Félix Alcan, éditeur (p. 259-267).

CHAPITRE VI

LA SOLUTION DE LA QUESTION AGRAIRE

Après avoir constaté que la question agraire se pose dans la province de Rome depuis près de 2 500 ans, nous avons recherché les causes de la crise actuelle. Cette crise est due à un manque d’équilibre entre les besoins de la population et les moyens d’existence qui lui sont offerts par l’agriculture, à une insuffisance de la production agricole provenant de mauvaises méthodes de travail. Nous avons pu considérer le latifundium à exploitation extensive comme la cause apparente et immédiate de cette crise parce qu’il est un obstacle aux transformations indispensables pour mettre l’organisation du travail et de la propriété en harmonie avec les nécessités actuelles. Cette crise se trouve aggravée par l’état social qui se présente à l’observateur dans une période de transition et par la formation sociale originaire de la race qui lui rend difficile l’adaptation à la vie moderne.

Nous assistons, en effet, dans les environs de Rome à la lutte entre la propriété collective basée sur le travail extensif des âges passés et la propriété privée rendue nécessaire par le travail intensif qui s’impose pour l’avenir. Des conflits surgissent entre propriétaires et paysans parce que les uns et les autres ne suivent pas l’évolution sociale du même pas et ne s’y adaptent qu’imparfaitement. Les premiers subissent plus aisément et plus rapidement les influences étrangères et tendent à adopter l’organisation privée de la propriété mais dans ses apparences plutôt que dans ses réalités. Ils oublient que la propriété privée est conditionnée par l’exploitation intensive du sol, qui seule en justifie l’appropriation exclusive. Ils se réclament d’un droit, mais sans assumer complètement les devoirs qui en sont corrélatifs. Ils trouvent d’ailleurs un obstacle à la culture intensive dans l’attitude des paysans qui, plus fermés aux influences du dehors, plus traditionnels et peut-être plus routiniers, entendent maintenir les anciennes méthodes de travail et, par réaction contre les prétentions des propriétaires, tendent à accentuer la forme de propriété collective. Ils s’y cramponnent désespérément parce que, de même que les latifundistes se montrent incapables de prendre énergiquement et efficacement l’initiative et la direction des transformations agricoles, ils sont, eux, incapables d’abandonner leurs vieilles habitudes et de se plier à un mode de travail intense et progressiste. Cette inaptitude à l’adaptation est la conséquence de la formation communautaire qui étouffe les énergies individuelles et incline à la médiocrité insouciante ; elle a pour résultat un malaise qui se manifeste par des troubles et des désordres.

Cependant force est bien de sortir de la situation actuelle qui amène des souffrances et qui, en se prolongeant, ne fait que s’aggraver. Il faut que les méthodes de travail s’intensifient et que l’organisation de la propriété subisse les modifications correspondantes. Pour cela, il faut que le type social se transforme. Cette transformation inéluctable ne saurait commencer par la masse qui, en raison même de ses origines communautaires, est apathique et dépourvue d’initiative. Elle doit commencer par l’élite, plus accessible aux influences extérieures, plus facile à mettre en mouvement, et qui seule peut entreprendre et faire aboutir l’œuvre de réforme. Les patrons ruraux ont l’intelligence et la science qui permettent de découvrir les causes du malaise actuel et de discerner les remèdes à appliquer et la voie à suivre pour opérer l’évolution nécessaire. C’est à eux qu’appartient la direction du travail qui leur donne le pouvoir de réaliser les transformations agricoles et ils disposent des capitaux qui les rendent possibles. Détenant en fait les moyens d’existence de la population ils possèdent le vrai pouvoir social et sont maîtres de l’avenir. Leurs actes ont des répercussions lointaines dans le temps et dans l’espace ; leur responsabilité est immense comme leur influence, mais leur action n’est durable et bienfaisante que si elle s’adapte aux nécessités sociales. Or l’élite seule des patrons ruraux a conscience du présent et est capable de préparer l’avenir.

