La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 78-83).


CHAPITRE VIII.


La soirée se passa comme la précédente ; les demoiselles Wilkyns chantèrent et causèrent auprès du piano ; la même partie carrée reprit le whist de la veille ; Florence s’assit auprès de sa mère sur le canapé, et sir Charles se partagea entre les deux groupes, restant cependant de préférence auprès de Florence, qu’il aimait chaque instant davantage. Le lendemain était le jour de Noël : la salle avait été ornée de branches vertes et ressemblait à un bosquet ; cette décoration inspira une admiration générale, et chacun resta debout à la regarder jusqu’à l’arrivée du maître de la maison.

Sophie s’était adroitement glissée au milieu de tout le monde pour se poser en face de la porte, afin que son oncle ne pût entrer sans la remarquer.

En effet, quand M. Thorpe descendit, en apercevant Sophie il s’écria : « Grand Dieu ! c’est extraordinaire ! »

Tout le monde se retourna, excepté M. Wilkyns, à cette exclamation, et la bonne mistress Heathcote lui dit avec admiration :

« Vous ne vous attendiez pas à voir un aussi beau jardin, n’est-ce pas ?

— Cela a vraiment l’air d’un temple druidique, reprit M. Spencer.

— Qu’avez-vous donc, mon oncle ?

— Qu’est-ce qui est extraordinaire ?

— Vous n’êtes donc pas habitué à cette décoration ?

— C’est superbe !

— Magnifique, vraiment !

— Bravo, mistress Barnes ! »

Telles furent les exclamations de toutes les personnes présentes ; elles attribuèrent à la surprise la pâleur et le trouble de M. Thorpe, qui, tout en essuyant une larme, alla prendre le bras de Sophie et la plaça près de lui à table. Malgré son émotion, M. Thorpe fit gaiement les honneurs du déjeuner, et offrit aux dames de les faire conduire en voiture à l’église, en plusieurs voyages, afin de ne pas les exposer à marcher dans la neige. Mais il fut convenu qu’une seule tournée suffirait, Sophie, Florence et tous les messieurs ayant décidé qu’ils iraient à pied.

Un goûter délicieux suivit le retour de l’église ; les dames rentrèrent dans leurs chambres ; MM. Spencer, Wilkyns et le major lurent les journaux ; les deux collégiens disparurent, tandis qu’Algernon et sir Charles montaient à la bibliothèque.

Voyant tout son monde occupé, M. Thorpe rentra dans sa chambre et se plaça juste en face du portrait de son fils ; puis tout à coup il sonna, et mistress Barnes parut devant lui.

« Regardez, Barnes, regardez bien le portrait de mon fils, et dites-moi qui de tous mes parents rassemblés chez moi ressemble le plus à mon malheureux enfant. Regardez bien. »

Mistress Barnes aurait bien répondu : « Aucun. » Mais craignant de déplaire à son maître, elle répondit après une longue réflexion : « À mon avis, monsieur, s’il y a quelque ressemblance, c’est avec l’aîné des jeunes Spencer.

— C’est bien, sortez, répondit durement le vieillard ; retournez à vos fourneaux. »

Quand il se retrouva seul, M. Thorpe s’écria en regardant toujours l’image de son fils :

« Fou que je suis ! j’allais me quereller avec cette pauvre Barnes, parce qu’elle ne sent pas comme moi ! Pauvre orpheline, on la plaint, mais on ne l’aime pas ! Chère, gentille, humble et charmante Sophie ! elle n’est pas si jolie que la ravissante Florence, ni si élégante que les misses Wilkyns ; mais quel cœur, quelle âme ! La dernière sera la première, a dit l’Écriture, » murmura-t-il en souriant tendrement et en essuyant de grosses larmes qui coulaient de ses yeux.

Puis ayant fait prévenir les dames qu’il était l’heure de retourner à l’église, il sortit bientôt à la tête de la société, ayant miss Martin appuyée sur son bras.

Quand sir Charles rejoignit Algernon dans la bibliothèque, il le trouva plongé dans la lecture du Paradis perdu.

