La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 44-53).


CHAPITRE V.


Après s’être remis de l’émotion que lui avait causée la petite scène avec Sophie, M. Thorpe se dirigea vers le piano, auprès duquel étaient encore les trois sœurs.

« Je regrette de ne pas avoir des harpes galloises, dit-il, car j’aime la musique, et j’ai surtout une prédilection pour les airs nationaux des différents pays.

— Vieille brute ! murmura miss Eldruda à miss Elfreda Wilkins.

— Il n’y a que les servantes qui se servent de nos harpes, répondit miss Elfreda ; mais, si vous aimez la musique saxonne, voici un chant qui raconte les exploits d’un de nos ancêtres, et je peux vous le chanter. Vous savez que les Wilkyns sont d’une très-ancienne noblesse.

— Je pense que sir Temple sera satisfait d’entendre ce morceau ; aussi devrions-nous l’attendre pour le chanter, répondit M. Thorpe ; mais Sophie ou Florence pourraient peut-être nous dire en attendant quelque chose de moins historique.

— Je ne connais point le talent de mes cousines ; mais mes sœurs et moi nous avons fait de sérieuses études, et nous sommes assez bonnes exécutantes.

— C’est très-bien, cela, répondit M. Thorpe, et se retournant alors, il aperçut Sophie, qui l’avait suivi et semblait vouloir lui parler.

— Il me semble, dit-elle, que vous aviez désiré du thé ; voulez-vous que je sonne pour qu’on en apporte ?

— Merci, ma chère, faites si vous voulez ; aimez-vous le thé et savez-vous le préparer ? moi je l’aime beaucoup, mais il faut qu’il soit très-bien fait.

— Ma tante le fait toujours ; mais, si vous voulez que j’essaye, j’espère pouvoir vous le rendre supportable.

— Hélas ! mon enfant, c’est mistress Barnes qui me le sert tous les jours, et, quand elle me l’apporte, il n’est jamais à mon goût. Que voulez-vous ? il faut bien supporter ce que l’on ne peut empêcher. »

M. Thorpe se dirigea alors vers mistress Heathcote, et Sophie sortit de la chambre sans être vue de personne, excepté d’Algernon, qui parlant peu examinait tout le monde.

Miss Martin avait à un très-haut degré la mémoire des lieux : aussi lui suffit-il de prendre un bougeoir qui était tout allumé et posé sur une tablette de marbre, pour monter l’escalier et arriver sans peine à la chambre où elle s’était habillée. Aussitôt qu’elle fut entrée, elle sonna doucement.

Quelques moments après, Nancy parut et demanda ce que mademoiselle désirait.

« J’aurais voulu parler à mistress Barnes, répondit Sophie.

— Alors je vais appeler ma tante, répondit Nancy.

— Ah ! vous êtes sa nièce ! Eh bien, fermez la porte et venez un instant, je peux vous dire ce que je désire. Dites-moi votre nom, car vous êtes bien gentille, et je serais bien aise si vous veniez toutes les fois que je sonnerai.

— Je m’appelle Nancy, mademoiselle, répondit respectueusement la servante.

— Ah ! Nancy, que vous devez aimer mon oncle ! il paraît si bon ! Moi je l’aime déjà ; car, voyez-vous, je suis orpheline, je n’ai même pas une bonne tante ni des cousins affectueux autour de moi : aussi la bonté de M. Thorpe me touche-t-elle au cœur. (En disant ces mots, miss Martin prit son mouchoir et s’en couvrit les yeux.)

— Je pense que vous le trouverez très-bon pour vous, répondit Nancy avec un peu plus de familiarité et beaucoup moins de respect. Mais que vouliez-vous dire à ma tante ? je peux lui faire votre commission.

