicolas s’épanchant, à Saint-Pétersbourg, vis-à-vis de sir Hamilton Seymour, et celle du prince Menchikof s’entourant de mystère à Constantinople et amusant les chargés d’affaires d’Angleterre et de France. Parmi les points qui paraissaient inintelligibles tant que l’on ignorait les deux négociations parallèles, il en est un pourtant sur lequel nous nous arrêterons, parce qu’il regarde la France. Pendant ces premiers mois de 1853, la France, qui ne pouvait pas se douter de ce qui se passait entre Saint-Pétersbourg et Londres, n’avait à cœur qu’une chose : finir la question des lieux-saints et enlever tout prétexte aux démonstrations militaires de la Russie. Comme nous l’avons déjà raconté, la France avait fait à Saint-Pétersbourg des ouvertures pour régler de concert avec la Russie l’affaire des lieux-saints. Ces ouvertures paraissaient avoir été accueillies à Saint-Pétersbourg. M. de Nesselrode, en annonçant le 10 février au général de Castelbajac le départ du prince Menchikof, lui laissait entendre que la mission du prince avait pour but, en ce qui concernait les lieux-saints, le concert projeté avec la France. Le 15 mars, M. de Nesselrode écrivait à M. de Kissélef qu’il acceptait avec empressement la proposition du cabinet français d’examiner en commun, avec un commissaire turc, si les concessions faites à M. de Lavalette étaient en désaccord avec le firman délivré aux Grecs. Le 31 mars, M. de Nesselrode assurait à notre ambassadeur que des instructions avaient été envoyées au prince Menchikof dans le sens des propositions de notre gouvernement. Voilà quel était le langage qu’on nous tenait à Saint-Pétersbourg. La conduite du prince Menchikof en était à Constantinople la contradiction persévérante. Au lieu de se concerter avec notre chargé d’affaires, il agissait séparément, et jusqu’au milieu d’avril il déclarait n’avoir reçu aucune instruction qui l’autorisât à s’entendre avec le représentant de la France.

Le mot de l’énigme se devine aujourd’hui. Ce n’est en effet qu’au commencement du mois d’avril que se terminent les pourparlers confidentiels de la Russie avec l’Angleterre; pour finir l’affaire des lieux-saints, la Russie attendait le dernier mot du cabinet anglais. Et tandis que dans ces pourparlers on agitait de si grandes choses sans nous et contre nous, l’on nous trompait sur le but des armemens de la Russie avec une duplicité encore plus révoltante. Ainsi, au commencement de janvier, on nous avait dit que les concentrations de troupes dans la Russie méridionale étaient uniquement destinées à former un cordon sanitaire contre le choléra, qui se serait montré en Perse sous une forme nouvelle. On n’avait pu persister longtemps dans cette comédie. Après bien des protestations vagues, le 31 mars, M. de Nesselrode, avec cette ostentation des formules de confiance qui est une habitude si suspecte de la diplomatie russe, essaya de nous rassurer tout à fait. «En vérité, mon cher général, dit-il à notre ministre, je ne comprends pas tout le bruit que l’on fait en Europe de la mission du prince Menchikof, et encore moins la manière dont on dénature nos actions et nos intentions. Vous dites que la principale cause est dans le mystère dont nous les avons entourées. Eh bien ! je vais franchement avec vous, avec un ami qui connaît déjà toutes nos intentions et la plus grande part de ce mystère, vous le dévoiler tout entier. » Après un pareil préambule, on s’attend peut-être à quelque révélation importante. Or voici tout ce que le chancelier voulut bien apprendre à notre ministre : le motif de la mission du prince Menchikof avait été celle du comte de Linange relative aux affaires du Monténégro, et les armemens militaires ne se rapportaient pas à l’affaire des lieux-saints : « Soyez sûr que la paix ne sera jamais troublée par une cause qui n’a point d’importance réelle par elle-même... Je vous le répète, une pareille affaire n’a jamais été posée comme un cas de guerre, ni n’a donné lieu à un ultimatum impératif comme celui de l’Autriche. Cette puissance, continuait le chancelier, nous a enlevé heureusement le seul cas de guerre qui put être dans nos prévisions, le règlement des relations de la porte avec le Monténégro, et c’est avant que cette question fût terminée que nos armemens ont été faits et maintenus comme moyen d’intimidation vis-à-vis de la Porte. » Telles sont les confidences dont la Russie nous honorait au moment où elle débattait avec l’Angleterre les plus grandes éventualités de la question d’Orient, et ces confidences n’étaient, comme on voit, que des déceptions nouvelles.

