La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 168-173).


CHAPITRE XXII.


Dès qu’elle fut seule, miss Martin Thorpe gravit rapidement les marches qui menaient à son appartement, et passa sans retard l’inspection des fameux cabinets. Elle les ouvrit successivement, mais en vain, n’y trouvant, outre quelques lettres, que des bagatelles sans valeur. Cependant les paroles de Marguerite Brandenberry donnaient à réfléchir, et tout faisait supposer à l’héritière que ses diamants lui avaient été soustraits, quand tout à coup elle sentit comme un ressort se détendre sous ses doigts ; tous ses efforts se réunirent sur ce point, il céda bientôt à sa pression ; une planchette glissa dans une coulisse, et miss Sophie demeura éblouie de l’éclat lumineux de ses chères idoles. Quoiqu’elle eût parfaitement fermé les portes de son appartement, elle n’en courut pas moins s’en assurer de nouveau, dans la crainte que d’autres qu’elle ne pussent jouir de la vue de ses trésors. Oui ! il y avait là des diamants ! des diamants d’une beauté surprenante, et qui jetaient un éclat merveilleux. Si Sophie avait été une femme plus expansive, elle les eût certainement embrassés avec frénésie ; mais, dans sa froideur invincible, elle se contenta de les retirer délicatement de leur nid de coton et de les contempler lentement, tout en les pesant dans le creux de sa main. Jamais elle n’avait été aussi heureuse qu’en ce moment. Elle pressait, comme pour les dérober aux regards jaloux, les diamants contre sa poitrine et sur son petit cœur égoïste, et peu à peu elle finit par tomber dans une sorte d’extase presque folle et se prit à les regarder encore avec passion.

Cependant elle avait une trop grande force de volonté pour ne pas vaincre bientôt son émotion. Aussi parvint-elle à sonner sa femme de chambre pour l’habiller, et, quand elle rejoignit ses invités, son visage avait repris son expression habituelle. Son tuteur lui ayant demandé pendant le dîner d’où venait qu’elle ne mangeait plus, elle qui avait autrefois très-bon appétit, elle répondit assez poliment et sans se troubler : « C’est que j’ai goûté un peu tard, et cela dérange pour le dîner. »

Miss Martin Thorpe avait pris l’habitude de se retirer dans son appartement aussitôt qu’on était sorti de table, d’y prendre seule son café, et de ne plus reparaître de la soirée.

Mais ce jour-là elle n’agit pas de la même façon : après avoir dégusté avec ivresse un excellent moka, elle se rendit au salon de l’Est, où elle trouva la famille réunie et toute confondue de la voir entrer, contre son usage. En apercevant sa cousine, Florence sortit avec les deux enfants et les conduisit chez mistress Barnes. Rien ne pouvait mieux convenir à l’héritière que la désertion de ces trois êtres qu’elle détestait ; car elle venait précisément au salon dans le but d’annoncer son intention d’assister au bal d’Hereford et d’insinuer adroitement que, vu sa grande jeunesse, Florence devait s’abstenir d’y aller. Mais le major et sa femme ne pensaient pas ainsi : cette dernière déclara avec une certaine fermeté que, si cela amusait Florence, on l’y conduirait, et que, dans le cas où quelqu’un s’y opposerait, elle refuserait elle-même d’y accompagner miss Martin Thorpe.

Sophie, comprenant que cette décision serait irrévocable, n’insista pas davantage et prit le parti d’accepter ce qu’elle ne pouvait pas empêcher.

Nous laisserons mistress Heathcote et sa charmante fille se consulter sur leurs toilettes, et nous suivrons M. et miss Brandenberry dans le boudoir sacré de leur amie. Sophie les attendait avec impatience : d’abord elle tenait à leur faire oublier ce qu’il y avait eu de brusque et d’incivil dans sa manière d’être de la veille ; puis, quoique l’idée d’épouser un homme ruiné, sans titres, sans manoir et sans aïeux, ne lui fût jamais venue, elle n’en voulait pas moins le retenir auprès d’elle, afin d’en faire une espèce de cavalier servant, jusqu’à nouvel ordre. Aussi eut-elle soin de le gratifier de sourires et d’œillades provocantes auxquelles il sut répondre de la même façon ; puis, espérant ainsi avoir fait oublier sa brusquerie charmante de la veille, elle se hasarda à dire :

« Vous rappelez-vous, chère miss Brandenberry, qu’en vous reconduisant hier, je reprochais à mes diamants d’être montés à l’ancienne mode ?

