La Quêteuse de frissons/Chapitre V

Éditions Prima (Collection gauloise ; no 94p. 18-22).

CHAPITRE v

Où paraît Teddy All’ Keudor


Mais je vois, lecteur, que je dois vous présenter, sans plus tarder, notre ami Teddy All’ Keudor, ancien cireur dans la 32e Avenue, ancien combattant à Château­-Thierry, époux de Geneviève Petit, barman du Chat­-Percé (69e Avenue), membre de l’American Legion (poste de New-York), actuellement en vadrouille dans la capitale française.

C’est dans une chambre d’un petit hôtel de la rue Saint-Merri, récemment modernisé et pas trop cher. Chauffage central, eau courante, chaude et froide.

Teddy est dans le lit. Nous ne pouvons voir que sa tête posée sur l’oreiller, la bouche ouverte et les yeux clos. Les cheveux blonds, ras sur les côtés, sont ébouriffés en haut du front. Le visage est dépourvu de moustache et de barbe. Les bras sont sous le drap ; l’un semble posé assez bas sur le corps d’une femme brune dont on aperçoit la sombre chevelure sur l’oreiller voisin. Oui ! C’est bien une femme. Les cheveux sont coupés, mais les « guiches » ne laissent pas de doute. D’ailleurs Teddy n’a pas de mœurs suspectes.

Sur les chaises, en désordre, vêtements divers dont le fameux et neuf complet gris de la Belle Jardinière.

La femme remue tout à coup et dit :

— Merde ! C’qu’il ronfle, le cochon !

Puis elle remue encore, s’éveille et secoue notre homme vivement en criant :

— Dis donc, l’Américain ! T’a pas fini de ronfler comme une toupie de Bochie. J’peux pas roupiller.

Il ouvre ses yeux qui sont bleus comme des myosotis, dirait un poète ; comme mon jupon, dit Léa, plus pro­saïque. Car c’est Léa, la brune voisine, tour à tour grue et femme de chambre, suivant les nécessités de l’existence.

— Aoh ! Bonjour, petite Léa.

Il la baise sur la bouche et tente un rapprochement vite réprimé par la femme qui dit :

— Laisse-moi ! D’abord j’suis fatiguée d’puis hier soir. Ça doit t’suffire. Et puis, mon vieux ! C’que tu pousses du goulot l’matin.

Comme on juge, les expressions de Léa laissent à dési­rer. Mais elles charment Teddy qui insiste vers un but qu’on finit par lui laisser atteindre sans aucune réaction au début. Pourtant, à la fin, il y a un peu plus d’animation. C’est que Léa songe à un petit chapeau dont elle a bien envie. Alors, elle y va de tout son « chiqué ».

Elle préfère à Teddy un valet qu’elle sait rejoindre chaque jour, mais elle est coquette. Alors elle se sacrifie. Teddy est content. Elle aura le chapeau.

— Toc ! Toc ! Toc ! On frappe.

— Qui est là ? glapit Léa.

— C’est la femme de chambre. On demande Monsieur en bas.

— Dites que on m’emmerdait !

Cette fois, c’est Teddy, toujours occupé à caresser Léa.

— Monsieur, il faut descendre, absolument. Le mon­sieur qui vous demande est de la police. Sans ça, il va monter.

Du coup, Léa ne fait plus la fière. Elle souffle :

— Descends vite, mon gros loup ! Faut pas qu’il monte. Il m’emballerait.

— Et pourquoi ?

— C’est comme ça, dans les hôtels.

— Bon ! Dites que j’y vais.

L’inspecteur attend dans le petit café-restaurant qui sert de bureau à l’hôtel. Curieux, derrière son comptoir, le père Lambert essuie des verres.

Voici Teddy. Les deux hommes s’attablent dans un coin.

— Monsieur, dit l’inspecteur, je suis chargé d’une mission confidentielle de M. le Préfet de police. Mme All’ Keudor est à Paris et vous cherche. Nous lui devons pro­tection. Elle est d’origine française. Nous allons lui donner votre adresse et nous espérons que vous la recevrez comme votre situation d’époux vous en fait un devoir.

— Ça, ce était formidable, very formidable ! Et le magasin de la 69e Avenue ?

— Monsieur, ma mission est terminée. Au plaisir, monsieur !

Série de scènes :

— Tu ne savais pas, Léa, ma femme elle était ici.

— Ah merde ! Quel crampon !

Léa tient son Américain dont elle n’a pas épuisé les ressources. Elle met tout en œuvre pour monter le coup à Teddy :

— Dis, mon petit coco, ma petite crotte en pain d’épices, tu n’aimes plus ta petite Léa ? Tu ne vas pas la plaquer comme ça ?

— Mais, chérie, ce était ma femme que j’avais épousée pucelle.

— Ah là là ! Pucelle ! C’que t’es tourte, mon vieux ! Alors t’a gobé ça ! Mais, mon vieux, des pucelles y en a­ plus. Ça s’fait avec un bain d’alun !

No ! Y avait pas d’alun dans le cave.

— Dans quelle cave, grand serin ?

— Dans le cave de Château-Thierry où je avais pas pu avoir le chat.

Laissons contibuer cette intéressante discussion et allons à la Préfecture de Police.

M. l’Attaché, étendu sur son divan, fume une ciga­rette et pense à la délicieuse Geneviève.

On annonce l’inspecteur Finet. M. l’Attaché prend la pose derrière son bureau surchargé de papiers.

— Alors, Finet ?

— Monsieur l’Attaché, j’ai suivi vos instructions. Nous avons trouvé de suite notre homme sur les registres du service des garnis. Il loge rue Saint-Merri, au 14, avec une nommée Léa qu’il a prise au premier étage de l’Hôtel Moderne.

Je l’ai fait venir au bureau et, comme vous me l’aviez prescrit, je lui ai annoncé l’arrivée de sa femme. Il est remonté aussitôt dans sa chambre. Un de nos agents a écouté à la porte.

L’Américain voulait attendre et renvoyer la Léa. Mais l’autre a insisté. Ils vont filer à Strasbourg. Notre homme paraît avoir beaucoup d’argent encore. Faut-il l’empêcher de partir ?

— Non, Finet ! Nous n’en avons pas le droit. Je vous remercie.

Toujours chez M. l’Attaché. Téléphone.

— Allo ! Police mobile de Strasbourg ? Ici Préfecture de Police, cabinet du Préfet. Dites donc ! Il va arriver de Paris un Américain, nommé Teddy All Keudor. Surveillez seulement pour m’avertir en cas de départ et m’indiquer la destination. Entendu. Merci !

Encore chez M. l’Attaché.

— Ah ! C’est vous, petite madame ! Voici le renseigne­ment : hôtel, 14 rue Saint-Merri. Mais venez donc sur le divan, nous serons mieux pour parler.

Scène d’amour, comme la première. Ensuite.

— Dites-moi, petite madame aimée. Si vous ne vous entendez pas avec votre mari, venez donc me chercher à six heures ce soir. Nous dînerons ensemble. Convenu ?