« Si j’avais pu savoir, lui dit le jeune homme, tout le bonheur qui m’attendait ici, j’y serais venu de bien meilleure grâce, notre voiture eût-elle été encore plus mauvaise et le froid plus vif.

— Alors l’expédition ne vous plaisait pas beaucoup, Algernon ?

— Non, monsieur, je ne pouvais en supporter l’idée ; venir ainsi se faire examiner par un oncle qui ne vous connaît pas, cela ne me paraissait pas fort agréable. Du reste, nous n’avons jamais rien envié, Florence ni moi ; et, maintenant que nous savons que nous n’avons plus de chances, nous sommes plus tranquilles qu’auparavant.

— Qu’entendez-vous donc dire, Algernon ? En quoi n’auriez-vous plus de chances ?

— J’ai peut-être tort de vous parler si franchement : vous êtes tellement au-dessus de moi par la fortune, le nom et la position !

— Parlez, mon ami, et expliquez-vous.

— Eh bien ! sir Charles, la question importante est résolue déjà, et je dis que Florence, moi et cinq autres ici, nous ne devons plus penser à ce qui fait l’objet de ce voyage.

— Mais je ne vois rien de cela, mon cher Algernon, et je vous engage à ne pas adopter ces idées-là. Je connais très-bien mon ami Thorpe, et je vous assure qu’il n’a pas fait encore son choix. »

Algernon partit d’un éclat de rire nerveux.

« Voulez-vous me confier le nom de la personne que vous supposez devoir hériter de Combe ? demanda sir Charles.

— Il vous serait bien facile de le deviner ; essayez, sir Charles.

— Dites-le-moi, cela vaudra mieux.

— Comptez-vous aller à l’église ce soir, monsieur ?

— Certainement ; ne pouvez-vous me répondre que si je reste ici ?

— Pas exactement. Je voulais seulement vous fournir l’occasion de juger par vous-même. Moi je n’irai pas à l’église : ma bonne mère craint que je ne prenne froid, parce qu’il est un peu tard.

— Mais ne pouvez-vous me dire maintenant… ?

— Si vous voulez rester de quelques minutes en arrière quand tout le monde sera parti, vous verrez.

— Allons, puisque vous le désirez, je ferai en sorte d’être libre. »

Quand la société s’apprêta, sir Charles assura qu’il allait la suivre, et il revint dans la bibliothèque.

« Me voici, mon jeune prophète ; veuillez éclairer un pauvre aveugle.

— Est-ce que tout le monde est parti ?

— Parfaitement.

— Venez, alors. Ne soyez pas étonné si je retrouve si bien mon chemin ; mais je n’ai pu résister au plaisir de visiter cette belle maison. »

En parlant ainsi, Algernon conduisit sir Charles jusqu’à une grande chambre ornée de portraits, et que nous connaissons pour la chambre de M. Thorpe, et l’arrêta devant celui du fils tant regretté du vieillard.

« Qui ce portrait vous rappelle-t-il ? demanda Algernon.

— Mais l’original.

— Non ; rappelez-vous les cheveux et le col de la chemise, reprit Algernon avec impatience.

— Oh ! oui, je vois ! s’écria sir Charles ; c’est aussi clair que le jour ! Votre vilaine petite cousine Sophie Martin était absolument arrangée de même au déjeuner ce matin. Mais sont-ce là toutes vos preuves, mon ami ?

— C’est tout ce que je puis vous montrer pour le moment ; plus tard, c’est différent.

— Cela prouve seulement que votre cousine, ayant vu aussi ce portrait, a voulu profiter d’une ressemblance étrange ; cela prouve, et de reste, vers quel but tendent les idées de la gentille petite personne : mais je trouve que cela indique plutôt les intentions de miss Martin que celles de votre oncle.

— Enfin, monsieur, je n’ai plus rien à vous dire la-dessus ; la suite vous fera connaître le reste.

— Je pars, Algernon ; mais j’espère encore que vous avez mal deviné. »

Les deux amis se séparèrent. Algernon rentra dans la bibliothèque, et sir Charles, en pressant le pas, rejoignit la société devant l’église.