La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 27-43).


CHAPITRE IV


Les derniers qui entrèrent au salon furent M. Wilkyns et ses trois filles. Le squire de Llanwellyn-Lodge n’avait fait aucun changement à sa toilette de voyage, qu’il trouvait convenable et suffisante n’importe en quelle société.

Ce personnage avait l’apparence d’un géant : car, s’il comptait au moins six pieds quatre pouces[1] de haut, il était gros en proportion de cette taille phénoménale. En vous disant que son esprit correspondait à sa grosseur, n’allez pas croire que j’entende qu’il était sublime ; je veux dire simplement que, s’il était lourd de corps, il l’était aussi d’esprit. Mais ce défaut engendrait chez lui une qualité qu’il possédait au plus haut degré : il n’avait aucune passion, excepté celle du porto et de la bière trop forte, dont il buvait, sans se griser, de quoi assassiner trois hommes ordinaires.

Le squire Wilkyns aimait beaucoup ses filles ; mais ses affections n’étaient pas plus vives que ses idées, que son intelligence et que lui-même. Pour éprouver la même angoisse qu’un père tendre en voyant sa fille trop près du feu, il aurait fallu que M. Wilkyns vît ses trois enfants enveloppés de flammes : cela aurait peut-être suffi pour lui faire appeler du secours. Du reste, s’il n’avait pas d’amis dévoués, il n’avait pas non plus d’ennemis, et, s’il n’avait aucune affection, il n’avait pas de haine.

L’une de ses filles était assez jolie, l’autre assez laide, et la dernière entre les deux ; enfin elles étaient si ordinaires qu’il est inutile d’entrer dans aucun détail. Elles savaient parfaitement qu’à la mort de leur père elles auraient chacune cinq cents livres sterling par an, et qu’avec cela une jeune fille était très-riche dans le pays de Galles. Elles savaient encore qu’elles pouvaient dépenser cent cinquante livres pour leur toilette : aussi étaient-elles très-élégantes et se croyaient-elles les femmes les plus charmantes de leur province.

L’annonce du dîner les suivit de si près au salon qu’il n’y eut pas de présentation ; mais, comme elles connaissaient très-bien le motif de leur visite, elles saluèrent, en souriant agréablement, leur oncle et sir Temple.

À ces mots : « Le dîner est servi, » M. Thorpe offrit vivement son bras à mistress Heathcote, et passant près de Charles : « Mon ami, dit-il, offrez votre bras à miss Wilkyns, l’aînée de mes nièces ; les oncles et les cousins passeront comme ils voudront : car, excepté miss Wilkyns, la fille aînée de ma sœur aînée, je ne me reconnais plus dans tous ces enfants-là.

— Ils trouveront tous à se caser, s’ils ont aussi faim que moi, » murmura la bonne mistress Heathcote, avec volubilité ; mais tout à coup elle s’arrêta, car, dès l’entrée de la salle à manger, elle fut éblouie du luxe du service. En voyant cette vaisselle plate, ces candélabres, ces fleurs, ces glaces et ces objets de tout genre, elle ne put que s’écrier : « Grand Dieu ! quelle merveille ! quel dîner ! »

Cette admiration démesurée déplut excessivement à M. Thorpe, qui la trouva déplacée et de mauvais goût ; mais bientôt, se reprochant un mouvement de colère que chacun avait pu remarquer, il plaça la brave femme à côté de lui et résolut de faire excuser par ses prévenances pour elle un instant d’oubli.

M. Wilkyns, le géant, parut alors, tenant à lui seul toute la porte d’entrée ; puis venaient sir Charles Temple et miss Wilkyns, qui, quoique très-flattée d’avoir le bras du baronnet, en voulait à son rustre d’oncle d’avoir dit si haut qu’elle était l’aînée de ses nièces ; M. Spencer, qui avait offert la main à miss Eldruda Wilkyns, quoiqu’elle ne fût pas la mieux de la société ; master Bentinck et Montagu Spencer collés contre leur père ; enfin miss Wilkyns, la mieux des trois, marchait seule, suivie d’Algernon, qui tenait Florence par la main, et du major, qui fermait la marche avec Sophie Martin.

