Félix Alcan, éditeur (p. 174-258).

CHAPITRE V

LA BONIFICATION ET LA CULTURE INTENSIVE

Nous venons de voir comment la loi a essayé de résoudre le problème agraire dans la province de Rome. Trompé par les apparences de la « lutte pour la terre », le législateur a cru pouvoir remédier au mal en modifiant la forme de la propriété légale, en assurant l’indépendance absolue de la propriété privée et en consacrant et en renforçant à côté d’elle la propriété collective. Ces réformes n’ont pas donné les résultats qu’on en attendait parce qu’elles n’atteignent pas le mal dans sa racine. Nous savons que la forme de la propriété s’adapte au mode de travail : modifier l'une sans transformer l’autre, c’est faire œuvre vaine ou tout au moins imparfaite. C’est ce que les faits ont démontré. La suppression des usages publics sur les latifundia n’a pas par elle-même amené la culture intensive et les paysans ne semblent pas, actuellement et sauf exception, exploiter les domaines collectifs autrement qu’ils n’exploitaient les terres soumises aux servitudes publiques.

Or, puisque la crise agraire provient d’un manque d’équilibre entre le nombre des hommes à nourrir et la production agricole nécessaire pour les nourrir, c’est à augmenter la production brute par la culture intensive que l’on doit viser. Cette culture nourricière intensive devra non seulement donner des produits abondants, mais absorber beaucoup de main-d’œuvre puisque celle-ci est en excès et qu’il y a un intérêt national à retenir dans le pays le plus grand nombre d’habitants. Les décrets des pouvoirs publics ne suffisent pas à introduire la culture intensive, nous en aurons la preuve tout à l’heure ; il faut pour cela des patrons capables et compétents ; or, nous savons que les latifundistes romains ne sont pas ces patrons-là. Il faut aussi que ces patrons puissent disposer de capitaux abondants et qu’ils ne soient pas entravés dans leurs réformes techniques par des désordres civils ou de mauvaises conditions hygiéniques. Il en résulte que l’initiative privée a bien le rôle prépondérant dans la solution de la question agraire, mais que les pouvoirs publics ont aussi à intervenir pour lui préparer le terrain, ou du moins pour lever les obstacles qui pourrait la paralyser.


1. — LES INTERVENTIONS DES POUVOIRS PUBLICS

Les papes et l’agriculture[1]. — Tandis que, dans les régions peuplées de la province de Rome, le législateur est intervenu presque uniquement dans le but de mettre un terme aux troubles agraires et aux conflits entre paysans et latifundistes, dans la Campagne romaine, il a cherché depuis fort longtemps à développer la culture et à favoriser l’établissement d’une population fixe. À cet égard, le gouvernement italien n’a fait que continuer le gouvernement pontifical.

J’ai déjà signalé la fondation des domuscultuae, au viiie siècle, par les papes Zacharie et Hadrien ; des fondations semblables se continuèrent dans les siècles suivants[2]. Remarquons en passant que la domination temporelle des papes s’étendit sur la campagne bien avant d’être acceptée par la ville, car elle a pour origine la propriété foncière de l’Église constituée à partir de Constantin. C’est aux xiie et xiiie siècle, pendant les luttes des barons, et au xive siècle, pendant l’exil d’Avignon, que l’Agro romane se dépeupla définitivement au profit de Rome et des villages fortifiés des hauteurs environnantes : la culture fut alors complètement abandonnée et remplacée par le pâturage[3]. Il résulte d’un rescrit de Boniface IX, daté de 1402, que la transhumance était déjà organisée régulièrement entre les Abruzzes et la province de Rome. C’est donc à partir du xive siècle que la Campagne romaine a été réduite en l’état où elle se trouve actuellement ; depuis lors, la situation ne s’est guère modifiée.

Les premiers actes pontificaux attestés par des documents se rapportent à la Nobilis Universitas Bobacteriorum Urbis. La première mention de Ars Bobacteriorum remonte à 1088 : c’était la corporation des agriculteurs de Rome, laquelle venait en tête de toutes les autres corporations. Les plus anciens statuts dont on ait connaissance datent de 1407 ; ils n’étaient d’ailleurs qu’une révision de statuts antérieurs. Dans un des chapitres il est dit que chacun a le droit de travailler dans tous les domaines de l’Agro et d’y faire paître ses bœufs de travail, plus loin il est dit qu’on no doit pas cultiver les domaines d’autrui avant d en avoir obtenu la permission du propriétaire On voit par là que les usages publics existaient alors dans la banlieue de Rome.

Les Statuta nobilis artis Bobacteriorum Urbis furent réédités plusieurs fois aux xvie, xviie et xviie siècle sans changements notables, ce qui semble bien indiquer que l’agriculture romaine est restée stationnaire du xiie au xviiie siècle, car ces statuts sont non seulement un règlement de corporation, mais une sorte de manuel pratique de l’agriculteur et un code rural.

Au xive et au xve siècle, il y eut à Rome de fréquentes disettes. Pour y porter remède, Sixte IV, par sa bulle du 1er mars 1476, tente de restaurer la culture. Il décide qu’à l’avenir et perpétuellement il sera permis à quiconque voudra cultiver les campagnes du territoire de Rome du patrimoine de Saint-Pierre en Tuscie et des provinces de Marittima et Campagna, de rompre labourer et cultiver aux époques voulues et habituelles le tiers du domaine qu’il aura choisi dans ce but, que ce domaine appartienne à un monastère, à un chapitre, à une église, à une œuvre pie ou à un particulier de quelque état et condition qu’il soit. Si le propriétaire ne donne pas la permission de cultiver ses terres, on peut passer outre avec l’autorisation de juges spécialement institués.

Mais les barons, qui trouvaient le pâturage plus avantageux, obligeaient les cultivateurs à leur céder à vil prix le grain récolte qu’ils revendaient ensuite très cher en temps de disette et comme les routes n’existaient pas, ils s’opposaient au passage des chariots sur leurs terres. Plusieurs fois Rome dut recourir au blé de Sicile. Pour remédier à cet état de choses, Jules II par une constitution du 1er mars 1508, interdit a tout propriétaire, dans un rayon de 50 milles autour de Rome, d’acheter du grain au delà des besoins de sa consommation, et de mettre obstacle au transport des blés, le tout sous peine d’excommunication d’interdit et même de confiscation du fief.

Sous Léon X, des lettres patentes renouvellent : la bulle de Sixte IV et fixent la redevance à payer au propriétaire entre le cinquième et le dixième de la récolte suivant la difficulté des transports et l’éloignement de Rome. Clément VII, dès la première année de son pontificat (1524-1534) reproduit les ordonnances de Sixte IV et de Jules II. Il constate que les propriétaires ont Pus d avantage à maintenir le pâturage et surtout l’élevage, des vaches rouges, mais il proclame que la terre doit nourrir l’homme plutôt que les animaux ; à cet effet, il interdit d’entretenir plus de 125 vaches rouges par propriétaire ; il réserve aussi l’exercice de l’agriculture aux seuls Romains à l’exclusion des étrangers. Les propriétaires qui veulent cultiver eux-mêmes leurs terres doivent commencer les travaux en février et transporter à Rome tout le grain obtenu, sauf ce qui est nécessaire à leur consommation. Si le propriétaire ne cultive pas, les redevances à payer par celui qui exerce le droit de semailles sont d’un cinquième ou d’un septième du produit, suivant l’éloignement de la ville. Il est défendu à qui que ce soit, laïque ou ecclésiastique, de molester les travailleurs et d’accaparer le grain. Ces décrets pontificaux mécontentèrent naturellement les propriétaires qui trouvèrent un porte-parole dans Casali. Celui-ci soutint que de telles lois étaient despotiques et imposées par les gens qui voulaient s’enrichir en envahissant les terres de l’Église et des œuvres pies, à l’instar de ce qui se passait alors dans les pays où prévalait la Réforme.

En 1566, Pie V renouvelle les édits de ses prédécesseurs, accorde des exemptions de péage et prend diverses mesures pour favoriser l’approvisionnement de Rome. En 1588, Sixte-Quint affecte une somme de 200 000 écus à des prêts aux agriculteurs pauvres qui voudraient cultiver l’Agro romano ; cette somme fut portée à 300 000 écus par Grégoire XIV en 1591.

Clément VIII, en 1597 et en 1600, rappelle tous les édits précédents, interdit puis autorise successivement l’exportation des céréales, confirme que tout citoyen a le droit de semailles sur les terres de l’Agro, ordonne d’élever le quart des veaux et fait défense aux bouchers d’abattre les bœufs de travail ; enfin il prescrit à chaque propriétaire de planter un mûrier par rubbio de terre. Paul V. par sa constitution du 19 octobre 1611, remémore les prescription de Clément VIII et ordonne en outre au Mont-de-Piété de donner aux agriculteurs des subventions à 2 pour 100 d’intérêt jusqu’à concurrence de mille écus.

Aux xviiee et xviiie siècle, un grand nombre de règlements de détail reproduisent tous les édits antérieurs, mais ont surtout pour but d’assurer l’approvisionnement de Rome. Signalons cependant les édits de 1631, 1659 et 1777 qui réglementent l’industrie des caporaux et cherchent à en combattre les abus.

Pie VI, par motu proprio du 25 janvier 1783 examine les mesures ordonnées par ses prédécesseurs et prescrit au préfet de l’Annone d’établir pour chaque domaine un cadastre avec plan de culture obligatoire pour le propriétaire : « Ordonnons que, le fermier ou le colon manquant à ladite obligation en tout ou en partie, il soit permis à toute autre personne de quelque qualité, rang ou condition que ce soit, même étrangère et n’habitant pas notre État, de labourer et semer ce quart ou cette portion de quart qui, devant être cultivé d’après le plan du cadastre, serait laissé en abandon, et cela sans payer aucune redevance ni en grain ni en argent, et que le propriétaire, fermier ou colon du domaine soit obligé de lui fournir gratis des greniers, des bâtiments et le pâturage nécessaire pour la culture du terrain, et que, partout où aura été fait le maggese, et à la même personne qui l’aura fait, il soit permis, l’année suivante, de faire le colto sans payer aucune redevance[4]. »

L’œuvre la plus durable du pontificat de Pie VI fut le cadastre de 1783, d’après lequel le territoire de l’Agro romano comprenait 204 435 hectares répartis entre 362 latifundia dont 234 (127 320 hectares) possédés par 113 particulier ? et 128 (77 107 hectares) par 64 œuvres pies. Trois propriétaires possédaient plus du quart de la Campagne romaine, à savoir :

Le prince Borghèse. . . . . 22 149 hectares.
Le chapitre de Saint-Pierre. . . . . 20162 —
L’hôpital du Saint-Esprit. . . . . 15310 —


D’après l’avis des experts, l’étendue à ensemencer chaque année aurait été de 42 577 hectares[5].

Pie VII, par motu proprio du 4 novembre 1801, établit des amendes sur des terres arables laissées incultes et des primes pour les terrains cultivés. Dans le but de favoriser le peuplement par la culture intensive il frappe, le 15 septembre 1802, les terrains incultes d’une surtaxe qui cessera d’être appliquée seulement quand les terrains seront subdivisés par vente, emphytéose ou colonage, ou quand les propriétaires se détermineront à y introduire la culture des céréales ou des plantes arborescentes. Le produit de cette « taxe d’amélioration « doit être consacré à encourager les propriétaires qui amélioreraient leurs terres. Le même motu proprio prévoit des mesures à prendre pour assainir l’Agro romano, favoriser la construction de maisons pour les paysans et encourager les plantations.

Sous la domination française, de 1809 à 1814, un fait des essais de culture de coton, on décrète pour les propriétaires l’obligation de planter des arbres le long des chemins et de construire (dans le délai d’un an !) des maisons pour les cultivateurs, et on nomme une commission pour rechercher les moyens d’assainir et de mettre en culture la Campagne romaine.

En 1815, Pie VII restauré institua une congrégation économique dont le secrétaire fut Nicolaï, qui a publié plusieurs mémoires intéressants sur la question de l’Agro romano. Dans son rapport de 1818, il retient que les causes du mal sont : 1° le latifundium ; 2° le tempérament indolent des Romains ; 3° le manque de capitaux ; 4° l’interdiclion abusive et capricieuse du commerce des céréales ; 5° l’insalubrilé de l’air ; 6° l’avantage évident des propriétaires à conserver leurs domaines en pâturage.

Sous les papes suivants, il n’y a à signaler que quelques règlements à propos des forêts et des plantations d’arbres fruitiers, et la notification du 29 décembre 1849 relative à l’affranchissement des servitudes publiques.

Toutes ces mesures gouvernementales, souvent très minutieuses, ont ceci de commun qu’elles tendent à opérer par contrainte, privilège ou par prescriptions impératives, qu’elles visent surtout à assurer l’approvisionnement de Rome, enfin qu’elles n’ont généralement pas été appliquées et surtout que le but poursuivi, la mise en culture de l’Agro romano, n’a pas été atteint. Les innombrables lois pontificales relatives à l’agriculture dans la Campagne romaine prouvent sans doute la sollicitude des papes pour la subsistance et le bien-être de leurs sujets, mais elles sont aussi une preuve éclatante de l’inefficacité des interventions législatives pour résoudre les problèmes économiques.

La législation pontificale que nous venons de parcourir appelle une observation au sujet du droit accordé à tout citoyen de cultiver le tiers de tout domaine laissé inculte. On argue des décrets de Sixte IV et de ses successeurs, pour affirmer que les usages publics de pâturage et de semailles grèvent toutes les terres de l’Agro romano. Il semble bien, d’après les statuts de l'Ars bobacteriorum, que les usi civici ont dû exister au moyen âge, mais remarquons qu’à cette époque la Campagne romaine n’était pas complètement dépeuplée comme elle l’a été après le XIVe siècle. C’est évidemment en souvenir des anciennes coutumes et sous l’influence des idées communautaires que Sixte IV a proclamé le droit de cultiver les terres d’autrui, mais ce droit n’est pas un droit absolu comme le serait un droit d’usage public, il est subordonné à ce fait que le propriétaire laisse ses terres incultes. Cette dépossession temporaire est décrétée contre lui dans l’intérêt public, pour assurer la nourriture des habitants de Rome. L’État ne fait ici que sanctionner une loi sociale : à savoir que l’appropriation du sol est en rapport avec l’intensité du travail, et qu’elle n’a de raison d’être que la mise en production du sol. La société ne reconnaît et ne consacre la propriété privée, absolue et perpétuelle, que parce qu’elle y a intérêt pour favoriser l’exploitation intensive des richesses naturelles. Mais l’observation démontre que les populations à formation communautaire urbaine ont peu d’aptitude et de goût pour la culture, aussi ne sommes-nous pas étonnés de voir que le droit, reconnu d’abord aux habitants de Rome, a dû être étendu plus tard à tous les sujets de l’État pontifical et même aux étrangers (ce qui est tout à fait contraire aux coutumes qui régissent les usages publics), sans d’ailleurs qu’il ait été exercé d’une façon générale, du moins dans les derniers siècles. Actuellement, le droit de semailles est tombé depuis longtemps en désuétude, ce qui prouve qu’il est devenu inutile, et vouloir le restaurer en vertu d’une conception spéciale du droit de propriété serait méconnaître l’évolution économique, faire œuvre d’idéologue et entraver grandement les progrès agricoles et la mise en valeur de l’Agro romano.


Les lois de bonification du gouvernement italien[6]. — En 1873 fut décrétée la sécularisation et la vente de la plus grande partie des biens ecclésiastiques de la province de Rome. Voici comment le député Celli apprécie les résultats de cette mesure : « La loi de 1873 sur la sécularisation des biens ecclésiastiques, votée avec un enthousiasme si bruyant et si plein de promesses, avait deux articles qui pouvaient avoir de bons effets : l'un établissait la vente des latifundia en petits lots ; l’autre permettait l'emphytéose de quelques biens avec un contrat d’améliorations agricoles. Mais les domaines vendus en petits lots furent, grâce à d’habiles intrigues, achetés à prix avantageux par des mercanti di campagna et par des propriétaires pour agrandir encore leurs trop vastes possessions. Les fermiers emphytéotiques n’exécutèrent qu’en partie ou pas du tout les travaux qui leur étaient étrangement imposés ; et ainsi, mutato nomine, les latifundia subsistèrent et furent même agrandis. Le revenu de la terre, que le propriétaire ecclésiastique employait en partie en aumônes et en œuvres de bienfaisance, servit à accroître le luxe de quelques familles, et le paysan a passé de la domination d’un patron débonnaire et collectif sous celle d’un spéculateur[7] » La suppression de la mainmorte ecclésiastique n’a donc amené aucun changement ni dans la forme de la propriété, ni dans le mode d’exploitation des terres, ni par suite dans la condition des ouvriers agricoles et des populations rurales.

