La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 173-178).


CHAPITRE XXIII.


Quoique miss Brandenberry eût insinué avec art que le grand carrosse de Sophie pouvait facilement tenir six personnes, il ne conduisit au bal que les trois Heathcote et Sophie, qui n’osait pas remuer dans la crainte de démolir son échafaudage de diamants. Bien en avait pris à miss Martin Thorpe de se couvrir ainsi de rayons qui devaient fixer tous les regards : car, quoique Florence fût sans dot, qu’elle n’eût qu’une petite robe blanche nouée à la taille par un ruban noir, et que ses beaux cheveux fussent simplement nattés, sans fleurs ni ornements, sa beauté miraculeuse ne pouvait manquer de charmer tous les hommes et de faire beaucoup de tort à sa cousine.

Plusieurs familles qui connaissaient déjà Sophie demandèrent à être présentées aux Heathcote ; d’autres désirèrent faire la connaissance du major et de sa pupille, et, quoique le bruit que Florence était pauvre se répandît bientôt, quelques jeunes gens des meilleures familles sollicitèrent l’honneur de danser avec elle. Les chevaux de louage des Brandenberry ayant failli les verser en route, le frère et la sœur n’étaient pas encore au bal lors de l’entrée bruyante de miss Martin Thorpe, qui était cependant arrivée assez tard pour supposer que toute la société devait être réunie. Aussi Richard, qui avait engagé depuis si longtemps l’héritière pour la première contredanse, fut-il très-désappointé, lorsqu’il mit le pied dans la salle du bal, de la voir prendre place au quadrille avec lord Thelwell.

« Allez lui rappeler sa promesse, s’écria Marguerite, sans quoi elle vous en voudra à la mort, et faites toujours semblant de mourir d’amour, puisque cela la flatte. »

Richard alla se poster près de Florence, qui faisait vis-à-vis à sa cousine, et il affecta de dévorer du regard sa chère héritière. Sophie fut satisfaite de cette admiration muette, mais assez apparente pour que toute l’assistance pût s’en apercevoir. Elle espérait que cela devait la poser en femme irrésistible.

Ce qui ne lui plut pas autant, c’est que son danseur, lord Thelwell, ne lui dit pas un mot en dansant, qu’il ne parla qu’à Florence, et que, non-seulement il lui demanda de danser avec elle, mais qu’il voulut aussi être présenté à sa famille.

M. Brandenberry profita de la colère de Sophie contre son danseur pour venir lui raconter son aventure et faire valoir sa tendresse en faisant remarquer les attentions de lord Thelwell et des autres jeunes gens pour Florence et sa famille.

Aigrie par ces insultes, Sophie commença une querelle à son adorateur ; mais celui-ci sut la désarmer par des regards passionnés ou languissants tour à tour, et par les paroles ardentes qu’il savait si bien débiter. En somme, elle consentit à danser avec lui, et elle excusa ses fautes et ses oublis pendant le cours de la contredanse en faveur des distractions qu’elle croyait lui causer.

Pendant ce temps, Florence dansait avec lord Thelwell, dont elle écoutait les compliments et les galanteries avec l’indifférence qu’éprouve l’amour sincère pour tout ce qui n’est pas l’objet aimé. Miss Brandenberry, qui ne dansait pas, était uniquement préoccupée par un étranger, d’une complexion très-brune, qui se promenait au bras du comte de Broughton, père de lord Thelwell, et qui fixait aussi l’attention de tous les assistants par sa figure et ses manières singulières.

Cet étranger, très-noir de peau, était complètement chauve, et le peu de cheveux qui lui restaient derrière la tête étaient déjà grisonnants ; il portait une longue et fine moustache qui lui donnait l’air d’un Chinois, et accompagnait chacune de ses paroles de petits gestes prompts et secs qui achevaient de le rendre fort étrange. Enfin, quel qu’il fût, et chacun, à commencer par miss Brandenberry, grillait du désir de le savoir, ce devait être un personnage important, puisque son noble interlocuteur, le comte de Broughton, lui accordait toute son attention et se penchait vers lui pour ne pas perdre un mot de sa conversation. Miss Brandenberry, ne pouvant satisfaire sa curiosité, se disposait à aller chercher des détails et des renseignements auprès de ses connaissances, lorsque le quadrille finit et ramena Sophie et Florence à leur place. Marguerite se crut obligée de rester pour faire sa cour et s’assurer que Sophie ne lui en voulait pas ; mais, ô bonheur ! lord Broughton s’approchait, ainsi que lord Thelwell et l’étranger, de la place où les habitants de Thorpe-Combe étaient assis.

« Il me semble qu’ils s’approchent de nous, murmura miss Brandenberry ; auriez-vous appris quel est cet étranger, miss Florence, et pourriez… ? »

Cette question fut interrompue par lord Thelwell, qui s’adressait à Sophie en ces termes :

« Voulez-vous me permettre, miss Martin Thorpe, de vous présenter mon père, lord Broughton ? »

Sophie fut un moment embarrassée par le grand air et les manières recherchées des deux gentilshommes ; mais se rappelant aussitôt qu’elle était miss Martin Thorpe, de Thorpe-Combe, qu’elle possédait un service d’argenterie somptueux et quatre fois plus de diamants que lady Broughton elle-même, elle reprit son aplomb en répondant :

« Très-heureuse, messieurs. »

Lord Broughton demanda à être présenté au major, à sa femme et à sa fille, et leur présenta, ainsi qu’à Sophie, l’étranger, objet de l’attention et de la curiosité générales, sous le nom de : « M. Jenkins. »

Quand l’orchestre rappela les danseurs, M. Jenkins invita Sophie, au grand étonnement de miss Brandenberry, qui le trouvait trop vieux et trop étrange pour danser.