Les manières communes et le sans-gêne de ses hôtes faisaient un tel contraste avec les habitudes des personnages qu’il recevait autrefois, que M. Thorpe ne savait s’il devait rire ou se fâcher. Cependant ses yeux ayant rencontré le regard joyeux de sir Charles, le vieux gentilhomme sourit gaiement à son ami et, prenant courageusement son parti de ce qui l’avait d’abord blessé, il chercha à placer ses convives plus convenablement qu’ils ne l’eussent fait eux-mêmes. Soit parce qu’il trouvait une grande ressemblance entre elle et son fils, soit pour une autre raison, M. Thorpe plaça Sophie Martin auprès de lui.

« Grand Dieu ! s’écria mistress Heathcote pendant que la jeune fille s’asseyait les yeux baissés, vous auprès de M. Thorpe ! vous, Sophie ! quel bonheur ! et que diront les demoiselles Wilkyns ?

— J’espère, chère tante, que cela ne les contrariera pas, répondit doucement la jeune fille, tout en se levant de sa place.

— Pourquoi cela les contrarierait-il, mon enfant ? interrompit M. Thorpe ; asseyez-vous près de moi, que je puisse voir vos jolis cheveux bouclés. »

Pendant la soupe et le poisson, M. Thorpe et sir Charles profitèrent de la grande clarté pour examiner un peu la société qu’ils n’avaient fait qu’entrevoir. Ces deux amis jugèrent de même et ne différèrent que sur le compte de Sophie Martin, que sir Charles trouvait la plus laide de toutes… après l’aînée des demoiselles Wilkyns, et que M. Thorpe trouvait la plus jolie après Florence Heathcote qui, n’ayant plus ni voile ni chapeau, paraissait vraiment d’une beauté incontestable. Mais celle-ci, étant engagée dans une profonde conversation avec son frère Algernon, n’était vue qu’imparfaitement par les deux gentlemen.

Dans le courant du dîner, la conversation devint plus animée et plus intéressante. M. Spencer fit observer à sa voisine miss Eldruda Wilkyns que le froid durerait longtemps, ce à quoi elle lui répondit qu’elle en était désolée, car cela lui était pernicieux. Algernon disait à sa sœur, assez haut pour qu’on l’entendît à l’autre bout de la table : « Je voudrais savoir s’il y a une bibliothèque dans la maison. »

Montagu proposait à Bentinck de demander du champagne, et le major s’entretenait avec sa femme, d’un bout de la table à l’autre, du confortable qui régnait chez leur parent.

« Mon très-cher major, criait la dame de sa plus grosse voix et la bouche pleine, de grâce, ne laissez pas passer ce plat sans y goûter ; de votre vie, vous n’avez rien mangé d’aussi bon.

— Je te remercie, Poppsy, je le demanderai tout à l’heure ; mais toi-même n’oublie pas ce mets délicieux qui va passer devant toi.

— Me tiendrez-vous tête, monsieur Wilkyns ? » demanda M. Spencer avec amabilité, en montrant une bouteille de bordeaux placée devant lui. Le géant gallois parut d’abord ne pas comprendre, puis, après un moment de réflexion, il répondit gravement : « Je préfère boire de l’ale.

— Vous allez vous croire avec un vandale, s’écria en souriant miss Wilkyns ; mais mon père est aussi fier de sa bière que de ses nobles ancêtres et ne méprise rien tant que le vin, si ce n’est les marchands qui l’importent.

— Vraiment ? répondit M. Spencer en tendant son verre vide au sommelier ; il y a certainement quelque chose de digne dans ce goût, et je l’admire autant que je le dois, ajouta-t-il en vidant d’un trait son verre de champagne.

— Que disiez-vous de ma bibliothèque, mon jeune ami ? demanda gaiement M. Thorpe à Algernon.

— Je n’en disais rien, monsieur, répondit le jeune homme en rougissant un peu, puisque j’ignore même si vous en possédez une.

— Voici qui est logique, Algernon, dit l’oncle en souriant ; mais demain vous en saurez davantage à ce sujet. Maintenant, monsieur mon neveu, voulez-vous trinquer avec moi ?

— Oh ! pour l’amour de Dieu, ne lui faites pas boire de vin, s’écria mistress Heathcote ; il n’a bu que du lait depuis douze mois, monsieur, et vous ne pouvez vous imaginer le bien que cela lui a fait.