— Richard et moi n’oublions jamais un mot de ce que vous avez daigné nous dire.

— Eh bien ! si vous vous rappelez mon exaspération contre mes riches joyaux, vous allez me trouver bien capricieuse quand vous saurez que maintenant je désire les mettre tous pour ce bal.

— Que je suis aise de votre nouvelle décision, chère miss Martin Thorpe ! Et comment comptez-vous porter ces diamants merveilleux ?

— Si je ne craignais pas de déplaire à M. Brandenberry en le laissant seul ici, je vous prierais de m’accompagner dans ma chambre ; nous chercherions ensemble un moyen d’employer dans ma coiffure quelques épingles assez jolies.

— Lui déplaire ! à lui ! Ah ! chère amie ! il aura assez à penser sur tout ce que vous lui avez dit aujourd’hui. Le cher enfant vous… admire tant ! »

Et là-dessus les deux amies entrèrent dans la pièce voisine. Sophie ouvrit le tiroir qui renfermait ses richesses, et étala devant son amie une masse de diamants magnifiques, montés en broches, d’autres en bracelets, en boucles d’oreilles, en épingles et en boutons.

« Quelles merveilles ! s’écria miss Brandenberry. Que vous serez belle avec tout cela ! car vous les porterez tous, n’est-ce pas ? dans vos cheveux et sur vous.

— Si je me décide à en mettre quelques-uns, je puis bien les porter tous, reprit Sophie avec une apparente indifférence.

— Laissez-moi vous les essayer, je vous en supplie. Je vois si bien comment ils devraient être placés ! Asseyez-vous, je vais vous parer.

— Comme vous voudrez, chère amie ; seulement je crains que votre frère ne soit fâché de mon impolitesse.

— Vous, impolie ! vous, dont il vante toujours les manières distinguées, la grâce et la tenue ! Mon pauvre frère ! il devient fou en vous voyant ! Et quand il parle de vous, c’est alors qu’il s’exalte, s’enflamme et… Il me faudrait un velours noir pour retenir vos boutons, » continua Marguerite avec plus de calme ; et, sans attendre de réponse, elle se mit à retourner tous les tiroirs si minutieusement rangés par Sophie, jusqu’à ce qu’elle eût trouvé ce qu’elle désirait.

Elle échafauda alors sur la petite tête de l’héritière autant de broches, d’épingles, de boutons et de bandeaux qu’il en put tenir ; mais hélas ! en arrivant aux boucles d’oreilles, la tendre Marguerite s’aperçut que les oreilles épaisses et noires de Sophie n’étaient pas percées. Heureusement miss Brandenberry était très-ingénieuse ; elle prit aussitôt une aiguille et du fil pour coudre les brillants après le velours qui entourait la tête de son amie, et les faire pendre le plus près possible de l’oreille. Quand la coiffure fut terminée, Marguerite entr’ouvrit le peignoir de l’héritière, posa le collier sur son cou, les bracelets à ses bras et la broche à son corsage.

« Il faut que Richard vous voie ! s’écria alors l’adroite habilleuse. Ce serait cruel de le lui refuser : vous êtes si belle ainsi ! » Et, tout en disant cela, Marguerite ouvrit la porte de communication et s’écria : « Venez, Richard, venez, et dites franchement ce que vous pensez de notre belle amie, miss Martin Thorpe.

— Ce que j’en pense ! Ah ! Marguerite ! pourquoi m’avoir appelé ?

— Pauvre garçon, quelle émotion ! Mais, Richard, ne tournez pas la tête ainsi. Si vous ne regardez pas miss Martin Thorpe, elle sera dans son droit en supposant que vous la trouvez laide.

— Ah ! Marguerite ! vous êtes sans pitié, » s’écria le jeune homme en s’appuyant contre la fenêtre ; puis, reprenant quelque force, il revint vers Sophie, que cette scène flattait infiniment, et lui dit : « Croyez, miss Martin Thorpe, que je rougis de ma faiblesse ; mais soyez persuadée aussi que, lorsque toute la société d’Hereford vous verra, telle que vous venez de m’apparaître, elle appréciera du premier regard quelle adorable personne M. Thorpe lui a donnée pour voisine. »

Après ce discours prononcé d’une voix émue, le frère et la sœur quittèrent leur amie, qui, dès qu’elle fut seule, ôta et resserra ses diamants dans leur nid de coton. Elle sourit avec satisfaction au souvenir de l’admiration qu’elle inspirait à Richard, mais sans pour cela songer à partager sa fortune avec lui.