Dans cette campagne diplomatique dont nous avons essayé de décrire le plan, la Russie ayant résolu de cacher à l’Angleterre son second objet, son objet immédiat, le protectorat des Grecs, et s’étant efforcée de la gagner ou au moins de l’éblouir et de se la concilier en lui confiant son objet principal, mais éloigné, le partage de la Turquie, le succès n’était possible qu’à une condition : c’est que le prince Menchikof enlevât d’emblée le protectorat des Grecs, sans laisser à l’Europe et surtout à l’Angleterre, surprises par la rapidité du coup, le temps de se reconnaître, de se raviser et de résister. La question du protectorat n’ayant pu être emportée d’assaut par le prince Menchikof, la campagne diplomatique de la Russie avortait infailliblement. L’artificieuse stratégie de l’empereur Nicolas se retournait contre lui-même. L’apparente confiance qu’il avait témoignée à l’Angleterre en l’entretenant de ses plans les plus vastes faisait ressortir d’une façon blessante pour le gouvernement anglais, accusatrice pour les projets secrets de la Russie, le mystère dont elle avait entouré l’objet de la mission Menchikof. L’Angleterre devait s’offenser de voir si tôt violée la promesse de l’empereur, « qu’il ne tirerait aucun avantage de la faiblesse de la porte pour en obtenir des concessions qui pourraient être préjudiciables aux autres puissances. » Enfin comment pouvait-on supposer que, connaissant les vues de l’empereur Nicolas sur la fin inévitable et prochaine de la Turquie, elle voulût lui laisser prendre en avance d’hoirie le protectorat, ou pour mieux dire le gouvernement religieux et moral de douze millions de sujets chrétiens de l’empire ottoman ? La politique russe avait commis deux fautes : à Londres, elle avait eu trop ou pas assez de franchise dans ses confidences; à Constantinople, elle avait manqué de promptitude et d’adresse dans l’action.

Hautaine sans grandeur et rusée sans habileté, la politique russe, après l’échec du prince Menchikof, se laissa entraîner à de violens mouvemens d’humeur. L’empereur Nicolas attribua à l’hostilité de lord Stratford de Redcliffe l’avortement de ses plans, et l’on dit que sa colère contre l’ambassadeur anglais alla si loin, qu’il voulut un instant le désigner nominativement dans son manifeste du mois de juin comme l’auteur de sa rupture avec la Porte. Cependant tout n’était pas compromis; l’empereur Nicolas pouvait encore sortir pacifiquement de la fausse position où il s’était engagé. Ce n’était pas l’intérêt des puissances européennes, qui attachaient tant de prix à la conservation de la paix, de le laisser publiquement sous le coup d’un échec diplomatique. L’Angleterre, la France aussi bien que l’Autriche et la Prusse, lui ouvrirent par la note de Vienne une issue honorable. L’empereur perdit cette occasion en tentant, par l’interprétation de M. de Nesselrode, de faire sortir de ce moyen de retraite le triomphe absolu de sa politique. Après ce nouvel échec, la mauvaise humeur de l’empereur Nicolas contre l’Angleterre redoubla. Il accusa le gouvernement anglais de méconnaître la confiance qu’il avait eue en lui ; il n’oubliait qu’une chose, c’est que, par les prétentions exorbitantes de la mission Menchikof et la dissimulation dont il les avait couvertes, il avait lui-même changé en manque de foi ses premiers témoignages de confiance. C’est ici que se placent les retours de la Russie vers la France auxquels on a fait récemment allusion dans la presse. Les journaux anglais ont peut-être exagéré sur ce point les tentatives de séduction que la politique russe aurait essayées sur la France. Si nous sommes bien informé, la France n’aurait pas eu à repousser des propositions relatives à des remaniemens de territoire. La Russie aurait tenté à deux reprises de nous éloigner de l’alliance anglaise par des insinuations et des assurances générales. La première de ces tentatives aurait eu lieu au mois de juin. L’empereur Nicolas lui-même, après de vives récriminations contre l’Angleterre, aurait adressé des félicitations à la France, qu’il affectait de représenter comme animée d’un meilleur esprit. Il engageait l’empereur des Français à se mettre directement en rapport avec lui et à traiter les grandes affaires par-dessus les chancelleries, qui, par amour-propre et routine de métier, les embrouillent et les enveniment. Le second acte de ce genre se serait passé dans une cour secondaire d’Allemagne, au mois de novembre, après le rejet du plan d’Olmütz. Le chargé d’affaires russe auprès de cette cour aurait recherché plusieurs entretiens avec le ministre français. L’envoyé russe dénonçait l’alliance anglaise comme n’offrant de sécurité à aucun état du continent. Il faisait valoir une prétendue conformité d’intérêts entre la France et la Russie. La France, suivant lui, serait dupe de son esprit chevaleresque en s’unissant aux Anglais. Ce n’est pas l’Angleterre qui se ferait un scrupule d’accepter des avances de la Russie et de laisser la France isolée. Ce qui pouvait donner de l’importance à ces insinuations, c’est l’assurance du ministre russe qu’il était autorisé par son gouvernement à faire à son collègue de telles ouvertures; mais le piège tendu au gouvernement français était trop évident. On voulait l’attirer dans quelque démarche hasardeuse; on provoquait de sa part des avances, et on l’attendait au premier faux pas pour se retourner sans doute vers l’Angleterre et l’entraîner en lui apportant la preuve d’une défection française. Cette manœuvre fut accueillie avec la froide réserve et le dédain qu’elle méritait.