— Son oncle ne détruira pas l’heureux ouvrage de sa belle-mère, murmura doucement M. Thorpe en souriant affectueusement à sa grosse voisine. » Puis se tournant vers le sommelier : « Grimstone, ajouta-t-il, envoyez chercher un bol de lait, et faites qu’il y en ait toujours à la disposition de M. Algernon. »

En entendant cet ordre, Florence leva ses beaux yeux sur son oncle et le remercia du regard.

« Dieu bénisse mon âme (c’était l’exclamation favorite de M. Thorpe), votre cousine Florence est une bien belle personne, Sophie ; je ne l’avais pas encore remarquée, mais elle est vraiment d’une beauté parfaite.

— Mais, oui, monsieur, elle est très-belle.

— Excessivement belle fille, répéta le vieillard en la regardant de nouveau. Et son frère, comment est-il, ma chère ? continua M. Thorpe.

— Il est très-instruit, mon oncle, mais d’une extravagance incroyable. Hélas ! quel que soit son caractère, il ne donnera bientôt plus ni peine ni plaisir à sa famille, car les meilleurs médecins l’ont unanimement condamné. »

En disant ces mots, la jeune fille s’attrista visiblement ; son oncle la contempla un instant d’un air tendre, puis lui touchant doucement le bras, il murmura à son oreille : « Ne parlons plus de cela ; demain nous causerons à notre aise, et vous me direz tout ce que j’ignore sur vous et votre famille d’adoption. »

Sophie regarda son oncle avec une expression de gratitude si sincère, que celui-ci en fût profondément touché et se dit à lui-même : « Pauvre orpheline ! comme un mot affectueux semble lui faire du bien et ravir son triste cœur ! »

Pendant ce temps, sir Charles faisait les honneurs au bout de la table, s’efforçant de son mieux de venir en aide à son vieil ami dans l’accomplissement de ses devoirs de maître de maison. Miss Wilkyns, consolée tant bien que mal de l’allusion que son oncle avait faite à sa majorité, se disait, en admirant à la sourdine les grâces du jeune baronnet, que, quoique la moins jolie de la famille, elle n’en était pas moins l’aînée, et la seule héritière d’une jolie fortune, et que, s’il était possible, elle ne serait pas fâchée de devenir lady Temple.

Du reste, plus elle regardait le magnifique profil du jeune baronnet, plus cette perspective lui paraissait agréable : aussi chercha-t-elle, aussitôt que les convenances le lui permirent, à engager la conversation avec le favori de son oncle. Après bien des questions insignifiantes, elle demanda vivement au baronnet qui étaient les plus jolies femmes d’Herefordshire, et si elles étaient nombreuses.

« La plus jolie que j’y aïe vue est en ce moment devant vous, répondit-il, car je n’en ai jamais rencontré une seule qui fût comparable à votre cousine Heathcote… Elle se nomme Florence, je crois ?

— Je ne le sais certes pas, répondit miss Wilkyns avec beaucoup de dédain. Je suppose qu’elle est ma cousine, parce que je la vois ici, et voilà tout.

— Ne la trouvez-vous pas admirablement belle ? continua le baronnet avec admiration.

— Il faut que cela soit, puisque vous le dites ; mais nous ne sommes pas bons juges en cette matière, nous autres femmes. Cependant, à mon goût, elle manque de tournure et de style, ce qui détruit l’effet possible de sa petite beauté. Et puis elle est vraiment habillée comme une paysanne, et cela lui fait du tort. Il me semble que notre autre cousine, qui est assise près de l’oncle Thorpe, est infiniment mieux… Oh ! certainement elle est mieux, reprit-elle en lorgnant Sophie ; il n’y a pas de comparaison.

— Quoi ? cette naine à la peau olive, qui a ces yeux noirs et rusés ? vous plaisantez assurément.

— Vraiment non, monsieur, voyez plutôt comme elle s’habille : ses vêtements ne sont pas d’une plus belle étoffe que ceux de l’autre ; mais comme ils sont mieux faits et mieux portés ! D’ailleurs, ses cheveux bouclent naturellement, ce qui est une grande beauté, et enfin elle paraît très-intelligente. Je veux faire connaissance avec elle.

— Et moi avec l’autre, reprit sir Charles en riant ; puis après nous verrons qui de nous deux avait raison. »

Le silence qui se rétablit entre sir Charles et miss Elfreda permit au baronnet de demander aux jeunes Spencer à quelle école ils appartenaient.

« Eton, répondirent-ils ensemble.

