La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 158-163).


CHAPITRE XX.


Le jour de l’arrivée du major vint enfin. Le temps était magnifique, et la famille entra à bon port dans ce château où elle allait, bien à contre-cœur, passer une longue et interminable année. Le major paraissait triste ; sa femme se rappelait, non sans appréhension, le caractère de Sophie ; personne ne parlait, sinon les deux petits garçons, qui admiraient bruyamment le paysage et les bois qui entouraient le château de leur cousine.

Quand le major descendit de voiture, après avoir déposé les petits garçons à terre, il tendit la main à sa fille et lui dit affectueusement :

« Vous êtes bien pâle, ma pauvre Florence !

— Vraiment ? Le voyage m’aura fatiguée. Mais il m’a fait cependant grand plaisir. »

Le valet les introduisit, selon les ordres de miss Martin Thorpe, dans le salon de l’Est ; il était vacant, Sophie n’ayant pas jugé nécessaire de descendre pour recevoir son tuteur.

Malgré ce manque d’égards qui blessa seulement le major, Florence et sa belle-mère éprouvèrent un charme infini en entrant dans ce salon qui leur rappelait sir Charles, sa grâce, sa bonté, ses lectures intéressantes, ses conversations, et par suite, son amour et ses propositions de mariage.

Mais le major, qui espérait trouver sa pupille, à son arrivée chez elle, prête à lui faire les honneurs de sa nouvelle habitation, se tourna vivement vers Jem, qu’il avait reconnu pour le domestique attaché à la personne d’Algernon pendant les fêtes de Noël, et lui demanda :

« Où est votre maîtresse, Jem ?

— Madame est chez elle, monsieur, répondit le jeune valet, honteux des ordres insolents qu’on lui avait donnés.

— Chez elle ! répéta le major avec étonnement. Je sais fort bien que ce château lui appartient ; mais je trouve absurde de nous introduire dans une pièce où elle n’est pas. Allons, Jem, conduisez-nous près de ma nièce. »

Si Jem n’avait pas déjà, deux ou trois fois introduit du monde dans le salon du premier, il aurait peut-être hésité à obéir au major ; mais Sophie ayant oublié de donner des ordres précis à ce sujet, le page guida le major vers l’appartement particulier où miss Martin Thorpe s’était bien promis de ne pas le recevoir, ni lui, ni personne de sa famille.

Cependant, quand le major entra dans son salon, miss Martin Thorpe le reçut assez gracieusement, et s’avançant vers lui en lui tendant la main :

« Comment vous portez-vous, major Heathcote ? J’allais descendre auprès de vous, dit-elle ; je vérifiais les comptes de la semaine. Descendons maintenant au salon de l’Est, qui vous est destiné pendant votre séjour chez moi. J’ai fait arranger cette pièce afin de pouvoir m’y retirer et travailler sans déranger personne et sans que personne me dérange. »

En disant ces mots, Sophie attira son tuteur vers la porte, pour qu’il n’eût pas le loisir d’examiner les nombreux embellissements des deux vieilles chambres de M. Thorpe. Mais, quoiqu’il ne fît pas d’observations, il remarqua parfaitement la richesse des tentures et l’élégance de l’ameublement. En entrant au salon de l’Est, Sophie tendit deux doigts à sa tante, effleura la jolie joue de Florence du bout de son nez et murmura négligemment :

« Bonjour, Frédéric ; et comment allez-vous, Stephen ? »

Florence, en voyant la physionomie hautaine et étudiée de la petite orpheline que son père avait élevée par charité, se sentit prête à éclater de rire ; mais le souvenir de sir Charles détourna bientôt ses idées, car son cœur et son esprit étaient en Italie. Cependant la bonne mistress Heathcote n’était pas aussi calme que sa belle-fille. Cette réception froide et impertinente lui faisait encore regretter plus amèrement sa modeste habitation de Bamboo-Cottage, et son cœur saignait en entrant dans cette élégante maison, d’où l’indulgence et le charme affectueux, semblaient avoir disparu avec l’excellent M. Thorpe.

Le major, voyant l’embarras de sa femme, la dignité glaciale de Sophie, et ses deux petits garçons prêts à pleurer, s’écria avec une gaieté forcée :

« Eh bien ! Poppsy, voilà un bien joli salon, n’est-ce pas ? Et vous, mes enfants, vous serez bien contents de courir tout le jour dans ce beau jardin ? Mais si vous dînez à six heures, Sophie, nous ferons bien d’aller nous habiller tout de suite, car il commence à se faire tard.

— Oui, en effet, et je vais appeler Barnes pour qu’elle vous conduise à vos chambres, » répondit miss Martin Thorpe, très-satisfaite de la résignation avec laquelle non tuteur endurait ses mauvais procédés.