Si l’on veut bien embrasser la série des actes par lesquels la politique russe est arrivée au complet avortement de ses plans diplomatiques dans sa dernière entreprise contre la Turquie, on sera forcé d’avouer qu’elle a commis des fautes nombreuses, et que c’est à elle que doit remonter la responsabilité de la situation redoutable où nous entrons. Quand les affaires arrivent au point où le raisonnement et la discussion ne peuvent plus en être maîtres, les récriminations deviennent inutiles; il faut voir les choses telles qu’elles sont. Écartons donc les vides conventions de langage qui ne servent qu’à nourrir de puériles illusions. Il y a des prétentions qu’un grand gouvernement ne peut émettre qu’à la condition de les faire prévaloir, sous peine de perdre son crédit, sa puissance, de se suicider. Telles sont les prétentions émises par la Russie vis-à-vis de la Turquie sur le protectorat des Grecs. Avec les desseins connus de la Russie et confiés par elle à l’Angleterre, l’Angleterre et la France ne pouvaient pas permettre le succès des prétentions russes; si elles les avaient laissé triompher, il n’y aurait eu bientôt qu’une seule puissance sur le continent européen, la Russie : ces prétentions ont donc échoué diplomatiquement. Mais c’est sur les deux points les plus sensibles de son existence politique et religieuse que cet échec frappait la Russie; elle ne pouvait pas rester battue diplomatiquement sur une question turque et sur une question de religion grecque sans abdiquer son passé et son avenir, sans renoncer à sa prépondérance européenne, sans cesser d’être elle-même. Arrivée à cette extrémité, elle n’avait d’autre recours que la guerre. Ce sont là de ces situations tragiques de l’histoire où l’on ne se laisse acculer sans doute que par des fautes, mais où l’involontaire s’empare des affaires humaines. C’est donc un terrible duel que celui qui commence à cette heure : d’un côté est la liberté de l’Europe armée de toutes les ressources de la civilisation, de l’autre l’ambition russe armée de son génie religieux, de son unité et de la force aveugle de ses masses, — cette ambition russe qui nous paraît d’autant plus redoutable qu’elle nous est moins connue.