Les deux gentilshommes s’éloignèrent alors ; le major conduisit sa femme et sa fille prendre quelques rafraîchissements, et les Brandenberry restèrent seuls, Richard étant bien décidé à ne pas danser avec d’autres que Sophie, pour ne pas gâter ses affaires.

« Vous avez raison d’agir ainsi, mon frère : elle est si susceptible ! un rien peut la fâcher et perdre du même coup le fruit de tous nos efforts.

— Oui ; lorsqu’on entreprend une partie aussi difficile, il faut la jouer serré. Il n’y a rien à craindre de la part de son danseur actuel, Marguerite, et quant à lord Thelwell, il a été fort peu aimable pour elle. Grand Dieu ! que ce Jenkins est affreux ! Je suis vraiment très-reconnaissant à lord Broughton de l’avoir présenté à Sophie.

— Certes, c’est très-heureux pour vous. Vous l’inviterez encore quand elle reviendra, et elle n’aura eu que vous d’aimable cavalier pendant toute la soirée. Est-ce une assez bonne chance ? »

Quand M. Jenkins ramena miss Martin Thorpe, Richard offrit son bras pour la conduire au buffet. Rien ne pouvait être plus agréable à Sophie, qui accepta avec empressement. Richard fut assez heureux pour lui trouver une place à table et rester derrière elle à lui servir des friandises et des compliments. Après s’être un peu restaurée, Sophie reprit le bras de son adorateur, et il la conduisit dans un salon moins fréquenté, où, s’asseyant près d’elle sur un sofa isolé, il eut le courage de solliciter la faveur d’un doux tête-à-tête.

Sophie voulut bien y consentir, mais elle profita de l’occasion pour dire perfidement à Richard et d’une voix un peu triste :

« Vraiment, monsieur Brandenberry, j’en suis à regretter d’avoir amené Florence à ce bal. Je crains que ceux qui la voient ici, à commencer par ce lord Thelwell, ne se fassent illusion sur l’état de sa fortune, et ne s’imaginent qu’elle puisse jamais épouser un gentilhomme. Ce que je vous dis là me coûte beaucoup, croyez-le bien, monsieur Brandenberry ; mais il me semble qu’il est de mon devoir d’éclairer les aveugles en disant la vérité. Cette pauvre fille que vous voyez causer si librement avec le vicomte a, je suis sûre, moins d’argent à elle que ma cuisinière ou ma vachère. Vous devez comprendre combien cette révélation m’est pénible à faire, même à un ami comme vous, monsieur Brandenberry ; cependant je dois vous en faire part, afin que vous fassiez connaître partout ce que je vous confie. Je ne veux pas que plus tard on m’accuse d’avoir cherché à donner le change sur la vraie position de ma cousine pour faciliter son établissement.

— Comment donc ! mais vous avez mille fois raison et vous êtes d’une bonté charmante, trop chère miss Martin Thorpe, répondit Richard avec une admiration passionnée. Il y a tant de candeur dans vos actions et dans vos sentiments ! Ah ! vous me ravissez ! Oui, chère amie, il sera fait ainsi que vous le désirez ; je mettrai votre conscience à l’abri de tout reproche en dévoilant le secret que vous gardez si fidèlement. Mais, tendre Sophie, vous ne pouvez encore savoir, continua M. Richard en enfonçant chacune de ses paroles comme des épingles dans le cœur de l’héritière, l’effet que produit sa beauté sur tous les hommes qui sont ici. Croiriez-vous que cette jeune fille, simplement habillée de blanc, qui me paraît à moi, dont le cœur est charmé par une autre, fort ordinaire, et m’est, je vous assure, tout à fait indifférente, pendant tout le temps que vous dansiez avec M. Jenkins et que je vous suivais avec adoration, était tout autour de moi l’objet de l’admiration générale ? On ne s’occupait nullement de vous, à peine vous voyait-on, tandis que chacun parlait d’elle, de cette merveille de jeunesse, de grâce, de beauté et de simplicité, et les hommes les plus nobles et les plus recherchés assuraient qu’elle était destinée à faire l’ornement des bals et le tourment des cœurs sensibles. »

L’héritière ne perdait pas un mot de ce récit ; elle se mordait les lèvres avec rage pour ne pas éclater. Quoi ! sa fortune, son nom, son argenterie, ses bois et ses diamants, tout était effacé par le minois d’une petite cousine sans dot !

Il est peu probable que cette confession ait été aussi favorable à M. Brandenberry qu’il l’avait espéré ; mais elle n’en produisit pas moins un effet incroyable sur Sophie. Une nouvelle passion naissait déjà sourdement au fond de son cœur, et elle quitta le bal en lançant des regards de feu sur sa jolie cousine, toute joyeuse encore des plaisirs de la soirée.