Cependant la question de l’Agro romano avait préoccupé le gouvernement italien dès son installation à Rome, puisqu’un décret du 20 octobre 1870 nommait une commission chargée d’étudier les moyens d’assainir la Campagne romaine. Le nouveau gouvernement mettait une sorte de point d’honneur à transformer le désert qui entourait la nouvelle capitale, et à réussir dans une œuvre où avait échoué le gouvernement pontifical. Mais après trente-neuf ans d’efforts et de tentatives, la situation s’est à peine modifiée, et au XXe siècle le spectacle de la Campagne de Rome rappelle encore les descriptions qu’en ont laissées les anciens voyageurs.

Les travaux de la commission aboutirent à la loi du 11 décembre 1878 qui ordonne :

1° le dessèchement des marais et notamment des étangs d’Ostie et de Maccarese aux frais de l’État ;

2° la captation des sources et l’aménagement des eaux aux frais des propriétaires intéressés ;

3° la mise en culture d'une zone de 10 kilomètres de rayon à partir du milliaire d’or du Forum, aux frais de l’État, avec contribution des propriétaires égale à la plus-value acquise.

En conséquence, il était institué des syndicat"hydrauliques obligatoires entre les propriétaire intéressés pour les travaux d’assainissement, et il était nommé une commission chargée d’étudier les moyens à adopter pour la mise en valeur de la zone des 10 kilomètres.

Cette commission tint seize séances du 5 avril au 5 juillet 1880 ; elle proposa la création de villages pouvant loger au début un millier d’ habitants dont on assurerait l’existence en obligeant les propriétaires voisins à leur céder, moyennant redevance, 600 hectares ; l’État exproprierait le terrain destiné à l’emplacement des villages et ferait des avances pour la construction des maisons et le défrichement du sol. L’État devrait aussi imposer aux propriétaires de construire des logements pour leurs ouvriers, interdire le pâturage et faire disparaître les bois et les roseaux dans les vallées humides.

Ces propositions ne furent pas adoptées ou du moins ne furent jamais appliquées ; constatons cependant la tendance de faire encore agir l’État par voie d’autorité et de contrainte. Les propriétaires ne changèrent rien à leur mode d’exploitation, et comme la loi n’avait pas prévu de sanction, elle resta lettre morte et on dut la réformer. D’après la loi du 8 juillet 1883, si un propriétaire n’exécute pas le plan d’amélioration qui lui est imposé, l’État a le droit de l’exproprier et de vendre les biens expropriés ou de les donner en emphytéose sous condition, pour les acquéreurs, d’exécuter la bonification.

On a entrepris le dessèchement des grands étangs littoraux dans un but sanitaire, croyant qu’ils constituaient des foyers d’infection malarique. À cette époque régnait la théorie du paludisme ; des études ultérieures ont démontré que ces grandes masses d’eau agitées parle vent avaient peu d’inconvénient au point de vue hygiénique. On a dépensé à Ostie et à Maccarese plusieurs millions et le but qu’on se proposait n’a pas été atteint : il paraît que la malaria y règne plus intense qu’autrefois et la mise en culture des terrains desséchés offre de grandes difficultés, tandis que . l’élevage des buffles qui était d’un bon rapport a dû disparaître presque complètement par suite de la suppression des pâturages inondés. La première partie de l’œuvre d’assainissement visée par la loi de 1878 a donc abouti à un échec, mais on ne saurait en rendre responsable l’État, qui s’est laissé guider par les théories médicales d’alors et par l’exemple des polders hollandais.

Pour assurer l’assainissement intérieur, on a constitué entre les propriétaires intéressés 89 syndicats hydrauliques groupés en cinq arrondissements correspondant à des bassins de cours d’eau. Quelques travaux ont été exécutés ; les autres sont encore en projet et leur utilité est contestée : on reproche au Génie civil de manquer d’unité de vues et d’imposer aux syndicats des travaux dispendieux qui ne correspondent pas aux nécessités locales. On estime aussi que ces syndicats sont, trop nombreux, ce qui augmente beaucoup les dépenses d’administration[8] ; aussi les propriétaires mettent-ils des entraves à l’exécution des travaux et au fonctionnement des syndicats. On fait remarquer que, dans l’ensemble, l’Agio romano n’est pas marécageux et que les travaux hydrauliques à exécuter sont peu nombreux, mais que le pays est malsain parce qu’il est inculte : l’eau des sources et des pluies séjourne dans les fonds, forme des mares et des flaques qu’on ne songe pas à faire disparaître puisqu’il n’y a aucune culture à laquelle puisse être préjudiciable cet excès d’eau. L’entretien des cours d’eau et des fossés existants et les travaux ordinaires de culture suffiraient, le plus généralement, à assainir la Campagne romaine. La bonification hydraulique se ramène donc en dernière analyse à la bonification agricole.

À ce point de vue là encore les lois de 1878 et 1883 ont abouti à un échec. Cette dernière loi établissait comme sanction l’expropriation des domaines dont les propriétaires n’exécuteraient pas les plans de bonification. Or, il n’y a eu jusqu’ici que trois expropriations, deux en 1891 et une en 1898. La première fut celle du domaine de Bocca di Leone, situé à quelques kilomètres de Rome dans la basse vallée de l’Anio ; 129 hectares furent divisés en deux lots de 61 et 68 hectares. Achetée 248 000 francs, cette propriété fut revendue 271 376 francs ; nous verrons plus loin ce qu’elle est devenue entre les mains des acquéreurs. La seconde fut celle du domaine de S. Alessio et Vigna Murata, situé sur la via Ardeatina. Des 261 hectares qu’il comprenait, 80 furent affectés au champ d’expériences et le reste fut divisé en 14 lots de 7 à 52 hectares. Payée 269 012 francs et revendue 318 873 francs, cette propriété est aujourd’hui en pleine culture. La troisième expropriation fut celle de Grotta di Gregna (près de Boccaleone), achetée 224 700 francs et revendue 226 843 francs : 216 hectares fuient divisés en cinq lots de 33 à 60 hectares. En définitive, 607 hectares seulement ont été expropriés et revendus avec bénéfice. Les acquéreurs ont engagé, en cheptel et améliorations, des capitaux évalués en moyenne à 500 francs par hectare. Le revenu brut des deux premiers domaines était de 27 000 francs ; au bout de huit ans, il dépassait 94 000 francs et le revenu net était de beaucoup supérieur à l’ancien revenu brut. Cependant les résultats obtenus sont très différent suivant les lots ; ils dépendent des capitaux qui y ont pu être engagés et des qualités personnelles des acquéreurs. Plusieurs de ceux-ci ont dû revendre ; d’autres (7 sur 14 à S. Alessio) n’avaient encore fait aucune amélioration au bout de neuf ans[9].

Toutefois, dans leur ensemble, ces trois domaines ont été mis en valeur et la loi paraît ici avoir atteint son but. Mais pourquoi son application a-t-elle été si restreinte alors que presque tout le reste de la zone restait inculte ? Cela tient en partie au manque de fonds. On fait remarquer, il est vrai, que les domaines expropriés ont été revendus avec bénéfice, mais c’est parce qu’ils étaient peu étendus, à proximité du Suburbio, dans une situation exceptionnelle permettant un lotissement facile et tentant les acquéreurs. Les hauts prix obtenus sont dus au désir très vif de quelques personnes de devenir propriétaires, mais il n’en serait plus de même si on appliquait l’expropriation à tous les domaines restés tians le statu quo, c’est-à-dire à toute la zone. Il faudrait des sommes considérables pour cette opération, et la vente aux enchères publiques de 28 000 hectares ne manquerait pas d’amener un effondrement des prix qui causerait de grosses pertes à l’État et favoriserait sans doute les manœuvres de quelques spéculateurs. L’expropriation est donc une vaine menace qui n’a pas troublé les propriétaires, et si l’État n’en a fait qu’un usage si restreint, c’est qu’il en a reconnu l'inefficacité. D’autre part, il y a une arrière-pensée politique dans l’inaction du gouvernement. La plupart des biens de l’Agro romano appartenant à l'aristocratie noire restée fidèle au Vatican, le gouvernement italien qui prétend achever l’unité nationale dans les esprits et y rallier tous les Italiens, ne veut pas paraître traiter les propriétaires romains en ennemis en usant de rigueur envers eux. Or, une loi sur l’Agro romano a facilement l’apparence d’une loi personnelle en raison de la monopolisation du sol par quelques latifundistes.

On peut conclure sans exagération que les lois de 1878 et de 1883 n’ont atteint, au point de vue hydraulique et sanitaire, que des résultats partiels et qu’elles ont abouti, au point de vue économique et agricole, à un échec presque complet. Nous savons pourquoi la contrainte de l’État était condamnée à être inefficace, mais nous pouvons encore nous demander pourquoi les propriétaires n’ont pas répondu à l’invitation du gouvernement et à la pression de l’opinion publique.

La première raison est d’ordre financier. Les propriétaires prétendent qu’ils n’ont aucun avantage pécuniaire à réaliser des améliorations, et ils citent l’exemple de quelques acquéreurs de biens expropriés qui ont fait faillite. Le ministre a lui-même reconnu que l’intérêt direct et immédiat des propriétaires était opposé à la bonification et il en a conclu à une organisation du crédit agricole à intérêt réduit[10].

Ce sont, en effet, de grandes dépenses qui incombent aux propriétaires et le bénéfice en est souvent douteux, car il faut transformer tout le système actuel de culture et on marche ainsi vers l’inconnu. Voici, par exemple, les améliorations imposées au domaine de Grotta Perfetta, qui compte 240 hectares :

1o Assurer l’écoulement des eaux ; creuser 6500 mètres de fossés de niveau {girapoggi) avec puits de retenue tous les 100 mètres ; recueillir les eaux de source ;

2o Aménager 60 hectares de prairies naturelles ou artificielles et 60 hectares de cultures en rotation divisés en champs de 4 hectares par des fossés bordés d’arbres et d’une longueur totale de 17 500 mètres ;

3o Faculté d’introduire quelques cultures irriguées après avoir assuré l’écoulement ;

4o Clore le domaine et les divers tènements ;

5o Réparer le bâtiment existant, y aménager des logements et installer au rez-de-chaussée une étable pour 26 bêtes bovines au moins ;

6o Construire une route principale de 2 kilomètres avec empierrement, fossés et arbres, et des chemins de desserte de 3 mètres de large et bordés de fossés ;

7o Planter des peupliers ou des saules le long des cours d’eau, des vignes et des arbres fruitiers le long des fossés ; reboiser les pentes en essences forestières ou en oliviers, suivant l’exposition.

Ces travaux, évalués à 46 000 francs, devaient être exécutés en cinq ans ; mais le propriétaire adresse une réclamation au ministre qui par décision du 6 avril 1885 : a) réduit l’étendue des cultures de 60 à 40 hectares ; b) dispense le propriétaire de construire les chemins de desserte, à condition que la viabilité soit assurée ; c) limite retable au nombre de bêtes nécessaires à la bonne culture des terres. Douze ans après, en 1897, pas une de ces prescriptions n’était exécutée[11].

Voyant que le système de la contrainte échouait si piteusement devant la résistance des intérêts privés, l’État, par la loi du 13 décembre 1903, voulut diminuer les sacrifices immédiats qu’il exigeait des propriétaires dans un but hygiénique et social à échéance lointaine et essaya même de rendre l’intérêt privé solidaire de l’intérêt public. 11 voulut, par son intervention, créer une situation telle que les propriétaires eussent avantage à mettre leurs terres en culture. À cet effet il édicta des exemptions d’impôt en faveur des domaines améliorés, mit des capitaux à la disposition des propriétaires moyennant 2 1/2 pour 100 d’intérêt, et rendit l'expropriation plus facile et moins onéreuse pour le Trésor[12]. C’est bien toujours le régime de contrainte, mais atténué par les avantages offerts par l’État.

D’autre part, les pouvoirs publics abordent une tâche qui est proprement la leur en construisant des routes et des écoles et en assurant l’hygiène générale : c’est dans le développement des services publics et dans leur adaptation aux conditions spéciales du milieu qu’ils doivent déployer toute leur activité. Or, il faut bien reconnaître qu’ils ont jusqu’ici négligé cette partie de leurs attributions pour se cantonner dans l’élaboration de lois et de règlements, par eux-mêmes inefficaces.

C’est donc un progrès sensible qu’a marqué la loi de 1903. Elle a, en outre, étendu au bassin de l’Anio la zone à bonifier qui se trouve portée à 51 259 hectares, réduits à 43 803 si on en retranche le Suburbio, les routes, chemins de fer, etc. Il y avait là, en 1908, 202 domaines, presque tous affermés, appartenant à 133 propriétaires et renfermant 4 000 têtes de gros bétail en pâturage libre, 300 000 brebis et 2 000 vaches laitières en stabulation.

Voici quels étaient les résultats atteints au 31 décembre 1908 : la commission de vigilance avait approuvé les plans de bonification pour 135 fermes de l’Agro couvrant 35 687 hectares et pour 14 fermes du Suburbio, comprenant 317 hectares.

Pour 18 domaines s’étendant sur 1 551 hectares, les plans ont été acceptés par les propriétaires sans observation.

Pour 32 domaines (28 294 hectares), on est arrivé à un accord par l’intermédiaire du bureau de conciliation[13].

Pour 12 fermes (2 325 hectares), appel a été interjeté devant le Conseil supérieur de l’Agriculture qui a confirmé dans leur ensemble les plans de bonification.

Pour 9 fermes (2 167 hectares), les négociations sont en cours ; et le reste delà zone est à l’étude. Par ses prescriptions la commission de vigilance cherche à obtenir :

1o La division des latifundia en unités culturales ne dépassant pas 300 hectares ;

2o La construction de logements sains et convenables pour les ouvriers permanents et temporaires ;

3o La construction d’étables bien aménagées pour le bétail ;

4o Le respect du règlement, tout en laissant aux propriétaires et fermiers liberté complète pour le choix des cultures.

D’après les plans établis par la commission, il y aurait dans les domaines déjà étudiés :

En culture régulière . . . . . . . . . . 20 957 hectares
En reboisement . . . . . . . . . . 3000 —
En pâturage provisoire mais entretenu. . . . 9834 —

Dans les maisons dont la construction est prévue, il y aura logement pour 1 160 familles stables et 500 ouvriers temporaires ; dans les étables pourront trouver place 9 600 têtes de gros bétail.

Les dépenses actuellement prévues s’élèvent à 8 millions. Sur les 4 millions immédiatement nécessaires pour réaliser les plans de bonification la commission avait, au 31 décembre 1908, accordé des prêts de 2 1/2 pour 100 s’élevant à la somme de 2 766 375 francs pour 21 domaines. Les travaux sont déjà entrepris presque partout et même çà et là terminés.

En ce qui concerne les routes publiques, 16 kilomètres et demi sont en construction, 19 sont en projet et 12 à l’étude. La commission a. en outre, ordonné la construction de 175 kilomètres de chemins ruraux privés.

Enfin, pour stimuler les propriétaires, les emphytéotes et les cultivateurs, 228 200 francs sont affectés à des prix pour divers concours. Des bourses de séjour de deux ans accordées à des ingénieurs agricoles qui doivent demeurer sur un domaine en voie de transformation, ont pour but de former un personnel de direction instruit qui connaisse pratiquement l’Agro romano.