C’est en effet un des aspects les plus effrayans de la Russie que cette ombre où elle dérobe à l’Europe les passions, les tendances et les desseins de son génie national. Nous pouvons jusqu’à un certain point nous faire une idée de la puissance matérielle de la Russie en regardant la carte, en supputant le nombre d’hommes qui vivent sur ses immenses territoires, en voyant le gouvernement despotique qui dispose de toutes ces forces; mais cette nation, qu’est-elle, que pense-t-elle, que veut-elle ? quel esprit apportera-t-elle dans la civilisation, si jamais l’ambition politique de son gouvernement parvient à la faire déborder sur l’Europe ? Elle ne nous apprend rien sur elle-même : elle est muette; parmi les grands peuples du monde moderne, c’est le seul qui ne parle point. Rien ne paraît menaçant comme ce silence, surtout après les incomplètes révélations qui, à de rares intervalles, viennent nous ouvrir un faible jour sur la Russie.

Ainsi la guerre actuelle est pour la Russie une guerre religieuse, et bien peu de gens dans l’Europe occidentale connaissent quelque chose de cet esprit religieux qui est l’âme du peuple russe. Ce n’est guère que depuis un an que le public entend parler de l’église orthodoxe, et il ignore le travail qui depuis trente ans surtout amalgame en Russie la nationalité, la politique, la poésie avec la religion. La Russie a été convertie au christianisme par l’église grecque de Constantinople. A la fin du XVIe siècle, un ministre russe, Boris Godunov, qui gouvernait au nom du tsar Fédor, introduisit le patriarcat dans l’église russe. On lisait dans l’acte d’investiture du nouveau patriarcat cette étrange assertion de l’ambition russe naissante, que « la ville de Rome était tombée par l’hérésie d’Apollinarius, qui eut lieu au IVe siècle, et que Constantinople, la nouvelle Rome, étant tombée au pouvoir des Ottomans, Moscou devenait la troisième Rome. » Un siècle après, depuis Pierre le Grand jusqu’à la grande Catherine, le gouvernement russe s’adresse plus à la civilisation qu’à la religion; tandis qu’il emprunte à l’Occident les résultats de ses progrès dans tout ce qui concerne la puissance politique, et qu’il entre de vive force dans le monde politique européen, il affaiblit à l’intérieur l’influence de l’église au profit du pouvoir autocratique. L’invasion française de 1812 arrêta ce mouvement. On dirait que depuis ce moment l’âme de la Russie s’est refoulée vers son passé, comme les armées de Barclay de Tolly et de Kutusof se repliaient devant le conquérant jusqu’au cœur de l’empire. La catastrophe de notre armée en 1812 fut pour les Russes un de ces événemens qui, par l’impression qu’ils produisent sur toutes les classes, donnent à une nation le sentiment et la mesure d’elle-même, et semblent la lancer vers de nouvelles destinées. Le sentiment religieux et le sentiment national s’exaltèrent à la fois et l’un pur l’autre, à la vue du désastre de Napoléon, chez ce peuple à demi civilisé et incapable de discerner les causes humaines de la ruine de l’expédition française. Les poètes, répondant au sentiment national, attribuèrent cette victoire au Dieu des Russes et proclamèrent la Russie terre sainte. La politique s’inspira bientôt de cette effervescence du sentiment populaire ; la législation religieuse s’en imprégna. Le Svod ou code russe, terminé en 1822, porte dans les matières religieuses l’impression des événemens de 1812. « Par suite de cette impression, dit M. de Ficquelmont, s’est formée en Russie une école politique qui a cru pouvoir profiter de l’excitation du sentiment de nationalité pour prendre les bases du nouveau code dans les annales de l’histoire de Russie, et pour donner aux esprits une direction religieuse capable de rendre l’église russe aussi grande, aussi indépendante et aussi puissante que l’était devenu l’empire. Selon l’opinion de ces hommes d’état, il ne fallait, pour fermer la porte aux révolutions politiques, que rédiger les lois dans un esprit qui relierait le principe de la nationalité à la religion : comme si substituer une intolérance armée à la place d’un principe de véritable tolérance chrétienne, telle au moins que les mœurs l’avaient déjà faite, n’était pas la plus grande des révolutions morales[6]. > Et en effet cette législation religieuse de 1822, persécutrice dans ses dispositions pénales, condamne les catholiques et les protestans à l’immobilité absolue, et protège, encourage, excite le prosélytisme russe. Cette législation n’est pas nouvelle : elle a été prise dans l’Ulozénie, collection des anciennes lois russes faites dans un temps où la Russie ne comptait pas encore de sujets appartenant à un autre culte que le rit grec. « Ce court exposé de la position intérieure de la Russie, dit M. de Ficquelmont, à qui nous empruntons ces détails, suffira pour faire comprendre comment trente années de l’action continue d’une pareille législation ont pu produire l’état d’exaltation religieuse dont nous voyons les effets. Ce n’est pas une irritation fortuite, suscitée par une excitation individuelle ; elle est pour le peuple russe une situation naturelle, permanente, qui lui est pour ainsi dire incarnée. C’est une force qui est en lui, qui se repose quand il se repose, qui devient expansive quand il s’agite. Ce peuple, puisant dans ses lois le sentiment d’être privilégié entre les nations qui ne sont pas, comme lui, dans les voies de la vérité, se livre avec d’autant plus d’entraînement à ce sentiment, que rien dans sa vie