— Avez-vous un bon rang ?

— Dans les onze premiers, répondirent-ils encore à l’unisson, de sorte que sir Charles commença à croire que les jeunes Spencer n’avaient qu’une pensée et qu’une voix pour eux deux.

— Savez-vous ramer ? » continua M. Temple en s’adressant toujours aux Spencer.

Ici l’ensemble dut cesser, car l’un savait et l’autre ne savait pas.

« Quelle noble institution ce doit être que cette école d’Eton ! dit miss Eldruda Wilkyns se mêlant à la conversation ; car les jeunes gens qui en sortent sont fort élégants et fort comme il faut. Je ne connais rien de plus dissemblable que l’éducation que reçoivent les garçons dans une bonne école ou dans une école vulgaire. Ne pensez-vous pas ainsi, sir Charles ?

— Je suis sûr que je serais de votre avis, mademoiselle, si je comprenais ce que vous voulez dire ; mais vous seriez bien bonne de m’expliquer ce que vous entendez par une école vulgaire.

— Je déteste les explications sir Charles ; nous autres femmes nous n’avons pas besoin d’expliquer ce que nous disons. Enfin j’entends par vulgaires les écoles bon marché, je suis sûre que vous me comprenez, messieurs ?

— Mais certainement, s’écria Benlinck ; mademoiselle veut dire Winchester, Westminster, Harrow, Shrewbury, Rugby et toutes les autres institutions.

— Je comprends, répondit sir Charles en souriant ; vous traitez d’école vulgaire et de bas prix tous les collèges du monde, excepté celui auquel vous appartenez. N’est-ce pas cela ? »

Avant que le jeune homme répondît quelque bêtise, que le dépit n’aurait pas manqué de lui faire trouver, son père, se tournant gracieusement vers sir Charles, entama la conversation avec lui.

« Vous êtes bien bon, sir Temple, de causer avec mes fils. Voulez-vous me faire l’honneur de trinquer avec moi ? Et quand vous reverra-t-on à Florence maintenant ? »

Le dîner se passa ainsi ; puis, à un signal donné par mistress Heathcote, les dames rentrèrent au salon, laissant le major, M. Spencer, Charles et leur hôte causer ensemble, et M. Wilkyns boire et dormir, dormir et boire.

Algernon alla se blottir sur un canapé dans le salon, et les jeunes Spencer restèrent auprès du dessert, ayant aussi le vin de Champagne à leur portée.

Le salon, meublé avec élégance, était brillamment éclairé, non pas avec des lampes, car M. Thorpe trouvait que l’huile n’était soutenable qu’à la cuisine, mais avec des bougies de cire, répandues avec profusion dans tout l’appartement.

Les demoiselles Wilkyns s’étaient assises sur des canapés et, une place étant restée vacante auprès de miss Elfreda, Sophie Martin s’en empara en lançant un regard d’admiration sur sa voisine ; celle-ci, s’en étant aperçue, daigna en être flattée et elle dit aussitôt :

« Il serait très-convenable que nous fissions un peu connaissance : comment vous nommez-vous, ma cousine ?

— Mon nom est Sophie Martin, répondit la timide orpheline.

— Sophie Martin ! Mais je n’ai jamais entendu prononcer ce nom-là. Et vous, Eldruda, vous, Winifred, connaissiez-vous cela ?

— Non, vraiment, jamais de ma vie, répondit la seconde miss Wilkyns en bâillant.

— Ni moi, Elfreda, dit la troisième. D’ailleurs est-il probable que je le sache, puisque vous ne l’avez jamais su vous-même ?

— Il ne faut pas vous formaliser de cela, ma chère enfant, ni croire que nous ne fassions pas cas de vous à cause de ce nom que nous ignorions, reprit gracieusement miss Wilkyns. Quel âge avez-vous, Sophie Martin ?

— Vingt ans, répondit doucement Sophie.

— Vingt ans seulement ! je vous aurais crue bien plus âgée que cela.

— Et vous, ma chère, dites-nous donc votre âge, si rien ne vous en empêche, demanda mistress Heathcote gaiement.

— Que voulez-vous qui m’en empêche, madame ? répondit miss Elfreda, évitant ainsi de répondre à la question qui lui était faite.