C’est pourquoi on peut prévoir l’élimination du type actuel du propriétaire romain qui devra se transformer ou disparaître. Si les propriétaires ne savent pas prendre l’initiative de révolution, ils seront rendus responsables de la crise et supprimés. Leur suppression pourra être légale par voie d’expropriation au profit des domaines collectifs, ou révolutionnaire par le soulèvement des prolétaires ruraux. Elle pourra résulter aussi du simple jeu des lois économiques par suite de la concurrence de patrons plus capables qui, mieux adaptés aux conditions actuelles, évinceront progressivement les anciens propriétaires. La question agraire trouverait ainsi sa solution dans l’initiative privée, tandis que, jusqu’à ce jour, les mesures violentes et les interventions des pouvoirs publics se sont montrées inefficaces.

Aussi croyons-nous que c’est dans ce sens que s’orientera l’évolution sociale dans la province de Rome. Nous avons déjà pu en noter les débuts sur les domaines colonisés par les agriculteurs lombards. Ceux-ci, se substituant à des patrons incapables ou insouciants, transforment les méthodes du travail, le rendent plus intensif et plus productif, assurent ainsi l’existence matérielle d’une population toujours plus nombreuse en même temps qu’ils font indirectement son éducation professionnelle et qu’ils modifient progressivement sa formation sociale.

La question agraire se ramène ainsi à une question de patronage. Le malaise actuel est précisément dû à ce que la race locale n’a pas pu produire de patrons capables. Aussi les pouvoirs publics ont-ils cru devoir intervenir, car leur intervention est toujours d’autant plus envahissante que les particuliers se montrent moins capables, mais elle ne saurait suppléer à l’incapacité de la population ouvrière et le patronage de l’État ne peut pas remplacer le patronage des particuliers. La preuve en est que. dans aucun des domaines transformés que nous avons visités, les plans de bonification n’ont été suivis et exécutés intégralement. Si l’agriculteur est capable, le plan est inutile et le patronage de l’État superflu ; s’il est incapable et insouciant, les améliorations prescrites ne sont pas réalisées et le patronage de l’État apparaît insuffisant et inefficace.

Par contre, l’action des pouvoirs publics porte tous ses effets lorsqu’elle s’exerce dans le domaine des services publics : dans un pays assaini, pourvu de moyens de communication, protégé contre les épidémies, les efforts des particuliers peuvent se développer avec le maximum d’intensité et d’efficacité. C’est dans cette voie que s’est engagé aujourd’hui l’État italien et les résultats déjà obtenus ne peuvent que l’encourager à y persévérer. Chacun des organes du corps social a sa fonction propre à remplir et ils ne peuvent pas se suppléer l’un l’autre : ad libitum. Notons que l’intervention de l’État s’est faite plus discrète précisément depuis l’apparition de patrons étrangers de formation sociale supérieure attirés dans la Campagne de Rome par les bénéfices plus considérables qu’offre toujours l’exploitation d’un pays neuf.

Sous la direction de ces patrons d’un type nouveau la population ouvrière paraît bien capable de s’adapter peu à peu à la culture intensive, du moins dans l’Agro romano, car la preuve n’en est pas encore faite pour les régions déjà peuplées où règnent le latifundium et les usages publics, et nous savons que la colonisation y rencontre des difficultés spéciales. La population rurale est-elle également capable de passer d’elle-même à l’exploitation intensive du sol ? Il semble bien que oui dans les régions à cultures arborescentes puisque la petite propriété y domine. Mais nous n’avons pas encore d’exemple assez net de ce passage, de cette adaptation au travail intensif, dans les autres régions, pour pouvoir nous prononcer. Nous pensons toutefois qu’en dehors de la direction d’un patron capable, cette évolution sera lente et qu’elle ne se fera qu’appuyée sur la petite propriété privée. Notre opinion est basée sur les tendances qui se manifestent inconsciemment, mais assez nettement dans les universités agraires et les domaines collectifs.

Nous voyons donc la solution de la question agraire à Rome dans l’intensification du travail, dans l’adaptation de la forme de la propriété au nouveau mode de travail et dans l’évolution de l’état social, sous l’influence d’une immigration de patrons appartenant à une race supérieure.