Ce qui caractérise la loi de 1903 et ce qui explique son efficacité relative, c’est qu’elle est plus souple que les précédentes ; elle laisse plus de part à l’initiative des propriétaires et elle tend à établir une collaboration intime entre eux et les fonctionnaires de la bonification. C’est à ces derniers surtout et à la façon dont ils appliquent la loi qu’il faut reporter le mérite des progrès réalisés. Après une expérience de vingt-cinq années, ils ont compris que la manière forte n’aboutissait qu’à des échecs et ils ont entrepris d’agir par persuasion, de tenir compte des objections et des desiderata des propriétaires et d’établir les plans de bonification de concert avec eux. Ils ont cessé de commander pour conseiller et pour patronner ; c’était la voie à suivre en matière agricole, mais la nécessité de ce patronage des fonctionnaires prouve combien sont insuffisants les patrons naturels.

Un des reproches qu’on fait le plus généralement à la loi de 1903, c’est d’avoir laissé l’évaluation des indemnités d’expropriation à l’estimation des experts. On prétend, à tort ou à raison, que ceux-ci ont tendance à évaluer trop haut et qu’ainsi les expropriations seraient ruineuses pour l’État et avantageuses pour les propriétaires, de sorte que cette sanction reste, aujourd’hui comme hier, vaine et inefficace. On propose de fixer le prix des domaines expropriés d’une façon mathématique en se basant sur le revenu cadastral, mais il est probable que ce procédé aboutirait dans la pratique à des injustices criantes qui discréditeraient la loi et légitimeraient l’opposition que lui font certaines personnes.

Il ne faudrait pas croire, en effet, d’après ce que nous venons de dire des résultats de la loi de 1903, que la zone de bonification soit aujourd’hui transformée et mise en culture : ce serait là une erreur grossière. Quelques rares domaines sont déjà bonifiés, mais si presque parfont des travaux sont entrepris, il s’en faut qu’ils soient achevés ou môme poussés activement. C’est une tactique de certains propriétaires d’accepter les plans après des discussions plus ou moins longues et de commencer les travaux pour avoir la paix, mais avec l’arrière-pensée de les faire traîner en longueur et de les suspendre ensuite. C’est ce qui explique que 21 propriétaires seulement aient eu recours au crédit de bonification ; les autres ne se soucient pas d’augmenter le contrôle de l’État sur leurs domaines.

Enfin, si les propriétaires semblent aujourd’hui accepter plus volontiers l’application de la loi de bonification, c’est qu’ils ont sous les yeux des exemples de domaines transformés par l’initiative privée et qui ont donné de bons résultats économiques. Ils ne redoutent donc plus autant la marche vers l’inconnu.


Inefficacité des interventions de l’État. — Nous avons dit que la loi de 1903 paraissait devoir ouvrir une ère nouvelle pour la bonification de la Campagne romaine, et nous avons enregistré les résultats déjà acquis. Nous avons attribué les succès obtenus à ce fait que l’État, tout en maintenant le principe de la contrainte administrative, a, dans l’application, adopté les pratiques du patronage, en donnant aux cultivateurs et aux propriétaires la direction de ses fonctionnaires techniques et en leur offrant l’appui de ses finances. L’avenir seul dira si la loi de 1903 appliquée avec cette méthode aura plus d’efficacité que les précédentes. Il faut bien reconnaître, en effet, que les tentatives antérieures du gouvernement pontifical pendant les quatre derniers siècles, et du gouvernement italien pendant les trente premières années de son fonctionnement à Rome, n’ont donné aucun résultat et ont été incapables de stimuler l’initiative privée.

Si les interventions gouvernementales ont échoué et n’ont pas réussi à transformer la Campagne romaine, c’est que les pouvoirs publics n’ont pas compris quel était leur rôle en pareille matière et qu’ils ont cherché à engager les propriétaires dans une entreprise contraire aux conditions économiques du lieu et de l’époque. L’Agro romano n’a pas encore été mis en culture intensive parce que les propriétaires n’avaient aucun intérêt à cette transformation[14].

La plupart des propriétaires sont de riches latifundistes auxquels leurs immenses possessions fournissent des revenus suffisants pour subvenir aux besoins de leur vie élégante et mondaine. Ils ne sentent pas le besoin d’augmenter leurs revenus. Leur existence urbaine les rend étrangers à l’agriculture. Ni la nécessité ni leur goût ne les poussent donc à entreprendre des améliorations agricoles. Quant à ceux qui, moins riches ou obérés, souhaiteraient augmenter leurs revenus en transformant leurs domaines, ils sont arrêtés par le manque de capitaux et l’impossibilité de s’en procurer.

Il ne faut pas oublier en effet, que la bonification est une opération coûteuse. Il s’agit de construire des bâtiments et des chemins, de creuser des fossés et d’aménager les eaux, d’établir des clôtures, de constituer un cheptel, d’exécuter des défoncements et des travaux d’irrigation, de faire des plantations, sans compter les dépenses ordinaires d’une culture rationnelle. Or, Rome n’est pas, et, depuis l’époque romaine, n’a, jamais été une ville de commerce ; les capitaux y sont donc rares et chers. Les plus riches latifundistes n’ont souvent aucune fortune mobilière ; s’ils veulent faire des améliorations sur leurs terres, il leur faut les hypothéquer à un taux élevé et sans être sûrs de retrouver l’intérêt de leur argent. C’est pourquoi l’État a dû organiser un crédit agricole à conditions très douces pour favoriser la bonification.

Le système du fermage n’est pas non plus favorable à la transformation de l’Agro romano. Les mercanti di campagna font de beaux bénéfices tout en engageant des capitaux peu importants. Ils ne sont donc pas partisans des améliorations et, en tous cas, ils ne peuvent pas en faire sans la coopération du propriétaire. L’intervention financière de celui-ci se traduit naturellement par une augmentation du prix de ferme et parfois le fermier aime mieux abandonner le domaine que de subir cette augmentation : nouvel ennui pour le propriétaire.

L’exploitation extensive du sol a l’avantage d’immobiliser peu de capitaux tant de la part du propriétaire que de la part du fermier, d’être par conséquent très souple, car on passe aisément, suivant les fluctuations économiques, de la culture au pâturage, et vice versa. Les propriétaires, voyant actuellement leurs revenus augmenter à chaque renouvellement de bail, ne sentent pas la nécessité de modifier leur système d’exploitation. Pour mettre un latifundium en culture intensive, il faut le subdiviser en plusieurs fermes, ce qui entraîne des dépenses de construction, complique l’administration, en augmente les frais généraux et n’assure pas forcément un revenu net supérieur. En outre, l’organisation de l’atelier et du personnel sur le latifundium donne le minimum de soucis au fermier qui, au contraire, éprouve de grandes difficultés à recruter un personnel capable pour la culture soignée car l’ouvrier agricole de la province de Rome a encore à faire toute son éducation professionnelle.

Enfin il faut tenir compte des conditions du lieu qui sont très favorables au pâturage ; or, il semble qu’il n’y ait aucune raison d’abandonner le pâturage qui paie bien. Il convient d’ailleurs de remarquer que, si les progrès de la culture faisaient disparaître le pâturage transhumant, les populations montagnardes de l’Apennin seraient atteintes dans leur principal moyen d’existence[15]. Par-dessus tout il y a la malaria qui contribue à maintenir le latifundium et un mode d’exploitation permettant au travailleur d’abandonner la Campagne romaine à l’époque des fièvres. C’est bien là l’obstacle invincible qui dominait tous les autres et contre lequel se sont heurtées toutes les tentatives et toutes les contraintes gouvernementales. On voulait peupler la Campagne romaine, mais la malaria ne permettait de la peupler que de cadavres. C’est là qu’il faut chercher la raison dernière de l’état inculte dans lequel est resté l’Agro romano. C’est aussi à la malaria qu’il faut attribuer le manque de voies de communication et l’insuffisance des services publics qui rendent plus compliquée et plus onéreuse la mise en valeur de cette région.

Nous venons de constater que l’intérêt économique du propriétaire semble être ici en opposition avec l’intérêt social de la nation. Le premier paraît exiger le maintien de l’exploitation extensive et du pâturage transhumant, le second exige impérieusement la culture intensive à production brute abondante et le peuplement de ce pays désert. Jusqu’ici la malaria a permis à l’intérêt privé de l’emporter sur l’intérêt social ; mais au fond l’opposition entre eux n’est qu’apparente. Nous le démontrerons par des exemples, mais nous devons faire remarquer aussi que la situation économique s’est modifiée. Une contrainte qui a échoué jadis peut donc être efficace aujourd’hui, mais elle devient presque inutile du moment qu’elle agit dans le sens des forces économiques.

Ce sont bien les forces économiques qui actuellement favorisent la transformation de la zone de bonification. L’accroissement de la population de Rome et le voisinage de la ville offrent de larges débouchés aux produits de laiterie et de jardinage. Les familles ouvrières trouvent aussi des facilités plus grandes dans la banlieue pour y fonder un établissement durable : il y a à proximité des ressources de toutes sortes, tant morales que matérielles. En somme, dans la zone visée par la loi de 1878, la bonification rencontre des conditions spécialement favorables au succès. On comprend aussi que le Suburbio se soit, depuis déjà longtemps, étendu progressivement aux dépens des terrains incultes voisins et qu’il se soit ainsi produit spontanément sur les confins de l’Agro et du Suburbio une transformation agricole insensible et peu apparente, mais cependant réelle et dont les progrès ont été en rapport avec le développement économique et démographique de Rome.

C’est donc aux conditions économiques locales que l’on doit attribuer l’immobilité du système agricole de l’Agro romano, malgré les efforts des gouvernements pour le modifier. Le latifundium ne peut être rendu responsable de la crise agraire que dans la mesure où il favorise le maintien de ces conditions défavorables et est un obstacle à leur modification. La transformation agricole a bien été plus aisée et plus prompte dans la zone de bonification parce que les domaines y sont d’étendue plus restreinte, mais il ne faut pas oublier que, malgré l’absence des latifundia, cette zone est restée inculte tant qu’un changement dans les conditions hygiéniques et économiques du lieu n’a pas favorisé son défrichement[16]

Jusqu’à nos jours, les gouvernements n’ont songé qu’à agir par voie d’autorité sans se préoccuper de remplir leur fonction propre qui est d’assurer le fonctionnement des services publics de façon à provoquer et à aider les initiatives particulières. C’est là encore une des causes du marasme dans lequel est resté plongé l’Agro romano. Pendant longtemps la sécurité y a fait défaut ; les moyens de communication y sont encore presque inexistants ; l’outillage public, économique ou social, n’existe pas. Enfin, la malaria est un fléau qui, par sa nature, son ampleur, ses répercussions sur l’ensemble de la nation, les moyens à mettre en œuvre pour le combattre, légitime, appelle même l’intervention des pouvoirs publics. Or, il ne semble pas que, jusqu’en ces dernières années, ceux-ci aient rien entrepris de sérieux contre la malaria, mais ils ont pour excuse valable l’ignorance dans laquelle on se trouvait sur les moyens de la combattre et de la prévenir.

Actuellement le problème de la bonification nous paraît se poser de la manière suivante : pour l’État, organiser les services publics et améliorer les conditions hygiéniques afin de permettre le peuplement ; pour les particuliers, trouver des capitaux et des patrons capables d’organiser la culture intensive. Il va de soi que l’État et les particuliers ne doivent pas s’ignorer, encore moins se combattre, mais se prêter au contraire un mutuel appui et marcher la main dans la main.

Nous ne nous arrêterons pas sur l’organisation encore embryonnaire des services publics, mais avant de décrire les moyens employés et les résultats obtenus dans l’œuvre de la bonification par l'iniliative privée, il nous faut étudier la question de la malaria, question préalable dont dépendent toutes les autres.

II. — La malaria[17]

Les fièvres malariques. — La malaria est due à de petits parasites animaux vivant dans le sang et provoquant la fièvre tous les jours (fièvre quotidienne), tous les deux jours (tierce), tous les trois jours (quarte). Si on ne traite pas le malade parla quinine, les parasites restent dans le corps pendant plusieurs années, occasionnant de fréquents accès de fièvre, de l’anémie et un développement exagéré de la rate qui peut occuper presque tout le ventre et atteindre le poids de 2 kilogrammes et demi, alors que son poids normal est de 200 grammes. Ces parasites sont transportés d’homme à homme par une classe de moustiques, les anophèles dont les larves vivent dans les eaux stagnantes. Si un malade infecté de parasites arrive dans une localité où abondent les mares et les anophèles, ces insectes s’infectent en piquant le malade et transportent les microbes qu’ils ont sucés dans le sang des autres personnes qu’ils piquent. La malaria peut ainsi se répandre inopinément et rapidement, grâce à un seul malade et se transmettre de génération en génération. En 1866, l’île Maurice fut brusquement, et sans qu’on sut comment, envahie par la malaria qui y était jusqu’alors inconnue. L’hypothèse de la transmission de la malaria par les moustiques est déjà ancienne, mais elle a été vérifiée et confirmée scientifiquement en 1897 et 1898 par Ross,, médecin de l’armée anglaise ; nous verrons toute l’importance de cette découverte pour la lutte contre la malaria. Cependant, d’après les observations récentes, les anophèles qui hivernent guériraient ; il n’est donc pas absolument certain que ces moustiques transmettent l’épidémie d’une année à l’autre et s’infectent de mère à fille par hérédité. Il n’y a pas non plus relation directe entre l’intensité de l’épidémie malarique et le nombre des anophèles ; on n’a pas jusqu’ici, en Italie et en Algérie, trouvé plus de 4 pour 100 d’anophèles infectés, même dans les mois et dans les endroits où la malaria sévit avec le plus d’intensité. « Il se rencontre aussi dans le Nord de l’Europe, comme dans l’Italie septentrionale et centrale, de nombreuses localités renfermant des marais où abondent les anophèles, sans que, pour cela, la malaria s’y développe, même s’il arrive du dehors des malariques ou s’il s’y manifeste quelque cas autochtone et sporadique de fièvre. Les causes de ce phénomène si intéressant qui, pour notre bonheur, peut aussi se vérifier en pleine Italie méridionale, ne sont pas encore connues. Quelles qu’elles soient, il est certain que paludisme et anophélisme peuvent exister sans malaria et peuvent persister quand la malaria s’atténue ou disparait. Cependant, l'anophélisme sans malaria peut-êtretre compromis toutes les fois qu’un ou plusieurs des facteurs directs de la malaria, comme le paludisme accentué, ou des facteurs indirects comme l’agglomération, la misère, les désordres de vie, etc., s’élèvent en puissance, tandis que, dans d’autres cas, il faut des facteurs étiologiques plus complexes et plus obscurs pour déterminer la réinfection du site[18]. » Les larves d’anophèles peuvent hiverner sous la glace. De petites flaques d’eau ont souvent plus d’importance pour le développement des moustiques que de grands marais. Les anophèles évitent en général les eaux putrides, salées et sulfureuses[19] Les rizières, non plus que les autres cultures irriguées, ne sont pas en elles-mêmes une cause de malaria ; les forêts en plaine marécageuse lui sont au contraire très favorables. Les mouvements de terre dans les chantiers de terrassement ne sont pas par eux-mêmes générateurs de malaria. Le nomadisme des ouvriers est un important facteur de dissémination, mais le vent ne semble pas pouvoir transporter à plus de deux kilomètres les anophèles qui par eux-mêmes ne volent pas à plus de 350 mètres.

L’influence du climat est encore mal déterminée ; la chaleur précoce ne fait pas éclater plus tôt l’épidémie qui, à Rome, se manifeste régulièrement après la première décade de juillet, mais les chaleurs tardives de l’automne la prolongent. « Les causes multiples qui vraiment et proprement prédisposent aux épidémies sont encore obscures. L’équation malarique peut donc s’écrire ainsi :


«  »


désignant les facteurs favorables ou défavorables d’ordre biologique (), ou physique (), ou social (), dont, jusqu’à présent du moins, le mode d’action est inconnu, mais qui, sans doute possible, influent puissamment sur l’homme ou sur l’anophèle pour activer ou ralentir l’épidémie[20] »

La fièvre malarique est caractérisée par une certaine périodicité et par l’hypertrophie de la rate (splénomégalie). « Un cycle fébrile de périodicité tierce ou quarte est certainement malarique ; aucune autre infection ne présente ce type de périodicité. Vous pouvez être sûr que, si un malade souffre de fièvres revenant toutes les 48 ou 72 heures, de quelque façon que cela arrive, il s’agit certainement d’infection malarique[21]. » Cependant, par suite de double infection (parasite tierce et parasite quarte), la périodicité peut être différente, quotidienne, par exemple.