— Je pense que rien ne peut s’y opposer, reprit mistress Heathcote ; mais j’ai vu bon nombre de jeunes filles qui avaient passé leur vingt-cinquième année, et qui se seraient plutôt fait brûler vives que de dire leur âge. »

Avant que mistress Heathcote eût terminé sa tirade, l’aînée des sœurs avait quitté le canapé et s’était dirigée vers un magnifique piano, qu’elle ouvrit avec l’aide de Sophie Martin.

« Je voudrais bien vous entendre chanter, murmura l’orpheline.

— Vous aimez beaucoup la musique ?

— Non, mais j’aime à entendre chanter les personnes qui m’inspirent de la sympathie ou de l’affection, répondit Sophie en fixant sur miss Elfreda ses yeux perçants et passionnés.

— J’aime beaucoup Sophie Martin, dit l’aînée des sœurs à l’oreille de miss Eldruda, qui venait de la rejoindre au piano ; elle est naturelle et sans affectation.

— Elle est évidemment la mieux de la société, répondit miss Eldruda. Mais qu’y a-t-il là en fait de musique ? reprit-elle ; rien que des vieilleries ! quel ennui !

— On disait que sir Temple est allé à Florence : à moins qu’il ne soit un sauvage, il doit avoir rapporté de la musique nouvelle.

— Oh ! ma chère, comme il est charmant, si beau et si élégant ! N’est-ce pas ton opinion, Elfreda ?

— Je n’ai pas encore pu le juger, Druda ; vous savez que je suis difficile. Les Wilkyns sont connus pour la plus belle famille de Galles, et cela rend toujours difficile. Où trouverez-vous un homme comme papa ? quelle taille ! Temple a quatre pouces de moins ! Il n’est certainement pas vulgaire, et il paraît assez comme il faut ; ce sont du reste des qualités bien plus nécessaires que la beauté des traits : c’est pourquoi je préfère Sophie Martin à cette sale créature qui est là sur le canapé. Voilà justement cette sorte de filles que je ne puis souffrir. »

Pendant ce temps, Sophie feuilletait des livres de musique, tandis que Florence causait avec sa belle-mère et qu’Algernon était allé voir ce qui se passait au dehors. Tout à coup Sophie, ayant trouvé de la musique italienne, l’apporta à miss Wilkyns en disant : « Voici, chère cousine Elfreda. Ah ! laissez-moi vous donner ce joli nom… Voici un air italien qui vous plaira peut-être.

— Ma chère enfant, c’est d’un vieux effroyable. Cette ancienne musique me déplaît étrangement et va jusqu’à me rendre malade ; cependant, ma petite Sophie, vous êtes si gentille, que je ferais tout pour vous plaire ; et même je vous permets de m’appeler Elfreda. Mais sachez d’abord que c’est un nom très-important, chez les Wilkyns ; car la terre de Carrgwynnmorris, dont j’hériterai après la mort de mon père, a été apportée en dot dans la famille par une Elfreda.

— Je gagerais qu’il n’y a pas un chant de Catamari, dans tout ceci, s’écria, après une assez longue recherche, miss Eldruda Wilkyns.

— Mais ne pouvez-vous chanter de mémoire ? demanda Sophie.

— Oh ! j’espère le pouvoir ; mais j’aime à avoir ma musique sur le pupitre quand je chante ; cela donne une contenance, et c’est beaucoup de savoir où fixer son regard. Les hommes maintenant sont tellement fats que, si par hasard, en chantant, les yeux s’arrêtent un instant sur eux, ils sont convaincus qu’on les adore et que l’on est prête à leur donner sa main et sa fortune.

— Vraiment ! cousine Elfreda, murmura Sophie, affectant de paraître à la fois étonnée et choquée de ce qu’elle entendait. Oh ! comme vous devez haïr les hommes !

— Oh ! certes, je les méprise, ma chère, et je n’épouserai jamais qu’un homme digne de moi.

— Oh ! mais vous êtes sublime, Elfreda, s’écria Sophie avec enthousiasme ; combien je suis heureuse d’être venue ici ! Quand je pense que je m’y refusais ! il me paraissait si ridicule qu’une créature aussi nulle que je le suis se montrât auprès des personnes que je savais y rencontrer ! Oh ! Elfreda, laissez-moi vous aimer !