L’étude du problème agraire dans la province de Rome apporte-t-elle quelques enseignements d’ordre général dont on puisse tirer profit dans d’autres pays ?

Il semble bien que oui. Ainsi nous avons pu constater nettement que la crise provient d’un défaut d’adaptation aux conditions économiques et sociales du lieu et du temps. C’est parce que les méthodes de travail ne sont plus en rapport avec les progrès techniques de notre époque et avec la nécessité d’une production nourricière abondante dans un pays surpeuplé qu’il y a malaise et souffrances. C’est parce que le régime de la propriété n’est pas adapté aux exigences de la culture intensive qu’éclatent conflits et troubles. C’est parce que la formation sociale de la race la rend peu capable d’adaptation et rétive aux transformations rapides de l’évolution moderne qu’apparaissent la désorganisation et l’anarchie. Or on peut constater les mêmes phénomènes en bien des pays autres que l’Italie.

C’est donc, en dernière analyse, l’éducation sociale du peuple entier qui est à faire. Mais une semblable entreprise n’est réalisable que si la classe patronale est résolue à la mener à bonne fin et à remplir les devoirs que lui impose la possession du sol.

Le premier de ces devoirs c’est de donner au travail agricole une direction énergique et intelligente afin de le rendre plus productif et d’accroître par là les moyens d’existence de la population. Nous avons constaté que cette direction ne peut venir que des patrons naturels : propriétaires et fermiers. Les tentatives répétées par l’État, sous des formes multiples, pendant des siècles, n’ont abouti qu’à des échecs car le respect des lois sociales et économiques est la condition sine qua non du succès pour les entreprises des pouvoirs publics comme pour celles des particuliers. Il importe donc d’étudier ces lois et de les connaître pour pouvoir apporter un remède efficace aux crises agraires.

Une de ces lois qui nous est apparue avec le plus de netteté et qui domine tout le problème en question est celle de l’interdépendance du travail et de la propriété. S’il est vrai que certaines formes de propriété favorisent certaines formes de travail il est non moins vrai que certaines formes de travail exigent et entraînent certaines formes de propriété. Comme le travail a pour but de procurer à l’homme des moyens d’existence, nécessité pressante, et qu’il est souvent dans la dépendance étroite des conditions du lieu, c’est donc en définitive la propriété qui doit s’organiser en fonction du travail. Il s’ensuit que le mode et le degré d’appropriation du sol présenteront des différences parfois considérables suivant les pays et les époques : ici encore apparaît la loi d’adaptation.

C’est pour avoir méconnu cette loi que le législateur a si souvent fait œuvre inutile pour ne pas dire néfaste. Il en sera ainsi toujours et partout lorsque les lois civiles ne tiendront pas compte des lois sociales constatées par l’observation. Il en sera ainsi toutes les fois surtout que les pouvoirs publics violeront cette autre loi d’après laquelle, dans les sociétés, chaque organe a sa fonction propre. Or la leur est essentiellement, à l’intérieur, le maintien de la paix publique par la législation, la police et la justice. En dehors de là, les interventions de l’État ne se justifient que par l’incapacité des particuliers à satisfaire aux besoins collectifs par l’initiative privée et l’association libre. C’est un fait d’observation que, toutes choses égales d’ailleurs, les attributions des pouvoirs publics sont d’autant moins étendues que la valeur sociale des citoyens est plus grande. Mais dès qu’il s’agit de la vie privée, et les faits de travail et de propriété sont d’ordre privé, l’action de l’État, quelle que soit d’ailleurs, l’incapacité des individus, se montre inefficace ou malfaisante. Son rôle doit se borner à lever les obstacles qui pourraient entraver les énergies particulières, à susciter et à encourager les initiatives privées. C’est dire qu’il n’est pas toujours au pouvoir de l’État de résoudre la question agraire et qu’il est aussi injuste de lui reprocher les crises qui en dérivent, qu’il est inutile de solliciter son intervention pour y mettre fin.