Un accès de malaria passe par trois stades : froid, chaleur, sueur.

1er stade. L’accès commence par un sentiment de fatigue, des douleurs de tète, des nausées et des vomissements. Le malade a des frissons et présente un abaissement de la température cutanée, souvent combiné avec fièvre interne. Le pouls est fréquent et dur ; l’urine est augmentée.

2e stade. Le deuxième stade est marqué par la chaleur et la rougeur de la peau. Pouls plein et fort, soif intense et souvent délire.

3e stade. Sueur plus ou moins abondante, à laquelle succède la chute de la fièvre tierce et parfois le sommeil.

Il y a quatre espèces de parasites malariques : ceux de la fièvre quarte, de la fièvre bénigne, de la fièvre tierce grave ou maligne et de la fièvre quotidienne.

Quarte : fièvre qui dure en moyenne 9 heures tous les 3 jours.

Tierce bénigne : dure 11 heures tous les 2 jours.

Tierce grave : dure 40 heures ; monte lentement, oscille pendant quelques heures, décline un peu et de nouveau remonte plus haut et à la fin décline. Revient tous les deux jours.

Quotidienne : fièvre de 6 à 12 heures chaque jour. Elle peut être produite : 1o par trois générations de parasites quartes ; 2o par deux générations de parasites tierces ; 3o par une génération de parasites quotidiens.

La semi-tierce ou pernicieuse est probablement une tierce grave double : fièvre continue avec exacerbations tierces. C’est la forme la plus dangereuse, ordinairement mortelle.

La malaria n’a pas partout la même gravité. Dans la Haute-Italie et sur le versant adriatique de l’Italie moyenne, c’est la fièvre tierce bénigne qui domine ; dans l’Italie méridionale, ce sont, au contraire, les parasites des fièvres graves qui sont dominants, et dans quelques localités de la province de Rome existe la malaria la plus grave qu’on connaisse. Dans le Midi, les fièvres ont leur minimum en juin pour atteindre leur maximum en août et décroître lentement ou rapidement, suivant les conditions climatériques. Dans l’Italie du Nord, au contraire, l’épidémie qui a son minimum en février, se développe lentement au printemps, atteint son maximum en septembre et décroit brusquement.

Parmi les causes occasionnelles qui provoquent ou favorisent des récidives, il faut citer : alimentation insuffisante ou indigeste, troubles gastro-intestinaux, alcoolisme, travail pénible ou trop prolongé, fatigues nerveuses, refroidissements brusques, changements de climat et de pays, voyages de mer, opérations chirurgicales, grossesses, accouchements, saignées, infections mixtes (pulmonites, entérites, etc.). On voit que les ouvriers agricoles de l’Agro romano sont particulièrement exposés aux fièvres malariques par suite de leurs mauvaises conditions d’existence.

L’épidémie n’a pas tous les ans la même gravité. D’après les statistiques des hôpitaux civils et militaires de Rome, on peut noter depuis 1850, un cycle épidémique périodique avec des oscillations régulières tous les cinq ou six ans ; on a aussi pu enregistrer une recrudescence de la malaria de 1872 à 1881 ; le maximum a été atteint en 1879 avec 23 000 malariques soignés dans les hôpitaux de Rome au lieu de 7 000 en 1871 et 7 300 en 1882[22].

Il semble bien que la malaria existait dans l’antiquité. D'après ce que disent certains auteurs grecs, Hippocrate en particulier, on peut inférer qu’il existait alors des fièvres tierces et quartes avec hypertrophie de la rate[23].

De bonne heure on a connu à Rome le culte de la déesse de la Fièvre à laquelle le mois de février fut consacré. Cependant, aux premiers temps de Rome, la campagne était probablement plus peuplée qu’elle ne l’est aujourd’hui, à en juger par les vestiges des villes étrusques et latines (Fidènes, Ardea). On trouve à Rome même et dans la Campagne et jusque dans les Marais Pontins des canaux souterrains servant à l’assainissement (cunicoli) ; les archéologues estiment que ces travaux sont antérieurs à l’époque romaine. Les plus anciens centres habités du Latium se trouvaient dans des lieux aujourd’hui très malsains ; on en conclut qu’à cette époque, il ne devait pas y avoir de malaria forte. Mais elle sévit d’une façon intense dans la seconde période de la République : Cicéron fait mention de lièvre tierce et quarte ; Caton parle de bile noire et de rate gonflée[24]. Toutefois, il n’y a pas de preuves péremptoires qu’elle existât à Rome au IIIe siècle avant Jésus-Christ. Jones émet l’opinion qu’elle a dû être apportée en Italie par les soldats d’Annibal[25]. À l’époque d’Horace, la fièvre sévissait fortement dans la ville, d’où elle a disparu depuis ; il est vrai que l’impluvium de la maison romaine et les inondations du Tibre étaient alors très favorables au développement des moustiques. Au début de l’ère chrétienne, d’après les auteurs, les environs de Rome étaient malariques et cependant Pline passait avec délices l’été à sa villa de Laurentium[26] ; or, Paterno est aujourd’hui un endroit des plus malsains. Il y avait aussi, sous l’Empire, de nombreuses villas sur le littoral d’Ostie et jusque dans les Marais Pontins où la malaria sévit aujourd’hui avec intensité.

Devant ces témoignages, un peu contradictoires en apparence, on peut admettre comme vraisemblable l’opinion du Prof. Celli qui estime que la malaria a dû exister de tout temps dans la Campagne romaine. D’après les statistiques actuelles, elle est soumise à des alternatives d’intensité ; il est donc possible qu’autrefois elle ait subi des atténuations de longue durée, suivies de reprises graves et longues, et que des lieux jadis très malariques se soient assainis tandis que d’autres, d’abord sains, sont devenus des foyers d’infection. On voit qu’il y a encore beaucoup d’inconnues dans le problème de la malaria. C’est seulement depuis quelques années que le processus de l’infection est suffisamment établi pour qu’on ait pu songer à combattre le mal méthodiquement de façon à le faire reculer et peut-être même disparaître, au lieu de se contenter de soigner simplement les fiévreux par la quinine.

La lutte méthodique contre la malaria implique deux choses : un traitement curatif des malades atteints, un traitement préventif des personnes vivant dans une zone malarique pour leur permettre de résister à l’infection. On comprend bien que la lutte contre une maladie infectieuse et épidémique ne peut donner tous ses résultats que si elle est engagée sur un territoire assez étendu et avec des moyens d’action suffisants pour être efficaces. Pour faire disparaître les causes d’infection, on ne peut pas s’en remettre uniquement aux particuliers : la négligence d'un seul suffit à compromettre l’œuvre commune. L’intervention des pouvoirs publics est ici nécessaire et on doit reconnaître que L’État italien a, en cette matière, fait tout son devoir ; aussi le succès a-t-il couronné ses efforts : il est d’ailleurs efficacement secondé dans l’Agro romano par l’initiative privée représentée par la Croix-Rouge.

La lutte contre la malaria. — L’intervention des pouvoirs publics se manifeste d’abord par l’organisation du service sanitaire communal qui n’est pas spécial aux zones malariques, mais qui y prend une importance plus grande. Nous savons que chaque commune entretient au moins un médecin ; pour la Campagne de Rome, il y avait en 1907 un inspecteur et dix-huit médecins ; lorsque la réorganisation du service sanitaire sera achevée, il y aura vingt-cinq médecins avec des suppléants et le budget de l’assistance sanitaire aura passé de 122 000 francs à 275 000 francs[27].

Les lois sur la bonification et les travaux hydrauliques doivent exercer aussi une influence indirecte sur les conditions hygiéniques du pays en faisant disparaître les eaux stagnantes où pullulent les moustiques. La culture intensive, en améliorant la situation matérielle des ouvriers agricoles, leur permettra aussi de mieux résister à la maladie.

C’est seulement depuis une dizaine d’années que l’État a pris des mesures directes contre la malaria. Il y a été poussé par des hygiénistes en tête desquels il faut citer le Prof. A. Celli, député au Parlement et directeur de l’Institut d’hygiène de Rome. C’est à la Société pour les études de la malaria, dont il est un des fondateurs, qu’on doit, outre des travaux scientifiques de haute valeur, l’initiative de la campagne antimalarique et l’intervention législative.

La quinine a toujours été le grand remède contre les fièvres périodiques : avant 1903, la consommation moyenne de l'Italie était d’environ 15 000 kilogrammes par an. Pour beaucoup de pharmaciens, la vente de la quinine était une source de fortune, mais le prix assez élevé du médicament n’en permettait pas l'usage à ceux qui en avaient le plus besoin, les ouvriers et les paysans. Ceux-ci avaient d’ailleurs souvent contre la quinine une prévention accrue par la crainte de la dépense. Il fallait donc arriver à mettre la quinine à la portée de tous. Pour cela, M. Celli et ses amis tirent voter la loi du 13 décembre 1900, qui autorise L’État à faire préparer et à vendre au public, par l’intermédiaire des pharmaciens et des débitants de tabac, la quinine à un prix très réduit[28]. Les bénéfices de la vente sont destinés exclusivement à combattre la malaria.

La loi du 2 novembre 1901 vint compléter l’œuvre de la précédente en ordonnant la fourniture gratuite à tous les ouvriers de la quinine par les soins de la commune, mais aux fiais des patrons (propriétaires, entrepreneurs, etc...)[29]. Les fenêtres des maisons de douaniers, cantonniers, employés de chemins de fer et de travaux publics doivent être munies de réseaux métalliques pour empêcher la pénétration des moustiques, et il est alloué des primes aux propriétaires qui prendront les mêmes mesures. Les propriétaires doivent assurer l’écoulement des eaux et les entrepreneurs de travaux publics doivent éviter de creuser des chambres d’emprunt en contre-bas.

La loi du 22 juin 1902, modifiée par celle du 19 mai 1904, ordonne la vente à prix réduit de la quinine de l’État aux communes, aux œuvres pies et à quiconque doit ou veut la distribuer gratuitement aux ouvriers. L’article 3 de la loi du 20 février 1903 range la quinine parmi les médicaments à fournir gratuitement aux pauvres par les communes ou les œuvres pies

La loi du 19 mai 1904 a établi le droit pour les ouvriers d’avoir la quinine gratuitement même pour le traitement préventif. Ceci est une innovation importante qui correspond à un progrès de la science.

Pour éviter l’infection des personnes saines, on a d’abord songé à détruire les moustiques en répandant du pétrole ou de l’huile de schiste sur les eaux stagnantes. Théoriquement le procédé est excellent, mais il n’est pas pratiquement applicable dans un pays où les marécages et les flaques d’eau sont innombrables. Les substances odorantes destinées à éloigner les anophèles n’ont donné aucun résultat appréciable. On a alors cherché à se protéger contre la piqûre des moustiques au moyen de gants et de masques complétant le vêtement. Ce procédé ne peut pas être employé par les ouvriers agricoles qui, par la grande chaleur, ont besoin de vêtements largement ouverts et ne gênant pas le travail. Mais on peut du moins interdire l’accès des maisons aux insectes par des toiles métalliques placées aux fenêtres et aux portes. Appliqué aux bâtiments des chemins de fer, ce système a donné d’excellents résultats, car c’est surtout après le coucher du soleil et la nuit que les moustiques entrent en mouvement et piquent, mais il est assez coûteux et exige une certaine éducation hygiénique de la part de l’habitant[30]. On peut le considérer comme inefficace ou insuffisant pour des maisons de paysans.

Après de longues études et de minutieuses expériences, on est venu à cette conclusion que le meilleur moyen pour éviter la fièvre malarique est le traitement préventif par la quinine absorbée tous les jours pendant la saison des fièvres à la dose de 40 centigrammes pour les adultes et de 20 centigrammes pour les enfants ; pour en faciliter l’absorption, on la donne sous forme de dragées ou de pastilles de chocolat. Les résultats sont probants, puisque parmi les personnes traitées 4 pour 100 seulement sont atteintes de fièvres, au lieu de 50 pour 100 parmi les personnes non traitées. Dans l’armée, en 1901, la proportion des soldats atteints de malaria était de 49,94 pour 1 000 : en 1902, elle fut seulement de 36,52 pour 1 000. En 1903, on commence à appliquer le traitement préventif : le nombre des malariques tombe à 24,14 pour 1 000, il décroît régulièrement et n’est plus que de 8,04 pour 1 000 en 1908.

En 1901, il n’y eut que 1 176 personnes qui se soumirent au traitement préventif dans l’Agro romano ; en 1906, il y en eut 42 726. ce qui prouve que les paysans en ont reconnu les bons effets.

On a reproché à la quinine de provoquer des troubles dans l’organisme ; depuis huit ans que le traitement est en usage en Italie sur des milliers de personnes, la preuve est faite que ces reproches sont mal fondés, sauf cas exceptionnels. L’absorption des doses prophylactiques ne rend pas non plus insensible aux doses thérapeutiques, si elles deviennent nécessaires. Enfin l’objection tirée du coût du traitement disparaît devant le prix de la quinine de l’État ; c’est une dépense de 3 à 4 francs par saison, soit la valeur d’une ou deux journées de travail qui ne sauraient entrer en balance avec les journées de chômage et de maladie auxquelles s’exposent les personnes non traitées. Le traitement préventif de la malaria est donc une bonne opération économique.

L’intervention législative a eu précisément pour effet de permettre le large emploi curatif et préventif de la quinine et de faire multiplier par ordre ou par encouragement les moyens de défense mécaniques contre les insectes. Les résultats obtenus donnent toute satisfaction à ceux qui ont pris l’initiative de ces interventions gouvernementales.

Sur les chemins de fer du réseau de l’Adriatique, le nombre des cas de malaria a passé de 69 pour 100 avant 1902 à 15,79 pour 100 en 1908 : sur les chemins de fer sardes il a passé de 40 pour 100 en 1897 à 7 pour 100 en 1907. Parmi les douaniers, au lieu de 65 malariques sur 100 en 1902, il n’y en a plus que 4, 50 pour 100 en 1907. Dans une ferme, près de Vérone, le nombre des malariques passe de 55 pour 100 en 1902 à 2 pour 100 en 1907. Dans la colonie pénale agricole de Castiadas, en Sardaigne, les cas de malaria tombent de 92 pour 100 en 1904 à 13 pour 100 en 1908.

En permettant aux hommes de vivre dans un milieu infesté de malaria, les mesures prophylactiques et curatives rendent possible l’exécution des travaux d’assainissement et l’organisation de la culture intensive, tandis qu’auparavant l’homme ne pouvait vivre sur la terre parce qu’elle était malarique et celle-ci ne pouvait être assainie parce que l’homme n’y pouvait pas vivre. C’est une aube de résurrection qui se lève aujourd’hui pour bien des régions désolées.

Enfin la santé publique a été améliorée et la mortalité par la malaria qui, en 1900, était de 15 865 personnes par an, est maintenant, en 1908, de 3 463 personnes. Dans l’Agro romano le nombre des malariques soignés par la Croix-Rouge est tombé de 3 751 en 1900 à 437 en 1908 ; celui des malariques soignés dans les hôpitaux de Rome a passé dans la même période de 6 186 à 2 748. Les statistiques accusent donc très nettement les effets bienfaisants de la quinine de l’État dont la consommation s’est élevée de 2 242 kilogrammes en 1903 à 24 351 kilogrammes en 1908, donnant un bénéfice net de 700 000 francs, qui est employé à continuer et à activer la lutte contre la malaria[31].

Certains propriétaires se plaignent, paraît-il, d’avoir à payer la quinine qui est distribuée gratuitement aux ouvriers agricoles. Qu’il y ait parfois du gaspillage, c’est fort possible, mais la dépense est assez faible pour que les propriétaires la soldent sans murmurer : la commune de Rome a distribué en 1908 pour 38 510 francs de quinine, ce qui, pour les 200 000 hectares de l’Agro romano, représente un peu plus de 19 centimes par hectare. C’est un devoir du patron d’assurer à ses ouvriers une bonne hygiène du travail ; en toute justice, c’est donc aux propriétaires de supporter les frais de quininisation, d’autant plus qu’ils profitent indirectement de l’amélioration de l’état sanitaire du pays. Les mesures prises par l’état sont évidemment empreintes de paternalisme autoritaire, mais son intervention est ici nécessitée, d’une part, par l’inaptitude de la population rurale à prendre d’elle-même les soins hygiéniques qu’imposent les circonstances, d’autre part, par l’insouciance et la négligence des patrons : l'action des pouvoirs publics se développe en raison du défaut d’organisation privée et de l'incapacité générale de la race.