Puis s’adressant à mistress Barnes, qui entrait au salon pour guider les nouveaux venus :

« Conduisez mes parents à leur appartement, mistress Barnes, dit-elle. On a monté les bagages, n’est-ce pas ? Je suppose que vos enfants ont dîné ? continua-t-elle en se tournant dédaigneusement vers sa tante.

— Mais non ! répondit vivement le petit Frédéric.

— Si madame y consent, je me chargerai de leurs repas, que je leur ferai prendre dans ma chambre, afin de pouvoir mieux les surveiller, » murmura mistress Barnes à l’oreille de sa maîtresse, qui en ce moment congédiait sa famille et rentrait chez elle.

Une inclination de tête fut la réponse affirmative de miss Martin Thorpe, qui referma sur elle la porte de son appartement.

« Où est notre chambre, mistress Barnes ? demanda le major en s’arrêtant au premier étage. Je présume que c’est celle que nous avons eue à Noël ?

— Non, monsieur ; miss Martin Thorpe a fait préparer votre appartement à l’étage supérieur. »

Décidé à ne se fâcher de rien, le major ne répondit pas et suivit la femme de charge, sans même murmurer une plainte à l’oreille de sa chère Poppsy, jusqu’à la chambre aérée, propre et confortable, que mistress Barnes avait fait arranger à leur intention.

« Maintenant, quand j’aurai conduit miss Heathcote à sa chambre, dit mistress Barnes en introduisant le major et sa femme dans les leurs, j’enverrai une bonne laver les enfants avant leur dîner, et je mettrai ma nièce Nancy à la disposition de mistress Heathcote. »

Florence fut très-reconnaissante à sa petite cousine de l’avoir remise dans la jolie petite chambre qu’elle avait précédemment habitée ; et ses esprits se reportant vers cette époque, elle se prit à penser à son charmant fiancé, et devint aussi belle sous sa petite robe de laine noire, que Sophie était laide et guindée dans sa robe de soie à volants.

Aussitôt qu’elle fut prête, elle descendit et voulut se rendre au salon, mais il était fermé ; le valet lui ouvrit la porte du salon de l’Est, où son père et sa mère étaient déjà réunis, et ce ne fut que lorsqu’on annonça le dîner que miss Martin Thorpe daigna descendre à son tour.

« Vous n’habitez donc pas le grand salon, Sophie ? demanda le major en passant dans la salle à manger où le dîner était servi.

— Non, répondit-elle assez poliment ; l’ameublement en est très-élégant, la soie est presque comme neuve, et il serait malheureux de s’y tenir habituellement.

— Et c’est sans doute pour économiser ces vieux meubles que vous en faites faire de neufs pour votre chambre du premier ?

— Non, monsieur ; mais j’avais besoin d’un cabinet pour écrire, lire, recevoir mes visites, et pouvoir au besoin rester un peu seule.

— Mais était-il nécessaire, ma chère Sophie, d’orner et de meubler ce cabinet de travail aussi richement qu’un boudoir ? »

L’héritière devint rouge de dépit ; mais, tâchant de retenir les impertinences qu’elle était prête à répondre à son tuteur, elle reprit avec hauteur :

« Monsieur Thorpe, mon oncle regretté habitait ces deux chambres, et je ne croyais pas mériter de reproches en gardant pour moi l’appartement qu’il s’était choisi.

— Des reproches, ma chère enfant ! mais je ne vous en fais pas et n’ai pas l’intention de vous en adresser, reprit le major qui ajouta en soulevant son verre : Trinquerai-je avec vous, Sophie ? »

Miss Martin Thorpe tendit son verre au sommelier, qui y versa quelques gouttes de vin, et but à la santé de ses hôtes. À partir de ce moment, la conversation devint languissante. Le major parlait seul et sans gaieté ; Florence rêvait ; Sophie prenait des airs de grande dame, et mistress Heathcote, se rappelant l’élégance et le confortable du service et du repas lors de son premier voyage à Combe, les comparait à ce qu’elle voyait maintenant.

Quoiqu’il y eût à manger suffisamment pour quatre personnes, le dîner était mal choisi et mal accommodé. Il se composait d’une entrée de poisson trop salé, d’un petit rôti de mouton et d’un plat de choux.

Sophie, à qui l’émotion, sans doute, avait ôté l’appétit, ne mangea qu’une petite tarte aux pommes qu’elle prit en entier pour elle.

Quoiqu’il n’y eût point de dessert, mistress Heathcote, craignant que ses petits garçons ne regrettassent leurs habitudes d’enfance, se hasarda à dire :

« Frédéric et Stephen peuvent-ils entrer dans la salle comme de coutume, Sophie ?

— Si cela vous fait plaisir, mistress Heathcote ; je ne vous refuserai pas mon autorisation ; mais rappelez-vous seulement que, lorsque j’aurai du monde, je désire que cette faiblesse soit omise. »

Ainsi se passa le premier dîner de famille à Thorpe-Combe, après que miss Martin Thorpe en eut pris possession.