— C’est mon oncle qui aimerait bien que je lui fisse son thé moi-même, et je voulais prier mistress Barnes de m’envoyer au salon le thé, l’eau chaude et la théière, pour que je puisse le préparer. Je suis sûre que vous ferez bien ma commission et que vous viendrez toujours auprès de moi : car je vous aime déjà beaucoup, et voilà une jolie paire de mitaines bien chaudes et de jolie couleur, que je vous donne pour votre peine. Maintenant, adieu, Nancy ; n’oubliez pas ce que je vous ai demandé. »

En entrant au salon, miss Martin vit que ces messieurs étaient rentrés et causaient avec M. Thorpe. Elle alla se placer devant la cheminée près d’une petite table, et tira sans affectation une chaise à côté de la sienne. Quand la porte s’ouvrit, un domestique parut tenant un grand plateau, avec les tasses et le thé tout fait. Sophie se mordit les lèvres en murmurant : « Allons, je n’ai pas réussi ; cette horrible Barnes que je hais est la maîtresse ici. »

Mais la porte se rouvrit et le domestique reparut, tenant un plateau sur lequel était tous les objets qu’elle avait demandés ; elle fit signe au valet, qui déposa son fardeau sur le petit guéridon et sortit.

Au bout de quelques instants, Sophie se leva et, prenant la main de son oncle, elle l’attira vers la cheminée en disant avec douceur :

« Êtes-vous prêt à prendre votre thé, cher Oncle ?

— Certainement, mon enfant ; mais en vérité cette insipide boisson ne mérite pas ce nom, dit-il en montrant le thé de mistress Barnes.

— Peut-être, mon oncle ; mais, si vous voulez vous approcher du feu, vous en trouverez de meilleur, que j’ai fait exprès pour vous.

— Vous, chère enfant ! comme vous êtes gentille… mais sur mon âme, il a bien bonne mine. Comment avez-vous pu deviner la chose que j’aime le plus au monde, et surtout comment avez-vous pu l’obtenir ?

— J’ai simplement fait demander à votre excellente mistress Barnes, qui est bien la plus intelligente personne de la terre, de m’envoyer tout ce dont j’avais besoin ; et c’est ainsi qu’ayant vu que vous désiriez une tasse de thé fait pour vous seul, je me suis arrangée pour vous le préparer à votre goût. »

Le vieux gentilhomme dégusta sa tasse de thé avec plaisir, tout en regardant la jeune fille.

« Vous êtes une étrange fille, dit-il, et je regrette bien de ne pas vous avoir connue plus tôt, ce qui serait arrivé si j’avais fait mon devoir lors de la mort de votre pauvre mère. Une autre tasse de thé Sophie, puis nous tâcherons d’organiser un whist. Pussy, Pussy, Pussy, venez boire de la crème, continua M. Thorpe en appelant le magnifique chat, objet des affections de sir Charles, qui répondit par un charmant miaou.

— Oh ! quel beau chat ! il éclipse même le mien ; je n’ai jamais rencontré le pareil, s’écria Sophie.

— Vous aimez les chats, Sophie.

— C’est la seule amitié qui me soit permise, mon oncle. » Et son regard ajouta : « Pauvre orpheline, on ne me tolère aucun ami ; mon chat seul est accepté, et la pauvre bête paye déjà cher sa fidélité. »

M. Thorpe lança à Sophie un regard de profonde tendresse, puis se levant : « Maintenant, dit-il, je vais organiser une table de jeu. »

En se retournant, il vit Algernon Heathcote plongé dans un fauteuil tout près du guéridon où était le thé de Sophie, et lisant avec attention dans un gros livre recouvert en peau.

« Ah ! vous lisez la Bible, mon garçon ! dit M. Thorpe ; et quel épisode vous occupe en ce moment ?

— L’histoire de Jacob et d’Ésaü, » répondit Algernon.

M. Thorpe ne l’entendit pas, occupé qu’il était de faire préparer des tables de whist, mais Sophie l’entendit et le comprit parfaitement.

« Qui va jouer un rob ? demanda le maître de la maison.

— Le major joue parfaitement, s’écria vivement mistress Heathcote, ravie à l’avance de ce que son cher mari allait s’amuser.

— C’est parfait ; et vous, Spencer ? » demanda M. Thorpe.