L’initiative privée et la Croix-Rouge. — Les résultats obtenus n’eussent pas été si brillants si les particuliers n’avaient pas apporté à l’œuvre antimalarique un concours précieux. L’État peut bien vendre de la quinine à bon marché et en faire distribuer gratuitement aux travailleurs, mais il faut des savants persévérants pour rechercher continuellement de nouveaux moyens de lutte plus sûrs et plus efficaces, il faut des médecins dévoués pour soigner les malades et appliquer le traitement i préventif.

C’est à la Cervelletta, une ferme où nous reviendrons tout à l’heure, que la Société pour l’étude de la malaria installa en 1899 sa première station expérimentale ; c’est là que le Prof. Celli expérimenta tout d’abord la protection mécanique contre les moustiques et le traitement préventif par la quinine. C’est de cette ferme devenue un modèle de bonification et d’hygiène que la campagne antimalarique s’étendit peu à peu à tout l’Agro romano. À cette campagne donnent leur concours le plus dévoué non seulement les médecins communaux, mais aussi des médecins volontaires et des étudiants qui viennent passer leurs vacances dans les stations sanitaires.

Ces efforts individuels ont été coordonnés par une puissante société privée, la Croix-Rouge italienne, qui, de concert avec l’État et la commune de Rome, a assumé l’organisation de la campagne antimalarique dans l’Agro romano et dans les Marais Pontins. En 1906, les dépenses se sont élevées à 49 481 francs ; elles ont été couvertes par des subventions de l’État, de la commune (27 000 francs), des œuvres pies et par des souscriptions particulières assez rares d’ailleurs[32]. Dans l’Agro romano, sept ambulances ont fonctionné du 15 juin au 15 novembre avec des médecins, des infirmiers et des voitures de transport. Le service est assez dur pour le médecin qui visite chaque jour, ou au moins un jour sur deux, tous les campements de sa circonscription pour soigner les malades et assurer la prophylaxie par la quinine. Le traitement préventif a été appliqué par la Croix-Rouge, en 1906, à 16 820 personnes : il y a eu 576 cas de fièvre dont 129 cas primitifs et 447 récidives, soit en tout 3,4 pour 100 d’atteints ; les autres cas de maladies diverses se sont élevés à 733. La malaria est donc aujourd’hui extrêmement atténuée grâce aux mesures prises[33]. Cette même année, on installa dans les Marais Pontins, mais seulement à partir du 26 juillet jusqu’au 30 novembre, trois ambulances qui traitèrent préventivement 11 465 personnes ; il y eut 1 294 cas de fièvre, soit 10,6 pour 100 et 686 cas de maladies diverses ; en 1907, la proportion des malariques est tombée à 6,8 pour 100 et, en 1908, à 1,2 pour 100.

Tels sont les moyens employés pour lutter contre la malaria, et tels sont les résultats obtenus. Ils sont entièrement satisfaisants, et l’Italie peut être fiera de son œuvre ; elle a remporté une belle victoire sur le mal qui depuis tant de siècles décimait ses enfants et condamnait tant de régions à une misère dont on ne prévoyait pas la fin. Il s’est trouvé des hommes de science et de cœur pour étudier le mal avec la ferme volonté de le détruire. Si leur but n’est pas encore pleinement atteint, il est en voie de l’être grâce à l’appui des pouvoirs publics qui, en cette matière, ont parfaitement compris leur rôle et rempli leur devoir, et grâce à la coopération dévouée du corps médical, des associations charitables et de certains patrons intelligents et consciencieux. Une petite élite a ainsi mis en mouvement les organisations privées et publiques et a obtenu l’intervention du législateur, parce que le but qu’elle poursuit répond à une nécessité vivement ressentie et que les moyens qu’elle préconise sont bien adaptés au but à atteindre et à l’état social du pays.

Le principal obstacle qui s’opposait à la mise en culture de la Campagne romaine est aujourd’hui levé. Le lieu est devenu transformable. Sera-t-il transformé ? Par qui et comment ? Autrement dit, la question agraire sera-t-elle résolue dans l'Agro romano ? C’est ce qu’il nous faut examiner maintenant.

III. — Les patrons ruraux

Nous avons vu que l’intervention des pouvoirs publics est nécessaire pour la mise en culture de la Campagne romaine ; nous avons vu aussi que cette intervention, après avoir jadis opéré par voie de contrainte impérative, a transformé son mode d’action, qu’elle tend aujourd’hui à se borner à assurer les services publics dans la mesure nécessaire au développement du pays, à lever les obstacles qui s’opposent à l’initiative des particuliers et enfin à patronner ceux-ci par des conseils et des encouragements. C’est du moins dans cet esprit que sont appliquées les dernières lois. L’État se cantonne ainsi à peu près dans son rôle normal, l’expérience du passé lui ayant démontré qu’il est inutile qu’il en sorte. Encore devons-nous remarquer que ce patronage des pouvoirs publics n’est justifié que par l’incapacité des patrons naturels qui ne remplissent pas leur fonction ; il devient tout à fait inutile vis-à-vis de propriétaires ou de fermiers capables, et nous verrons plus loin que, dans ce cas, il ne trouve plus à s’exercer.

Améliorer les conditions hygiéniques du pays, assurer la police, aménager les eaux, construire des routes et des écoles sont des façons indirectes de transformer l’Agro romano ; mais la transformation même, la culture intensive du sol ne peut être que l’œuvre des propriétaires. L’opposition d’intérêt entre les particuliers et la société n’est plus aujourd’hui qu’apparente ; c’est un vieux préjugé qui subsiste encore dans certains esprits, mais qui ne répond pas à la réalité. L’exemple de quelques domaines aujourd’hui « bonifiés » le prouve. Il n’en est pas moins vrai que la plupart des propriétaires n’ont pas les capitaux nécessaires pour améliorer leurs terres. L’État y a pourvu en accordant des prêts de faveur à 2 1/2 pour 100 d’intérêt. Ce crédit, suffisant aujourd’hui où la bonification encore à ses débuts marche lentement, ne le sera plus demain si elle s’étend à tout l’Agro romano et se développe rapidement. Il faut donc trouver des capitaux. Mais il faut surtout trouver des hommes pour les mettre en œuvre, c’est-à-dire des patrons. Or, capitaux et patrons sont rares à Home. La vie urbaine et le luxe extérieur absorbent tous les revenus de la terre et toute l’activité des propriétaires. Les mercanti di campagna sont devenus riches et veulent jouir en ville de leur fortune. Le latifundium à culture extensive ne permet pas la constitution d’une classe de paysans prospères dont l’élite pourrait périodiquement rajeunir les cadres des classes dirigeantes. Au-dessus d’une tourbe de prolétaires misérables et désorganisés, quelques rares propriétaires riches mais absentéistes et insouciants : ce sont là de mauvaises conditions pour le progrès agricole et la transformation de la Campagne romaine.

Cependant des domaines ont été transformés et mis en pleine valeur, mais grâce à des capitaux venus en grande partie de la Haute-Italie et par l’initiative d’agriculteurs lombards ou piémontais. Les propriétaires romains ont consenti à hasarder l’entreprise et à y risquer des capitaux : étant donné le milieu où ils vivent et les idées régnantes au sujet des transformations agricoles dans l’Agro romano, cette hardiesse de leur part est tout à fait méritoire, digne de louanges et d’un excellent exemple, mais il faut reconnaître cependant que la plupart d’entre eux n’ont fait que subir et accepter une impulsion venue du dehors et se prêter à une expérience dont ils n’ont pris ni l’initiative ni la direction.

Les domaines transformés. — C’est en visitant des domaines transformés et choisis dans des situations et dans des conditions diverses que nous pourrons nous rendre compte de la façon dont peut être résolu le problème de l’Agro romano.

Nous commencerons notre enquête par un des domaines les plus anciennement mis en valeur. L'abbaye des Trois-Fontaines est bien connue : située dans un petit vallon au Sud de Rome, à trois kilomètres au delà de Saint-Paul-hors-les-Murs, elle est signalée par les plantations d’eucalyptus qui l’entourent et qui l’ont rendue célèbre. On attribuait jadis à cet arbre des vertus merveilleuses contre le paludisme ; on prétendait que ses émanations assainissaient l’air. En réalité, l’eucalyptus n’a aucune action contre la malaria ; il favorise même, comme tous les arbres, la multiplication des moustiques, mais cependant par sa végétation, son feuillage permanent et sa croissance extraordinairement rapide, il évapore beaucoup d’eau et peut de cette façon assainir le sol. Quoi qu’il en soit, la légende de l’eucalyptus a vécu et personne n’en plante plus, si ce n’est comme arbre d’ornement, car son bois filandreux et tordu est détestable et très difficile à fendre.

Les Trappistes français sont venus s’établir aux Trois-Fontaines en 1866 ; ils ne possédaient alors autour du couvent que le vol du chapon. Les terres voisines qui appartenaient à des religieuses du Saint-Sacrement furent confisquées par l’État italien vers 1873. Les Trappistes les prirent en emphytéose et au bout de trois ou quatre ans rachetèrent leur redevance et devinrent propriétaires définitifs. Ils n’ont jamais accepté aucun plan de bonification élaboré par les commissions gouvernementales mais leur domaine n’en est pas moins en pleine valeur. Vers 1882, on fit aux Trois-Fontaines l’essai de la main-d’œuvre pénale pour la culture ; on dépensa 150 000 francs pour la construction d’un bagne qui sert aujourd’hui de magasin, car la malaria qui décimait forçats et gardiens, comme elle décimait les moines, obligea à renoncer à ce système. Aujourd’hui, avec les progrès de la culture, la malaria a disparu : seuls quelques ouvriers adventices sont parfois atteints, mais peu gravement[34].

Le domaine compte 475 hectares dont la moitié est en culture intensive ; le reste est boisé ou en pâturage loué. Il y a 20 hectares de vignes et 30 hectares de tabac[35]. Après la récolte du tabac on loue pour 300 francs l’hectare, de septembre à mars de terrain à des jardiniers qui y cultivent des navets. Cette culture ne peut se faire naturellement que dans les fonds fertiles et bien fumés. On loue de même des terrains pour la culture des artichauts, des melons et d’autres légumes. On fait beaucoup de luzerne, car la vacherie compte 130 vaches suisses[36] dont le lait (1 000 litres par jour) est vendu aux communautés religieuses de Rome. Peut-être la culture pourrait-elle être étendue davantage, mais elle est aussi intensive que possible : elle est caractérisée par les productions maraîchère et laitière, ce qui s’explique facilement par le voisinage de Rome.

La main-d’œuvre comprend, outre les moines et les frères, 40 familles d’ouvriers permanents. qui sont réparties entre quatre ou cinq maisons disséminées sur la propriété, et reçoivent gratuitement le logement, le bois et les médicaments. En été, on emploie une centaine d’ouvriers temporaires qui sont engagés à la semaine directement par le premier commis sur la place Montanara à Rome. Ils sont logés dans un grand bâtiment fermé où on installe un couchage de paille. À l’entrée de l’abbaye se trouve une école entretenue par les Trappistes et dirigée par deux institutrices laïques qui font aussi office d’infirmières.

Si l’exploitation des Trois-Fontaines est un exemple intéressant au point de vue technique, c’est un exemple qui ne prouve rien au point de vue économique à cause du caractère spécial des propriétaires. Cependant les Trappistes ont été des initiateurs ; ils ont réussi à une époque où personne n’avait tenté de cultiver l’Agro romano. La malaria a fait parmi eux de nombreuses victimes ; mais au prix de ces sacrifices ils ont démontré que la Campagne romaine pouvait être mise en valeur et assainie par la culture. C’est ce qui donne à leur œuvre de précurseurs une haute portée sociale et lui a imprimé le caractère d’une entreprise d’intérêt général. Fort heureusement les conditions sanitaires sont maintenant changées et, si les Trappistes ont été les premiers colonisateurs, ils ne sont plus les seuls.

Le domaine de Bocca di Leone, situé dans un fond fertile à quelques kilomètres de Rome dans la direction de Tivoli, appartenait jadis au cardinal del Drago. Il fut exproprié en 1891 en vertu de la loi de 1883, et revendu ensuite aux enchères. Sa superficie était de 61 hectares, la mise à prix calculée d’après le prix d’achat fut fixée à 107 320 francs, soit 1 750 francs l’hectare, ce qui indique bien de quelle qualité sont les terres ; le prix d’adjudication monta à 130 000 francs. Les obligations imposées à l’acquéreur n’étant pas remplies, le domaine retourna à l’État qui, en 1896, le revendit 153 376 francs, soit 2 500 francs l’hectare. Le paiement est échelonné sur 28 années ; pendant les quatre premières, l’acquéreur paie seulement un intérêt de 4 pour 100, puis ensuite des annuités de 6, 4 pour 100. Les terrains sont fertiles et il y a des eaux souterraines pouvant servir à l’irrigation.

Le plan de la commission de bonification impose les obligations suivantes :

1o Écoulement des eaux ; aménagement des sources ; creusement de fossés divisant le terrain en tènements de 2 hectares au plus ;

2o Culture de 20 hectares en prairies artificielles et de 20 hectares en céréales et plantes sarclées ;

3o Réparation des chemins suivant des prescriptions minutieuses ;

4o Restauration des bâtiments et aménagement d’étables, magasins et logements ;

5o Entretien de 20 bêtes bovines ; construction de fumières et de fosses à purin ;

6o Adduction d’eau potable ;

7o Plantation d’arbres forestiers et fruitiers.

La propriété avait été achetée par une société dirigée par un Milanais ; à sa mort, en 1900, il y eut une liquidation et partage du domaine dont 33 hectares furent attribués à M. Gaetano Presutti, originaire des environs d’Aquila dans les Abruzzes.

L’eau est bien une des richesses de cette ferme, mais elle donne beaucoup de soucis au propriétaire. Par suite de la constitution géologique de l’Agro romano, il y a des sources qui jaillissent verticalement et qu’il faut drainer une à une à leur point de sortie : des fossés ou un drainage général ne suffisent pas. C’est donc là un travail difficile, long et coûteux et qui cause beaucoup de déboires. Tous les travaux de terrassement, d’aménagement des eaux sont faits par des ouvriers venus de la province d’Aquila.

Sur des terres irrigables à proximité d’une grande ville la production de fourrages en vue de la vente du lait est tout indiquée ; aussi est-ce la spécialisation adoptée par le propriétaire qui exploite lui-même avec l’aide d’un régisseur ; il habite Rome, mais vient chaque jour sur sa ferme. Grâce à la fertilité du sol et aux fumures abondantes, on obtient à l’hectare les rendements suivants : froment de 1 500 à 2 500 kilogrammes ; avoine : 2 800 à 3 000 kilogrammes ; maïs : 5 000 kilogrammes ; betteraves à sucre : 30 000 kilogrammes en colline et 60 000 kilogrammes dans les fonds ; betteraves fourragères : 120 000 kilogrammes. On vise naturellement à obtenir des produits pouvant être consommés par les vaches laitières : outre les plantes sarclées, il y a des marcite (prairies irriguées en hiver d’après le système lombard) qui donnent dix coupes de 12 000 kilogrammes de fourrage vert chacune ; des luzernières donnant six coupes à l5 000 kilogrammes et des trèfles fournissant aussi six coupes à 14 000 kilogrammes de fourrage vert. En mai et juin, on fait du foin qui est conservé en silos. En hiver on obtient des fourrages avec de l’avoine, de l’orge, des fèves, des raves, du trèfle incarnat.

Les premières vaches suisses furent atteintes d’hématurie à cause de la nature marécageuse des pâturages. M. Presutti les vendit toutes et en racheta d’autres en Suisse et en Lombardie ; il fait aussi de l’élevage. En 1902, son étable comptait 58 bêtes dont 49 vaches ; elle renferme maintenant 60 laitières, une vingtaine de génisses et des bœufs de travail. Avec un mélange de foin et de fourrage vert il obtient en moyenne 2 900 litres de lait par tête et par an ; étant donné le climat c’est un résultat des plus satisfaisants.