habituelle ne vient le distraire de cette disposition de son âme. Il vit dans un état d’isolement complet ; il n’est pas entouré d’un mouvement social qui pourrait occuper son esprit ; sa vie est tranquille, simple, monotone, et cependant laborieuse, mais de ce travail qui

se renouvelle toujours sans le faire avancer. Quand la religion devient pour lui une certitude de salut, en même temps qu’elle est un titre d’orgueil, et quand son culte est le seul objet qui soit capable de lui donner de l’émotion, comment cette émotion n’enflammerait-elle pas son imagination ? Et quand cette émotion se rattache au souvenir de la gloire nationale, quand de longues victoires remportées sur l’ennemi de sa foi lui apparaissent comme le résultat d’une mission qu’il aurait à remplir, quand il voit cet ennemi se préparer de longue main à reprendre les armes, croit-on qu’un pareil peuple attende un ordre pour sentir[7] ? »

Voilà sans doute ce qui couve au sein du peuple; mais parmi les hommes qui pensent en Russie, dans les plus hautes sphères politiques, auprès du souverain, chez l’empereur lui-même peut-être, on soupçonnerait peu les rêves qu’enfante ce mélange extraordinaire d’ambition politique, d’exaltation nationale et de mysticisme religieux. Nous rappellerons à cet égard, comme une des plus curieuses ouvertures que nous ayons eues sur le travail qui s’est opéré à l’insu de l’Europe chez les esprits d’élite de la Russie, un mémoire d’un diplomate russe sur la Papauté et la Question romaine, qui parut, il y a quatre ans, dans cette Revue[8]. L’auteur de ce mémoire singulièrement remarquable, M. de Tutchef, occupe une position élevée dans le ministère des affaires étrangères de la Russie; il possède au plus haut degré ce talent d’habile exposition et d’argumentation déliée, cet art d’exprimer finement des pensées ingénieuses et d’envelopper d’une forme plausible des aperçus hasardeux, où excellent d’ailleurs, nous le reconnaissons volontiers, les plumes de la chancellerie russe. Nous fûmes frappés, il y a quatre ans, des idées du diplomate russe sur les affaires religieuses de l’Occident; mais nous n’y vîmes guère qu’une thèse paradoxale et piquante par son origine : nous n’apercevions point, nous l’avouons, une guerre européenne à travers ce paradoxe. Voici en peu de mots quelle était la thèse de M. de Tutchef : — La papauté, disait-il, est la colonne qui soutient tant bien que mal, en Occident, tout ce pan de l’édifice chrétien resté debout après la grande ruine du XVIe siècle et les écroulemens qui ont eu lieu depuis; mais huit siècles sont révolus depuis le jour où Rome a brisé le dernier lien qui la rattachait à la tradition orthodoxe de l’église universelle. Ce jour-là, Rome, en se faisant une destinée à part, a décidé pour des siècles de celle de l’Occident. Elle a creusé un abîme entre les deux humanités. C’est à elle que la société occidentale doit son caractère tumultueux et révolutionnaire. En se séparant de l’unité orthodoxe et en voulant dominer la société temporelle, la papauté a enfanté le protestantisme et la révolution. Or la papauté est aujourd’hui désarmée contre la révolution. Mais « à la vue de ce qui se passe, dit M. de Tutchef, … en présence de ce monde du mal tout constitué et tout armé, avec son église d’irréligion et son gouvernement de révolte, comment serait-il interdit aux chrétiens d’espérer que Dieu daignera restituer à son église la plénitude de ses forces, et qu’à cet effet lui-même, à son heure, il viendra de sa main miséricordieuse guérir au flanc de son église la plaie que la main des hommes y a faite, cette plaie ouverte qui saigne depuis huit cents ans ? L’église orthodoxe n’a jamais désespéré de cette guérison. Elle l’attend, elle y compte, non pas avec confiance, mais avec certitude. Elle sait de plus qu’à l’heure qu’il est, comme depuis des siècles, les destinées chrétiennes de l’Occident sont toujours entre les mains de l’église de Rome, et elle espère avec confiance qu’au jour de la grande réunion, celle-ci lui restituera intact ce dépôt sacré. » Et quel sera, suivant le De Maistre russe, le restaurateur annoncé de l’unité religieuse ? L’empereur de Russie. Voici en effet sa conclusion : «Qu’il me soit permis de rappeler, en finissant, un incident qui se rattache à la visite que l’empereur de Russie a faite à Rome en 1846. On s’y souviendra peut-être encore de l’émotion générale qui l’accueillit à son apparition dans l’église de Saint-Pierre, — l’apparition de l’empereur orthodoxe revenu à Rome après plusieurs siècles d’absence! — et du mouvement électrique qui parcourut la foule, quand elle le vit aller prier au tombeau des apôtres. Cette émotion était légitime. L’empereur prosterné n’était pas seul; toute la Russie était prosternée avec lui : espérons qu’elle n’aura pas prié en vain devant les saintes reliques. » On voit jusqu’où peut aller, même chez des esprits supérieurs, l’ambition du prosélytisme russe; on voit la mission que rêve l’empereur orthodoxe. Pour la Russie de l’empereur Nicolas comme pour celle de Boris Godunov, Moscou est devenu la troisième Rome. L’autocrate est doublé dans le tsar d’un utopiste, d’un mystagogue. Avec de pareilles idées à sa tête et l’exaltation religieuse de ses peuples, ne dirait-on pas, pour nous servir d’un mot de M. de Ficquelmont, que la Russie guerrière veut imposer à l’Europe « un Coran chrétien ? »