L’élégant gentleman accepta et prit une carte, en faisant briller avec soin le gros diamant qu’il portait au petit doigt.

« Et qui va faire notre quatrième ? continua M. Thorpe. M. Wilkyns paraît désireux de se reposer, Charles préfère rester auprès de ces dames. Voyons, mistress Heathcote, ne viendrez-vous pas à notre aide ?

— Mais je joue si mal, monsieur, que le major prétend que je ferais mieux de ne pas m’en mêler ; cependant pour vous obliger

— Oh ! ma tante ! j’aimerais tant à jouer ! murmura Sophie Martin.

— Si vos oncles ne s’y opposent pas, je vous le permets, chère enfant ; d’ailleurs, vous jouez beaucoup mieux que moi. N’est-ce pas, major ?

— Certes, ma chère Poppsy ; seulement comme elle n’a pas grand argent à perdre, je vais jouer contre elle, ce qui la dispensera de payer.

— Non, non, nous nous placerons comme le hasard décidera, répondit M. Thorpe en se levant ; veuillez prendre encore une tasse de thé, messieurs, et en offrir à ces dames ; je reviens à l’instant. »

Et en disant ces mots le vieillard sortit.

Un moment après, Grimstone parut et pria miss Martin de la part de son oncle de venir un moment lui parler. Sophie trouva M. Thorpe à la porte du salon ; il l’attira vers lui, et lui mit dans la main une élégante bourse brodée, contenant d’un côté dix souverains, de l’autre vingt schellings, en disant : « Tenez, chère enfant, prenez ceci ; ce sera votre argent de jeu, et quand vous n’en aurez plus, je vous en donnerai encore. Maintenant rentrez au salon, je vous suis. »

Sophie le remercia avec autant de surprise que de tendresse, et reparut au salon. En s’asseyant à la table de jeu, M. Thorpe pria les miss Wilkyns de chanter en se faisant accompagner par sir Charles, et la partie commença. Sophie jouait avec M. Spencer, contre le major et M. Thorpe. La jeune fille jouait vraiment très-bien, et M. Spencer lui en fit son compliment très-sincère.

« Je crois que cette charmante enfant peut réussir en toutes choses, ajouta M. Thorpe en la regardant avec tendresse.

— Quand mes trois oncles condescendent à jouer avec moi, répliqua Sophie avec modestie, je dois faire tout mon possible pour jouer passablement. »

Pendant tout ce temps, les demoiselles Wilkyns continuaient à se faire prier et supplier par sir Charles ; enfin, après bien des coquetteries, des sourires, des hésitations et des refus, miss Eldruda se mit au piano et ses deux sœurs se préparèrent à chanter.

L’air et son accompagnement étaient parfaitement conformes au style qu’on pouvait attendre de femmes qui avaient reçu des leçons d’un professeur venant une fois la semaine de Swansea. Néanmoins sir Charles les aurait évidemment louées et remerciées, s’il n’avait cru entendre la voix de mistress Heathcote lui adresser la parole.

« Que disiez-vous, madame ? demanda-t-il en se dirigeant vers le canapé sur lequel mistress Heathcote et Florence étaient encore assises.

— Rien, monsieur, je ne vous ai pas parlé.

— Vraiment, je l’avais cru. Votre fils s’est donc retiré, madame ? Il devait être très-fatigué.

— Il n’est guère fort, le pauvre enfant ; mais Florence, qui ferait douze milles à pied sans être fatiguée, est aujourd’hui anéantie.

— Mademoiselle aime-t-elle la musique ?

— Elle l’aime comme les oiseaux qui chantent du matin au soir. »

Ici Florence, qui n’aimait pas que l’on parlât d’elle, se leva et alla regarder le whist.

« Est-ce que Mlle Florence chante ? demanda sir Charles en contemplant avec complaisance la gracieuse démarche de la jeune fille qui s’en allait.

— Oh ! mais oui ; je suis peut-être partiale, mais à mon idée elle a la plus jolie voix que j’aie jamais entendue.