— Oui, ma chère, je vous le permets, parce que vous êtes gentille et qu’il n’y a aucune vulgarité en vous. Oh ! d’abord, la distinction est obligatoire chez les amies des Wilkyns. »

En ce moment Algernon, qui avait examiné les frères Spencer et regardé les salles du bas de la maison, rentra au salon ; mais pendant son absence sa sœur Florence, vaincue par la fatigue et le sommeil, s’était endormie sur le sofa, et sa bonne mère, après avoir posé ses jolis petits pieds sur un canapé de satin vert, les avait recouverts de son écharpe de soie noire, afin, pensait-elle que l’enfant se reposât chaudement de cette journée de fatigue. Au moment où la porte s’ouvrit, l’excellente dame éprouva une vive anxiété par rapport au sofa de satin, qui n’était pas fait pour supporter des pieds même aussi jolis que ceux de Florence ; mais son inquiétude cessa bientôt à la vue d’Algernon : sur un signe de sa belle-mère, le jeune Heathcote s’approcha doucement et se tint debout derrière elle.

« Allons-nous avoir de la musique ? demanda-t-il.

— Je le suppose ; j’espère qu’elles ne feront pas trop de bruit, pour ne pas réveiller cette pauvre enfant. Je n’ai jamais vu une personne plus fatiguée que Florence aujourd’hui. S’il se pouvait faire qu’elle fût laide, je dirais presque qu’elle l’est ce soir, et j’ai été bien contrariée de voir que personne ne faisait attention à elle.

— Vont-elles chanter à la fin ? ont-elles déjà commencé ?

— Non, elles ont parlé tout le temps et ne semblent pas pressées ; s’il y avait de jeunes officiers dans la salle à manger, je croirais qu’elles les attendent.

— Elles attendent plutôt l’oncle Thorpe pour briller devant lui. Je croirais volontiers que ces trois élégantes personnes comptent hériter de notre oncle. N’est-ce pas, maman ?

— Algernon, si vous devenez aussi insupportable en recouvrant la santé, nous vous enverrons à Sandhurst dès notre retour ; vous pouvez y compter.

— Mais, chère mère, continua le garçon en se rapprochant de la grosse maman, vous savez bien que rien ne m’est favorable comme la gaieté. Voyons, voulez-vous me permettre de m’amuser un peu de ces superbes jeunes dames, dites, voulez-vous ?

— Je ne puis vous en empêcher, mauvais garnement ; comment le pourrais-je ? Seulement, soyez sûr que vous irez au collège, Algernon… Vous riez, mais c’est cependant sérieux, continua la bonne dame en jouant avec les beaux cheveux du jeune garçon.

— C’est bien, mère, j’irai ; mais, pendant que je suis ici, il faut que vous riiez avec moi de ces Wilkyns qui seront bien vexées, si tout va comme je le prévois.

— Quoi ? de quoi parlez-vous, petit fou ?

— Mais croyez-vous donc que je ne sache pas ce que nous sommes venus faire ici ?

— Vous êtes beaucoup trop intelligent, monsieur Algernon. Qui vous a dit cela ?

— Qui m’a dit que nous venions ici pour que l’oncle Thorpe fît choix d’un héritier parmi nous ? c’est Bridget qui me l’a d’abord appris ; ensuite vous savez bien que tout le monde en parle : ainsi ne cherchez pas à prendre votre air sérieux et solennel, comme si de répéter cela était un crime et pouvait diminuer d’un jour la vie de ce bon vieux gentleman.

— Je n’ai aucune intention de prendre un air solennel, Algernon, mais je ne vois rien de gai dans cette visite. Du reste, si ce que cette sotte de Bridget vous a dit est vrai, pourquoi faire ainsi des sottises et vous moquer de vos cousines, au lieu de vous faire voir sous un jour plus favorable ?

— Moi, mère ! à quoi bon ? Tout le monde dit que je vais mourir, excepté vous, Florence et Bridget ; chacun me considère comme presque défunt, et j’ai bien vu, à dîner, que Sophie racontait cela à notre oncle qui en paraissait très-touché, d’autant qu’elle faisait semblant de pleurer. Allez, ma mère, M. Thorpe, ayant perdu son héritier naturel, n’en prendra pas un autre qui peut mourir d’un moment à l’autre. Ne le pensez-vous pas ?

— Pourquoi parlez-vous ainsi, Algernon ? d’abord vous allez très-bien dans ce moment, et ensuite il n’est pas charitable de me dire ces tristes choses.