Tel est le caractère et telle est la portée pour la Russie de la lutte qui s’engage, plus tôt sans doute qu’elle ne l’aurait voulu. Il ne s’agit de rien moins que du choc des deux humanités dont parlait M. de Tutchef. La civilisation libérale de l’Occident entreprend de faire reculer le nouveau fanatisme despotique et conquérant de l’Orient. La question est aujourd’hui pour nous de forcer la Russie à demander la paix, à la subir avec les conséquences de son agression. Nous sommes certains du triomphe de la civilisation occidentale; mais ce sera une rude et longue guerre, et n’est-il pas évident que l’Occident, pour la soutenir, a besoin de l’union de tous ses intérêts et de toutes ses forces vives ?


EUGENE FORCADE.

  1. Dépêche de M. le comte de Nesselrode à son altesse impériale le grand-duc Constantin, 12 février 1830. — Recueil de Documens pour la plupart inédits, etc. Paris 1853, chez Pagnerre. Cette dépêche, comme les papiers diplomatiques publiés autrefois dans le Portfolio, fut trouvée pendant la révolution polonaise dans les archives du grand-duc à Varsovie.
  2. Le Côté religieux de la Question d’Orient, p. 99.
  3. Communications relatives à la Turquie, etc., n° 15.
  4. « Et l’Angleterre qui se refuse toujours, par un principe fixe de sa politique parlementaire, à prendre des engagemens éventuels, etc ; » Le Côté religieux de la Question d’Orient, par M. du Ficquelmont, p. 103.
  5. Dépêche réservée du général Pozzo di Borgo, 4-16 octobre 1825. Recueil des Documens, etc., p. 4-47.
  6. Le Côté religieux de la Question d’Orient, p. 72-73.
  7. Le Côté religieux de la Question d’Orient, p. 78-79.
  8. Livraison du 1er janvier 1850.