À Bocca di Leone on trouve la culture maraîchère conduite d’après le même système qu’aux Trois-Fontaines. Le propriétaire prépare le terrain et le donne à des ouvriers qui font une culture et paient un prix de ferme déterminé. La nature du travail et du produit explique parfaitement ce mode d’exploitation : la culture des légumes exige beaucoup de main-d’œuvre et beaucoup de soins ; il est bon que l’ouvrier y soit directement intéressé ; d’autre part, la vente se fait au jour le jour et au détail ; il est difficile au chef d’une grande exploitation qui n’est pas spécialisé dans cette production de s’en occuper et de contrôler ses vendeurs ; le fermage est alors la solution la plus simple. Le contrat ne dure que le temps d’une culture, car on ne pratique pas ici l’horticulture intensive sur espace restreint comme dans les environs de Paris ou dans certains districts de la Hollande. Le jardinier a l’avantage de recevoir chaque fois un terrain frais, relativement reposé, et le propriétaire y trouve celui de faire donner à sa terre des façons multiples qui nettoient et ameublissent le sol. On voit aussi à Boccaleone un enclos planté en vigne à la mode du Suburbio.

Jadis, un seul gardien demeurait sur le domaine ; aujourd’hui, vingt chefs de famille y sont occupés toute l’année et y vivent avec leurs femmes et leurs enfants ; ceux-ci et celles-là ne sont pas sans apporter quelque trouble dans la ferme et sans causer parfois des embarras au propriétaire. Mais ce dernier peut choisir ses ouvriers, car le domaine est très recherché à cause de sa salubrité, du voisinage de Rome et des commodités qu’il offre pour l’école et l’alimentation.

Il faut noter que le propriétaire qui travaille activement et constamment à l’amélioration de son domaine n’a pas suivi le plan qui lui était imposé, car, à l’usage, il a reconnu que l’application en était impossible, et l’exécution seule apprend quelles modifications sont nécessaires. C’est là le reproche le plus sérieux qu’on puisse adresser à ces plans administratifs dressés à l’avance par des fonctionnaires qui connaissent peut-être bien les conditions générales de l’Agro romano, mais ne possèdent pas l’expérience et la pratique de chaque domaine en particulier. Qui la possède d’ailleurs ? Assurément pas les propriétaires, et pas davantage les mercanti di campagna. Il faut rendre cette justice à la commission de vigilance, qu’elle est assez libérale dans l’exécution et qu’elle ne tracasse pas les propriétaires qui bonifient réellement et intelligemment. En pareille matière, la fin justifie les moyens.

À quelque distance de Boccaleone se trouve le domaine de la Cervelletta. Ici, nous rencontrons non pas la contrainte et l’intervention des pouvoirs publics, mais une initiative lombarde comprise, encouragée et soutenue par un propriétaire romain. Un agriculteur de Melegnano, M. Monti, trouvant qu’en Lombardie les prix de ferme étaient trop élevés et entendant parler de la bonification de l’Agro romano, fit un jour le voyage de Rome, visita la campagne et en particulier le domaine de la Cervelletta qui était à louer. Il pensa qu’il y avait là quelque chose à faire et proposa au propriétaire, le duc Salviati, de le lui affermer à condition d’y faire, à frais communs, 12 hectares de bonification. Le résultat ayant été satisfaisant, le propriétaire accepta d’étendre les améliorations à toute la superficie transformable, c’est-à-dire à environ la moitié du domaine qui compte 315 hectares. Les travaux de bonification proprement dite ont été terminés en 1908. À l’époque où les fermiers se sont installés il n’avait pas encore été établi de plan de bonification pour la Cervelletta ; aussi n’ont-ils eu à subir aucune influence administrative : leur exploitation a, au contraire, servi de modèle. Elle est actuellement dirigée par les deux associés, M. Monti fils, qui a fait ses études d’agriculture et d’art vétérinaire à Milan et qui s’occupe plus spécialement du bétail, et M. Bonfichi qui dirige les cultures. Ils paient 33 000 francs de ferme et n’estiment pas avoir fait une mauvaise affaire, quoique le bail de dix-huit ans soit trop court pour leur permettre de retirer pleinement le fruit de leur travail et des capitaux qu’ils ont engagés.

La partie du domaine non transformée est sous-louée à un pasteur d’Aquila qui y entretient 1 500 brebis. Le reste est organisé en vue de la production du lait. La Cervelletta a été la première vacherie de l’Agro romano. Il y a 10 hectares de marcite irriguées avec de l’eau de source à 12°, ce qui favorise la végétation d’hiver et permet de couper du fourrage vert même en janvier. Il y a aussi des prairies ordinaires naturelles et artificielles et des cultures sarclées : betteraves, raves, pommes de terre. Le propriétaire a exigé la plantation de 2 hectares de vigne, mais, comme les fermiers n’y entendent rien, ils en abandonnent l’exploitation à des colons. C’est aussi à cinq familles de colons qu’est confiée la culture du blé moyennant redevance de la moitié du produit. Quatre hectares environ sont consacrés à la culture maraîchère faite par des colons qui sont aussi chargés de vendre les légumes ; les fermiers contrôlent sommairement, ils ne se laissent pas détourner par ces détails de leur spéculation principale qui est la production du lait.

Il y avait jadis à la Cervelletta 30 têtes de gros bétail ; il y en a aujourd’hui 200, dont 150 vaches laitières produisant par jour, suivant la saison, de 600 à 1 200 litres de lait livré à un marchand en gros. En 1899, sur 50 vaches, 25 périrent de la malaria ; sur les conseils du Prof. Celli, on tint les animaux enfermés à l’étable à l’abri des moustiques et le reste du troupeau fut sauvé. On récolte à la Cervelletta un excédent de fourrages qui est actuellement vendu, mais qui, avec les produits de la culture plus abondants chaque année grâce aux engrais chimiques, permettrait de nourrir jusqu’à 300 vaches laitières ; aussi va-t-on construire deux nouvelles étables.

Le personnel fixe est composé de 7 vachers, 6 bouviers, 6 charretiers, 2 campieri[37]; 2 faucheurs et 10 ouvriers pour les besoins divers. Il y a peu d’ouvriers temporaires et ils sont en rapport direct avec les patrons qui ont supprimé l’intermédiaire des caporaux. En s’installant à la Cervelletta, les fermiers ont amené avec eux 25 familles lombardes aujourd’hui réduites à une dizaine. À la tête des différents services sont des Lombards ; pour les déterminer à venir ici il a fallu leur offrir des salaires assez élevés, mais ce sont des gens sûrs et travailleurs. Quelques-uns ont épousé des jeunes filles du pays et on remarque qu’ils dressent leurs femmes à l’ordre et à la propreté. Les salariés fixes sont payés au mois, logés dans des bâtiments neufs et ont la jouissance d’un petit jardin qu’ils cultivent bien. L’habitation est confortable, propre et bien tenue : c’est un étrange contraste avec les huttes du voisinage dans lesquelles logent les familles de colons. En même temps qu’un personnel lombard, les fermiers ont aussi importé des méthodes de culture et des instruments en usage en Lombardie.

Les domaines que nous venons de visiter ont ceci de particulier qu’ils se trouvent dans le voisinage immédiat de Rome, dans la zone de bonification, et qu’ils sont d’une étendue relativement restreinte. Il nous faut aller plus loin pour observer le cas de la mise en valeur d’un latifundium typique de l’Agro romano.

Le domaine de Pantano qui occupe l’emplacement de l’ancien lac Régille, fameux dans l’histoire par la victoire des Romains sur les Latins, est situé dans la commune de Monte Compatri[38], à 20 kilomètres de Rome, sur la via Casilina. Un matin de mars, nous partons des environs de Sainte-Marie-Majeure sur la voiture du laitier. C’est un mode de transport peu confortable, mais assez pittoresque. Le laitier est le grand commissionnaire sur les routes delà Campagne romaine ; aussi nous arrêtons-nous à chaque porte tant que nous n’avons pas dépassé le Suburbio ; au delà nous ne rencontrons qu’une osteria et le casale de Torre Nuova[39]. La pluie qui se met à tomber nous fait déployer le grand parapluie dont est pourvue chaque voiture à Rome et, après avoir été cahotés pendant trois heures, au petit trot de trois mulets, sur les pavés de la via Casilina, nous arrivons à Pantano.

Le domaine dont le nom caractéristique signifie marais compte 2 000 hectares et appartient au prince Scipion Borghèse, le député et le sportsman bien connu. Celui-ci, voulant transformer sa propriété, chercha un fermier en Lombardie, il trouva les frères Gibelli qui constituèrent pour l’exploitation du domaine la Société agricole lombardo-latiale en commandite simple au capital de 600 000 francs. C’est un cas assez fréquent dans la mise en valeur des latifundia que l’entrée en scène d’une société de capitalistes. Ainsi la Société latiale agricole a été fondée en juin 1906 au capital de 1 200 000 francs par des Milanais et des Romains en vue de l’exploitation des domaines de Zambra et de Campo di Mare situés près de Palo sur la ligne de Civitavecchia et comptant ensemble un millier d’hectares : il y a à exécuter de grands travaux hydrauliques. L'Istituto di Fondi rustici, société anonyme au capital de 25 millions, possède dans la Maremme toscane et dans les provinces méridionales d’immenses domaines qu’il met en culture.

Bien que Pantano soit en dehors de la zone de bonification, le propriétaire avait fait établir un plan d’améliorations d’après lequel les terrains étaient divisés en quatre catégories. Sur les terrains irrigables on devait faire des marcite ; sur les terres profondes mais non irrigables, des cultures et des prairies artificielles ; sur les collines à sol profond on devait faire des cultures arborescentes et les collines à sol maigre devaient rester en pâturage. Les dépenses prévues s’élevaient à 433 905 francs[40]. Ici, comme ailleurs, si on a suivi les grandes lignes du plan, imposées du reste par le bons sens et les conditions du lieu, on en a complètement négligé les détails. Il est permis de se demander alors de quelle utilité sont les plans de bonification ; la marche à suivre est indiquée par le but à atteindre, et un fermier intelligent et instruit saura aussi bien qu’un fonctionnaire dans quel sens il doit orienter son exploitation ; quant aux prescriptions de détail, elles sont souvent inapplicables par suite de difficultés imprévues que révèlent les travaux, et le cultivateur, aidé des conseils des techniciens, est le meilleur juge des moyens à employer pour y parer. Si, d’autre part, propriétaire et fermier veulent maintenir le statu quo, l’expérience a démontré que ce n’était pas l’existence d’un plan de bonification qui pouvait triompher de leur inertie.

Le bail de Pantano a une durée de vingt ans. Les fermiers s’engagent à cultiver rationnellement, à fumer les terres et à entretenir 200 bêtes à cornes la première année, 300 la troisième et 600 la sixième. Le prix de ferme est fixé à 116 000 francs. Les améliorations sont faites avec l’autorisation du propriétaire et à ses frais, mais d’après des prévisions générales acceptées par les deux parties. Le propriétaire donne la première année 58 000 francs pour constructions et aménagements de bâtiments et, chaque année suivante, il met 18 000 francs à la disposition des fermiers pour les améliorations et les constructions nécessaires. Si, à la fin du bail, les fermiers ont dépensé en améliorations plus de 382 000 francs le surplus ne leur sera remboursé que jusqu’à concurrence de 20 000 francs. Ils doivent faire pour 60 000 francs de plantations d’arbres fruitiers dont on ne leur remboursera que la moitié. Ils doivent aussi planter chaque année 4 000 arbres ou têtards le long des chemins et des fossés, et cela sans compensation. Pour les chemins, le propriétaire verse une contribution forfaitaire par mètre courant. Les fermiers s’obligent à planter 30 hectares de vignes et peuvent aller jusqu’à 80 hectares, mais n’ont droit à aucune indemnité. D’après l’article 31, ils « doivent traiter avec humanité et justice leurs subordonnés et tendre à leur amélioration morale et matérielle. Les dimanches et jours de fête, ils devront faire dire la messe à leurs frais dans l’église du domaine ».

Le bail lui-même subit dans son application quelques modifications ; il ne peut en être autrement quand il s’agit d’une entreprise toute nouvelle dont les gens les plus expérimentés ne sauraient prévoir à l’avance tous les détails et toutes les difficultés. Si les fermiers doivent faire tous leurs efforts pour résoudre ces difficultés, les propriétaires doivent, de leur côté, en tenir compte afin de ne pas décourager les bonnes volontés hardies et les initiatives fécondes. Le fermage, dans les conditions actuelles de l’Agro romano, présente donc des caractères un peu particuliers. Quelle que soit la nature juridique du contrat, la force des choses impose une sorte de collaboration entre les propriétaires et les fermiers. Le contrat de fermage en lui-même n’est pas adapté à une transformation du sol aussi radicale que celle qui doit s’opérer dans la Campagne romaine. C’est l’incompétence seule des propriétaires qui les oblige à y avoir recours, mais les règles habituelles du fermage, bien adaptées aux pays d’agriculture ancienne et perfectionnée, ne trouvent plus ici leur application stricte et doivent se modifier suivant les conditions locales.

Les frères Gibelli sont arrivés à Pantano en 1903. Dès le début, ils ont entrepris l’assainissement du domaine au moyen de fossés et de drainages. Le lac de Gabiesqui comprend 80 hectares a été mis en culture en deux ans : les fossés sont bordés de saules taillés en têtards qui poussent avec une remarquable vigueur. Jusqu’à présent, la rotation adoptée est la suivante : maïs, froment, avoine, puis prairie artificielle. Il y a environ 250 hectares de blé, autant d’avoine et une soixantaine d’hectares de maïs. Les céréales sont cultivées partie en régie, partie en colonage au tiers ou à la moitié, suivant la fertilité du sol. Le lac Régille est déjà partiellement drainé : ici, comme à Bocca di Leone, on rencontre des sources verticales qui compliquent l’opération, mais le terrain est frais et l’abondance des eaux permettra d’organiser l’irrigation sur une partie du domaine. Le bétail est donc appelé à jouer un rôle important dans l’exploitation. Actuellement, il y a 150 vaches suisses et hollandaises et une cinquantaine de jeunes bêtes, logées dans une vacherie neuve, très aérée, dont la construction légère est bien en rapport avec le climat du pays. La paille très abondante permet de fumer copieusement les terres à céréales. Outre les chevaux de service et les bœufs de travail, il y a encore 120 vaches de race romaine qui vivent au pâturage nuit et jour en toute saison. Les vaches suisses et hollandaises ne sortent que pendant le jour et sont nourries fortement à l’étable. Au moment de ma visite 80 vaches en lactation fournissaient 750 litres de lait vendu à un laitier en gros de Rome qui le fait prendre à la ferme deux fois par jour. Rappelons que Pantano est à 20 kilomètres de la ville et qu’il n’y a ni chemin de fer, ni tramway ; deux hommes et douze chevaux sont employés au transport du lait. Le fermier n’a donc pas à se déranger, mais il est un peu à la merci du laitier, et il est impossible à un client de Rome de se fournir directement au producteur. On songe bien, paraît-il, à organiser une coopérative de vente, mais certaines personnes bien informées doutent qu’on réussisse. Le lait des vaches en stabulation est payé, pris sur place, 19 centimes en été et 23 centimes en hiver ; celui des vaches romaines, moins abondant mais plus riche en matières grasses, est payé de 22 à 33 centimes ; le laitier fait des coupages. Ces prix sont très avantageux ; ils indiquent bien dans quel sens il faut présentement orienter l’exploitation du bétail dans la Campagne de Rome.

Les fermiers de Pantano n’ont pas amené d’ ouvriers lombards. Ils estiment que les gens du pays travaillent suffisamment bien et sont peut-être plus souples et plus respectueux. Une soixantaine de salariés permanents sont logés dans des maisons et reçoivent un jardin s’ils le désirent. Ils le désirent rarement et faiblement : les jardins que je vois sont incultes et mal tenus : insouciance de la race. À proximité de la ferme on trouve un village de 54 cabanes où vivent environ 500 personnes. Ce sont des émigrants qui descendent de la montagne en octobre et y remontent après la moisson. Ils cultivent des céréales en colonage et travaillent aussi comme journaliers. Il sont embrigadés par des caporaux. Les Gibelli ont voulu supprimer ceux-ci. mais ont dû y revenir, car il ne trouvaient plus d’ouvriers. Une ferme de l’importance de Pantano, isolée moins encore par les distances que par l’absence ou le mauvais état des chemins, doit se suffire à elle-même : aussi y trouvons-nous un forgeron, un charron, un sellier, etc. La population du domaine se procure des denrées alimentaires à la dispensa qui est exploitée en régie par les fermiers pour éviter les abus ; mais, au dire des ouvriers, on ne serait pas encore parvenu à les extirper complètement.