— Comment alors avez-vous été assez cruelle pour ne pas la prier de se faire entendre ce soir ?

— Grand Dieu, je n’aurais jamais pensé à pareille chose. Je ne dis pas qu’elle soit une exécutante comme ces belles demoiselles : car le major n’aurait pu lui faire donner des leçons, malgré son vif désir d’apprendre. Et quand même nous aurions pu payer des professeurs, ils n’auraient jamais pu rendre, à notre idée, sa voix plus douce et plus suave, et du reste, aux Clevelands, il n’y a que nous pour l’écouter.

— Pourquoi n’aurions-nous pas le plaisir de l’entendre aussi, madame ?

— Comment aurait-elle le courage de chanter devant tout ce monde ? Ce soir, vous lui donneriez un royaume pour qu’elle chantât, qu’elle n’y consentirait pas, dit mistress Heathcote avec tant d’animation que tous les regards se tournèrent vers elle.

M. Algernon est un superbe garçon, mistress Heathcote ; il est bien malheureux qu’il soit si délicat, reprit sir Charles, changeant brusquement d’entretien.

— Oui, c’est bien dommage, parce que cela interrompt son éducation ; mais je suis sûre qu’il tournera bien ; il est vingt fois plus fort que l’année dernière.

— Et c’est à vous qu’il le doit, mistress. Vous semblez vous intéresser beaucoup à lui.

— Il paye bien les soins qu’on lui prodigue ; il est affectueux et intelligent au possible ; je ne sais comment il faudrait être fait pour ne pas l’aimer. On ne saurait s’en empêcher.

— Et sa sœur est-elle aussi heureusement douée ? demanda sir Charles en baissant la voix.

— Oui, et que Dieu la bénisse ! Ils sont tous deux bien remarquables par leur charmant caractère.

— Cette jeune fille qui joue le whist est, je crois, aussi de votre famille, mistress ? reprit sir Temple.

— Sophie Martin vit aussi avec nous, répondit mistress Heathcote.

— Et sans doute elle sait reconnaître vos soins et votre affection de la même charmante manière que ses deux cousins ?

— Sophie Martin n’a encore passé qu’un an avec nous. »

Sir Charles ne crut pas convenable de continuer ses questions, et, malgré son désir de connaître à fond la famille de son ami, il dut en rester là de son interrogatoire.

Se plaçant alors dans un fauteuil au milieu des différents groupes, il se tourna vers les jeunes Spencer et leur dit :

« Et vous, jeunes gens, que comptez-vous faire demain ? »

Les deux frères s’avancèrent vers lui, comme mus par le même ressort.

« Demain, monsieur ? répéta l’aîné d’une voix aiguë.

— Ne pourrons-nous pas patiner ? demanda le plus jeune.

— Patiner ! Parfaitement, si vous savez ; il y a ici de la glace très-solide, répondit sir Charles. Mais êtes-vous bons patineurs ?

— De première force, dit Bentinck.

— Très-habile, reprit Montagu.

— Alors ce sera très-bien, si toutefois vous avez apporté vos patins ; du reste, des patineurs de première force ne voyagent pas en hiver sans cette précaution. »

Les jeunes gens parurent confus et échangèrent un regard de dépit.

« C’est vraiment terrible, car je suis sûr ou à peu près sûr que nous n’en avons pas. Croyez-vous que nous en ayons apporté, Bentinck ?

— Je ne puis dire ; les domestiques les ont peut-être mis dans les caisses. Peut-être notre gouverneur a-t-il pensé que nous en trouverions ici.

— Croyez-vous que le vieux n’en ait pas ? demanda à voix basse le cadet à l’aîné ; je veux dire le vieux Thorpe.

— Ce sera assommant, s’il n’en a pas, » répondit l’autre.

Le whist était fini. On apporta un petit souper sur un plateau. M. Wilkyns et les fils Spencer dévorèrent tout en grande partie ; mais le reste de la société n’ayant rien pris, le salon resta bientôt vide, et les chambres à coucher se remplirent de monde.