— Quoi ! mère, pensez-vous donc que je mourrai plus tôt parce que Sophie Martin branle la tête et fait semblant de pleurer ? je vous dis seulement que j’ai déjà remarqué bien des choses, et que ce n’est pas à moi que M. Thorpe laissera sa fortune. »

En disant ces mots, Algernon n’avait pas quitté des yeux le groupe des quatre jeunes filles. Tout à coup, à une réponse de Sophie, il se prit à rire de si bon cœur que sa belle-mère l’interrompit brusquement.

« Eh bien ! mère, je consens à reprendre mon air grave, à condition que demain vous m’écouterez et me laisserez vous raconter, ainsi qu’à notre chère Florence, tout ce qui se passera pendant et après notre séjour ici. Je n’en parlerai pas à papa, parce qu’il me gronderait.

— Et vous n’avez donc pas peur de moi, Algernon ? commença mistress Heathcote, mais elle fut interrompue par l’arrivée de M. Thorpe.

— J’espère que je ne vais pas vous gêner, mesdames, dit-il en s’approchant de mistress Heathcote qui s’était levée avec empressement et se tenait debout pour tâcher de dissimuler les pieds de Florence, qui posaient toujours sur le canapé.

Mais la bonne nature de cette excellente dame reprenant le dessus immédiatement :

« Veuillez me pardonner, monsieur, dit-elle franchement ; mais ma fille étant brisée par la fatigue, j’ai posé ses pauvres petits pieds sur votre superbe meuble, exactement comme s’il avait été en toile ou en percaline. Je sais que c’est fort inconvenant ; mais elle est si jeune qu’il lui est impossible de supporter une telle journée de fatigue. »

Pendant ce petit discours, Florence s’était réveillée, et se voyant dans cette attitude et l’objet de cette petite scène, elle rougit tout à coup et parut à M. Thorpe la plus belle des belles ; mais je dois dire que le sans-façon de l’excellente mistress Heathcote lui gagna le cœur du vieillard, qui, s’il avait pu faire sortir sa fortune de la famille, la lui aurait donnée tout entière en ce moment.

Pauvre mistress Heathcote ! Quels regrets elle aurait éprouvés si elle avait pu savoir combien sa touchante sollicitude pour les enfants de son mari intéressait M. Thorpe plus encore que Florence et Algernon ?

Mais pendant ce temps Sophie Martin, qui causait avec les trois miss Wilkyns, se faufila hors du groupe qu’elles formaient et vint tout doucement se placer près de sa grosse tante ; elle s’y installa sans bruit, pour faire croire qu’elle y était depuis longtemps.

« Grand Dieu ! quel vilain oncle je suis ! s’écria tout à coup M. Thorpe en apercevant Sophie qui le regardait avec un mélange de tendresse et de respect ; c’est votre faute, mistress Heathcote : car pour un moment je n’ai vu que vous et votre jolie Florence, tandis que j’ai là toutes mes nièces, et que cette gentille petite Sophie est près de moi à me regarder avec ses grands yeux étonnés. »

En parlant ainsi, M. Thorpe prit les deux mains de Sophie, l’attira vers lui et déposa un baiser paternel sur son front.

C’était le premier baiser que M. Thorpe eût donné à l’une de ses nièces, et tout le monde s’attendait à le voir caresser aussi les autres jeunes filles ; mais il n’en fit rien. Sophie parut d’abord interdite, puis se précipitant à genoux, elle prit les mains du vieillard, les porta à ses lèvres et les baisa avec passion. Puis, comme honteuse de ce qu’elle avait fait, elle murmura tout bas et de manière à ce que M. Thorpe pût seul l’entendre :

« Pardonnez-moi ; mais je suis orpheline et mon cœur a besoin d’affection.

— Pauvre enfant, seule au monde, sans fortune pour se marier ! » pensa M. Thorpe, en passant ses doigts dans les boucles de la jeune fille aussi tendrement que si elles avaient encadré un visage ravissant.

En ce moment mistress Heathcote sentit quelque chose qui lui chatouillait le cou, et elle entendit la voix d’Algernon qui lui disait à l’oreille : « Mère, qui pensez-vous qui hérite de Thorpe-Combe ? » Après avoir laissé tomber ces mots, le jeune homme se blottit derrière sa belle-mère et se remit à observer.



  1. Le pied anglais est de 304 millimètres seulement.