Lorsque les Gibelli sont venus s’installer avec leur famille sur la ferme de Pantano, ils ont passé pour fous aux yeux des gens du voisinage. On leur prédisait l’ennui certain et la mort probable à brève échéance. Or, depuis six ans qu’ils sont là, ils n’ont jamais été malades de la fièvre. Il est vrai que Pantano, jadis un des endroits les plus malariques du pays, ne l’est plus guère grâce à l’assainissement et au traitement préventif par la quinine[41]. Parfois quelques ouvriers sont atteints, ordinairement après des libations excessives. Quant à l’ennui, les hommes ont trop à faire pour l’éprouver, et les femmes habituées à vivre à la campagne savent se suffire à elles-mêmes. Une jeune fille consacre plusieurs heures chaque jour à faire la classe aux enfants ; aussi la tâche des instituteurs qui viennent le dimanche à Pantano est-elle très facilitée[42]. On a aussi organisé une école du soir, dotée d’une bibliothèque par un généreux donateur qui, par malheur, ne semble pas en avoir choisi très judicieusement les volumes : la Divine Comédie, la Jérusalem délivrée, des ouvrages de Tolstoï et de philosophes allemands !

Ce qui fait la supériorité et le succès des Lombards apparaît ici clairement : c’est l’aptitude à la vie rurale et à l’isolement sur une ferme. Cela leur permet d’utiliser pleinement leur intelligence et leurs connaissances techniques ; ils ne craignent pas de se lancer dans une entreprise nouvelle, car ils la dirigent eux-mêmes, en suivent tous les détails et en restent maîtres. Tandis que le fermier romain cherche le mode d’exploitation qui exige le moins de surveillance de sa part, ils recherchent, au contraire, le mode d’exploitation qui donne le plus de bénéfices ; peu importe si l’œil du maître est nécessaire : ils sont là pour veiller à tout.

Il est quelquefois impossible au fermier de résider sur sa ferme faute de maison. C’est le cas du domaine de la Sega, situé dans les Marais Pontins, à 13 kilomètres au Nord de Terracine. C’est une propriété de 350 hectares appartenant à la commune. Un Piémontais, M. Carlo Rossi, ayant fréquenté l’école d’agriculture de Pérouse, entreprit un voyage d’études dans la région romaine et eut l’idée d’y prendre une ferme. L’occasion qui s’offrait ici lui parut bonne ou du moins susceptible de le devenir : il signa un bail de douze ans. Les dépenses d’amélioration doivent être approuvées par la commune, ce qui nécessite des négociations et une certaine diplomatie, mais elles seront remboursées en fin de bail. Lorsque M. Rossi entra en jouissance, en novembre 1907, il trouva pour tout bâtiment une mauvaise hutte de branchages ; force lui fut donc de se loger à Terracine, mais cela encore est un problème assez compliqué, car les appartements sont rares et peu confortables : en mars 1909, il était encore campé mais non installé[43]. Il va tous les jours sur sa ferme où il a construit une confortable cabane en planches qui lui sert de bureau et où couche son régisseur ; à l’entour il a planté des arbustes et dessiné un petit jardin d’agrément. On reconnaît là le vrai rural : jamais un mercante di campagna n’aurait eu cette pensée. Il a aussi construit une maison renfermant trois logements pour ses ouvriers, et des cabanes pour les animaux. Dans l’immense plaine des Marais Pontins on a bien plus encore que dans l’Agro romano la sensation de la solitude. La Sega en est encore à la période du défrichement ; tous les champs labourés ont été semés en céréales. La rotation sera quadriennale : froment, avoine, et prairie artificielle pour fourrage puis pour graine. Lorsqu’on aura des fourrages, on entretiendra du bétail d’élevage et d’engrais, mais, pour le moment, il n’y a que des bœufs de travail. Les terrains non défrichés sont sous-loués à un pasteur de Filettino qui possède des chevaux et des brebis. M. Rossi a un ouvrier lombard et un régisseur ombrien ; les autres salariés sont venus des environs. Les journaliers sont recrutés à Terracine directement par le patron qui, après deux mois d’expérience, a remercié son caporal qui exploitait les ouvriers.

Tandis que les ouvriers piémontais et lombards cherchent du travail à l’étranger, et émigrent temporairement en France, en Suisse et en Allemagne, où ils trouvent des capitalistes et des industriels qui ont besoin de bras et qui les font travailler, leurs compatriotes des classes aisées cherchent un emploi productif à leurs capitaux dans les entreprises agricoles de la province de Rome et fournissent des chefs à la colonisation de cette région. L’expansion de la race lombarde se fait donc dans des directions différentes, suivant qu’elle cherche des débouchés à sa main-d’œuvre, ou à ses capitaux et à ses aptitudes patronales.

C’est ainsi que peu à peu, grâce aux capitaux fournis par les régions industrielles et commerçantes du Nord et grâce à l’initiative des Italiens de la plaine du Pô, la Campagne romaine sera mise en valeur. Ce qui paraissait un rêve irréalisable aux Romains devient une réalité par l’œuvre des fermiers de la Haute-Italie. Grâce à leur formation agricole, à leur aptitude à la vie rurale, à l’esprit d’entreprise qu’ils doivent à leur milieu d’origine, ils n’hésitent pas à venir coloniser les solitudes de l’Agro romano et, en prenant leur large part des risques financiers, ils réussissent à entraîner les propriétaires romains ou au moins certains d’entre eux qui consentent à contribuer à la transformation de leurs domaines.

Nous avons vu que les nouvelles fermes semblent avoir tendance à se spécialiser dans la production maraîchère et la production laitière. Cette orientation de l’exploitation ne souffre pas discussion actuellement, étant donné le petit nombre des domaines en culture intensive. Mais on peut se demander si la transformation de tout l’Agro romano peut se faire sur cette base. La question parait oiseuse ; car, avant que la Campagne romaine soit mise en valeur, bien des facteurs inconnus peuvent modifier la situation économique et obliger les cultivateurs à chercher une autre voie. Les prévisions d’aujourd’hui ont donc les plus grandes chances de se trouver fausses dans dix ans[44].

On objecte que la culture maraîchère ne peut pas prendre un plus grand développement à Rome à cause de la concurrence des jardiniers napolitains favorisés par un climat plus chaud. C’est possible, mais il n’est pas dit que les jardins de Naples suffisent toujours à alimenter Naples et Rome ; certains légumes peuvent être obtenus plus avantageusement à Naples ; d’autres, au contraire, le seront à Rome.

La production du lait peut aussi un jour dépasser les besoins de la consommation. Mais rien ne s’oppose à ce qu’on fasse du beurre, du fromage ou qu’on se livre à l’élevage ou à l’engraissement. D’ailleurs, lorsque toute la Campagne romaine sera en culture intensive, elle sera si différente de ce qu’elle est actuellement qu’il est difficile de prévoir de quelle façon devra s’organiser l’agriculture. Une chose est certaine, c’est qu’elle sera habitée par une population plus nombreuse et plus riche et que, par conséquent, la consommation locale sera plus considérable.


Les effets de la colonisation. — Nous venons de voir par qui et comment s’opère la transformation de l’Agro romano. Il nous faut maintenant passer en revue les effets sociaux de la colonisation.

Tout d’abord, le lieu est radicalement transformé : les eaux sont disciplinées et la steppe fait place aux cultures variées. La conséquence immédiate de cette transformation est un changement dans les conditions hygiéniques du pays : la malaria tend à disparaître.

Les modifications apportées au travail sont profondes et durables : l’art pastoral est remplacé par la culture intensive. Celle-ci, il est vrai, a pour but principal l’entretien du bétail, mais ce bétail n’est pas le même : la vache remplace la brebis et les moyens mis en œuvre pour son exploitation diffèrent totalement de ceux qui sont en usage chez les pasteurs transhumants. Non seulement le mode de travail est changé et son objet modifié, mais l'outillage est devenu plus compliqué et plus coûteux et son emploi exige des aptitudes que les anciens guitti ne possèdent pas toujours[45]. Quant à l'atelier, il n’a pas subi de modification quoiqu’on puisse entrevoir une tendance à en réduire l’étendue. En fait, comme une partie du sol ne peut être mise en culture et reste en pâturage loué à des pasteurs, les exploitations sont moins grandes que les domaines. L’inconvénient d’une étendue trop considérable est de rendre plus difficiles la direction et la surveillance du patron, qui sont d’autant plus nécessaires que le personnel est moins bien dressé. Les ouvriers actuels se recrutent, comme jadis, parmi les montagnards habitués à une culture routinière et peu soignée. Leurs capacités professionnelles sont donc nulles ; ce sont de simples manœuvres qui ne peuvent satisfaire aux exigences de la culture intensive qu’à la condition d’être encadrés ; c’est pourquoi certains fermiers jugent bon d’importer du dehors des chefs de service afin d’assurer la bonne exécution des opérations qui deviennent plus compliquées et plus variées. En somme, le travail se fait toujours en grand atelier, mais il est plus intense, plus difficile, exige une main-d’œuvre plus nombreuse et une direction plus habile.

La propriété n’est jusqu’ici modifiée en rien par l’introduction de la culture intensive qui est parfaitement compatible avec la grande propriété[46]. On peut cependant constater une légère modification dans le mode de possession du sol : le fermage actuel implique au profit du fermier une appropriation temporaire plus complète et des baux de plus longue durée. C’est une conséquence nécessaire du travail intensif. Dans la compositions des biens les bâtiments et les plantations ont une importance relative plus grande. Cependant il ne faut pas oublier que nous sommes encore au début de la mise en culture de l’Agro romano et que, en s’étendant et s’intensifiant, cette transformation peut exercer sur la constitution de la propriété des effets variables suivant les régions et qu’il n’est pas possible de prévoir exactement.

La culture intensive a sur le salaire une influence heureuse en ce sens que, le personnel permanent des exploitations étant plus nombreux, le salaire devient plus stable. Si sa valeur nominale n’est pas accrue, son pouvoir effectif est augmenté, car il n’est plus, en général, réduit par les retenues des caporaux. Les moyens d’existence de la population ouvrière sont donc plus nombreux et plus réguliers.

La condition de la famille ouvrière est aussi notablement améliorée. En permettant le peuplement définitif de l’Agro romano, la culture intensive réduit et tend à supprimer cette émigration temporaire de longue durée qui sépare les enfants encore jeunes de leurs parents, et retient le père lui-même loin de sa famille pendant des mois entiers. Les facteurs de désorganisation de la famille que nous avons signalés sont donc ici supprimés ou atténués. La famille peut rester unie, car elle trouve son travail sur place et l’éducation des enfants en bénéficie, d’autant plus que la résidence stable permet la fréquentation des écoles.

Il est évident que le mode d’existence se ressent très directement de la culture intensive. Les ressources régulières permettent une alimentation meilleure et plus abondante, surtout si on cultive un jardin. L’habitation fournie par le fermier est très supérieure non seulement aux huttes de branchages, mais aussi aux sordides maisons de la montagne. Grâce à l’action combinée des pouvoirs publics et des patrons, l’hygiène s’améliore et est en voie de devenir satisfaisante.

La sécurité des moyens d’existence permet de traverser plus facilement les phases de l’existence. Certaines perturbations, normales autrefois, telles que maladies et chômages, tendent à devenir exceptionnelles.

La situation de la population ouvrière est donc sensiblement améliorée. Il ne faut pas hésiter à attribuer cette amélioration au patronage des fermiers-agriculteurs. Par une direction prévoyante du travail, ils assurent à leurs ouvriers des moyens d’existence suffisants et stables et ainsi les font jouir indirectement des avantages de la propriété et leur permettent de surmonter les crises de l’existence. Ces fermiers sont certainement moins charitables en apparence que bien des propriétaires romains, mais leur action sociale a une efficacité autrement grande pour l’amélioration du sort de leurs semblables. Ils jouent bien ici le rôle de grands patrons que leur abandonnent les propriétaires : à l’anarchie qui caractérise l’Agro romano ils font succéder l’ordre et l’organisation. Leur intelligence directrice coordonne les forces éparses ou antagonistes, et l’outillage fourni par leurs capitaux donne à ces forces le maximum d’effet utile. Au gaspillage des richesses naturelles succède une utilisation rationnelle et complète du sol. Une société organique, productrice et prospère tend à succéder à une société anarchique, où le travail avait un rendement faible et où la misère était l’état normal. L’Italie du Nord a fourni à la province de Rome les chefs qui lui manquaient.

Les patrons ruraux n’ont pas actuellement d’influence directe sur la marche des services publics. Cependant on peut constater qu’ils favorisent le développement de l’instruction et le fonctionnement des écoles et du service sanitaire. Leur action est surtout indirecte : en augmentant la richesse publique, ils accroissent les ressources budgétaires de l’État et de la Commune ; en provoquant le peuplement de la Campagne romaine, ils rendent le besoin des services publics plus sensible.

Enfin, par-dessus tout, ils exercent une influence éducatrice qui peut avoir pour l’avenir des répercussions lointaines. Aux classes dirigeantes romaines ils donnent l’exemple du travail et de l’esprit d’entreprise ; à la population ouvrière ils offrent l’exemple d’un type de patron inconnu ici jusqu’alors, énergique, travailleur, qui s’intéresse efficacement à ses ouvriers, respecte leur dignité d’hommes et cherche à favoriser leur perfectionnement professionnel et moral. Nul doute que les aptitudes et la capacité des paysans de l’Agro romano n’augmentent progressivement sous l’influence de leurs nouveaux patrons.


La colonisation et les usages publics. — C’est donc aux débuts d’une véritable colonisation qu’on assiste actuellement dans la Campagne romaine. C’est une colonisation en territoire vacant par deux races différentes et subordonnées l’une à l’autre. La classe supérieure et dirigeante est fournie, en général, par l’Italie du Nord ; la population ouvrière et dirigée provient des montagnes de la Sabine et des Abruzzes. La première est plus dégagée que la seconde de la formation communautaire ; elle a subi l’influence du commerce et de l’industrie et a été en contact avec l’étranger. Elle possède l’esprit d’entreprise et l’aptitude aux affaires. Elle peut donc fournir aux montagnards du midi, sobres, travailleurs et dociles, les chefs qui leur manquent.

Quand je parle de territoire vacant, c’est plus exactement territoire non peuplé qu’il faudrait dire, car l’Agro romano est très nettement et complètement approprié, et cette appropriation n’est, en fait, contestée par personne. Ceci même est un avantage pour le colonisateur qui ne trouve devant lui que le propriétaire ayant sur le sol des droits bien affirmés et bien définis ; lorsqu’il est d’accord avec lui, il peut ensuite organiser son exploitation à sa guise en toute liberté sans être gêné par le voisinage ni par les usages locaux. Il taille en plein drap. Il règle la quantité de main-d’œuvre d’après ses besoins et choisit librement ses ouvriers. Toute une série de difficultés ayant ordinairement pour cause la présence de la population locale se trouvent écartées.

Il n’en est pas ainsi dans toute la province de Rome. Nous savons que, dans le Viterbois, le pays est parsemé de villages peuplés. Nous savons aussi que les habitants y vivent en grande partie des usages publics grevant les terres des grands domaines. L’incertitude et le démembrement du droit de propriété qui en sont une conséquence paraissent poser un obstacle très sérieux, sinon insurmontable, à la colonisation par des agriculteurs étrangers. Comme je demandais à un fermier lombard de la Campagne romaine s’il existait des usi civici sur son domaine : « Heureusement non, me répondit-il ; s’il y en avait eu, je ne l’aurais pas affermé, car avec les usi civici on n’est pas maître chez soi et il n’y a pas de culture possible. » On comprend très bien que des étrangers n’aillent pas au-devant de difficultés épineuses, souvent imprévues, qu’ils comprennent mal, car elles dérivent d’un état social qui n’est pas le leur, et qu’ils ne veuillent pas entamer avec la population des luttes qui ménagent d’étranges surprises et qui tourneraient souvent à leur détriment à cause de leur inexpérience du pays, ce qui compromettrait irrémédiablement leur entreprise agricole.

