La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 83-88).


CHAPITRE IX.


Il est à craindre que sir Charles ne fût pas bien recueilli à l’église : tout ce que lui avait dit Algernon le tourmentait, quoiqu’il lui parût impossible que son ami fît un si mauvais choix. Car il ne voyait que miss Wilkyns de plus laide et de plus désagréable que Sophie.

Pendant le service, il fit une comparaison, la plus impartiale qu’il put, entre Sophie et Florence, et, plus il les examinait l’une et l’autre, plus il lui semblait monstrueux que M. Thorpe pût se tromper à ce point. Cependant il remarqua qu’après avoir donné le bras à Sophie pour venir, il le lui offrait de nouveau pour retourner à Combe ; et quand, après avoir ôté leurs chapeaux, les dames se trouvèrent de nouveau réunies au salon, il put voir tout à l’aise que les cheveux et le col rabattu de Sophie étaient la copie bien conforme du portrait du fils de son vieil ami.

En ce moment, il était tellement furieux contre cette rusée et fausse Sophie, qu’il l’aurait volontiers jetée par la fenêtre avec calme et bonheur.

Le jour de Noël passa comme tous les autres, plus gaiement à la cuisine qu’au salon, mais en mangeant beaucoup des deux parts. Après dîner, pour distraire un peu son monde, M. Thorpe proposa les petits jeux innocents ; mais M. Heathcote objecta que c’était un amusement peu convenable pour de jeunes filles. Il offrit alors colin-maillard ; mais les héritières galloises refusèrent, en jetant un regard significatif sur leurs fraîches toilettes.

« Alors, mes enfants, chantez, et, si vous ne voulez pas chanter, dansez.

— Valsons, s’écria Bentinck.

— Voulez-vous valser avec moi, cousine Florence ? » demanda vivement Montagu, pensant que son père inviterait Winifred.

Mais, hélas ! Florence et son frère ne savaient pas même le nom de cette danse, et personne n’était en état de tenir le piano.

« Et vous, Sophie et Florence, je ne pense pas que vous ayez jamais fait beaucoup de musique, reprit M. Thorpe.

— J’avais à peine vu un piano avant ce jour, répondit gaiement Florence.

— Si j’avais eu des leçons, murmura tout bas Sophie, j’aurais très-bien pu réussir… à ce que l’on m’a dit »

La vérité était que Sophie avait tellement peu l’oreille musicale, qu’elle n’aurait pas su distinguer Dead march de Let’s to wedding. Au sourire railleur d’Algernon, sir Charles comprit tout, et, se penchant vers Florence, il la pria, au nom de leur amitié, de chanter une ballade si son oncle le lui demandait.

M. Thorpe et toute la société avaient été dupes de l’air timide et modeste de miss Martin ; aussi insistait-il pour qu’elle chantât, quand, sur un mot de sir Charles, il reprit en parlant à Florence :

« Mais, Florence, ne m’aviez-vous pas dit que vous ne chantiez pas plus que Sophie ? et j’apprends le contraire ! Que signifie cela ?

— Oh ! mon oncle, je ne chante pas assez bien pour oser le faire ainsi devant tant de monde ; mais, si vous me l’ordonnez, j’essayerai.

— Eh bien ! je vous l’ordonne, charmante Florence ; miss Wilkyns voudra bien vous accompagner.

— Certes, reprit la fière Elfreda en se dégantant ; que dois-je jouer, miss Heathcote ?

— Ce que vous voudrez, » répondit Florence, qui n’imaginait pas que l’on pût l’accompagner, et ne croyait qu’une chose, c’est que miss Elfreda allait la remplacer, ce qui lui plaisait infiniment.

Après lui avoir lancé un regard de défi, miss Wilkyns posa une romance de Catamari sur le pupitre, et commença le prélude. Florence ne la regardait même pas et s’était éloignée du piano ; mais quand arriva l’air que devait chanter Florence, et qu’elle manqua, la fière Galloise se retourna vivement et s’écria avec fureur :

« Ma parole, vous me traitez bien cavalièrement, miss Heathcote. Sachez que je n’accompagne jamais que mes sœurs, et que grande était ma complaisance de le faire pour vous. Si vous ne saviez pas ce chant, vous deviez le dire à l’avance et ne pas me laisser préluder. Je voudrais savoir ce que vous êtes pour traiter ainsi une Wilkyns ? »

Miss Wilkyns était furieuse et Florence abasourdie ; ce fut la bonne Mme Heathcote qui répondit en souriant avec son charme habituel :

« Florence ne vous a pas comprise, miss Wilkyns ; elle ne sait pas ce que c’est que d’être accompagnée, elle chante comme les oiseaux dans l’air ; sa voix est assez musicale pour ne pas avoir besoin de piano.