La région peuplée de la province de Rome, qui semble de prime abord se trouver dans des conditions plus favorables que l’Agro romano, est donc en réalité dans une situation désavantageuse, puisque la présence d’une population stable soulève un problème que ne se soucie pas d’aborder l’élément colonisateur de la Campagne romaine.

La question agraire restera-t-elle donc insoluble pour le Viterbois ? Il est bien probable que, dans cette région, la solution sera plus lente à venir que dans l’Agro romano, mais on peut en entrevoir plusieurs. D’abord, sur les ruines du latifundium peut se constituer le domaine collectif, qui restera tel ou évoluera vers la petite propriété, mais qui, de toute manière, amènera une augmentation de la production. L’affranchissement peut aussi libérer le latifundium en tout ou en partie des usages publics. Lorsque la question du droit de propriété sera bien éclaircie et définitivement tranchée, la cause qui tient éloigné l’agriculteur lombard n’existant plus, il pourra venir transformer cette région et la mettre en culture intensive par les mêmes procédés qu’il emploie actuellement dans l’Agro romano. Cette transformation résoudrait la question agraire en offrant à la population des occasions de travail et on lui procurant des moyens d’existence suffisants par l’accroissement de la production agricole. Les paysans n’auraient donc aucun prétexte pour renouveler des revendications agraires préalablement jugées d’ailleurs. Propriétaires et fermiers seraient alors autorisés à invoquer la force pour protéger un droit de propriété nécessaire à l’exercice de la culture intensive : leur intérêt privé serait désormais d’accord avec l’intérêt social. Enfin il n’est même pas besoin de supposer l’immigration lombarde pour opérer la mise en valeur du Viterbois. On peut espérer que l’exemple des Italiens du Nord portera ses fruits et que les futures générations romaines effectueront leur retour à la terre. Les latifundistes peuvent parfaitement, dans un avenir plus ou moins proche, entreprendre directement ou indirectement la transformation de leurs terres et faire, avec des moyens appropriés aux conditions locales, ce que font aujourd’hui les agriculteurs étrangers dans la Campagne romaine.

Toutefois, dans les circonstances présentes, étant donné les difficultés spéciales que présente l’établissement en territoire peuplé des fermiers cisalpins dans la province de Rome, on peut considérer que le territoire colonisable se réduit à l’Agro romano et aux Marais Pontins.


En résumé, la bonification qui se heurtait jadis à un préjugé, à de mauvaises conditions hygiéniques, au manque de capitaux et de patrons paraît aujourd’hui en bonne voie. Grâce à l’intervention des pouvoirs publics et au concours des initiatives privées, la malaria est victorieusement combattue et lorsque des patrons capables surviennent, des capitaux suffisants se trouvent soit avec l’aide de l’État, soit à Rome même, soit dans l’Italie septentrionale et, du même coup, le préjugé que l’intérêt économique des propriétaires exige le maintien de l’ancien système d’exploitation disparaît devant le succès des agriculteurs lombards. Ce qui manquait surtout à l’agriculture de la province de Rome, c’étaient des chefs ; ces chefs se sont trouvés, mais ils viennent d’un autre pays et appartiennent à une formation sociale différente.



  1. Cf. Cesare de Cupis, Per gli usi civici dell’Agro romano. Roma, 1906 ; Prof. L. A. Fracchia, Le leggi agrarie sull’Agro romano (2e partie, Età dei Papi). Rome, Pistolesi, 1907.
  2. La nécessité de pareilles fondations est une preuve de l’état peu florissant de l’agriculture.
  3. Cf. Tomassetti, I centri abitati della Campagna romana nel Medioevo.
  4. Maggese : culture sur jaclière ; colto : culture sur terrain déjà cultivé l’année précédente.
  5. Fracchia, op. cit., p. 76.
  6. Nous traduisons par bonification les synonymes italiens bonifica, bonificazione, bonificamento qui signifient assainissement, dessèchement, amélioration mais aussi l’ensemble des moyens employés pour la mise en culture d’un territoire inculte ou marécageux.
  7. Come vive il Campagnolo dell’Agro romano. Roma, 1900.
  8. De 1883 à 1899, quarante syndicats ont dépensé en travaux 876 449 francs, et en frais d’administration 393 250 francs. Les dépenses annuelles d’entretien de 19 syndicats se répartissent ainsi : 11 370 francs pour les travaux et 8 080 francs pour l’administration.
  9. Cf. G. Cadolini, Il bonificamento dell’Agro romano. Rome, 1901 (Rapport à la commission d’enquête de la Société des Agriculteurs italiens).
  10. Cf. Gadolini, op. cit.
  11. Cf. Cadolini, op. cit.
  12. Voici le résumé de la loi du 13 décembre 1903 : Article premier. — Exemption d’impôt foncier pendant dix ans pour les terrains situés dans la zone des 10 kilomètres, sur lesquels ont été exécutés les travaux d’amélioration prescrits par la loi de 1883. Idem pour les nouveaux bâtiments ruraux.
    Art. 3. — Exemption pendant dix ans de la taxe communale sur le bétail pour les vaches laitières, animaux d’élevage, d’engrais et de travail entretenus dans les nouvelles étables construites dans tout l’Agro romano.
    Art. 4. — Prêts de faveur à 2 1/2 pour 100 remboursables en quarante-cinq annuités pour les travaux de bonification jusqu’à concurrence de deux millions par an.
    Art. 6. — Les travaux de bonification doivent être exécutés dans un délai de cinq ans.
    Art. 7. — Pour les expropriations éventuelles, le prix sera fixé par trois experts nommés par le premier président de la Cour de Cassation. On ne doit pas tenir compte de la valeur des terrains à bâtir, ni de l’existence de tuf, pouzzolane et matériaux de construction si la carrière n’est pas ouverte depuis un an au moins.
    Art. 11. — Les acquéreurs de biens expropriés ont cinquante ans pour se libérer par annuités.
    Art. 15. — L’aménagement des eaux et des sources par les syndicats ou les particuliers donne droit à des subventions de l’État, de la province et de la commune égales aux trois dixièmes des dépenses approuvées.
    Art. 16. — Institution d’une commission de vigilance pour assurer l’exécution de la loi.
    Art. 19. — Construction de routes à frais communs par l’État et la commune, cette dernière restant seule chargée de l’entretien.
    Art. 22. — La commune doit installer 16 nouvelles stations sanitaires.
    Art. 23. — La commune doit organiser des écoles dans tous les lieux où il y a au moins 50 enfants.
  13. Il existe une commission de vigilance pour assurer l’exécution des lois de bonification et un bureau de conciliation pour examiner les réclamations des propriétaires et résoudre à l’amiable les difficultés qui s’élèvent entre eux et la commission.
  14. Cf. Ghino Valenti, La Campagna romana e il suo avvenire economico e sociale (Giornale degli Econoniisti, vol. VI, 1893).
  15. Cependant il faut ici distinguer les régions où l’altitude ou le dirait maintiennent le pâturage naturel à l’exclusion de la culture, des régions où le pacage a lieu sur jachère comme dans les montagnes du Sublaquois ; dans ce dernier cas, la population peut trouver des ressources dans une culture plus intensive. D’autre part, le peuplement de l’Agro romano aurait pour résultat de décongestionner les régions montagneuses en offrant un débouché à l’émigration définitive.
  16. Nombre et étendue des propriétés dans la zone de bonification déterminée par la loi de 1878 :
    1° Dans le Suburbio
    2° Dans l'Agro romano :
    Inférieures à 1 hectare 83 Inférieures à 50 hectares 35
    De 1 à 5 — 321 De 50 à 100 — 27
    De 5 à 20 — 399 De 100 à 200 — 29
    De 20 à 50 — 55 De 200 à 400 — 28
    Supérieures à 50 7 Supérieures à 400 8
    Total ...
    865
    Total ...
    127
  17. Cf. Jones. Ross. Ellett, La Malaria, un fattore trascuratu della storia di Grecia e di Roma (traduction du Dr Francesco Genovese). Naples, Detken et Rocholl, 1908. — Prof. A.Celli, Andamento periodico delle febbri malariche negli Ospedali di Roma dal 1850 ad oggi (Extrait des Atti della Società per gli studi délia malaria, vol. IX, Homo, 1908) ; L’opéra délia Socielà per gli sludi dellamalaria (1898-1008) (Extrait de Malaria, vol. I, fasc. I, Leipsig Barth., 1908).
  18. Cf. A. Gelli, L’opéra dellaa Società per gli studi della malaria, p. 14.
  19. Ce qui explique que la malaria n’existe pas à Bagni, qu’elle était moins développée à Ostie et à Maccarese avant le dessèchement des étangs littoraux, et enfin que le rouissage des plantes textiles n’est pas une cause de malaria, tout au contraire. Cependant les frères Sergent ont observé récemment en Algérie que certaines variétés de moustiques malarifères peuvent vivre aussi dans les eaux salées et dans les eaux sulfureuses. Cf. A. Gelli, La malaria in Italia durante il 1908 Roma, 1909.
  20. Cf. A. Gelli, L’opera del Società per gli studi delta malaria, p. 18.
  21. Patrick Manson, Lettres sur les maladies tropicales, p. 153.
  22. Les premières statistiques relatives à la malaria dans les hôpitaux de Rome ont été recueillies par deux médecins militaires français du corps d’occupation, le Dr Balley, Endémo-épidémie et météorologie de Rome (Paris, 1867), et le Dr Léon Colin, Traité des fièvres intermittentes (Paris, 1870).
  23. En 1905, en Grèce, on estime que, sur deux millions et demi d’habitants, il y en eut un million atteint de malaria, et que six mille moururent.
  24. « Et si atrabilis est et si lienes turgent » (De re rustica, ch. CLVII).
  25. Cf. Jones, op. cit.
  26. « Hæe jucunditas ejus hieme, major estate. »
  27. Les médecins sont logés et touchent un traitement de 4 500 francs. Les stations sanitaires sont reliées à Rome par téléphone et deux automobiles sont affectées au transport des malades.
  28. La quinine est préparée par la pharmacie militaire centrale de Turin. Il est alloue aux pharmaciens 15 pour 100 sur le prix de vente, mais les énormes bénéfices qu’ils réalisaient autrefois ainsi que les fabricants ont disparu ; aussi les attaques contre la loi de 1900 et ses auteurs ne cessent-elles pas. Pour déjouer les oppositions intéressées, les promoteurs de la loi la préparèrent en secret de concert avec le ministre, la présentèrent à la Chambre sans avoir l’air d’y attacher d’importance et la firent voter sans bruit au milieu de l’indifférence générale. Les pharmaciens et les industriels ne connurent la loi que lorsqu’elle était déjà votée par la Chambre. Ils cherchent aussitôt à en empêcher le vote par le Sénat, mais celui-ci n’étant pas électif est moins accessible aux influences particulières et la loi fut approuvée et promulguée. Remarquons d’ailleurs que cette loi n’établit aucun monopole et que la préparation et la vente de la quinine restent libres comme auparavant. On ne peut même pas dire que la concurrence de l’État soit monopolisatrice puisque la vente de 24 351 kilogrammes de quinine en 1908 à laissé au Trésor un bénéfice net de 700 000 francs. L’industrie privée n’a donc pas été tuée, et, en fait, elle produit à peu près autant de quinine qu’auparavant, mais le prix de vente en est plus modéré. L’État vend 40 centimes les dix cachets de 20 centigrammes d’hydrochlorate et de bichlorhydrate, et 32 centimes ceux de sulfate et de bisulfate.
  29. La dépense de la quinine distribuée aux ouvriers agricoles est répartie entre les propriétaires au prorata de l’étendue de leurs terres ; la somme due par chacun d’eux est recouvrée avec les impôts.
  30. J’ai lu quelque part que certains agents laissaient ouvertes pendant la nuit les portes métalliques dans la crainte de voir disparaître la malaria et, avec elle, l’indemnité spéciale allouée aux employés dans les régions malariques.
  31. En 1908, la Grèce a adopté le système italien pour la lutte contre la malaria. Elle a acheté plus de 10 000 kilogrammes de quinine à l’État italien. Il est question, paraît-il, de prendre des mesures analogues pour l’Algérie. — On doit regretter que l’État italien n’ait pas encore entrepris la fabrication de bonbons de chocolat au tannate de quinine pour les jeunes enfants dont la mortalité reste élevée parce qu’ils ne peuvent pas absorber les autres sels de quinine trop amers.
  32. À première vue on est étonné de voir peu de propriétaires figurer sur les listes de souscription, mais n’oublions pas qu’ils remboursent à la commune la quinine distribuée aux ouvriers qui travaillent sur leurs terres.
  33. Voici les résultats obtenus d’année en année :
    Années. Cas de malaria.
    An
    Avant la campagne
    1900 
    31,0 pour 100
    Depuis la campagne
    1901 
    26,0
    mmmmmmm
    1902 
    20,0
    mmmmmmm
    1902 
    20,0
    mmmmmmm
    1903 
    11,0
    mmmmmmm
    1904 
    10,0
    Extension de la prophylaxie
    1905 
    5,1
    mmmmmmm
    1906 
    3,4
    mmmmmmm
    1907 
    3,2
    mmmmmmm
    1908 
    2,0
  34. En 1785, Mgr Cacherano avait déjà proposé d’installer dans la Campagne romaine des condamnés « non pour crimes infamants, vols et autres délits atroces, mais pour blessures, meurtres en rixe, ou pour cause de passion ou d’honneur, contrebande, viol, séduction, etc. ceux qui ont fui leurs créanciers ».
  35. On estime que la culture du tabac rapporte net 600 francs l’hectare.
  36. Rendues aux Trois-Fontaines, elles reviennent en moyenne à 900 francs l’une.
  37. Ouvriers chargés de régler les irrigations.
  38. Au point de vue administratif, et au sens étroit du mot, Pantano ne se trouve donc pas dans l’Agro romano qui correspond au territoire de la commune de Rome.
  39. Osteria : auberge, cabaret ; casale : maison de ferme.
  40. Assainissement et irrigations 
    76 700 francs.
    Aménagement des bâtiments existants 
    23 680
    Nouvelles constructions 
    227 525
    Constructions pour les vignes 
    61 100
    Routes et clôtures 
    44 900
  41. Dans le contrat intervenu entre la commune de Monte Compatri et son médecin Pantano est exclu du service de ce dernier parce que c’est un endroit éloigné et malarique ! À force d’instances, le médecin consent cependant à venir, mais il faut lui envoyer un cheval la veille et le reconduire. En été, on a heureusement à Torre Nuova une station de la Croix-Rouge dont le médecin vient tous les deux jours.
  42. Pour l’école du dimanche, les fermiers ont construit une grande hutte à proximité du village de cabanes.
  43. Le médecin communal, piémontais lui aussi, est depuis six ans logé provisoirement à l’hôtel avec sa famille : il a dû aménager à ses frais une cuisine et des water-closets. On voit les difficultés tout à fait inattendues qu’on rencontre dans ces pays de vie ralentie. Sur la place de Terracine se dresse une grande maison inachevée depuis vingt-cinq ans, et il y a pénurie de logements ! Terracine pourrait être une station hivernale charmante s’il y avait un hôtel confortable.
  44. En 1883, C. Desideri, directeur de l’École pratique d’agriculture de la province de Rome, pronostiquait que l’entretien des brebis et la fabrication du fromage étaient destinés à ne plus être d’un bon rapport (Bonificamento agrario della Campagna romana, p. 70), mais il ne prévoyait pas la reprise des cours sur les laines, ni l’émigration italienne en Argentine qui devait faire monter le prix du pecorino.
  45. Un propriétaire me racontait qu’il avait acheté une charrue Sack, mais que ses ouvriers étaient incapables de s’en servir et qu’il n’avait pas pu le leur apprendre ; ils s’obstinent à employer cette charrue perfectionnée comme leur ancien araire virgilien.
  46. Il ne faut pas confondre grande propriété et latifundium. Nous avons défini le latifundium : très grande propriété à exploitation extensive.