— Allons, Florence, chantez, ma jolie enfant, reprit M. Thorpe.

— Oui, mon oncle ; mais ne croyez pas tout ce que maman dit, car vous seriez bien désappointé. »

Et, sans autre préambule, elle commença de sa voix douce, claire et suave, l’air que sir Charles avait déjà entendu dans le bois. Quand elle l’eut terminé, M. Thorpe, pour faire taire les moqueries étouffées des trois sœurs, dit avec admiration : « Maintenant, ma jolie nièce, je croirai tout ce que dira votre bonne mère, qui n’en dira jamais assez. »

Puis, il la pria de continuer ; elle y consentit et chanta sans peur tout ce qu’on lui demanda, une main dans celle de sa mère, l’autre dans celle d’Algernon, et ayant devant elle le charmant baronnet, absorbé profondément et écoutant avec amour celle qu’il adorait déjà.

« Je sais beaucoup de ces airs, dit le baronnet avec émotion, et si vous voulez bien le permettre, monsieur Heathcote, si cela convient à miss Florence, nous pourrons les chanter ensemble ?

— Ah ! quel bonheur ! Entends-tu, Florence ? Que je suis heureux ! » s’écriait M. Heathcote ; mais sa fille ne savait que dire, tant son trouble était grand.

L’émotion de sir Charles devenait de plus en plus visible ; aussi, craignant les regards moqueurs de miss Wilkyns, il sortit pour ne revenir qu’au moment où tout le monde se sépara.

« Florence, que pensez-vous que dirait M. Thorpe si je descendais mon ouvrage ? demandait à voix basse Mme Heathcote.

— Moi ? répéta Florence, sortant à peine de sa rêverie.

— Je sais que cela n’est pas convenable, reprit la grosse dame ; mais, maintenant que ce charmant baronnet est parti, nous sommes complètement abandonnées, les demoiselles Wilkyns sont là-bas avec les messieurs Spencer, Sophie est au whist avec ces trois messieurs : nous, que pouvons-nous faire ?

— Quoi ! maman, vous ne savez que faire ? Regardez donc comme Sophie a une drôle de manière de jouer aux cartes, murmura Algernon, qui ne quittait pas des yeux la table de whist.

— Nous ne voyons pas son jeu d’ici, Algernon.

— Moi, je le vois, son vrai jeu, » répéta le jeune homme.

En ce moment-là, Sophie regardait son oncle avec un air si doux et si respectueux que M. Thorpe murmurait :

« Pauvre enfant ! elle n’est aimée de personne, je dois lui faire oublier ses chagrins.

— Je suis sûre qu’elle a bien peur en ce moment, s’écria Mme Heathcote.

— Sans doute, répondit Algernon ; elle sait très-bien ce qu’elle fait.

— Ah ! Algernon, je regrette vivement qu’elle ait trouvé si peu d’affection dans notre famille : elle est obligée de chercher de la tendresse au dehors ; il n’est même pas bien à nous de ne pas l’aimer. Pauvre orpheline, sa position est bien triste !

— Oui, vous êtes une horrible marâtre pour tous ceux qui vous entourent, répondit Algernon avec un sérieux comique. Fi, fi, fi !

— Allez vous coucher, Algernon, reprit la belle-mère en s’efforçant de ne pas rire, et surtout évitez de faire ces remarques devant d’autres que votre sœur et moi.

— Oui, mère, je garderai pour vous deux, et pour un autre, murmura-t-il plus bas, mes sagaces réflexions ; mais vous verrez qu’il faudra que miss Sophie revienne ici, car Combe lui appartiendra. »

La soirée de Noël passa ainsi. Sir Charles revint souhaiter le bonsoir. Le whist continua comme les autres jours. Les misses Wilkyns s’amusèrent comme elles purent avec les MM. Spencer, et Florence, quoiqu’elle ne dormît pas comme M. Wilkyns, ne trouvait rien à dire, quoique son cœur fût plein, et laissait chuchoter son frère et sa mère sans même les écouter.